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Classiques Garnier

Préface de l’édition de 1857

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Préface de lédition de 18571

Lauteur des précieux mémoires dont nous donnons ici la première édition complète, Edmond-Jean-François Barbier, naquit à Paris dans la rue Galande, près la place Maubert, le 16 janvier 1689. Son père et son grand-père avaient été avocats au Parlement, et il fut destiné par sa famille à suivre la même carrière. Le 30 juillet 1708 (il avait à peine alors dix-neuf ans et demi), il se fit inscrire au tableau de lordre ; mais il ne plaida jamais, et resta toute sa vie avocat consultant. Cette profession, différente au dix-huitième siècle de ce quelle est de nos jours, était une espèce dagence daffaires, qui créait à celui qui la remplissait de nombreuses relations, et le mettait par cela même en mesure de recueillir une foule de faits et danecdotes, et de se renseigner curieusement sur les hommes et sur les choses. Barbier fut en rapport avec les plus grandes familles ; il fréquenta particulièrement dArgenson, les Nicolaï, le maréchal de Saxe, et il fut le conseiller de la princesse de Modène contre le duc dOrléans. Homme daffaires avant tout, occupé du soin de vivre à laise, et parfaitement indifférent aux passions qui sagitaient autour de lui, mais doué dun esprit juste et positif, indulgent pour les plaisirs faciles dont il prenait largement sa part, mais inflexible sur toutes les questions qui touchaient à la probité ; ami tout à la fois du Parlement et de la royauté, mais ne dissimulant jamais les torts de quelque part quils vinssent, Barbier vécut uniquement occupé du soin de sa profession, sans songer à faire parler de lui, mais toujours attentif à ce quon disait des autres, et chaque jour, il écrivait au courant de la plume ce quil avait entendu dire du roi et de ses maîtresses, du Parlement et des jansénistes, de la politique et de la guerre, des scandales et des crimes, des bals de lOpéra, de Law et de son système, des philosophes ou des convulsionnaires, des actrices, du pacte de famine, des molinistes, en un mot de tout ce qui surgissait dintéressant non seulement à Paris et 20en France, mais même dans lEurope tout entière. De 1718 à 1763, il a ainsi enregistré tous les événements de son temps avec la plus scrupuleuse exactitude, et dans ce long espace de temps, il na parlé de lui que pour nous apprendre quil possédait dans les dépendances du château de Madrid une petite maison où il allait passer les dimanches, et rappeler par quelques lignes deux ou trois aventures galantes dont il avait été le héros. Aussi ce que nous savons sur sa personne se borne-t-il à très peu de chose, et nous aurons achevé sa biographie en disant quil mourut en 1771, dans la maison de la rue Galande où il était né, et quil fut enterré, le 30 janvier, à Saint-Séverin, sa paroisse, dans la chapelle du Saint-Sacrement.

Sans influence sur les événements de son temps, inconnu de ses contemporains, et oublié de la postérité pendant près dun siècle, comment Barbier a-t-il pris de nos jours une si grande importance historique ? Quelques indications sur le Journal quil nous a légué répondront à cette question.

Les mémoires si nombreux au seizième et au dix-septième siècle, semblent tarir tout à coup dans les premières années du dix-huitième ; Dangeau sarrête à 1722, Saint-Simon à 1723, et de cette dernière époque à la révolution française, on ne trouve dans ce genre de littérature, que des autobiographies comme celle de Marmontel, quelques fragments anecdotiques, comme le Journal de Marais, qui nembrassent quune période de quelques années pour une seule et même ville, ou des mémoires purement littéraires comme ceux de Bachaumont, et les correspondances de Grimm, de La Harpe et de Mettra. La polémique, le pamphlet, les petits scandales des petites coteries, tiennent dailleurs la plus grande place dans ces derniers documents ; les gens de lettres et les philosophes, grandis outre mesure, y remplissent toute la scène, et les hommes y sont effacés par les livres. Quant aux journaux, tels que la Gazette de France, le Mercure et le Journal de Verdun, ils méritent à peine dêtre mentionnés, car leurs rédacteurs étaient forcés de choisir entre le mensonge, le silence ou la Bastille. Voltaire lui-même, qui nous a laissé, dans le Précis du siècle de Louis XV, un admirable modèle de clarté et dexposition historique en était réduit sur bien des points aux mêmes ménagements que les auteurs de la Gazette ; sil sest toujours parfaitement renseigné sur les faits, il nen montre cependant que certains côtés, et les réticences suspendent trop souvent sa plume. La source des 21informations, sincèrement recueillies et sincèrement transmises, est donc loin dêtre abondante pour la période qui sétend de la régence au règne de Louis XVI ; et comme les livres de seconde main, les histoires faites à distance ne peuvent jamais suppléer les documents contemporains, il en résulte que le siècle qui précède le nôtre, le siècle qui nous a faits ce que nous sommes et qui sest terminé par ce coup de tonnerre quon appelle la Révolution Française est, peut-être, dans notre histoire, lun de ceux qui sont le moins connus et le moins bien appréciés. Or, il se trouve précisément que sans avoir en aucune manière les prétentions de lhistoire, et avec les simples allures dune chronique bourgeoise, le Journal de lavocat Barbier nous offre, moins les réticences, la contrepartie du Précis de Voltaire. En travaillant pour lui-même, et pour le seul plaisir de se souvenir, en plaçant par le silence son œuvre à labri de la censure et de la persécution, Barbier a véritablement écrit pour la postérité. Sa chronique, rédigée au jour le jour, suit les événements par le détail durant une période de quarante-cinq ans ; cest donc le recueil de souvenirs contemporains le plus vaste et le plus étendu que nous ait légué le dix-huitième siècle. Cette circonstance suffirait seule à recommander cette chronique à lattention des esprits sérieux ; mais ce nest point là son unique mérite, elle a de plus la variété, lexactitude et la sincérité.

Le Journal de Barbier embrasse dans son ensemble la société tout entière, par ses côtés les plus élevés et les plus vulgaires, il contient tout à la fois, pour nous servir des mots consacrés, le premier Paris, les nouvelles extérieures, et les faits divers de chaque mois, et de la sorte on y trouve, non seulement les échos de tous les bruits de la capitale, mais encore une véritable chronique des principaux événements qui ont agité lEurope du vivant de lauteur, et cette chronique contient souvent, sur lhistoire politique et diplomatique, des renseignements que lon chercherait vainement ailleurs. Rien nest plus curieux que de voir lhistoire se faire ainsi au jour le jour, non pas avec ce jugement calme et réfléchi quon porte sur le passé, mais avec linquiète curiosité de lavenir et lémotion dont il est si difficile de se défendre quand il sagit dévénements qui saccomplissent sous nos yeux. Barbier ne se contente pas en effet denregistrer toutes les nouvelles au fur et à mesure quelles se répandent ; il fait connaître les commentaires et les suppositions du public, les prévisions auxquelles il se livre. Cette manière a bien son intérêt ; elle est vivante, animée, discursive comme la conversation ; et 22à défaut dautre enseignement, elle montre combien il faut se défier des jugements de la foule, et pour rappeler le mot dun ancien, combien la fortune se plaît à se jouer de la prévoyance des hommes.

Quelques faits généraux, dune grande importance politique et sociale, dominent, dans les Mémoires de Barbier, les anecdotes de la ville et de la cour ; et ces faits semblent préparer de loin la révolution française, et donner le secret de ses colères, de ses bienfaits et de ses crimes. Les bals de lOpéra, qui souvrent dans les dernières années de la Régence, et qui reçoivent plus tard de la présence de Louis XV une sorte de consécration officielle, développent dans la population parisienne le besoin effréné des plaisirs étourdissants. Le système de Law y développe à son tour la passion de lagiotage ; le jansénisme par les folies de ses convulsionnaires, par ses disputes sur dinsaisissables abstractions, compromet et affaiblit lautorité du clergé, et prépare ainsi les voies à lécole encyclopédique ; à côté du schisme quil introduit dans lÉglise, on voit surgir sous le nom de Multipliants ou dElisiens, des hérétiques qui rappellent le moyen âge, mais qui nont plus lexcuse du fanatisme ou de la conviction, et qui cherchent à exploiter des dupes plutôt quà faire des adeptes. Lanarchie est partout, dans la société religieuse aussi bien que dans la société civile. Les traitants, qui trouvent des associés jusque dans les plus hautes régions du pouvoir créent, pour dinfâmes spéculations sur les blés, la société dagiotage que lhistoire a flétrie du nom de Pacte de famine, et cette société qui organise la misère publique, compte le Roi parmi ses complices. Cest une dégradation universelle ; larmée conserve son courage et son héroïsme, mais cette armée est livrée trop souvent à des chefs incapables ; le clergé donne encore lexemple des plus hautes vertus, mais léclat de ces vertus est obscurci par la vie scandaleuse de quelques-uns de ses chefs ; le gouvernement, au lieu de faire de lautorité, fait de la violence, parce quil est faible ; et Barbier, spectateur impassible de toutes les hontes de son temps, les expose sans réticence et sans colère, avec une abondance de détails, qui ne peut laisser aucun doute sur sa parfaite sincérité.

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Barbier donna comme souvenir son curieux journal à lun de ses parents, chanoine et conseiller clerc au Parlement, nommé Barbier dIncreville, quil avait institué son exécuteur testamentaire, ainsi que le constate la note suivante inscrite sur un feuillet de lun des volumes2 :

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« Ce manuscrit ma été légué par le fils dEdmond-Jean, aussi avocat au Parlement, mort en janvier 1771, âgé de quatre-vingt-deux ans et enterré à Saint-Séverin. Jétais son exécuteur testamentaire ; je nai pu par moi-même veiller à son exécution, car jétais exilé comme tous messieurs du Parlement. Depuis, après avoir été aux enquêtes un long temps, je suis monté à la Grand-Chambre le 1er février 1784. M. le premier président Bochart de Saron, les présidents de Gourgues, Molé, dOrmesson, Le Pelletier de Rosambo, Gilbert des Voisins et trente-six ou trente-sept conseillers au même Parlement ont péri sur léchafaud en 1793 et 1794. Et aujourdhui, 31 juillet 1811, nous ne sommes que dix au plus de la Grand-Chambre, qui était composée de quarante-six magistrats. Je conserverai jusquau dernier soupir pour cet illustre corps le plus respectueux attachement. M. le président de Fleury est mort âgé de quatre-vingt-dix ans en 1810. M. le président Pinon survit à ses malheureux confrères. »

Labbé Jean-Baptiste-Robert Barbier dIncreville, lauteur de cette note, était né à Verdun le 3 juillet 1742. Il devint, en 1768, conseiller clerc au Parlement, en remplacement de labbé Chauvelin, qui lui céda sa charge, et fut reçu à la première des enquêtes. Il était docteur en Sorbonne, chanoine de Verdun et prieur de Saint-Martin, au diocèse dAlais. « Labbé Barbier, dit M. de La Villegille, cité comme un homme taciturne et peu communicatif, jouissait dailleurs de la réputation dêtre un des bons conseillers-rapporteurs de la GrandChambre. Il poussait jusquà lexcès sa vénération pour !e Parlement, à tel point que depuis la Révolution il sabstint constamment de passer sur la place du Palais, parce que ses confrères, qui avaient péri eu 1793 et 1794, avaient traversé cette place en allant au supplice. Il est mort à Paris, dans la rue dEnfer, le 13 juillet 1830. »

Barbier dincreville a laissé trace de sa possession sur ces précieux volumes. Il a biffé en plusieurs endroits des passages à la vérité peu canoniques, et beaucoup dautres ont été surchargés de notes marginales, à sa mort ces manuscrits furent donnés à la Bibliothèque impériale.

1 Extraits.

2 Voyez Manuscrit, t. III, p. 92, 296-297. [Note de lédition Charpentier.]