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Classiques Garnier

Préface

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préface

Autour de 1200, le Merlin, un roman attribué à Robert de Boron, raconte comment son protagoniste éponyme est engendré par un démon incube. Sa mère est accusée d’y avoir consenti, mais il n’en est rien. Elle subit un procès qui devrait lui coûter d’être enterrée vive. Au lieu de désespérer, elle se confie au prêtre Blaise qui l’absout, qui raffermit sa foi et qui la guide dans une démarche pénitentielle. Âgé de deux ans à peine, l’enfant poilu qu’elle a mis au monde, plaide enfin avec brio en sa faveur, confondant les juges. Après avoir innocenté ainsi sa mère, Merlin demande à Blaise de mettre par écrit tout ce qu’il lui racontera, à commencer par sa propre histoire et par les aventures des gardiens du Graal. Il lui donne aussitôt le pourquoi de cette dictée : « Tu en rédigeras un livre et tous ceux, nombreux, qui l’entendront lire deviendront meilleurs et s’écarteront du péché. Tu leur en feras aumône, accomplissant une bonne œuvre. »

La mise en abyme, par laquelle deux personnages rédigent le roman qu’ils protagonisent, n’irait pas sans déplaire aux romanciers postmodernes. Elle ne s’en inscrit pas moins dans la logique médiévale de l’exemplarité de toute histoire, puisque les lecteurs et auditeurs du Merlin doivent en être édifiés et se perfectionner moralement. Bien entendu, autour de 1 200 comme aujourd’hui, les écrivains veulent surtout distraire leur public et le pousser, grâce à la fiction, à s’évader du quotidien. Ainsi, ils le divertissent, terme dont l’étymologie (a Deo vertere, « tourner le dos à Dieu ») n’en conserve pas moins a contrario une sévérité fort pascalienne. Cette fonction ludique est pourtant compatible avec la transmission d’un message plus profond, susceptible d’agir sur la conscience du public et de l’aider à changer en bien. De façon paradoxale, diversion rime avec conversion. Admirateurs d’Aristote, les clercs scolastiques du xiiie siècle

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savent, comme nous, que l’esthétique et la catharsis se renvoient l’une à l’autre. La philosophie performative du début du xxe siècle, pour laquelle dire c’est faire, ne récuserait pas une telle dialectique. Il en va de même avec les critiques de l’École de Constance qui prônaient, autour de 1970, une « esthétique de la réception », plus sensible à la consommation de l’œuvre littéraire qu’à sa production. La littérature influence trop souvent l’agir de son public.

La conversion est au centre du présent ouvrage. C’est un choix juste pour aller au cœur des romans arthuriens de la fin du xiie et du xiiie siècle. Ces livres hachent, en effet, leur récit de digressions morales. Ils introduisent des sermons prononcés par les évêques, chapelains, recluses et surtout ermites, intervenant dans l’action, voire par la voix de Dieu lui-même, qui tonne du ciel, ou par des anges prenant les formes humaines et animales les plus inattendues. Ils se réfèrent constamment à la Bible, leur intertexte par excellence, alors que certaines de leurs pages relèvent du centon, rapiéçant ensemble des morceaux épars de l’Écriture. D’autres discours persuasifs, poussant à la repentance, sont moins ouvertement exprimés. Ils transparaissent, par exemple, dans les actes posés par le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, que la justice immanente punit ou récompense déjà sur terre. Certains personnages, extrêmement positifs, comme Galaad ou comme la sœur de Perceval, incarnation d’une féminité pacifique et généreuse, se conduisent dans une parfaite identification au Christ, que le lecteur se doit d’imiter. Ainsi, à côté des messages religieux exprimés explicitement, les auteurs proposent des normes de conduite de façon implicite et partant plus subtile et peut-être plus efficace. Force est toutefois d’admettre que cette irruption du religieux ne va pas sans heurts pour l’économie du récit. Elle morcelle la narration, coupée par des sermons et autres divagations. Elle fait perdre le fil de l’histoire. Elle nuit au suspens. Elle présente une dimension moralisante et directive. Elle rappelle les vies des saints, y compris par l’omniprésence du miraculeux et du merveilleux chrétien, propre au genre hagiographique. Elle rebute, somme toute, notre sensibilité moderne, dont le goût pour les considérations ascétiques, les débats théologiques et les symboles chrétiens s’est considérablement émoussé depuis.

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Qui veut toutefois se pencher sur ces textes, y trouvera une civilisation qui, pour être dépaysante, n’en est pas moins riche et passionnante. Ils nous renseignent, en particulier, sur les passerelles qui unissent la théologie chrétienne et les croyances d’origine païenne, la culture savante et la culture populaire, la « clergie » et la chevalerie. De nature anthropologique, la dialectique ancienne entre la sapientia et la fortitudo, est également à l’œuvre. Elle se concrétise dans l’étymologie allégorique du « héros » de fiction selon Isidore de Séville (†636) : « Les “héros” sont ainsi appelés en raison de l’“air”, c’est-à-dire du ciel dont ils se sont rendus dignes par leur sagesse et par leur force. » À la force de leurs exploits guerriers, les chevaliers de la Table Ronde ajoutent la sagesse de leur vie chrétienne. En définitive, les romans du Graal soulèvent de multiples questionnements. Leur signification profonde n’apparaît pas de prime abord. Sans être insondable, elle appelle un travail poussé des spécialistes. C’est pourquoi de grands noms de la médiévistique l’ont étudiée dans sa dimension religieuse depuis le début du xxe siècle : Albert Pauphilet, Étienne Gilson, Alexandre Micha, Fanni Bogdanow, Michel Zink…

Il faudrait ajouter à la liste Catalina Girbea, dont l’ouvrage récent, intitulé La Couronne ou l’auréole : royauté terrestre et chevalerie célestielle dans la légende arthurienne (xiie-xiiie siècles), a reçu un accueil très favorable de la part des spécialistes. Il prend pour fil conducteur la dialectique qui oppose le système de valeurs de chacune de ces deux institutions. La royauté est mondaine ; la chevalerie, célestielle. Le roi Arthur n’est jamais aussi positivement connoté que les rares fois où il s’engage, à l’instar des nobles de sa cour, dans la quête du Graal. La plupart du temps, il reste toutefois sédentaire. Il apparaît surtout attaché à la figure géométrique du cercle, symbole de l’orbe terrestre que la monarchie prétend dominer universellement. « Rond à l’image évidente du monde qui connaîtra tous les péchés », dit la Quête du saint Graal (1225). C’est à l’aide de sa magie d’origine diabolique que Merlin a fondé la Table Ronde, tout comme il a transporté le cercle des dolmens de Stonehenge d’Irlande. Au service de la royauté, il y a constitué un siège plus élevé pour

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qu’Arthur préserve sa préséance sur ses chevaliers. Comme la roue païenne de la fortune, évoquée à plusieurs reprises dans la Mort du roi Arthur (1225-1230) pour signifier la fin tragique de sa royauté, elle symbolise un cycle perpétuellement renouvelé aux antipodes d’une histoire du salut orientée de façon eschatologique vers la parousie du Christ et la fin des temps. Cette verticalité chrétienne est le lot de la chevalerie célestielle, dont la quête mène vers Dieu. Ses membres progressent vers la sainteté dans une continuelle ascension. Ce sont, sans mauvais jeu de mots, « des empêcheurs de tourner en rond », comme Perceval brisant le cercle de croix du Mont Douloureux et arrêtant le château tournoyant de Virgile ou comme Lancelot dispersant la carole magique. Ils appartiennent davantage à la Table du Graal, qu’à l’instar de la Table de la Cène la plupart des versions en prose du Joseph (1200) disent explicitement « quarrée ». Elle porte le saint vase, mais aussi le poisson paléochrétien et les pains qu’elle multiplie ; Dieu se choisit les rares élus qui y siègent, leur déversant par le truchement du Graal sa grâce « à gré ».

D’autres découvertes sont réservées au lecteur qui commencera bientôt Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (xiie-xiiie siècles). On pourrait cependant les croire peu nombreuses dans un domaine balisé de longue date par les grands médiévistes cités plus haut. Il n’en est rien. Sa maîtrise du corpus et son érudition permettent à Catalina Girbea d’interpréter de façon originale des passages lus et commentés à satiété avant elle. On savait, par exemple, les romans du Graal, et surtout la Quête, proches de la spiritualité et de la théologie cisterciennes dans leur admiration pour les Templiers et autres moines guerriers, dans leur réalisme eucharistique, dans leur dévotion mariale, dans leur vision pessimiste de la nature humaine, aidée toutefois par la grâce, ou dans leur rejet de la luxure comme le pire des péchés. Presque aucun spécialiste n’a remarqué leur lien avec le franciscanisme, mais le thème de la pastorale, de la prédication et de la conversion des laïcs pousse la médiéviste dans cette voie. Sa démonstration sur la présence symbolique des frères mineurs dans l’Histoire du saint Graal (1230-1235) est imparable. La rencontre des compagnons de

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Joseph d’Arimathie et du roi Évalac de Sarraz (lire des Sarrasins) ne va pas sans rappeler l’aventure, vers 1220, de François d’Assise en Égypte auprès du sultan al-Kamil. Les religieux accompagnant les gardiens du Graal sont pieds nus, habillés modestement, sans argent ni monture, selon l’idéal évangélique. Leur pauvreté, leur humilité et la simplicité de leurs paroles émeuvent le chef païen qui se convertit et qui, plutôt que de quitter le monde, y cherche intensément la sainteté. La scène littéraire, mais aussi le dépouillement franciscain, sont aux antipodes de la campagne de prédication de 1145 en Languedoc par Bernard de Clairvaux, à cheval, en grand apparat, entouré d’une troupe et menaçant de damnation ses auditeurs hérétiques s’ils en sont. Rappelons enfin pour mémoire que saint François n’hésite pas à mimer en chaire les gestes des jongleurs et conteurs pour captiver l’attention de son public. Un frère contemporain lui attribue même une comparaison entre les mineurs et « les chevaliers de la Table Ronde, qui se cachent dans de lieux déserts pour vaquer diligemment à la prière et à la méditation ». En définitive, le franciscanisme fait partie intégrante des romans du Graal. C’est l’un des apports essentiels de cet ouvrage.

Aussi originale est la méthode mise en œuvre. Faisant appel aux théories modernes de l’analyse du discours, Catalina Girbea décortique minutieusement les « enclaves narratives » les plus centrées sur la transmission d’un message religieux. Elle en dissocie les éléments rationnels, relevant de l’argumentation logique, des éléments affectifs ou « dialogiques », qui obtiennent l’empathie avec le lecteur. La dichotomie, toujours aristotélicienne, entre le logos et le pathos s’avère un passage obligatoire dans l’étude des discours persuasifs. Les conclusions sont ainsi fondées sur un travail minutieux et solide. Il en va de même avec le problème épineux de la réception des œuvres médiévales par leur public, que les médiévistes peinent à percer en l’absence de témoignages directs. L’auteur l’aborde par deux biais : les traductions des romans français et les miniatures de leurs manuscrits. Le traducteur ou l’enlumineur interprètent à leur guise le texte, dont ils livrent leur propre lecture. Ils deviennent, par conséquent, révélateurs de sa

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réception et de son public. D’une part, plutôt que de traduire au sens moderne du terme, les écrivains médiévaux translatent, terme d’ancien français qui relève du transfert de sens ou de l’adaptation. Ils modifient à leur guise l’original pour y introduire de nouveaux épisodes romanesques, des digressions ou des explications à l’adresse de ceux qui parlent leur langue. Sur ce point, l’on retiendra, par exemple, l’ouverture supérieure aux musulmans que recèlent les romans en italien ou en allemand en comparaison des textes français. D’autre part, l’iconographie se rapporte, pour un tiers des miniatures analysées, à des thèmes religieux. Alors qu’on sait le prestige des scènes de combat ou de courtoisie, le chiffre est, par lui-même, fort parlant de la place essentielle que les commanditaires et enlumineurs, voire à travers eux le public, accordent au discours sur la conversion.

Les idées susceptibles de transformer les comportements du public aristocratique des romans du Graal sont nombreuses. Elles se résument logiquement à la charité, la première des vertus chrétiennes. La parole du prédicateur s’oppose à la violence du guerrier, sommé de respecter la vie et les biens de son prochain. La Quête du saint Graal sépare explicitement la chevalerie terrestre, qui mène aux péchés mortels d’orgueil et de convoitise, de la chevalerie céleste, qui marie la piété envers Dieu et la pitié envers autrui. Elle oppose la mondanité de Gauvain, qu’on aurait pu croire pourtant le plus accompli des chevaliers, à la religiosité de Galaad, guerrier quasi-surnaturel qui renonce, ou presque, à utiliser les armes et qui perce même les secrets du Graal. La charité est aussi le lien qui unit les baptisés dans l’Église ; elle est une sorte de parenté de substitution, bien supérieure aux relations familiales, connotées négativement dans bien des romans. Quitter le château protecteur des siens pour s’engager dans la quête du Graal, s’inscrit dans la même logique, puisque l’errance chevaleresque s’assimile au pèlerinage. L’auteur inscrit la rupture avec la famille dans une réflexion plus large sur la naissance de l’individu dans la société moderne et sur son émancipation des corps intermédiaires et autres structures d’encadrement qui l’enserrent au Moyen Âge.

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Les romanciers du Graal étaient, en définitive, conscients de l’efficacité de la parole et de son aptitude à changer les pratiques sociales. Le présent ouvrage se place, bien entendu, dans une perspective plus scientifique et détachée. Il n’en est pas moins servi par une expression de qualité, qui captive son lecteur. Au service d’une démonstration imparable, le sens de l’anecdote, les comparaisons justes, les métaphores longuement filées ou les introductions et conclusions pédagogiques l’émaillent. Ils rendent accessibles des problèmes dont la complexité est indéniable. Ils établissent peut-être le même lien « dialogique » que les romanciers du Graal ont su trouver avec leur public. Ils nous introduisent avec bonheur dans un monde qui, en dépit de son altérité, continue de nous fasciner.

Martin Aurell
Professeur d’histoire
à l’université de Poitiers –
Institut universitaire de France