DEUX LETTRES DE CIORAN
À JEAN-PIERRE CHOPIN

Présentation

Nous présentons ici la retranscription de deux lettres autographes que Cioran a adressées à Jean-Pierre Chopin1.

Jean-Pierre Chopin, critique et écrivain, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la littérature, la philosophie, la peinture. Enseignant de Lettres à Amiens, ancien chargé de cours à l’Université de Lille et conférencier dans de nombreux pays, de l’Europe jusqu’au Japon, il a longtemps participé, au sein du CNRS, à l’édition intégrale des Cahiers de Paul Valéry chez Gallimard. Parmi ses œuvres, citons : Topologie du salaud, Barrault, 1985 ; Paul Valéry, l’espoir dans la crise, Presses Universitaires de Nancy, 1992 ; D’une voix discordante, L’Harmattan, 2014 ; Nuire à la bêtise, L’Harmattan, 2017. 

Mihaela-Genţiana Stănişor & Aurélien Demars

Histoire d’une rencontre

J’ai eu le privilège de rencontrer plusieurs fois Cioran chez lui, au 21, rue de l’Odéon, à Paris. La première fois ce fut à l’occasion de la sortie de mon ouvrage, Topologie du salaud, qui fut salué, lors de sa parution en 2221985, par Simone de Beauvoir. Suite à un compte rendu publié par l’AFP qui faisait de moi un « enfant de Cioran », il avait souhaité me rencontrer.

Nous nous sommes revus plusieurs fois. Tout d’abord en 1987, à l’occasion de mon compte rendu2 de Valéry face à ses idoles de Cioran (L’Herne, 1987). Puis l’année suivante, à l’occasion de mon article à propos des « Paradoxes sur le crime chez Thomas de Quincey3 ». Enfin, à la suite d’une conférence prononcée à Lille, consacrée à sa pensée, je souhaitais lui soumettre le titre d’une étude que je voulais écrire sur son œuvre et qu’il approuva : Cioran ou la purgation d’être. Esquissé en grande partie, ce livre dort cependant au fond d’un tiroir.

Jean-Pierre Chopin

Deux lettres de Cioran
à Jean-Pierre Chopin

Paris le 23 nov. 1985

Cher impitoyable chargé de cours,

Tout lecteur honnête ou qui se croit tel, après lecture de votre livre4 devrait réagir : vous l’offensez dans chaque chapitre. Ce que les moralistes ont avancé timidement sur nos dégueulasseries, vous le proclamez de la première à la dernière page. Bien que je sois d’accord sur plus d’un point avec vous, quelque chose en moi se rebiffe et proteste contre l’inhumanité de votre verdict. Décidément, je suis trop innocent, trop salaud pour vous suivre jusqu’au bout.

E. M. Cioran

Paris le 26 décembre 1988

Cher Ami,

Je vous remercie de votre lettre si vibrante, si chaleureuse. Des sentiments pareils n’existent plus que loin de la trépidation et de l’usure d’ici. Ce que ce monde semble avoir perdu pour toujours c’est une fraîcheur tragique et un charme vertigineux qui seuls pourraient contrecarrer la morne excitation d’aujourd’hui. Mais je suis mal placé pour me lamenter sur le néant contemporain, puisque très évidemment j’en fais partie.

De plus en plus un malaise spécial auquel je n’étais nullement accoutumé, s’empare de moi. Est-ce la vieillesse, est-ce simplement le dégoût ? Je n’ai plus envie d’écrire, mais je continue de lire, ne serait-ce que pour voir comment d’autres ont appris à capituler ou à espérer. En attendant j’ai lu avec un vif intérêt vos « Paradoxes sur le crime5 », un bel hommage à de Quincey, écrivain fascinant s’il en fut.

Avec toute mon amitié,

E. M. Cioran

Cioran