Annexe n° 5 Réponse des rédacteurs de L’Écho des Alpes maritimes à la lettre du comte De Maistre, publiée dans le numéro du 26 janvier 1848
- Prix départemental de la recherche historique des Alpes-Maritimes 2015
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Ce que publier signifie. Une révolution par l’encre et le papier, Nice (1847-1850)
- Pages : 683 à 688
- Collection : Les Méditerranées, n° 13
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- EAN : 9782406111962
- ISBN : 978-2-406-11196-2
- ISSN : 2264-4571
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11196-2.p.0683
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/06/2021
- Langue : Français
Annexe no 5
Réponse des rédacteurs de L’Écho des Alpes maritimes
à la lettre du comte De Maistre, publiée
dans le numéro du 26 janvier 1848
Monsieur le Comte,
Vous nous tendez charitablement la main pour nous ramener, dites-vous, vers le but auquel nous voulons atteindre ; mais avant d’accepter un secours si généreux, nous avons dû nous demander s’il nous venait d’un ami ou d’un ennemi. Sur cette question, le doute ne peut point tarder à se résoudre ; acceptons donc franchement nos positions, et puisque c’est un adversaire que nous avons en vous, permettez-nous de répondre tout d’abord à votre offre par le prudent adage : Timeo Danaos et dona ferentes. Toutefois si nous avons accepté le combat singulier auquel vous nous appelez, ne croyez point que nous nous y soyons précipités tête baissée, et sans reconnaître les avantages que vous nous donnez sur vous. Nous nous refuserons à voir dans votre lettre une provocation dangereuse et le désir de nous amener sur un terrain périlleux, nous n’y verrons que ce qu’il y a réellement, malgré votre dire : l’apologie des jésuites et la critique de Gioberti, toutes choses qui vous servent de prétexte pour nous attaquer sur l’orthodoxie de nos doctrines religieuses, et sur nos principes de liberté politique. Nous répondons à une lettre, et comme vous, nous nous maintiendrons dans ses limites. Vous ne vous êtes sûrement pas attendu à trouver en nous de profonds théologiens ; il faut l’avouer, nous ne savons en fait de théologie que ce qu’il en faut au commun des martyrs. Il paraît même que vous nous croyez à cet égard non seulement étrangers à cette matière, mais encore quelque peu dépourvus de bon sens. Toutefois, quelque juste que puisse être cette appréciation, il nous semble qu’il ne nous en faudra pas faire une bien grande dépense pour combattre le raisonnement que vous nous opposez.
684Gioberti, dites-vous, désapprouve ce qu’approuve le pape, il n’est donc pas catholique et ceux qui partagent ses sentiments le sont tout aussi peu que lui ; donc Gioberti et nous, nous sommes des impies. Nous n’hésitons pas à vous dire que nous nous sentons immensément flattés d’être condamnés en si bonne compagnie, mais ce qui nous désole, c’est de l’être en vertu d’un si mauvais syllogisme. Non seulement votre raisonnement est en pleine révolte contre toutes les règles de la logique, non seulement il est faux dans son principe, faux dans ses conséquences, mais il contient le plus étrange abus de mots, la plus étrange confusion de toutes choses. Procédons un peu plus méthodiquement. Le pape représente deux personnes bien distinctes : dans l’une nous reconnaissons le chef de l’Église, dans l’autre le souverain temporel. Comme chef temporel, il donne des lois à ses sujets etc. etc. Comme chef de l’Église, ses attributions sont complexes et se divisent en deux parties dont l’une est relative à la discipline ecclésiastique et l’autre au dogme. Ce n’est qu’à ce dernier égard, vous le savez aussi bien que nous, que l’infaillibilité du pape est admise par les catholiques, et encore faut-il faire ici des restrictions. Le pape, comme docteur, est sujet à l’erreur tout autant qu’un autre. Pourtant ses décrets ont pour nous l’autorité qui résulte d’un sentiment de respect. Dans le cas seulement où, en sa qualité de chef suprême de l’Église, il présente un dogme comme un article de foi, tous les chrétiens doivent l’accepter et celui-là seul qui s’obstinerait sciemment à ne pas s’y soumettre, serait retranché du nombre des fidèles et deviendrait non catholique, c’est-à-dire hérétique. Nous n’avons pas à nous occuper ici des réserves de l’Église gallicane qui restreignent bien plus encore l’infaillibilité du pape. Tels sont les principes admis par nos théologiens, et c’est une fort vieille erreur que celle que veulent faire triompher les jésuites en soutenant l’infaillibilité absolue. Nous croyons vous faire plaisir en ne parlant pas du but de cette doctrine, tel qu’on le présume peu charitablement, et nous nous dispenserons de faire l’historique des débats qui ont été soutenus sur cette matière. Revenons à notre véritable question. Dans le dissentiment qui s’est élevé entre le pape et Gioberti, tout se résume dans la Diète, le Sonderbund et les Jésuites. Or, comme il ne s’agit point ici de la doctrine de la Compagnie de Jésus, mais de la doctrine de l’Église, après les distinctions que nous avons déjà énoncées nous ne voyons pas ce que dans le cas présent il peut y avoir de commun avec nos articles de foi. Gioberti 685a condamné le Sonderbund et les Jésuites, nous nous en réjouissons, et ne vous en déplaise, nous ne nous en croyons pas moins bons catholiques ; nous nous disons catholiques dans la véritable acception du mot et nous faisons cette réserve parce que le parti jésuitique, auquel vous appartenez, a l’incroyable audace de mettre son catholicisme au-dessus du pape, et que de cette hauteur, il se croit fondé à accuser d’impiété et à condamner au feu éternel, faute de pouvoir rallumer les bûchers de l’inquisition. Il est véritablement fort à regretter pour votre charitable parti qu’il ne dispose plus de ce moyen de conviction, et croyez que si vos arguments pouvaient en être étayés ils en prendraient une force irrésistible. Vous avez déjà remarqué qu’en parlant des jésuites, nous avons dit un parti, et vous seriez mal fondé à vous récrier contre l’emploi de ce mot, puisqu’étant militaire, vous ne sauriez être ni prêtre, ni moine, et que cependant vous êtes jésuite. Gioberti a appelé le jésuitisme une secte, et il a pu le faire à bon droit, puisque le jésuitisme a des doctrines et des intérêts évidemment distincts du catholicisme. Nous dirons nous, qu’il est un parti parce qu’il constitue une association politique reconnaissant un centre d’action, agissant avec simultanéité d’efforts et poursuivant un but commun, l’occupation du pouvoir. L’occupation du pouvoir tel est ici le vrai le seul mot de la question. À qui espère-t-on faire prendre le change, en nous parlant d’impiété ? Mais on peut être protestant et même musulman, et ne pas être impie. Ce n’est donc encore ici qu’un abus de ce mot qui couronne un abus de raisonnement. Vous voudriez nous faire croire que votre cause est celle du ciel : mais dans la cause du ciel, ni vous ni d’autres ne peuvent pas grand-chose, rapportons-nous en là-dessus à un pouvoir autrement haut-placé que celui des hommes, accomplissons nos devoirs envers Dieu, et n’outrageons pas son saint nom en le faisant servir de drapeau pour les intérêts d’un parti fort terrestre, parti terrestre s’il en fût jamais Ceci nous conduit naturellement au second objet de votre lettre nos doctrines en fait de liberté politique. La liberté est le droit absolu de parler, de penser et d’agir. La liberté politique n’est que ce même droit modifié et restreint par la loi sociale. Un peuple peut avoir plus ou moins de liberté politique, mais aucun peuple ne doit être considéré comme politiquement libre, si la loi qui le régit ne reconnaît l’égalité des droits de tous les citoyens. Or, quand nous avons dit que l’Italie entrait dans une ère de liberté, nous avons implicitement admis l’égalité des personnes devant la loi.
686Votre lettre porte une adhésion à ces principes, et nous en prenons acte ; c’est sur eux que vous fondez vos droits comme citoyen, comme propriétaire et comme père de famille. À ces qualités vous ajoutez celle de militaire, mais elle n’a que faire dans la question. Ceci étant dit en passant, et seulement pour vous prouver l’attention avec laquelle nous avons lu votre lettre ; nous continuons :
Vous entendez jouir de ces droits, rien de mieux ; mais de ce qu’un citoyen, dans le libre exercice qu’il en fait, pourra se déterminer pour telle ou telle autre chose, faudra-t-il en inférer que toute discussion sur ses déterminations doit être étouffée ? Ce serait absurde, et vous voulez rire. De la même manière que vous avez le droit de prendre des jésuites pour instituteurs de vos fils, pour médecins de votre âme, nous avons le droit de vous dire que nous, nous ferions un autre choix. Vous avez le droit de nous donner pour cause déterminante de votre volonté des raisons bonnes et mauvaises, nous avons le droit de ne pas nous y rendre. Ainsi aimez les jésuites parce qu’un ministre protestant vous a dit qu’il n’avait vu dans tout ce qui a été écrit sur eux que le bien qu’ils ont fait ; ne sommes-nous pas maîtres de penser et de dire de ce ministre protestant, qu’il ne voyait les choses que par le beau côté. Mais à côté de l’opinion qu’il exprimait, le baron Starck aurait-il trouvé commode de prouver que les évêques et les universités qui se sont déclarés contre les jésuites depuis l’approbation de l’ordre par Paul III et jusqu’à nos jours (et le nombre en est grand) n’ont eu pour mobile qu’une haine aveugle, que leur vive opposition n’était pas fondée. Nous désirerions qu’on nous expliquât convenablement l’histoire des RR. PP. Malagrida, Guignard et quelques autres qu’on pût infirmer les arrêts qui ont chassé les jésuites de France en 1594 et en 1762, qu’on expliquât bien certaines pages de l’histoire d’Espagne, de Portugal et de Naples ; qu’on nous prouvât que la France a eu tort de les expulser en 1828, et que dernièrement encore les Chambres françaises ont mal apprécié le caractère de la Compagnie, qu’elles l’ont calomniée.
Pour réhabiliter l’ordre, il faut plus que de simples assertions d’un prédicateur de Hesse-Darmstadt, il faut un livre tout entier, un livre nouveau, nous l’attendons encore. Faites-le, M. le comte, nous ne vous en disputerons jamais le droit. D’ici là, faites sonner les cloches, priez pour les morts, nul ne pensera à en détourner ni vous, ni les autres. Mais si vous assemblez le peuple, en lui disant de prier pour le Sonderbund, nous 687userons de notre droit, en lui disant que le Sonderbund était le parti qui soutenait les jésuites en Suisse, et que ce parti était en état de rébellion envers le gouvernement du pays.
Nous ne voulons ni restreindre votre liberté, ni violenter votre conscience. Il vous plaît de nous supposer des intentions que nous n’avons pas, et que nous ne pouvons pas avoir. N’intervertissez pas les rôles et sachez bien que nous voulons la liberté pour tous, même pour ceux qui ne la voudraient pas pour nous. Mais sachez aussi que nous emploierons tout ce que nous aurons de forces pour ne pas permettre de répandre des calomnies, de pousser les catholiques contre les protestants en inventant des historiettes de persécutions. Ce que nous désapprouvons, c’est qu’on fasse de la chaire une tribune politique, où le prêtre pourrait à son gré dénaturer l’esprit et le sens de nos institutions c’est qu’on vienne mentir aux fidèles assemblés en leur disant que les lois de l’État sont faites pour les riches et non pour les pauvres. Et si votre prédicateur n’a été que l’organe ignorant d’un parti qui répétait ici des manœuvres pratiquées sur d’autres points des États de S. M. alors ce n’est plus seulement un droit c’est un devoir pour nous d’arrêter cette licence et de pénétrer par nos réclamations jusque dans l’Église pour ramener le prêtre à son véritable caractère.
Nous désapprouvons hautement les prédications politiques, parce qu’elles ne peuvent jamais tourner au profit de la religion et qu’elles peuvent nuire à la société. Le prédicateur parle au nom de Dieu, il ne doit pas chercher à irriter les passions humaines, mais à les calmer. Demander ces choses au prêtre, ce n’est pas défendre aux fidèles d’aller à l’église, ce n’est pas vouloir leur imposer une formule de prière et prescrire les soupirs des cœurs. Pour se tromper si grossièrement sur nos sentiments, il fallait vouloir faire sortir de faits mal interprétés une accusation d’impiété. En la repoussant, nous ne dirons pas comme vous qu’elle est ou sauvage, ou ignoble, nous nous bornerons à la trouver ridicule. Et maintenant M. le Comte veuillez ne point oublier qu’il y a des paroles dont en certaine position on devrait s’abstenir ; les injures sont pour vous un jeu peu dangereux, mais elles ne prouvent rien, contre nous videz votre sac, et faites en sorte que le fond vaille mieux que le commencement. Parlez un peu moins de radicalisme et de despotisme, parlez-nous souvent de liberté quant à nous nous usons du droit de discussion, et il ne nous est jamais arrivé, gentils prêcheurs et pauvres 688despotillons que nous sommes, de violer la liberté individuelle, de faire sans droit incarcérer des citoyens, et de voir nos sentences arbitraires cassées par le sénat.