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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Censure et Tabou
  • Auteur : Mugnier (Vincent)
  • Résumé : L’article interroge les motivations qui ont poussé Gérard de Nerval à élire le terme pehlvi ferouer, ange gardien du mazdéisme, comme unique dénomination susceptible de désigner la figure du sosie dans son œuvre. C’est par la connaissance érudite d’un tel motif orientaliste que s’interprète l’ambivalence du double nervalien, lequel a notamment pour fonction paradoxale d’interdire l’inceste tout en le perpétrant.
  • Pages : 29 à 31
  • Collection : Littérature et censure, n° 9
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406150121
  • ISBN : 978-2-406-15012-1
  • ISSN : 2492-301X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15012-1.p.0029
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/10/2023
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Mythologie, Nerval, Orient, psychanalyse, sosie
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Introduction

Le religieux primitif domestique la violence, il la règle, il lordonne et il la canalise contre toute forme de violence proprement intolérable1.

Sigmund Freud considère dans son célèbre essai Totem et tabou de 1913 que la prohibition de linceste est le « grand événement par lequel la civilisation a débuté2 ». Ce sont les dimensions métaphysiques − fondatrices et universelles − dun tel interdit que le premier chapitre de ce volume sattachera principalement à analyser. Il sagit en effet dinterroger le tabou, dont linceste est la manifestation la plus emblématique, dans son sens plein, quasi-hyperbolique, tel que le fondateur de la psychanalyse a pu le définir : « un interdit immémorial, imposé de lextérieur par une autorité et dirigé contre les plus forts des désirs des hommes3 ». Le phénomène de linceste, en tant que motif présidant à linstauration du tabou mais aussi matérialisation dun tel principe nécessairement abstrait, sera, lui aussi, à envisager dans son acception la plus concrète, notamment tel que les récits religieux, cosmogoniques ou légendaires des diverses civilisations lont présenté. Quand bien même les écrivains ici évoqués se situent tous dans une forme de laïcité ou de laïcisation plus ou moins assumée, du siècle des Lumières au xxe siècle, cest bien à la question du religieux au sens large du terme quils se confrontent. La prohibition de linceste nest-elle pas tenue, si lon suit la leçon de René Girard dans La Violence et le sacré, comme linvention du « religieux primitif », lequel « domestique la violence [] la règle [] lordonne et 30[] la canalise contre toute forme de violence proprement intolérable » ? Cette remémoration de lacte prohibitif a valeur heuristique : elle impose aux archéologues de la morale que sont les écrivains un positionnement éthique vis à vis de ces deux stades successifs de lhumanité, exclusifs lun de lautre, que sépare symboliquement la prohibition de linceste : létat de nature et létat de culture. Or, de manière très significative, indépendamment des disparités historiques et idéologiques, cest une singulière ambivalence qui caractérise le regard que chacun des écrivains étudiés au sein de ce chapitre porte sur linceste, dialectique de lattrait et de la répulsion qui est le principe même du tabou.

Traitant de linceste au siècle des Lumières, larticle de Guilhem Armand qui inaugure le volume analyse le traitement que les philosophes réservent à cette question, notamment celui de Denis Diderot. Si les « règles régissant la société doivent se fonder sur la Nature », linceste en tant que phénomène naturel abrogé par une loi civile semble a priori faire figure dexception. Or, tout lenjeu de larticle est de montrer quà travers les diverses fables forgées par un Diderot prétendument libertin, il ne se détache aucune ligne éthique absolument tranchée. Tandis que Le Neveu de Rameau fustige la barbarie de linceste fils-mère, lutopie otaïtienne du Supplément au voyage de Bougainville présente à linverse un monde exotique où « la licence est poussée jusquà la possibilité de linceste ». Lauteur de larticle considère finalement que linceste a valeur heuristique en tant que cas-limite : ce phénomène met en abyme laporie dune historicité téléologique, ou encore, plus généralement, « la vanité de lentreprise des Lumières, et, en particulier de Diderot lui-même, qui vise à décoder les lois de la nature ». Vincent Mugnier, dans une perspective psychocritique, sintéresse quant à lui au traitement réservé par le romantique Gérard de Nerval à une figure allégorique emblématique du mazdéisme persan : le ferouer, que les exégètes européens pouvaient rapprocher « tantôt de lange gardien » du christianisme « tantôt de lidée platonicienne ». Lun des enjeux de larticle est de montrer que le détour par leschatologie dualiste mazdéenne permet à lauteur de projeter sa propre ambivalence psychique, notamment ses fantasmes incestueux, sur une instance tierce, lesquels fantasmes sont donc réalisés par personnage interposé. En termes métagénériques, larticle interroge la pertinence du choix de la relation orientale, notamment la manière dont un territoire triplement étranger : un Levant décentré dans le passé 31et mythologique paraît autoriser une remontée fantasmatique à destination dune époque antérieure à linstauration de la Loi morale. Nulle apologie de linceste au demeurant mais une indépassable ambivalence dans la mesure où jamais les limites séparant lauteur du personnage autofictionnel perpétrant le tabou ne sont franchies.

Vincent Mugnier

1 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 36.

2 Sigmund Freud, Totem und Tabu, 1912-1913, Trad. Fr. Totem et tabou, Paris, PUF, 2015, p. 175.

3 Ibid., p. 49.