Préface Charles Fourier ou l’étincelle créatrice
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Charles Fourier, émergence d’une théorie sociale
- Pages : 11 à 16
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 31
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406089483
- ISBN : 978-2-406-08948-3
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08948-3.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/03/2020
- Langue : Français
Préface
Charles Fourier ou l’étincelle créatrice
L’origine de cette réflexion à propos de l’œuvre de Charles Fourier est déjà très ancienne : elle remonte à une thèse1 soutenue en 1985 qui, elle même, reposait déjà sur un mémoire de maîtrise (« L’organisation du travail chez Charles Fourier »).
Cette origine date donc d’avant la création de l’Association d’Études Fourieristes puisque celle-ci est née en 1988 à Besançon. Elle date aussi d’avant la publication en 1993 de l’ouvrage majeur de Jonathan Beecher, publié chez Arthème Fayard (« Fourier ») qui est la traduction en Français de « Charles Fourier, the Visionary and his World » (University of California Press, 1986). Depuis lors, elle a été suivie de la publication d’un court article, intitulé Charles Fourier, publié dans un ouvrage collectif dédié aux « Économistes en Lyonnais, en Dauphiné et en Forez2 ». Quoiqu’il en soit, l’argumentation générale n’a pas changé : l’étincelle créatrice de la Théorie Sociétaire s’est insérée dans son temps.
Bien sûr, depuis lors de nombreux travaux ont été réalisés à propos de l’œuvre de Charles Fourier. Parmi ceux-ci, on peut attirer l’attention sur la thèse de sociologie soutenue par Pierre Merckle en 2001 : « Le socialisme, l’utopie ou la science ? La “science sociale” de Charles Fourier et les expérimentations sociales de l’École sociétaire au xixe siècle ». Elle met l’accent, comme la thèse publiée ici, sur les efforts épistémologiques de Charles Fourier afin de construire un espace d’étude scientifique propre à ce qui sera appelé, plus tard, les sciences sociales et que Charles 12Fourier appelle la Théorie Sociétaire dans laquelle il mettait l’accent sur la nécessité d’une rupture épistémologique avec les « sciences incertaines », au premier rang desquelles étaient l’Économie Politique sur la base de deux principes d’analyse, le « Doute Absolu », l’« Écart Absolu ».
Charles Fourier est né à Besançon en 1772, mort en 1837 à Paris. C’est donc un contemporain de David Ricardo (1772/1823), Jean-Baptiste Say (1767/1832) ou Thomas Malthus (1766/1834). La véhémence dont il fait preuve à propos de la discipline qu’est en train de devenir l’Économie Politique fait donc référence aux débats du temps en la matière. Et son opposition radicale à ces « sciences incertaines » est d’abord une opposition méthodologique qui tient à son champ d’étude, « la société ».
Dans la constitution même de l’économie politique comme objet d’étude autonome, et parce qu’elle s’exprime à travers un processus de production spécifique, réside un danger idéologique particulièrement développé, à savoir la soumission des analystes à des intérêts de classe (particulièrement ceux de la classe dominante3). Ce biais idéologique dont il dénonce les effets dévastateurs à la fois sur l’analyse économique et sur les réalités économiques et sociales provient fondamentalement de l’absence d’une vision claire des nécessités structurelles à la constitution d’un discours économique de type scientifique. Ces nécessités structurelles constitutives d’une économie scientifique apparaissent de manière souvent explicite dans l’ensemble de l’œuvre de Charles Fourier, et l’absence de leurs nécessité a des effets dévastateurs :
On peut dire que les économistes loin d’avoir rien découvert, ne savent pas encore de quoi ils traitent, comme sur les limites à assigner à la population4, ils avouent que leur science n’a pas de principes fixes. Elle ne donne donc pas de résultats fixes, et dès lors on ne voit guère à quoi elle peut servir, mais cela n’importe aux auteurs : les presses gémissent, les livres se vendent, et le but philosophique est atteint [Fourier (1967) p. 199].
Les économistes pervertissent la langue au point que cette langue même qu’ils utilisent les éloigne de toutes potentialités d’analyse puisque leur objectif n’est pas la production de résultats à même de traiter des problèmes économiques.
13À ce manque sémantique Fourier répondra par la nécessaire élaboration d’une vision globale à partir de laquelle il pourra fonder quelques principes d’analyses. Fourier est absolument conscient du caractère visionnaire de l’Harmonie Sociétaire, de son caractère probablement choquant pour la morale de son temps, mais il réclame et il croit profondément à un jugement de type scientifique à propos des analyses qu’il produit, c’est à dire un jugement qui se fonde sur des règles produites par le savoir de son temps (caractérisées par le matérialisme), règles qui doivent s’appliquer à sa sémantique ex post et non pas à sa sémantique ex ante5. En d’autres termes le jugement scientifique appliqué aux analyses de Fourier doit, de son point de vue, s’appliquer aux relations théoriques établies entre la théorie elle-même et les réalités économiques, ainsi que sur les résultats pratiques que la théorie escompte (d’où son espoir insensé d’une expérimentation). Par contre il récuse et dénonce par avance tout jugement qui se voudrait scientifique sur la vision elle même, sur la relation réalités économiques-harmonie sociétaire-conceptualisation théorique : cela signifierait qu’il existe une autorité à même de dire quels sont les paradigmes6 autorisés à partir desquels un énoncé scientifique est pensable, 14cela signifierait qu’il existe une autorité à même de dire quels sont les paradigmes interdits à la pensée scientifique. Ou cela signifierait qu’une Science Sociale reposerait nécessairement sur des préjugés visionnaires admis, voire sur des règles issues de l’épistémé7 du temps excluant toute autre possibilité. C’est ainsi, par exemple, que, pour Charles Fourier, la sanctuarisation par les économistes de la propriété en tant que préalable à tout échange commercial, les rend incapable non seulement de voir et d’en comprendre les conséquences sociales désastreuses (spoliation du corps social par la banqueroute, l’accaparement, l’agiotage et les déperditions commerciales), mais d’en envisager les conditions d’une pratique harmonieuse : « Doute absolu », « Écart Absolu » oblige, pour être socialement compatible, l’échange commercial suppose que celui qui propose les biens à la vente n’en soit pas propriétaire mais seulement le dépositaire transitoire. Ne pas être propriétaire pour pouvoir vendre8 !
Du point de vue d’une éventuelle caractérisation « scientifique » des analyses produites, le fait de partager ou de ne pas partager la vision harmonienne ne doit pas influer sur le jugement que l’on porte sur elles, même si, du point de vue de Fourier, l’Harmonie Sociétaire, en tant que vision, est la condition sine qua non de l’élaboration théorique et scientifique de l’économie sociétaire : la justesse scientifique de sa sémantique ex post valide en fin de compte le paradigme initial comme étincelle de création scientifique, c’est à dire comme principe élémentaire de l’économie en tant que champ d’étude susceptible de connaissances articulées. Ainsi, de son point de vue, si l’économie politique veut se constituer en tant que science, il lui faut élaborer une vision propre à lui permettre la définition d’un champ d’application, il lui faut accepter ensuite le jugement selon des 15règles scientifiques socialement produites et acceptées sur sa sémantique ex post comme sur sa logique interne, faute de quoi l’économie reste une formation discursive non susceptible de connaissances articulées, faute de quoi elle se développe sur des bases non scientifiques.
Charles Fourier remet radicalement en cause la possibilité d’émergence d’un savoir rigoureux en matière de société, et de la place de l’homme dans celle ci, dès lors que l’on présuppose un ordre social pré-établi. Cette remise en cause est de l’ordre d’une révolution copernicienne9. De même que les conceptions de l’ordre social furent, déjà, remises en cause, à partir du xvie siècle par les théoriciens de l’Ordre Naturel, elles le sont à nouveau, et de manière beaucoup plus radicale par Charles Fourier. C’est en effet à Charles Fourier que l’on doit l’affirmation que l’histoire montre qu’il n’existe pas d’ordre social immanent, c’est à Charles Fourier que l’on doit la démonstration que l’ordre social existant dépend, entre autres choses, de la manière dont les hommes s’organisent pour produire des richesses : ni Karl Marx, ni Friedrich Engels n’était encore né10 ! Et l’Économie Politique de la fin du xviiie et du début du xixe siècle repose précisément sur l’existence d’un tel ordre non seulement préalable mais surtout fondamentalement atemporel : l’Ordre Naturel règne sur le Corpus « réel ».
Pour développer sa pensée, Charles Fourier est confronté à la perversion sémantique du langage produite par vingt siècles d’errements philosophiques et de préjugés scientifiques ou moraux. Il est logiquement conduit à produire fréquemment des néologismes dont certains connaitront un franc succès (phalanstères), à remettre en cause la syntaxe habituelle11 de la langue française, à composer une œuvre sur des bases apparemment plus proche du domaine artistique que scientifique, et 16bien souvent sur la base de l’analogie musicale : mais la musique ne peut-elle pas être représentée comme une sorte de jeu mathématique ? Les mathématiques ne représentent elles pas les sources des règles de la justice distributive, règles auxquelles, du point de vue de Charles Fourier, Dieu lui-même doit se soumettre.
Ce caractère étrange de la composition harmonienne explique pour une large part la mise à l’écart de l’œuvre, sa censure notamment par ses propres disciples (Victor Considérant par exemple), l’incompréhension globale à laquelle elle donne lieu encore aujourd’hui, mais, aussi paradoxalement que cela puisse paraitre – le caractère paradoxal n’est il pas en lui même un caractère civilisé ? – ce caractère étrange peut être analysé comme la source même du chemin parcouru en profondeur dans la pensée de notre temps.
C’est ainsi que la pensée de Fourier a servi de fondement à différents courant, elle a essaimé un peu partout dans le monde, elle a été trahie par des disciples bien-pensant, elle a été revendiquée par des totalitarismes pourtant fondamentalement en contradiction avec la théorie de l’attraction passionnelle, elle a été oubliée, pervertie…
Mais elle s’est diffusée malgré tout les aléas : on la retrouve comme fondement du socialisme, on la retrouve comme base de la sociologie, on la retrouve comme prémisse d’une théorie de l’éducation, on la retrouve comme fondement de la psychologie, voire de la psychanalyse ; on y retrouve les germes de l’émancipation féminine12, du Revenu Universel13, du Droit au Travail14, de l’étude des liaisons entre la production, son organisation et les évolutions climatiques, environnementales15 etc.
Mais tout cela transformé, réalisé, civilisé16.
1 Elle s’intitulait « Émergence d’une théorie sociale dans le système productif de la Révolution Industrielle », dirigée par Ramon Tortajada, avec, pour jury Ramon Tortajada, Michel Hollard et Émile Poulat. Avril 1985, IREP-D, Université de Grenoble II. Son objet est bien d’abord et avant tout Charles Fourier. La version proposée ici s’en inspire largement et est modifiée dans le sens d’une actualisation.
2 Marc Laudet, article « Charles Fourier », in « Économistes en Lyonnais, en Dauphiné et en Forez » (p. 105-130), Lyon, Institut des Sciences de l’Homme, 2000 (sous la direction de Ludovic Frobert, André Tiran et Jean-Pierre Potier).
3 En fait, chez Charles Fourier, à la classe de marchands, de la libre concurrence etc.
4 An essay on the Principle of Population… est d’abord publié anonymement en 1798, puis sous la signature de Thomas Malthus en 1803. Et sera traduit en Français en 1805. La « Théorie des 4 mouvements », dont est extraite cette citation, est datée de 1808.
5 Des règles de cohérence logique doivent aussi définir la structure interne du cœur théorique. Le schéma général de pensée dont il est ici fait implicitement référence est celui-ci : un énoncé, qu’il soit susceptible d’être qualifié de scientifique ou ne le soit pas, est décrit comme un parcours sémantique qui démarre par une « Vision du monde » qui permet d’extraire du réel les faits constitutifs de l’énoncé à venir, et à partir desquels (les faits et la vision du monde) se construit, via une « Sémantique ex-ante », un éventuel « Coeur théorique » ; ensuite de quoi, de ce « Coeur théorique » et via une « Sémantique ex-post », s’élaborera, en relation permanente avec le « réel », le« Corps de l’étude ». Ce schéma général est issu d’une synthèse des travaux épistémologiques de : Michel Rosier (L’État expérimentateur, PUF, Paris 1993) ; Alain Parguez : (Keynes et la révolution in Cahier d’Économie Politique no 6 Paris 1981) ; Michel Foucault (L’Archéologie du Savoir, NRF, Gallimard, Paris, 1969) ; Joseph Aloïs Schumpeter (Histoire de l’Analyse Économique, NRF, Gallimard, Paris 1983). Présenté une première fois au CEPREMAP à Paris en 1998 lors de la présentation par Michel Verdon de son livre « Keynes and the Classics : a study in language, epistemolgy and mistaken identities » (Roxana Bobulescu, Marc Laudet : « Keynes : Une situation épistémologique ») ; une seconde fois en 2001 à Dijon lors de la deuxième conférence de l’Association Internationale Walras (Marc Laudet : « Léon Walras : une origine proudhonienne de la théorie de la valeur ? »). Il est aujourd’hui publié dans Journal of interdisciplinary, History of ideas, 2019, Volume 8 Issue 15, Item 5– Section 4 : Reviews.
6 Dans ce schéma de la connaissance en matière de Sciences Sociales, le paradigme est construit comme le second temps du parcours sémantique qui a conduit à la production de la connaissance scientifique : à partir du Corps de l’étude, il devient possible de remonter jusqu’à l’origine axiomatique du discours. La vision du monde initiale est devenu paradigme au sens de Thomas Samuel Kuhn, nouvel origine du discours scientifique.
7 Il s’agit du concept proposé par Michel Foucault dans « Les mots et les choses » (NRF, Gallimard, Paris, 1966). Les connaissances, ou les savoirs, se développent dans un cadre donné dont Michel Foucault dit qu’il se structure autour des notions d’Herméneutique et de Sémiologie (Renaissance) puis de Mathesis et de Taxinomie (Âge Classique) et enfin d’Organisation et de Science de l’Homme (depuis la fin du xviiie siècle). À cet égard, la thèse proposée ici montre que le savoir de Fourier se loge dans les articulations de l’ensemble de ces régularités temporelles.
8 L’idée, apparemment saugrenue, est pourtant à la base même des pratiques de la Grande Distribution : la Grande Distribution ne paie les biens qu’elle vend, et n’en devient donc pleinement propriétaire, qu’àprès un certain délai de paiement (souvent 60 jours), alors que la durée de stockage des biens courants dans ses rayons n’excèdent pas 48 à 72 heures. C’est la vitesse de rotation des stocks qui fait la valeur ajoutée produite, par l’intermédiaire du placement de la trésorerie. La marge commerciale n’est pas la source du profit, sa fonction n’est autre que de couvrir tout ou partie des frais d’exploitation.
9 C’est l’observation du mouvement des étoiles qui fait remetttre en cause la cosmologie ptoléméenne, et proposer l’héliocentrisme. Chez Charles Fourier, c’est en mangeant, après les avoir payés éhontément cher des pommes au restaurant à quelque lieues de Rouen en compagnie du gastronome fondateur de tradition auquel il est apparenté, (son cousin Brillat-Savarin) que Charles Fourier prendra conscience de la perversité intrinsèque du mode d’organisation en cours d’élaboration. « Je fus si frappé par cette différence de prix entre pays de température égale que je commençais à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel et de là naquirent des recherches qui me firent découvrir la Théorie des séries de groupes industriels et par la suite les lois du mouvement universel manquées par Newton » (Charles Fourier d’après Dominique Desanti : Les Socialistes de l’Utopie Petite Bibliothèque Payot Paris 1970 p. 138)
10 Et Karl Marx, et Friedrich Engels reconnaissent cette antériorité.
11 Cf. “griffe au nez” ou donner “have ou art” ; écriture inconnue de Charles Fourier ; Simone Debout, édition Anthropos, Paris, 1974.
12 Le degré de liberté accordé aux femmes (dans tous les domaines, notamment amoureux) mesure le degré de développement des sociétés.
13 Le Revenu Minimum est un droit qui fonde l’Unité Sociale.
14 Le « Droit au Travail » incorpore le droit de pouvoir exercer une activité conforme à ses passions et qui permette de vivre, mais aussi le droit de d’avoir accès aux outils nécessaires à la réaliser. Par ailleurs, Charles Fourier développe le concept de « Bourse du Travail » qui est le lieu où, collectivement, le travail est organisé.
15 Par leurs activités, les hommes agissent sur leur environnement. Charles Fourier, à propos du développement de l’industrie, dénonce la « détérioration de la climature » qu’il induit. Mais puisque l’homme, par ses activités, agit sur son environnement, et sur le climat, envisage aussi les actions à mettre en œuvre pour l’« amélioration de la climature ».
16 Pour Charles Fourier, la « civilisation » est le cinquième état du développement social du « monde à rebours » (après les « sectes confuses », la « sauvagerie », le « pariarchat » et la « barbarie »). Lui succèderont, si les hommes le veulent, le « garantisme », le « sociantisme » (ou « sectes ébauchées »), puis le « Saut en Harmonie ».