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Classiques Garnier

Préface

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Préface

On ne peut quêtre daccord avec ce « siècle », 1850-1950. Quelque chose commence avec Flaubert, dans ces lettres à Louise Colet où il proclame que la prose est née dhier, et que parce quelle est assujettie exclusivement à un idéal de beauté, elle entraîne lécrivain dans une tâche sans fin, à la poursuite dune forme inchangeable, aussi précise et sonore que le vers. Il fait de la prose lenjeu dune exigence dont il sera le saint et le martyr. Il lui donne une dignité littéraire comparable à celle de la poésie, si bien que Mallarmé naura pas de peine à affirmer, en retournant les termes, quil ny a pas de prose, mais seulement la littérature et le reste. Mais dans cette revendication, de quoi sagit-il ? De la prose, de la littérature, ou du roman ?

Quelque chose commence aussi – ou peut-être finit – avec Baudelaire, lorsquil se détourne de lexemple dAloysius Bertrand et se propose de traiter de la grande ville moderne, qui est la trivialité même, dans une prose poétique capable de transfigurer nimporte quel sujet, si bien que « Mademoiselle Bistouri » peut, au même titre que Madame Bovary et pour les mêmes raisons, donner lieu à une œuvre dart. Dans un cas comme dans lautre le style est tout. Mais que peut le style ? On voit chez lun comme chez lautre la prose lemporter comme un courant irrésistible : chez Baudelaire elle retransforme le poème en nouvelle ou en anecdote ; chez Flaubert, de Madame Bovary à LÉducation sentimentale, cest le roman quelle défait. La prose, dit Flaubert, est « le réel écrit » ; cest aussi le langage de la vie moderne. Mais lhonnêteté oblige à constater que le réel, dans le monde moderne, est un chaos phénoménologique et sociologique : comment croire que le style suffise à lui donner forme ? Il ny a pas dautre issue que lérudition et lironie. Bouvard et Pécuchet se chargeront de liquider le rêve de la prose, ramenée à la copie.

En 1908, au milieu de ce siècle à peu près, paraît louvrage de Lanson, LArt de la prose. Cest un livre en trompe-lœil, sans grand apport conceptuel, et dont les analyses stylistiques sont moins riches que celles 12que lon trouve chez Albalat – bien que le chapitre sur le faux art fasse preuve dune perception quasi flaubertienne des clichés. Lanson prend acte de ce que leffort au style a produit, à savoir une prose littéraire suffisamment identifiable pour quil soit possible de dire, en sadressant aux usagers ordinaires du discours, enseignants en tête : « Aimons la prose dart et nen faisons jamais ». Le geste de Lanson entérine celui de Mallarmé, quil redouble. Mais il en tire des conclusions inverses. Il reconnaît que la littérature, en prose comme en vers, est devenue chose à part ; elle a envahi le style didées ; elle a gagné le roman, quelle a gâté en le soumettant à une esthétique ornementale et à une logique de la distinction. La prose ne devrait pas être un art.

Lanson écrit à un moment où le roman, en dépit de la crise quil traverse après les beaux jours du naturalisme, est en voie de légitimation : le prix Goncourt lacadémise, la NRF va en épouser la cause, et le classiciser. Cest autour du roman, dans la dispute entre NRF et Action française sur la littérature nationale, que se forme lidée de la « prose française », qui navait pas de sens pour Flaubert. La prose française nest pas forcément littéraire ; elle est même en rupture avec la prose dart. Lenjeu national explique que le débat se soit porté sur la langue, donnant lieu à ces manifestations de purisme que Gilles Philippe a qualifiées à juste titre de « moment grammatical » de la littérature française. À la jonction de la langue et de la prose se dégage un objet nouveau, susceptible de description, qui est la phrase. Mais la phrase nest en rien propre au roman, alors que cest autour du roman que cherche à se définir, dans ces années 1920, une « nouvelle prose française ». On voit où peut conduire cette convergence : tandis que la poésie continue à jouer son rôle de laboratoire de la langue, le roman est menacé par un académisme du bien écrit, avec des variations qui vont du néo-classicisme de Lacretelle au « style de la valise » chez Morand, en passant par le post-symbolisme des poètes convertis au roman, comme Alain-Fournier ou Pierre Benoit.

On comprend que Marcel Arland, lauteur de LOrdre, se soit complu à cette idée de la prose française. Le meilleur exemple en était pour lui Valery Larbaud, un écrivain cosmopolite, installé au point déquilibre à la fois entre les genres et les « domaines » français et étrangers, comme la France est le point déquilibre du monde. Mais Larbaud était aphasique depuis 1934, et lAnthologie de la prose française dArland paraît en 1951, à 13un moment où lidée nationale est démonétisée par les faux-monnayeurs de Vichy, quand elle nest pas accaparée par Les Lettres françaises. Au même moment Sartre rendait la prose à la rhétorique et reformait autour delle une communauté, conformément au vœu exprimé par Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes. Mais Sartre et Arland se tournent le dos, le premier refusant la tradition littéraire continue dans laquelle le second cherche à sinscrire. Il faut convenir que la prose, le style, la phrase, la langue, et jusquà lidée du roman, forment autant décrans qui sinterposent entre le texte et le lecteur. Arland avait accepté Proust, mais auparavant Gide lavait refusé ; dix ans plus tard Céline est laissé à Denoël, vingt ans plus tard Beckett renvoyé à Minuit. Cela se comprend : Céline faisait-il des phrases ? Beckett même écrivait-il ? Barthes peu après va en tirer les conséquences : du Degré zéro de lécriture, le mot de prose a disparu. Il nen sera pas moins à sa manière, hors du roman, un héritier de la prose française.

Suis-je en train de dire que Stéphanie Smadja sest attelée à une tâche impossible ? Non, car son siècle de prose existe bien. Mais on voit les difficultés quelle a dû affronter. La moindre nest pas que le mot « prose » et ses variantes désignent à la fois lidée de la prose comme forme, et lensemble des textes qui en donnent lexemple. Dun côté, une abstraction : un objet entièrement construit, nécessairement sélectif, en partie arbitraire, surtout quand il sagit den faire lhistoire (les réflexions les plus suggestives, comme celles de Claudel sur Rimbaud, le montrent bien). Le mot « prose », avant de désigner un certain usage de la langue, est tributaire de lidée que lon se fait de cet usage, quand ce nest pas dun idéal. Mais il a aussi un sens trivial, que les codes typographiques ont stabilisé depuis la Renaissance, et selon lequel il désigne toutes sortes décrits non versifiés ; par métonymie, il désigne ces écrits eux-mêmes, cest-à-dire un corpus empirique.

Il nest pas évident de dissocier les deux. Une idée de la prose est coextensive aux œuvres en prose, et elle apparaît dès que celles-ci sont soumises à un jugement esthétique. Cela repose le problème du terminus a quo. Prenons lexemple de Stendhal et de ses lectures du Code Napoléon. Stendhal, héritier des Lumières et dun modèle aristocratique délégance et de naturel, détestait Chateaubriand, en qui il voyait lhéritier de Bossuet plus que de Rousseau ; il refusait le rythme et la couleur. Mais le Code 14nest pas sans rythme, comme le montre lexemple cardinal de la « tête tranchée ». Dans ces conditions ce qui distingue Stendhal de Flaubert, tous deux romanciers, ce nest pas labsence de style, ni même un style négligé face à un style travaillé ; cest une éthique de lécriture, celle de la valeur-travail et de la difficulté vaincue. Stendhal croyait à lidéal de lâme, mais pour le style il sen moquait ; Flaubert avait perdu la foi, et sétait reporté sur lart. La prose est le nom quil donne à cette croyance.

Dans le livre de Stéphanie Smadja, il est question de la redéfinition de la poésie, de la dignité du roman, de la rédemption littéraire des sujets triviaux, de la vie moderne ; il est question de la phrase et du style ; il est question de la prose et de lidée de la prose. Presque aucun auteur important nest omis ; les poètes ont leur place, qui ne se réduit pas au poème en prose. La perspective est donc aussi large quil faut ; mais le lecteur y trouve toujours ses repères. Il en sort convaincu de la consistance de cet objet dont il a suivi les multiples traces. Cest le meilleur compliment que lon puisse faire à un tel ouvrage.

Michel Murat