Préface de l’édition de 1857
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Chronique de la Régence et du règne de Louis XV. Tome I. 1718-1726
- Pages : 19 à 23
- Collection : Lire le dix-huitième siècle, n° 74
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- EAN : 9782406098836
- ISBN : 978-2-406-09883-6
- ISSN : 2275-2765
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09883-6.p.0019
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/04/2020
- Langue : Français
Préface de l’édition de 18571
L’auteur des précieux mémoires dont nous donnons ici la première édition complète, Edmond-Jean-François Barbier, naquit à Paris dans la rue Galande, près la place Maubert, le 16 janvier 1689. Son père et son grand-père avaient été avocats au Parlement, et il fut destiné par sa famille à suivre la même carrière. Le 30 juillet 1708 (il avait à peine alors dix-neuf ans et demi), il se fit inscrire au tableau de l’ordre ; mais il ne plaida jamais, et resta toute sa vie avocat consultant. Cette profession, différente au dix-huitième siècle de ce qu’elle est de nos jours, était une espèce d’agence d’affaires, qui créait à celui qui la remplissait de nombreuses relations, et le mettait par cela même en mesure de recueillir une foule de faits et d’anecdotes, et de se renseigner curieusement sur les hommes et sur les choses. Barbier fut en rapport avec les plus grandes familles ; il fréquenta particulièrement d’Argenson, les Nicolaï, le maréchal de Saxe, et il fut le conseiller de la princesse de Modène contre le duc d’Orléans. Homme d’affaires avant tout, occupé du soin de vivre à l’aise, et parfaitement indifférent aux passions qui s’agitaient autour de lui, mais doué d’un esprit juste et positif, indulgent pour les plaisirs faciles dont il prenait largement sa part, mais inflexible sur toutes les questions qui touchaient à la probité ; ami tout à la fois du Parlement et de la royauté, mais ne dissimulant jamais les torts de quelque part qu’ils vinssent, Barbier vécut uniquement occupé du soin de sa profession, sans songer à faire parler de lui, mais toujours attentif à ce qu’on disait des autres, et chaque jour, il écrivait au courant de la plume ce qu’il avait entendu dire du roi et de ses maîtresses, du Parlement et des jansénistes, de la politique et de la guerre, des scandales et des crimes, des bals de l’Opéra, de Law et de son système, des philosophes ou des convulsionnaires, des actrices, du pacte de famine, des molinistes, en un mot de tout ce qui surgissait d’intéressant non seulement à Paris et 20en France, mais même dans l’Europe tout entière. De 1718 à 1763, il a ainsi enregistré tous les événements de son temps avec la plus scrupuleuse exactitude, et dans ce long espace de temps, il n’a parlé de lui que pour nous apprendre qu’il possédait dans les dépendances du château de Madrid une petite maison où il allait passer les dimanches, et rappeler par quelques lignes deux ou trois aventures galantes dont il avait été le héros. Aussi ce que nous savons sur sa personne se borne-t-il à très peu de chose, et nous aurons achevé sa biographie en disant qu’il mourut en 1771, dans la maison de la rue Galande où il était né, et qu’il fut enterré, le 30 janvier, à Saint-Séverin, sa paroisse, dans la chapelle du Saint-Sacrement.
Sans influence sur les événements de son temps, inconnu de ses contemporains, et oublié de la postérité pendant près d’un siècle, comment Barbier a-t-il pris de nos jours une si grande importance historique ? Quelques indications sur le Journal qu’il nous a légué répondront à cette question.
Les mémoires si nombreux au seizième et au dix-septième siècle, semblent tarir tout à coup dans les premières années du dix-huitième ; Dangeau s’arrête à 1722, Saint-Simon à 1723, et de cette dernière époque à la révolution française, on ne trouve dans ce genre de littérature, que des autobiographies comme celle de Marmontel, quelques fragments anecdotiques, comme le Journal de Marais, qui n’embrassent qu’une période de quelques années pour une seule et même ville, ou des mémoires purement littéraires comme ceux de Bachaumont, et les correspondances de Grimm, de La Harpe et de Mettra. La polémique, le pamphlet, les petits scandales des petites coteries, tiennent d’ailleurs la plus grande place dans ces derniers documents ; les gens de lettres et les philosophes, grandis outre mesure, y remplissent toute la scène, et les hommes y sont effacés par les livres. Quant aux journaux, tels que la Gazette de France, le Mercure et le Journal de Verdun, ils méritent à peine d’être mentionnés, car leurs rédacteurs étaient forcés de choisir entre le mensonge, le silence ou la Bastille. Voltaire lui-même, qui nous a laissé, dans le Précis du siècle de Louis XV, un admirable modèle de clarté et d’exposition historique en était réduit sur bien des points aux mêmes ménagements que les auteurs de la Gazette ; s’il s’est toujours parfaitement renseigné sur les faits, il n’en montre cependant que certains côtés, et les réticences suspendent trop souvent sa plume. La source des 21informations, sincèrement recueillies et sincèrement transmises, est donc loin d’être abondante pour la période qui s’étend de la régence au règne de Louis XVI ; et comme les livres de seconde main, les histoires faites à distance ne peuvent jamais suppléer les documents contemporains, il en résulte que le siècle qui précède le nôtre, le siècle qui nous a faits ce que nous sommes et qui s’est terminé par ce coup de tonnerre qu’on appelle la Révolution Française est, peut-être, dans notre histoire, l’un de ceux qui sont le moins connus et le moins bien appréciés. Or, il se trouve précisément que sans avoir en aucune manière les prétentions de l’histoire, et avec les simples allures d’une chronique bourgeoise, le Journal de l’avocat Barbier nous offre, moins les réticences, la contrepartie du Précis de Voltaire. En travaillant pour lui-même, et pour le seul plaisir de se souvenir, en plaçant par le silence son œuvre à l’abri de la censure et de la persécution, Barbier a véritablement écrit pour la postérité. Sa chronique, rédigée au jour le jour, suit les événements par le détail durant une période de quarante-cinq ans ; c’est donc le recueil de souvenirs contemporains le plus vaste et le plus étendu que nous ait légué le dix-huitième siècle. Cette circonstance suffirait seule à recommander cette chronique à l’attention des esprits sérieux ; mais ce n’est point là son unique mérite, elle a de plus la variété, l’exactitude et la sincérité.
Le Journal de Barbier embrasse dans son ensemble la société tout entière, par ses côtés les plus élevés et les plus vulgaires, il contient tout à la fois, pour nous servir des mots consacrés, le premier Paris, les nouvelles extérieures, et les faits divers de chaque mois, et de la sorte on y trouve, non seulement les échos de tous les bruits de la capitale, mais encore une véritable chronique des principaux événements qui ont agité l’Europe du vivant de l’auteur, et cette chronique contient souvent, sur l’histoire politique et diplomatique, des renseignements que l’on chercherait vainement ailleurs. Rien n’est plus curieux que de voir l’histoire se faire ainsi au jour le jour, non pas avec ce jugement calme et réfléchi qu’on porte sur le passé, mais avec l’inquiète curiosité de l’avenir et l’émotion dont il est si difficile de se défendre quand il s’agit d’événements qui s’accomplissent sous nos yeux. Barbier ne se contente pas en effet d’enregistrer toutes les nouvelles au fur et à mesure qu’elles se répandent ; il fait connaître les commentaires et les suppositions du public, les prévisions auxquelles il se livre. Cette manière a bien son intérêt ; elle est vivante, animée, discursive comme la conversation ; et 22à défaut d’autre enseignement, elle montre combien il faut se défier des jugements de la foule, et pour rappeler le mot d’un ancien, combien la fortune se plaît à se jouer de la prévoyance des hommes.
Quelques faits généraux, d’une grande importance politique et sociale, dominent, dans les Mémoires de Barbier, les anecdotes de la ville et de la cour ; et ces faits semblent préparer de loin la révolution française, et donner le secret de ses colères, de ses bienfaits et de ses crimes. Les bals de l’Opéra, qui s’ouvrent dans les dernières années de la Régence, et qui reçoivent plus tard de la présence de Louis XV une sorte de consécration officielle, développent dans la population parisienne le besoin effréné des plaisirs étourdissants. Le système de Law y développe à son tour la passion de l’agiotage ; le jansénisme par les folies de ses convulsionnaires, par ses disputes sur d’insaisissables abstractions, compromet et affaiblit l’autorité du clergé, et prépare ainsi les voies à l’école encyclopédique ; à côté du schisme qu’il introduit dans l’Église, on voit surgir sous le nom de Multipliants ou d’Elisiens, des hérétiques qui rappellent le moyen âge, mais qui n’ont plus l’excuse du fanatisme ou de la conviction, et qui cherchent à exploiter des dupes plutôt qu’à faire des adeptes. L’anarchie est partout, dans la société religieuse aussi bien que dans la société civile. Les traitants, qui trouvent des associés jusque dans les plus hautes régions du pouvoir créent, pour d’infâmes spéculations sur les blés, la société d’agiotage que l’histoire a flétrie du nom de Pacte de famine, et cette société qui organise la misère publique, compte le Roi parmi ses complices. C’est une dégradation universelle ; l’armée conserve son courage et son héroïsme, mais cette armée est livrée trop souvent à des chefs incapables ; le clergé donne encore l’exemple des plus hautes vertus, mais l’éclat de ces vertus est obscurci par la vie scandaleuse de quelques-uns de ses chefs ; le gouvernement, au lieu de faire de l’autorité, fait de la violence, parce qu’il est faible ; et Barbier, spectateur impassible de toutes les hontes de son temps, les expose sans réticence et sans colère, avec une abondance de détails, qui ne peut laisser aucun doute sur sa parfaite sincérité.
[…]
Barbier donna comme souvenir son curieux journal à l’un de ses parents, chanoine et conseiller clerc au Parlement, nommé Barbier d’Increville, qu’il avait institué son exécuteur testamentaire, ainsi que le constate la note suivante inscrite sur un feuillet de l’un des volumes2 :
23« Ce manuscrit m’a été légué par le fils d’Edmond-Jean, aussi avocat au Parlement, mort en janvier 1771, âgé de quatre-vingt-deux ans et enterré à Saint-Séverin. J’étais son exécuteur testamentaire ; je n’ai pu par moi-même veiller à son exécution, car j’étais exilé comme tous messieurs du Parlement. Depuis, après avoir été aux enquêtes un long temps, je suis monté à la Grand-Chambre le 1er février 1784. M. le premier président Bochart de Saron, les présidents de Gourgues, Molé, d’Ormesson, Le Pelletier de Rosambo, Gilbert des Voisins et trente-six ou trente-sept conseillers au même Parlement ont péri sur l’échafaud en 1793 et 1794. Et aujourd’hui, 31 juillet 1811, nous ne sommes que dix au plus de la Grand-Chambre, qui était composée de quarante-six magistrats. Je conserverai jusqu’au dernier soupir pour cet illustre corps le plus respectueux attachement. M. le président de Fleury est mort âgé de quatre-vingt-dix ans en 1810. M. le président Pinon survit à ses malheureux confrères. »
L’abbé Jean-Baptiste-Robert Barbier d’Increville, l’auteur de cette note, était né à Verdun le 3 juillet 1742. Il devint, en 1768, conseiller clerc au Parlement, en remplacement de l’abbé Chauvelin, qui lui céda sa charge, et fut reçu à la première des enquêtes. Il était docteur en Sorbonne, chanoine de Verdun et prieur de Saint-Martin, au diocèse d’Alais. « L’abbé Barbier, dit M. de La Villegille, cité comme un homme taciturne et peu communicatif, jouissait d’ailleurs de la réputation d’être un des bons conseillers-rapporteurs de la Grand’Chambre. Il poussait jusqu’à l’excès sa vénération pour !e Parlement, à tel point que depuis la Révolution il s’abstint constamment de passer sur la place du Palais, parce que ses confrères, qui avaient péri eu 1793 et 1794, avaient traversé cette place en allant au supplice. Il est mort à Paris, dans la rue d’Enfer, le 13 juillet 1830. »
Barbier d’increville a laissé trace de sa possession sur ces précieux volumes. Il a biffé en plusieurs endroits des passages à la vérité peu canoniques, et beaucoup d’autres ont été surchargés de notes marginales, à sa mort ces manuscrits furent donnés à la Bibliothèque impériale.