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Classiques Garnier

Prologue

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Comment analyser une pièce de théâtre. Éléments de dramatologie
  • Pages : 11 à 17
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 13
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406060369
  • ISBN : 978-2-406-06036-9
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06036-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Langue : Français
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Prologue

Afin de satisfaire laimable curiosité du lecteur qui se penche sur les pages préliminaires dun livre – peut-être même avec une certaine prédisposition à le lire –, rien de plus honnête que de lui déclarer clairement ce quil pourrait et ce quil ne pourra y trouver. Nous lui épargnerons ainsi de nourrir des illusions injustifiées au moment dentreprendre la lecture. Commençons donc par dire que, du point de vue négatif, qui est le plus fiable, ce livre ne donne pas une réponse à la question formulée par le titre. Non seulement parce que je ne la possède pas mais aussi, pire encore, parce quil ny en a pas. Rassurons-nous : cela signifie quil nexiste pas une seule réponse à la question, non pas quil ny en a aucune. En effet, on peut être certain que les réponses sont légion, presque trop, et que ce nest pas au vide mais à la confusion que lon fait face en posant la question, dont on évaluera mieux la difficulté en formulant cette autre question : « Comment est-ce quune pièce de théâtre se fait ? » Il sagit, en effet, dune formulation différente mais symétrique de la même question.

On sait que les procédures danalyse de pièces de théâtre sont nombreuses et variées, comme cest le cas pour les œuvres littéraires et artistiques en général. Cest pourquoi la seule réponse honnête à notre question est : « De nombreuses façons. » Un tel chemin, que nous allons écarter, nous amènerait à essayer les taxonomies et énumérations, jamais exhaustives, correspondant à différentes méthodes ou techniques danalyse. La seconde réponse digne de foi, dans le sens le plus exigeant de « comment doit-on » – non pas de « comment peut-on » – analyser, devra être : « Ça dépend ». Or, cest par la voie spéculative ouverte par cette réponse que je crois possible dobtenir de véritables réponses, quitte à affronter de formidables difficultés. Je remarque, par exemple, quen général, les réponses claires et simples ont une utilité pratique restreinte, alors que les réponses pratiques (censées nous apprendre quelque chose) sont trop obscures et complexes.

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Voyons donc : comment doit-on analyser une pièce ? Ça dépend. De quoi ? Des trois facteurs suivants, selon moi : les caractéristiques de lœuvre, celles de lanalyste, ainsi que les intentions de ce dernier. Par exemple, quelle est la qualité décisive de ce dernier dont dépend le succès de sa tâche ? Cest, sans aucun doute pour moi, lintelligence. Il apparaît malheureusement évident que cette réponse, des plus nettes et simples qui soient, ne savère pas pratique, pédagogiquement parlant. Rappelons, si nécessaire, la sentence dHéraclite, que lon ne peut quaccepter : « Lérudition napprend pas être intelligent ». Ni lérudition – très utile pour lanalyse, cependant – ni, probablement, rien dautre. Je me presse dadmettre que jentends intelligence dans un sens restrictif, « ancien », peut-être élitiste et, par conséquent, politiquement incorrect, mais dont je suis pourtant convaincu de la pertinence. Qualité fuyante, impossible à enseigner ou à acquérir, comble de la précarité, elle consiste, selon Ortega y Gasset (1930 : 362),

en súbitas, instantáneas visiones y entrevisiones que nadie sabe cuándo ni si van a producirse. La gracia mayor de la inteligencia, que es a la vez la condición de su ejercicio, es que no está nunca segura de sí misma. El hombre inteligente, precisamente porque es inteligente, no sabe nunca si en el momento inmediato va a ser inteligente. El que cree con seguridad en la permanencia de su perspicacia es precisamente el tonto. El inteligente camina siempre teniendo a la vista las posibles tonterías que se le pueden ocurrir y por eso las evita.

« en de soudaines et instantanées visions et entrevues dont personne ne sait quand ni si elles vont se produire. La grâce la plus grande de lintelligence, qui est en même temps la condition de son exercice, est quelle nest jamais sûre delle-même. Lhomme intelligent, précisément parce quil est intelligent, ne sait jamais sil va être intelligent dans le moment qui suit immédiatement. Celui qui croit sûrement dans la permanence de sa perspicacité est précisément le crétin. Lintelligent marche toujours en gardant un œil sur les possibles imbécilités qui pourraient lui traverser lesprit et cest pour cela quil les évite. »

Les difficultés ne diminuent pas lorsque lon passe du sujet à lobjet danalyse. Le fait quil ne sagisse pas dune œuvre en particulier, mais dune « classe » ou dun « type » dœuvres, complique extrêmement la tâche. Afin de commenter Don Juan Tenorio ou Cyrano de Bergerac, par exemple, nous savons assez clairement où obtenir les informations – biographiques, historiques, critiques – utiles. Dans notre cas, cependant, nous avons affaire à nimporte quelle œuvre de théâtre, toutes en 13général et aucune en particulier, à un objet qui englobe, en nous limitant à notre culture, non seulement toutes les œuvres produites depuis les Grecs jusquà aujourdhui, mais aussi toutes celles à venir, toutes les pièces possibles ; un objet, par conséquent, parfaitement théorique, pour lequel les notions disponibles ne peuvent être que théoriques : à quoi serviraient les connaissances biographiques, historiques ou critiques ? Si ce livre appartient légitimement au domaine de la théorie de la littérature, ce nest pas parce quil traite de lanalyse mais de par le caractère abstrait et général, théorique donc, de son objet : la classe, le type ou le genre « pièce de théâtre ». Certainement que le lecteur qui doit analyser telle ou telles pièces ne trouvera pas ici des informations les concernant – cela serait impossible –, la principale restriction de ce livre consistant à effectuer lanalyse de la pièce de théâtre uniquement en tant que pièce de théâtre.

Puisque que tout savoir peut être remis en question lors dun exercice aussi libre et ouvert que linterprétation ou le commentaire, et en partant du principe que personne ici nespère trouver une encyclopédie, il me semble quun tel livre requiert un type de connaissance plus restreint et technique. Nul doute quil serait pratique pour nous daffronter lobjet à analyser munis dun instrument de mesure, de certaines prévisions sur ses caractéristiques, de certains « modèles » avec lesquels on puisse le comparer ; compter, au bout du compte, sur des connaissances que lon puisse enseigner et apprendre. Afin danalyser (et finalement, décrire et évaluer) nimporte quelle « classe » dobjets (quil sagisse dune table de travail, dune pièce de théâtre ou dun costume de bain), il savère utile avant tout de savoir comment ils sont faits et à quoi ils servent, en dautres termes, de déterminer leur forme et leur fonction, étroitement liées entre elles. Or il apparaît clairement que la classe « pièce de théâtre » savère plus difficile à définir que celles « table de travail » ou « costume de bain ». Doù le défi authentiquement théorique que ce livre se propose de relever : parfaire un modèle ou une méthode cohérente pour analyser ce type dœuvres. Par lemploi du terme analyse, jentends exprimer la seconde restriction denvergure de mon essai.

Il sagit de tailler dans le concept trop ouvert et peu manipulable de commentaire afin den extraire les opérations analytiques exigeant une connaissance technique de lobjet et permettant den identifier les éléments significatifs en les isolant (artificiellement) des opérations, au 14caractère plus créatif et synthétique, consistant à attribuer un sens aux éléments analysés, cest-à-dire, de linterprétation ou du commentaire proprement dit, dans lequel une accumulation tellement vaste et variée de savoirs et intentions entre en jeu quelle résiste à toute tentative de systématisation. Lanalyse est donc, si lon veut, la base objective (au sens littéral) du commentaire ; en effet, celui-ci non seulement admet mais réclame lintervention subjective du commentateur, avec ses capacités, connaissances et intentions. Ne perdons pas de vue, cependant, la liaison enchevêtrée quils entretiennent, au point quil nest pas possible de les séparer rigoureusement, pas même en tant que phases ou moments successifs du même exercice. Ceci dit, je crois pouvoir proposer une méthode – tout au moins, donner des repères – pour lanalyse des pièces de théâtre ; pour linterprétation et le commentaire cela ne constitue pas, à mes yeux, une chose qui puisse ni qui doive se faire.

Si javais eu connaissance dune méthode danalyse dramatique suffisamment cohérente, complète et convaincante – je ne dis pas quelle nexiste pas – je naurais pas trouvé de motivation justifiée à lécriture de ce livre. En plus, afin dêtre cohérente, une méthode danalyse doit être fondée sur une théorie qui soit cohérente à son tour ; or, je nen connais pas, par ignorance, certainement. Cest pourquoi, ayant à élaborer la méthodologie en question et à improviser en partie une théorie du drame sur laquelle la fonder, je me résous à tenter laventure par la voie de la partialité engagée ou responsable et non pas, expressément, de léclectisme. Le livre comporte ainsi une double face, tout comme le théâtre même, bien sûr : la méthode danalyse proclamée par le titre recouvre la théorie déclarée par le sous-titre ; ou inversement, la théorie se déguise en méthode. Dramatologie et méthode dramatologique sont les deux faces dun même objet.

Si, malgré tout, quelquun devait trouver le livre trop théorique à son goût, je linvite à penser que sa première parution se fit au sein dune collection intitulée « Théorie de la littérature et littérature comparée » dont cétait le seul volume consacré au théâtre, contrairement au récit et à la poésie qui disposaient déjà douvrages purement théoriques en plus de ceux consacrés à lanalyse. Jai donc voulu aussi compenser ce déficit, symptomatique de la mauvaise santé du théâtre dans le champ littéraire, en rendant mieux visible la théorie qui sous-tend le modèle analytique ; le tout, sans renoncer à une finalité instrumentale et foncièrement 15pédagogique. Cest pourquoi jai essayé datteindre le maximum de transparence dans le langage, de clarté dans les idées et daustérité dans la paraphernale académique, de sorte quaucun lecteur, même accidentel, puisse se sentir exclu ou dédaigné. Quitte à renoncer à la confortable sécurité livrée par lérudition et léclectisme et, au contraire, à me responsabiliser ou à répondre en première personne de ce que je dis, il me semble juste de pouvoir disposer dune certaine liberté expressive pour accomplir ma tâche, qui consiste à fournir des indications utiles pour une méthode possible, parmi dautres, danalyse de pièces de théâtre. De telles indications aspirent à constituer une réflexion systématique et assument ouvertement leur partialité, qui se veut caractéristique de ce que nous entendons par « analyse ».

Cest donc avec une relative « désinvolture » que, dans lintroduction, je mapplique à délimiter conceptuellement lobjet (« pièce de théâtre ») et lopération (« analyse ») qui nous occupe. Sensuit lexamen des quatre éléments – nécessaires et suffisants – du théâtre selon la dramatologie : le temps, lespace, le personnage et le public (la réception), précédé dune réflexion sur lécriture, la diction et la fiction dramatiques. Cela correspond au contenu de la première et essentielle partie du livre original, contenant une méthodologie danalyse dramatique qui se veut cohérente. Lédition française omet une deuxième partie dans laquelle je mettais à lépreuve la validité et la vigueur de deux modèles classiques, celui de la Poétique dAristote et celui de la tradition rhétorique, ainsi quune troisième, qui fournissait une anthologie danalyses de différents auteurs, ouvrant ainsi la porte à la pluralité propre et irréductible à lexercice, au-delà de la cohésion interne de notre modèle. Le livre se clôt par une bibliographie. Je tiens à préciser que la voluminosité de ma présence ny est quune conséquence de la « partialité responsable » que jentends pratiquer et non pas un symptôme quelconque de cette mégalomanie peu fondée qui fait des ravages parmi beaucoup de mes collègues.

Pour un francophile ou afrancesado1 comme moi, rien nest comparable à la satisfaction de voir mes propos traduits en français, qui plus est, 16par quelquun que jadmire autant que japprécie, mon ami et disciple Christophe Herzog, envers qui je suis dorénavant endetté dune reconnaissance impayable. Pourtant, ce livre ma déjà amplement comblé jusquà maintenant. Il en est à sa quatrième impression en Espagne (2001, 2003, 2007 et 2010), la dernière en édition digitale ; il a été traduit à larabe (Le Caire, 2009) et de nouvelles éditions corrigées et agrémentées sont sorties au Mexique (2012) et à Cuba (2015). Bien quil ait récolté des critiques favorables et des éloges sans fin (de ceux qui font perdre la tête), cest la constatation réitérée de son utilité qui me rend le plus fier. Et ma joie la plus grande est, je le répète, de le voir transformé en un livre français.

Or cest pour moi une évidence que le livre était déjà français avant dêtre traduit. Je mexplique : la dramatologie est née comme la sœur – semblable et différente – de la narratologie de Gérard Genette, qui est mon maître à penser, bien que je nai pu le connaître quà travers ses écrits professionnels et même personnels à loccasion, ces derniers ayant démenti pour moi sa réputation de personnage un peu farouche. Je cite certaines de ses paroles qui valent plus que toute autre reconnaissance pour moi : « vous édifiez la dramatologie que nous attendions depuis des années (malgré le lointain précédent dAristote) comme symétrique de la narratologie, qui sest trop longtemps avancée seule dans le champ des études de la représentation littéraire ». Le sous-titre du livre espagnol « Essai de méthode » est dailleurs une citation-hommage à son « Discours du récit ». Lexpression à la résonance barthésienne « Éléments de dramatologie » qui la remplace ici souligne la tournure théorique de la partie traduite, qui sintitulait « Éléments de dramaturgie ».

Il faut dire que, dans notre modèle théorique, dramatologie et dramaturgie sont les faces, théorique et pratique, respectivement, de la même médaille : du « drame » tel que nous le définissons. Pour le reste, un coup dœil à la bibliographie suffit pour soupeser lapport non seulement quantitatif, mais qualitatif, des français. Parmi les éloges évoqués auparavant, le jugement de Jean-Marie Schaeffer (1995 : p. 620) dans le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, au sujet du livre fondateur de la dramatologie Drama y tiempo (1991), occupe une place privilégiée : « sinspirant en grande partie de la narratologie de Genette, [il] propose ce qui est à ce jour lanalyse la plus poussée de la structure dramatique ». Ma francophilie, dont les racines remontent à 17ma formation primaire, secondaire et universitaire, devient ainsi facile à comprendre et à expliquer, étant objectivement justifiée. Ce qui, en revanche, est exceptionnel, est quelle soit si généreusement correspondue.

Parler, penser, écrire sur le théâtre aujourdhui : cela a-t-il encore un sens au-delà de lusage strictement académique, qui ne saurait justifier à lui seul – si ce nest en tant que prétexte – lécriture dun livre ? Mon intérêt passionné (aux racines sans doute pathologiques, comme pour toute passion) pour le théâtre, et ce depuis que jai usage de raison, ne fait quaggraver mes doutes, comparables à ceux dun linguiste ignorant si la langue quil étudie fait encore partie du corps des langues vivantes ou est déjà une langue morte. Jai la conviction, des plus choquante et passionnelle qui soit, quil existe des raisons théoriques, de droit, pour que le théâtre continue à occuper le sommet de la hiérarchie « poétique », le rang le plus élevé parmi les formes de représentation de fictions : exactement le contraire de se qui se passe dans les faits. La marginalisation actuelle du théâtre au sein du canon des genres littéraires (et même spectaculaires) va de pair avec la marginalisation de la langue espagnole2 dans le canon des véhicules de communication scientifique, culturelle, et dinformations. Que faire ? Tout ce qui est en notre pouvoir, bien sûr, afin de contrer un état de choses si indésirable. Y contribuer dans la mesure modeste de nos forces est la justification la plus authentique à laquelle ce livre peut aspirer. Et pas en vain, apparemment, si lon en juge par les traductions en arabe et, maintenant, en français.

Dans le monde où nous vivons, il devient toujours plus facile de dénicher de linformation, plus difficile de trouver des idées. Même dans les livres. Voilà pourquoi celui-ci aspire modestement à renfermer une poignée didées dignes de discussion.

1 [NDT] Afrancesado signifie maintenant en espagnol « quelquun qui aime et imite les français ». Le terme remonte aux xviiie et xixe siècles où il désignait respectivement ceux qui adhéraient aux idées des Lumières et, successivement, les partisans espagnols de Napoléon lors de la Guerre dEspagne de 1808.

2 [NDT] Et de la langue française ?