Lettre à Mihaela-Genţiana Stănişor
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Cioran, archives paradoxales. Tome VI. Nouvelles approches critiques
- Auteur : Barsacq (Stéphane)
- Résumé : En réponse à une invitation de M.-G. Stănişor à méditer sur le rapport de Cioran à l’échec, l’article revient sur les florissants paradoxes d’une œuvre qui a triomphé au Panthéon des lettres et qui s’est pourtant adonnée au « courage de l’échec », comme l’évoque Cioran dans une lettre à Arşavir Acterian du 23 juin 1975.
- Pages : 225 à 226
- Collection : Rencontres, n° 546
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406130321
- ISBN : 978-2-406-13032-1
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13032-1.p.0225
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/08/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Triomphe, courage de l’échec, considération, désillusion, joie
LETTRE
À MIHAELA-GENŢIANA STĂNIŞOR
Chère amie,
Comment répondre à votre généreuse invitation ? La tentation est grande de prétexter les maux qui m’accablent pour éluder votre question. Qu’ai-je donc à dire de « l’échec pour Cioran » ? Ne suis-je pas pris plus avant que lui dans la déréliction ? Pire, ne le sommes pas tous au plan personnel et collectif ? À quoi vous aurez beau jeu de me répondre que nous sommes vivants, et qu’il ne l’est plus, – mais qui pourrait en jurer ? Je me souviens à la perfection d’un Cioran auréolé de gloire dans les années 1980 : aucun écrivain contemporain ne jouit plus d’une telle considération, exception faite, peut-être, de Stephen King. C’est assez dire. Je me souviens aussi d’un homme lumineux avec qui j’ai eu la chance de rire. Il n’y avait guère que Beckett, également vu de près, pour avoir été plus rayonnant que lui, pour porter au-devant de soi cette lumière où scintillait « le lait de la tendresse humaine ».
Où il est, ses livres étant devenus désormais des « classiques », Cioran n’a-t-il pas triomphé ? On dit « Cioran » comme on dit « Chateaubriand » ou « Baudelaire ». Rare, très rare privilège. Je ne sais plus où ni à qui, Cioran parle dans une lettre du « courage de l’échec ». Sans doute n’eut-il pas peur d’épouser la condition la plus générale. La vie ordinaire, qu’est-elle donc pour l’immense majorité, sinon une suite de vexations, jusqu’à la vexation suprême de la mort ? Croire au succès ou au bonheur est le luxe que s’octroient les imbéciles et les assassins, même si par chance une telle croyance leur réserve bientôt la pire des désillusions. En fils de pope, Cioran savait que nul n’échappe, non tant à l’échec, qu’au péché originel, à la morsure fatale du destin. Il a su œuvrer au cœur du désastre : il a compris qu’il importait d’en être solidaire, que la rédemption est comptable de nos fautes.
226Dès lors je salue tous ses échecs, je m’incline devant eux, j’en suis presque au point où je me prends à les envier : nous leur devons de telles ressources de joie !
Stéphane Barsacq