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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Mention spéciale du prix AFSE des meilleurs livres d'économie 2023

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Catholiques et Économistes. Leurs controverses depuis la Révolution
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 46
  • Série : 1, n° 24
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406129493
  • ISBN : 978-2-406-12949-3
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12949-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/05/2022
  • Langue : Français
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Avant-propos

Économistes et catholiques ont eu deux interprétations opposées de la révolution de 1789. Pour les économistes, elle ouvrait une ère de liberté et de justice ; la Raison allait guider le monde, la tolérance prévaudrait, la science apporterait le progrès. Pour les catholiques, la Révolution continuait lœuvre de destruction commencée avec la Réforme et continuée par la philosophie des Lumières, doù un système politique, social et économique absolument contraire aux Évangiles. Les premiers économistes que nous présenterons auront souvent participé activement à la Révolution, alors que leurs premiers opposants, parmi les auteurs catholiques, auront subi des spoliations familiales, parfois même lexil. Au début du xixe siècle, quand la science économique se met en place en France, les catholiques ont donc de bonnes raisons de sopposer à ses doctrines comme à ses analyses. Ils dénoncent une science venue de lAngleterre protestante, hostile ou indifférente à la vraie religion, et faisant de laccumulation des richesses le seul but de notre séjour terrestre.

Je veux analyser les jugements catholiques sur la science économique et les réponses quils ont suscitées du côté des économistes, après la Révolution et jusquà nos jours. Mais de quels catholiques précisément sagira-t-il ? Il faut le préciser parce que, pendant longtemps, tout le monde ou presque est plus ou moins catholique en France. Les écrivains, les philosophes et les économistes sont rarement non baptisés et mariés en dehors de lÉglise. Parmi tous les auteurs catholiques, distinguons par commodité les relativistes et les autres, que lon pourrait qualifier dabsolutistes. Ces deux termes ne qualifient pas lintensité de la foi ou de la pratique religieuse, dautant que ces informations sont souvent manquantes. Ils correspondent à une distinction plus objective : un catholique est absolutiste sil sexprime toujours en tant que catholique, cest-à-dire avec des références religieuses explicites, même quand il envisage des questions économiques. Il est relativiste dans le cas contraire, cest-à-dire 10quand il met sa foi entre parenthèses dans ses raisonnements économiques. Dans ce sens, au moins jusquau milieu du xixe siècle, les économistes ne sont jamais des catholiques absolutistes. Ils sont parfois protestants ou libres penseurs, et parfois catholiques relativistes. Inversement, quand un catholique invoque fortement sa foi pour sadresser aux économistes, cest toujours pour sopposer à leur discipline.

Pendant longtemps, des catholiques absolutistes sopposent donc à la science économique en reprenant lhostilité initiale contre la modernité. Depuis les années 1830, certains ajoutent un argument à leur réquisitoire : le capitalisme, et donc la science économique, aurait impliqué lextrême misère de la classe ouvrière, matérielle et morale, et limmoralité des classes possédantes. Les socialistes et certains catholiques partagent alors la même animosité contre la science économique ; plus précisément, disent-ils, contre la prétendue science des seuls économistes libéraux. Catholiques et socialistes expriment aussi, parfois, la même admiration explicite pour ce quaurait été véritablement lenseignement du Christ. Cette connivence entre socialistes et catholiques cesse après 1848, quand les catholiques, majoritairement, rejoignent le parti de lOrdre.

Jusquà quand les confrontations entre catholiques et économistes invoquent-elles directement la Révolution et les Droits de lhomme, en leur imputant le système social, politique et économique qui en aurait résulté ? Environ jusquà la fin du xixe siècle. Après, les élites catholiques se rallient à la République, par réalisme ou par conviction, et conformément aux nouvelles prescriptions du Pape. Beaucoup continuent de contester le pouvoir politique, mais comme le feraient dautres opposants, pas nécessairement en rêvant de restaurer un ordre ancien. Les catholiques absolutistes ne deviennent pas pour autant des admirateurs de la science économique. Ils lassocient toujours, et peut-être à juste titre, au libéralisme, à lindividualisme et à la misère. Un objectif va alors les occuper désormais, et parfois jusquà nos jours : inventer une troisième voie entre le libéralisme et le socialisme. Lidéal corporatiste apparaît comme la principale réponse catholique à cette interrogation. Le thème séduit les « catholiques sociaux » comme la plupart des intellectuels catholiques, dautant que le Pape lui-même encourage le mouvement. Quant aux économistes, ils sont tous hostiles à la restauraton des corporations, excepté quelques universitaires explicitement catholiques. Après la défaite de 1940, le maréchal Pétain affirme son adhésion au projet corporatiste, 11doù la Charte du travail proclamée un an plus tard. Depuis la Libération, il devient donc impossible de continuer de se référer à la corporation. Pourtant, les schémas corporatistes progressent dans les faits et lidée corporatiste se retrouve dans la participation des gaullistes de gauche comme dans lautogestion des socialistes antitotalitaires ; des militants catholiques sont les plus actifs dans ces deux tendances politiques.

Jusquà quand certains catholiques, au sein des élites, sopposent-ils à la science économique au nom de leur foi ? Assurément jusquà la seconde guerre mondiale, mais après ? Je viens dévoquer la contestation de la société capitaliste, la recherche dune troisième voie par des « catholiques sociaux » que lon appelle désormais des « chrétiens de gauche ». Mais il faudrait distinguer entre la contestation dune société et la contestation de la science économique. Ce serait dautant plus difficile que, depuis la seconde guerre mondiale, laffirmation de la foi devient rare dans les débats publics. Symétriquement, les économistes se considèrent de plus en plus comme des savants disposant de méthodes scientifiques spécifiques ; leurs publications ne concernent plus jamais léconomie de marché dune façon globale, ses mérites, ses inconvénients, son histoire et son avenir.

Quels sont les auteurs que je mapprête à considérer ? Tous seront Français, sauf quelques rares étrangers participant à leurs débats. Mes économistes seront par définition désignés comme tels par leurs contemporains ; publiant dans des revues spécialisées, ils seront par exemple professeurs déconomie dans de bonnes institutions universitaires. Quant aux auteurs catholiques, je privilégierai dabord ceux que les économistes citeront le plus souvent, en bien ou en mal, et ensuite ceux qui me sembleront particulièrement éminents aux yeux de leurs contemporains, par exemple au sein de lAcadémie des sciences morales et politique ou dans des instituts supérieurs catholiques.

Enfin, pourquoi sintéresser à des débats plutôt anciens, dautant que leurs niveaux philosophiques ou scientifiques ne savèrent pas toujours éblouissants ?

Ces débats montrent au moins une étonnante permanence des critiques catholiques contre le capitalisme pendant plus de deux siècles, comme si ce système économique navait pas changé entre les xixe et xxie siècles.

Ces débats révèlent aussi le côté très anticlérical des économistes dautrefois en France. Ce côté est étonnant, parce que lanticléricalisme 12est associé à la gauche socialisante, alors que les économistes étaient du bord opposé.

Il existe une autre raison de sintéresser aux rapports entre les catholiques et les économistes. Des enquêtes menées depuis une vingtaine dannées montrent que les économistes sont beaucoup moins influents en France quen Angleterre et aux États-Unis. Je crois que la religion explique une partie de ce résultat, plus précisément la longue et profonde hostilité des élites catholiques françaises à la science économique et à léconomie de marché. Il est vraisemblable quil en reste quelque chose, même dans un pays de moins en moins catholique.