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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Calvin en polémique. Une maïeutique du verbe
  • Auteur : Crouzet (Denis)
  • Pages : 17 à 35
  • Collection : Bibliothèque d’histoire de la Renaissance, n° 10
  • Thème CLIL : 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
  • EAN : 9782406056980
  • ISBN : 978-2-406-05698-0
  • ISSN : 2264-4296
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05698-0.p.0017
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/03/2017
  • Langue : Français
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Préface

Parfois le lecteur averti pourrait se demander, en considérant le titre dun ouvrage, sil simposait à son auteur de consacrer tant dannées difficiles pour traiter de ce qui semblerait déjà approfondi ou fouillé par le travail cumulé de plusieurs générations de savants. Et le « Calvin en polémique » de Nathalie Szczech pourrait lincliner, de prime abord, à aller en ce sens. Mais lillusion doptique, en histoire comme dans toutes les sciences expérimentales, fait que ce nest jamais là où on lattend que la créativité surgit, quelle procède souvent par effet de surprise ou de décalage et quà limage du passé quelle étudie, elle est placée sous le sceau de la contingence. Même dans le plus banalisé et peut-être dabord dans le plus banalisé, il y a toujours un potentiel de découverte. Parce que ce nest jamais lobjet de la recherche qui détermine le cheminement réflexif. Bien à lopposé des politiques scientifiques daujourdhui qui veulent, de manière dirigiste, programmer la recherche dabord en une recherche collective et ensuite en une recherche ciblée sur des interrogations arbitrairement présumées innovantes, cest laventure individuelle, portée en avant par des intuitions pouvant se révéler dautant plus puissantes quelles interviennent dans un champ heuristique en apparence balisé, qui est à lorigine de lavancée de la réflexion historienne. Lhistorien nest guère différent du géologue, il est avant tout celui qui se voue à repérer des failles dans ce qui est compact, massif ou encore lisse, des fissures dans lesquelles il sengouffre sans trop réfléchir où elles vont le mener, dans lesquelles il peut simaginer glisser comme passivement, tant sa réflexion lui semble désormais nécessaire. De là découle que le moins susceptible de novation devient soudain, comme à contrecourant des attentes, le plus innovant. Nécessité du hasard ou hasard dune nécessité.

Jai éprouvé soudain, en me plongeant dans louvrage de Nathalie Szczech, un grand bonheur. Ou, plus, la sensation étonnée et émerveillée de lire un grand livre, une thèse qui était plus quune thèse, 18davancer sur un chemin certes ardu, mais menant implacablement à une série de renouvellements autant méthodologiques quhistoriographiques, voire dêtre initié à la résolution de problèmes que les spécialistes se posaient depuis longtemps à propos du personnage de Calvin. Nathalie Szczech offre en effet à ses lecteurs un plaisir dintelligence, dérudition, dintuition, elle démontre que lhistoire demeure une sphère dinventivité pour qui sarme de patience, dabnégation et surtout, à partir de sources savamment analysées et du savoir universitaire le plus exigeant, cherche à « comprendre » ; « comprendre » seulement, pour reprendre le mot de Lucien Febvre. Nathalie Szczech, non seulement, ma prouvé que javais eu raison de soupçonner quil y avait un angle mort dans les études sur Calvin, un angle mort qui tenait dans un activisme de polémiste, semblant sinscrire dans la marge par rapport aux écrits théologiques, mais qui pouvait avoir joué un rôle majeur dans le processus de fabrication de la figure de réformateur. Les débuts de la recherche furent cependant, jen témoigne, des débuts brumeux, obscurs, aveugles, daccumulation lente et brute des données ; des débuts sous le digne du stress, de la peur de ne pas comprendre, comme si la fréquentation de Calvin communiquait, par une sorte dinfusion inconsciente, une angoisse : ne pas parvenir à aller au-delà de la surface des mots et rester hors du sens. Mais langoisse fait les grandes thèses parce que les grandes thèses sinscrivent dans la dynamique dun travail dune exigence absolue, dun travail qui porte à ne jamais se savoir assurée dans son savoir, à ne jamais se satisfaire des approximations, à lire et à relire tous ceux qui ont pris part à la longue chaîne de la connaissance, en latin, français, allemand, anglais, italien, à ne rien laisser passer aussi bien sur le plan des sources que de la bibliographie, à ne pas capituler devant leffet terrorisant que peut avoir le savoir. Il ny a pas de secret à un grand livre : ou plutôt le secret tient dans le temps passé à recevoir lenseignement de tous ceux qui ont travaillé auparavant, à décrypter, traduire, interroger, douter, remettre en question, expliquer, à aspirer à linnervation par les textes du passé, à travers leur langue comme leur style, leur formatage et leur typographie, leur expressivité rhétorique, leur mystère encore, lincomplétude du sens qui les marque.

Au fil dune lecture presque envoûtante, le lecteur prend alors conscience que, par lécriture, par ses méandres, ses articulations logiques, ses soucis du détail et ses topiques nécessaires, cest moins peut-être 19Nathalie Szczech qui cherche Calvin, le traque dans son épaisseur, ses présumées contradictions et dans surtout ses silences, ses non-dits, que Calvin qui réitère, comme magiquement, un mouvement maïeutique possibiliste. Qui, se redécouvrant à lui-même par le truchement dune reconstruction virtuelle de son parcours de polémiste, a trouvé Nathalie Szczech, comme truchement dune reconstitution de cette énigmatique a-conscience de soi qua été la saisie providentielle par limaginaire de la mission réformatrice. Louvrage est une expérience décriture a-biographique, parce quelle rejette la facilité psychologisante dans laquelle certains spécialistes tombent ou sont tombés ; parce quencore, elle ne tente pas de combler artificieusement les vides et les trous de la vie de Calvin par des supputations problématiques. Mais surtout parce quelle repose dans sa méthodologie sur un incroyable pari : remonter à la trame, tissée durant plus de trente années, la trame ontologique, celle que Calvin lui-même agença dans une mutabilité constante de son cogito, par le biais de lexpérience et de lexpérimentation de lécriture polémique qui nest donc plus marginale, mais devient le pivot de lexpérience du « self fashioning ».

Le lecteur suivra lhistorienne dans son effort de réveiller donc Calvin, accomplissant ce presque miracle de le faire se comprendre à lui-même, dans un parcours très serré, qui ne laisse rien au hasard parce quil postule quil nest pas besoin de se dire pour parler de soi. On pourrait parler dune histoire infra-linguistique, puisque cest avant tout sous les mots de Calvin, par dessous leurs significations mêmes, que celui-ci est imaginé pouvoir être appréhendé comme un acteur du xvie siècle religieux. Imaginé, le mot est choisi ici de manière délibérée, car Nathalie Szczech noublie jamais que lhistorien ne peut prétendre quà une seule vertu, lhumilité, noublie pas encore que lhistoire est un espace fluide dans lequel lhistorien doit dabord traquer la liberté des individus, ce pourquoi ils ont eu un devenir et pas un autre, souvent contre la scénarisation quils ont composée une fois que ce devenir est accompli.

Je citerai à ce propos ce que disait Pierre Chaunu dialoguant avec Éric Mension-Rigau, lorsquil évoquait sa modélisation dune logique de limprévisible : il ne faut pas exclure, affirmait lhistorien des réformes de lÉglise, le déterminisme, car ce serait éliminer la causalité ; mais « le déterminisme absurde est celui qui consiste à construire après coup : on 20prétend expliquer ce qui devait se passer ainsi puisque cela sest passé ainsi [] Dans les choses humaines, il y a [] un faisceau de possibles avec des centaines de milliers ou des millions de possibles avec des centaines de milliers ou des millions de scenarii ; et il arrive souvent que survienne le moins probable, celui qui découle du plus grand nombre de particularités étranges mises bout à bout ». Nathalie Szczech, dans cette perspective, sengage dans une forme dhistoire critique, qui essaie disoler tous les paramètres qui purent jouer pour expliquer que Calvin, insensiblement, glissa vers ce que lon pourrait appeler une « calvinité » qui ne serait que lexpression de sa liberté, liberté chrétienne reçue de Dieu et reçue dans la longue appréhension dun appel divin procédant au sein dun monde et dans une temporalité dont Dieu, peu à peu, lui révèle le sens. Un sens qui lui vient par le truchement dune sorte de vagabondage du discours, derrance contrôlée de son discours.

Si lhistoire est alors infra-linguistique, puisquelle sefforce de reconnaître le lent processus de distinction signifiante, au gré dune contextualisation, elle est aussi événementialisation. Le Calvin de Nathalie Szczech sidentifie à lui-même et en lui-même, comme en se situant dans les voies de la providence par limpulsion dévénements interagissant, qui le portent à partir à la découverte de nouvelles résolutions traduisant son absolue confiance dans la gratuité de la grâce et lengageant toujours plus intensément dans le service de Dieu, Dieu absolu de puissance. Et lhistoire est aussi un défi à lanachronisme, car en parcellisant, en émiettant, en dissociant lexpérience calvinienne sur une longue durée, en la rendant à la prudence et à lhumilité dun croyant ne voulant pas singérer de penser par soi, Nathalie Szczech ne fait que restituer lapproche même du divin qui put être celle de Calvin, lapproche dun Dieu face auquel le chrétien, en quête de retrouvailles de la créature avec son Créateur, ne pouvait progresser que patiemment, doucement, timidement, modestement et modérément. Longuement, par lécriture. Et modestement, il faut le redire, parce quil fallait que Calvin saccepte et se comprenne en tous ses instants dans une totale faiblesse, dans un émiettement de soi.

Je souhaite ajouter, ici, que Nathalie Szczech démontre consécutivement quil ny a pas dhistoire chimiquement pure, quil ny a dhistoire que par voie dune intériorisation par laquelle lhistorien tente de produire ou reproduire les conditions et les mécanismes de possibilité, à partir de 21sources, du self fashioning dune individualité du passé et qui parvient, de la sorte, à formaliser un tracé subjectif fait derrements et dangoisses répétés, de diverses pulsions matricielles, de découvertes, dassurances, de dubitations, en fonction dinteractions quil faut isoler, décrypter, évaluer, corréler et mettre en relation, mais par dessus lesquelles il y a toujours lombre de la Toute-puissance divine, qui commande tout. Lintervention de limaginaire de lhistorien, même lorsquil savoue contingent, parce que confronté à des apories, nest pas obligatoirement source de négativité ou de relativité. Nathalie Szczech le prouve extraordinairement dans chaque ligne de son ouvrage. Surtout dans le cas de Calvin polémiste, en faisant, par le recours à un corpus ciblé de textes, de Calvin lherméneute de lui-même, allant vers la figure dun réformateur de lÉglise sans urgence, dans la totale sujétion à une Toute-puissance divine, qui est la puissance même du Verbe.

Par lapparat critique des notes, cest une forme de discours de la méthode qui surgit et qui signifie aussi ce qui parfois manque dans les thèses daujourdhui : la chaîne de la recherche et les travaux de ceux grâce à qui la mise en réflexion a été possible : pas étonnant alors que tous les maîtres ès calvinologie trouvent une place dhonneur dans les citations référentes ; Olivier Millet, bien sûr, mais aussi William Bouwsma, Bernard Roussel, Jean-François Gilmont, Irena Backus, Francis Higman, Alexandre Ganoczy, William Naphy, Olivier Christin, sans que les anciens, Émile Doumergue par exemple, ne soient oubliés. Nathalie Szczech reconnaît sans cesse ses dettes et les inscrit dans ses pages mêmes, avec scrupule et méticulosité. Si parfois Nathalie Szczech sattarde à faire retour sur sa démonstration comme pour mieux se persuader quelle est dans le bon fil de son investigation, quelle ne se perd pas elle-même dans le prudent et complexe rapport de Calvin au Logos, le lecteur est conduit à assimiler que Calvin ne chemina pas en soi simplement, schématiquement, brutalement, froidement, quil fut tout le contraire dun homme de la rudesse ou de la cassure pour ce qui fut de ses choix et des ruptures, un homme des émotions brusques. À lopposé, ce fut diachroniquement, par un travail quil imaginait porté en avant par lEsprit divin, lentement, en une succession de moments distincts et corrélés tout à la fois, quil procéda ou fut porté à procéder. Là encore lécriture de Nathalie Szczech, dans son inter-réactivité constante, qui peut parfois ressembler à un remâchage, se veut le reflet dune expérience 22cognitive, la maïeutique ardue, longue, qui fit de Calvin un réformateur et que, seule, lhistoricisation peut permettre de circonscrire. Cest là le défi de Nathalie Szczech : « Traiter historiquement de Calvin a longtemps été un problème historiographique en soi : traiter historiquement la polémique calvinienne reste ainsi pour partie un défi »1. Parce quil fallait intégrer, faut-il ajouter, la linguistique, la sémiologie, la sociologie, la socio-littérature, lhistoire du livre, etc., non pas à côté de lhistoire, mais dans lhistoire même.

Ce livre est défini demblée comme un pari, un pari « possible » sur le possible de lintériorité du réformateur, au sens où il se fixe sur une part de lui-même, sur sa posture de polémiste, au sens encore où est sollicitée une « invention » à partir dun corpus hétérogène, associant des « traités de controverse, noués autour dun point précis de doctrine et dont les développements se révèlent spécialisés, des épîtres, un poème militant, des libelles parodiques et satiriques, ou encore des sermons ». Pari possibiliste, au sens encore où « polémique » nexiste pas dans la terminologie du xvie siècle, au sens où il y a pluralités de pratiques discursives controversistes, fluidité et « souplesse » des catégories englobantes et normatives. Avec intelligence, Nathalie Szczech récuse lapproche des textes en terme de « réception », pour sintéresser au « processus de destination », laissant en outre de côté le concept anachronique de propagande. Cest là le point liminal qui donne son mouvement à lenquête : « Nous avons cherché à sonder les sources à la recherche des stratégies dont les prises de parole ou de plumes sont animées2 ». Surgit de la sorte une histoire à profil déconstructiviste, qui découvre que le « rigide » Calvin, qui aurait été happé dans la diction obligée des infinis exigences dun Dieu jaloux, est un homme hanté par la malléabilité, par la plasticité, qui ne cesse pas de se penser et se repenser, actualisant ainsi ses stratégies, sollicitant un cogito impliqué dans une écriture qui se veut action, action sur le présent mais aussi sur son propre présent. Avec de sengager dans le processus de mise en maïeutique dune maïeutique renaissante, Nathalie Szczech a construit sa méthode, elle fabrique intelligemment ses instruments conceptuels, sans jamais chercher à les plaquer artificiellement sur lécriture calvinienne, 23mais les générant de cette écriture qui, de manière existentielle, se déplie, à ses yeux, par le biais dimpératifs de présentation de soi, dans ce quelle nomme la mise en scène de soi qui a un lieu : le texte. Parce que donc le texte est un théâtre, lhistorienne Nathalie Szczech se place dans la position dune spectatrice, de celle qui observe et qui essaie de voir à quelles contraintes répond le scénario discursif. Plus encore, limpression vient que Nathalie Szczech a pris chaque texte calvinien à la façon dune biologiste montant une expérience in vitro. Une histoire qui est comme expérimentale et qui procède par une concaténation dexpérimentations.

Doù une volonté de cerner la posture opérante de cette mise en scène à travers lèthos, que lon pourrait traduire par présentification du locuteur impliquant une accommodation au milieu ambiant. Le discours est mise en scène, scénographie, lhistorien se doit de partir à la quête, pour le polémiste Calvin, de lart par lequel « celui-ci, pour mieux les justifier, scénarise ses interventions successives, met en scène son public, ainsi que les circonstances de sa prise de parole3 ». Ce que recherche alors Nathalie Szczech, cest moins ce qui est dit, que ce par quoi le dit est rendu nécessaire et contingent tout à la fois, la posture. Sil y a scénarisation, il y a jeu dacteur et donc daction dans la polémique. Le livre se développe épistémologiquement ensuite sur lhypothèse dune parole inversée en quelque sorte. Calvin parle de lui en ne parlant pas de soi, en opérant une mise sous contrainte de son lecteur, qui le détourne de comprendre cette intrasubjectivité qui, évoquant la totale prégnance de la gloire divine, pourtant porte en ses replis une intériorité. Il y a donc dépassement des clivages entre perspectives rhétorique et biographique, au profit de la valorisation dune histoire de lèthos, de la posture située « au carrefour de dynamiques sociales et personnelles », dans « la réalité dun mouvement, dun jeu dindividuel et de collectif []4 ». Tout au long de louvrage, à travers cette valorisation du principe ludique, de limage de soi, de la mise en scène, de linteraction, cest Erwing Goffman qui a été une des clés de la réflexion, qui sarticule tout à la fois sur une phénoménologie et une sociologie du dispositif polémique à la Renaissance, mais dans un cadre 24historicisé, parce que le temps passe au xvie siècle aussi vite quil passe aujourdhui, et que le risque serait dêtre trop fixiste. Chaque libelle est pris, enserré, enfermé dans une action, et lhistorienne se doit donc dinscrire son analyse dans une chronologie fine. Je me rappellerai que javais, il y a quelques années, opté pour un Calvin scindé entre plusieurs figures auxquelles il aurait recouru synchroniquement, selon les possibilités dapplication qui simposaient. Nathalie Szczech prouve que tout est plus compliqué et que seule la diachronie, en ouvrant à une herméneutique de la continuité brisée séquentiellement, est viable.

Je dois le dire et le redire, cette ouverture épistémologique est un tour de force : elle rompt avec une optique simultanément théologienne et politique qui se contente de lire Calvin à la lueur de textes visant des adversaires et des cibles diverses, montrant donc un réformateur anxieux avant tout dutiliser sa plume pour, tous azimuts, formaliser des attaques au sein desquelles il est difficile de trouver un principe de continuité autre que celui dune présumée agressivité ou dune rigidité doctrinale du réformateur. La très grande nouveauté est là : Calvin va, grâce à cette révolution méthodologique, pouvoir parler autrement quau style direct, il va être lobjet dune approche dramaturgique et, en même temps que les moments scéniques de ses discours resurgissent, il parle, dès linstant où il se met à réfléchir au problème de « léveil de lâme », au mystère dun texte que personne ne parvenait jusquà présent à expliquer de manière satisfaisante et dont seul subsiste le fragment liminaire. Nathalie Szczech revient donc sur la fameuse préface de 1534, qui lui semble pouvoir, dans ses topiques obligées, révéler la solitude dun jeune humaniste, procédant dune « interaction polyphonique complexe avec ses adversaires et ses modèles5 ». Calvin semble alors un Calvin pluriel, éclaté, jouant sur lhumilité, leffacement, mais il transcende cette faiblesse en se retranchant derrière une parole communautaire, derrière une nécessité dutilité publique, il se veut celui qui parle pacifiquement pour protéger lharmonie de la communauté. Il veut incarner une langue qui est au service de la charité contre la mauvaise langue qui détruit lunité des hommes et les dresse les uns contre les autres. Ceci dans une continuité sans doute érasmienne. Par ses références, il projette une image de lui appartenant à la respublica humaniste. Très finement, 25Nathalie Szczech démonte lillusion quil y aurait à imaginer que celui dont la conscience se veut captive de la Parole de Dieu aurait basculé déjà inéluctablement dans la distinction de foi. Tout le problème est quil ne peut pas être concerné par un jeu de bascule, quil ne peut que procéder dans sa trajectoire que par glissements.

Dès ce moment de sa recherche, Nathalie Szczech, on le remarque, donne à voir ce quelle cherche, ce qui est son obsession, sa belle obsession : comment Calvin, sil lest jamais devenu face à lui-même, est-il devenu réformateur ? Et alors ce nest pas en 1534, parce quelle devine en lui une figure actrice du réseau évangélique, une figure mettant en avant la prudence et la modération et y invitant, dans le contexte dramatisé de 1534, à la fois les amis qui lauraient poussé à écrire et son dédicataire anonyme. Une figure prudente et peut-être déjà un peu rétive. Magnifique est alors la mise en perspective de cet instant calvinien : « la prise de parole de Calvin contre les défenseurs du sommeil ou de la mort des âmes ne serait ni une réflexion décontextualisée, ni un débat philosophique abstrait, ni une simple réponse à une affaire locale, mais bien une prise de position sur la scène théologique de lautomne 1534 visant, dans un contexte dincompréhension et de répression, à assurer la défense dun idéal de réforme évangélique contre les amalgames dont il est alors victime6 ». Très suggestive analyse qui fait sortir la préface à la Psychopannycha dune indétermination signifiante, dans la mesure où elle participerait dune « guerre de projections » fantasmatique : aux fantasmes des rigoristes catholiques, Calvin répondrait par ce qui pourrait avoir été seulement un fantasme de papier, il serait partiellement dans lordre du jeu, du contre-jeu. Ce chapitre de Nathalie Szczech résonne comme un coup de tonnerre éclairant le mystère dune écriture : il démontre que lapproche choisie est pertinente, quelle permet toujours et encore de « comprendre ».

La force analytique de louvrage tient dans la détermination de ce point dorigine, qui donne sa dynamique de continuité et son mouvement perspectif à lenquête maïeutique. Pour Nathalie Szczech, le Calvin des années qui suivent nest pas un Calvin de la discontinuité, il ne peut pas lêtre. Lhistorienne reconnaît et définit une impossibilité. Elle ne croit pas à lirrésistible force dattraction de la brisure quaurait été une 26conversion sur le court ou le moyen terme, pas plus subite que subie. Son Calvin, par-delà les différences, serait assez proche du Luther sans doute avançant dans un travail de libération de langoisse au gré de ses lectures et de son enseignement, à partir de 1512-1513, auto-générant ainsi de sa conscience enserrée dans la Parole de Dieu une maïeutique de la lenteur, de la prudence, de la réflexivité, de lattente. Nathalie Szczech tente de la sorte une anthropologie subjective et à propos des publications des années 1535-1537, elle voit un Calvin de la continuité, emprisonné dans une contexture polémique, « un milieu polémique possible, dont il a pu se nourrir ou quil a au contraire pu mettre à distance7 ». Où lon retrouve, comme lancinante, cette histoire du possible qui exprime la liberté dinterprétation de lhistorienne et qui en revient au motif de lhistoire comme risque, pari, défi.

La méthode senrichit encore, dans louverture de la première partie, dune réflexion sur lobscur de lhistoire, sur le silence des sources. Nathalie Szczech fait le choix daccepter ce silence qui questionne et conteste lapproche positiviste traditionnelle, de lassumer précisément comme en quelque sorte intentionnellement orchestré par Calvin, mais aussi de chercher à le contourner à travers ce quelle appelle lexamen èthique des productions calviniennes, la figuration de soi ; une figuration toujours et encore humaniste, dans une mimétique qui marque un souci de légitimation : ce sont les références bibliques et patristiques proliférantes, par lesquelles Calvin tente de se montrer ou projeter innervé de la Parole de Dieu, pour établir que le diable est à lœuvre, dans les dissensions françaises, derrière les manipulateurs que sont les romanistes. Une fascinante analyse signale le glissement, ainsi, de lécriture calvinienne vers une presque Parole divine, par effet daccumulation scripturaire ; mais les références proliférantes sont aussi les références profanes anciennes, avec le truchement dÉrasme. Humaniste, Calvin veut toucher les humanistes, mais Nathalie Szczech souligne remarquablement quil ny a pas chez lui que le parti de la continuité, de la mimétique, il a la scénographique parallèle de la différence, de lécart qui apparaît capitale. Moins une perspective pastorale, quune perspective dattaque, de déconstruction ou de dénégation. Calvin est un « évangélique » mais qui ne recourt pas aux stratégies évangéliques.

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Là est limportant et autorise le discernement dune singularité. Il use du latin, ce qui est à contre-courant des usages du « groupe » de Marguerite de Navarre privilégiant le français, il se pose et se met en désaxement, toujours dans la prolifération référente. Mais la posture est doublement interactive, elle est doublement ciblée, puisquelle vise aussi à établir un écart avec le « groupe de Neuchâtel », qui acquiert, grâce à cet ouvrage, une véritable consistance dans la mesure où sont décrites et scrutées ses pratiques, ses références, ses techniques. Cest aussi lhistoire même de lobjet livre qui permet de confirmer cette singularité, car Calvin et ses éditeurs recourent à des stratégies textuelles moyennes, accommodées à un lectorat savant et restreint, valorisées par une typographie spécifique et reconnaissable.

Nathalie Szczech ne laisse rien au hasard dans sa volonté de tirer des mots mêmes une scénographie : page de titres, caractères, choix ou refus de lanonymat, paratextes, et surtout, elle certifie que Calvin se présente comme participant dune communauté humaniste au sein de laquelle il peut et veut parler en avocat, en frère, en ami, en éditeur ; cela fait quil y a plus, toujours et encore, une histoire de « glissements » que de « ruptures », quand Calvin quitte le royaume de France ou sinstalle à Genève. Comme pour compenser le fait quil ne peut pas se présenter comme un théologien, se donner donc la posture du théologien, Calvin se veut un docte, se plaçant au sein même dun public de pairs. Le savoir autorise alors une volonté dengagement dans les débats du temps qui sont des débats religieux. Calvin œuvre peut-être comme hanté par Érasme, lorsquil entre dans la controverse qui se développe autour de Cochlæus ou quil intervient en support de Luther et de Melanchthon. Si lon allait plus loin, Calvin nest-il pas travaillé par un complexe érasmien, une oscillation entre une volonté dêtre et de ne pas être Érasme ? Et Érasme est peut-être la grande ombre avec laquelle Calvin dialogue implicitement, Érasme sur lequel il sappuie dans son aventure personnelle mais quil critique, remet en cause. Érasme dont il faut présupposer quil a lu nombre dopuscules stratégiques dans le champ des disputes religieuses.

La thèse a ceci de fort quelle insiste sur un point capital : dans la préface à lInstitutio, Calvin écrit contre lamalgame, et outre Céneau ou Sadolet, il sadresse à Budé : suivant ici la réflexion dOlivier Millet, Nathalie Szczech piste un Calvin qui défend la vraie Église, lÉglise 28invisible, contre Budé qui se raccroche à lÉglise visible, lÉglise hiérarchique de Rome qui empêche les fidèles davoir accès la Vérité évangélique mais dans laquelle il trouve une structure de défense contre ce quil fantasme être une radicalité religieuse ; Calvin est intensément réactif et dénonce le mythe du complot ou de la sédition en accusant les romanistes dêtre les vrais séditieux. Et ce seraient toujours les doctes qui seraient visés par le discours, les doctes qui ne doivent pas se laisser persuader, qui doivent tenir bon face aux mensonges. Budé certes nest pas nommé, mais cest de pair à pair que Calvin sadresse à lui, en polémiste, et cest Budé dont les doctes doivent deviner et comprendre quil est implicitement question. Leffort de lhistorienne se concentre ici dans une tentative de distinction des conditions érudites de réceptivité de lécriture calvinienne, parce quelles réfléchissent la tension discursive et donc lexpliquent. Le moment est à un Calvin dénonçant les amalgames, tout en se glissant dans une identification paulinienne parce que développant une exhortation fraternelle. Identification paulinienne qui lautorise à sattaquer sous les mots à un maître des bonarum litterarum. Quant aux hypnosophistes anabaptistes, Nathalie Szczech résout excellemment le problème historiographique de leur présence, qui semblerait hypertrophiée, dans la démarche calvinienne : ils seraient moins un péril réel, une réalité tangible, quune « mise en scène à destination de lecteurs évangéliques, qui prêtent loreille aux plus intransigeants pour renoncer à toute perspective de réforme ».

À vrai dire, le lecteur est saisi par la très grande finesse, ici, de la trajectoire herméneutique, lorsquelle sattaque aux Epistolæ duæ, qui sont lues comme un véritable traité polémique, véhément et destiné à réveiller les amis du royaume de France, à les faire sortir de leurs doutes ou peurs, de leur dissimulation. Cette séquence polémique est alors identifiée comme un moment dexpérimentation en milieu fermé. Il y a eu linstant des deux affaires des Placards. Faire resurgir une mise en scène textuelle impliquant une prise de posture de Calvin, cest ne pas laisser Calvin seul sur scène, cest le dépeindre sadressant à certains des grands protagonistes de lÉvangélisme. Cest encore essayer, avec audace, de penser le discours comme un potentiel interlocutif. Face aux choix qui sactualisent et qui lui semblent néfastes, Calvin pense une voie possible : « Le polémiste dialogue audacieusement avec Érasme, Budé et Roussel, figures qui ont marqué son parcours intellectuel et 29spirituel. Comment faut-il comprendre le positionnement du jeune Calvin par rapport à ses maîtres. Faut-il les lire comme les signes dune déception à légard de ceux qui refusent de faire le pas de la rupture avec Rome8 ? » Pour répondre à ces questions, Nathalie Szczech enquête alors sur ce qui peut être à lorigine de cette posture polémiste. Elle refuse toujours le mythe dune conversion et elle opte très positivement pour la valorisation dune prise de responsabilité.

Même quand Calvin sinstalle à Genève, elle refuse la topique de la fracture. Ce nest que très lentement quil sengage dans lÉglise locale. Cest plutôt un Calvin qui semble hésitant, rétif, intimidé, face à la tentation de fixation, en marge par rapport à la centralité de Farel. Pas de vocatio subita encore, mais le choix dune position que Nathalie Szczech qualifie excellemment de « surplombante9 ». Comme si elle reflétait une volonté de ne pas empiéter sur ce que Dieu, depuis le plus haut du ciel, seul peut accomplir. Comme sil y avait une manière de transfert mimétique, dans le désir de se placer dans le même axe que Dieu pour se mettre dans la plus totale posture dobédience. Calvin intervient avant tout par sa conscience, sur sa conscience régénérée dans la liberté chrétienne, « aiguillée par Dieu lui-même, [] érigée en instance de jugement10 », en une réponse à un appel divin, qui limplique en tant que défenseur et procureur, qui le contraint inexorablement à ne pas renoncer à son èthos. Mais toujours potentiellement en continuité « évangélique ». Nathalie Szczech imagine donc un Calvin coupé de la tentation téléologique qui le ferait comprendre hors des enjeux et des choix de postures interactives. Lhistorienne, implicitement, articule à sa pratique dune méthode spécifique, une déclaration dintention. Elle en appelle, en effet, à une histoire qui ne simpose pas une modélisation artificielle relevant de barrières confessionnelles qui ne sont pas encore à lœuvre. Le temps est encore à lindétermination de la figure de soi, et Calvin, dans cette durée, ne peut avoir quun positionnement mouvant. Certes désormais Calvin se situe sur les marges de lévangélisme, ou plutôt dune foi critique, mais dans une indistinction quil cultive, comme si aller plus loin serait à ses yeux sortir de la scénographie que sa conscience du présent lui impose impérativement : il a pour sources 30dinspiration dans lInstitutio bien sûr Luther et Melanchthon, mais il demeure dans la prudence, et lInstitutio de 1536 nest pas synonyme, toujours et encore contre les stéréotypes, de rupture. Il est dans le temps du possible, des virtualités de lhistoire, le moment dun inachèvement de soi, et on pourrait ajouter à nouveau à cette indistinction ou posture fluide lévidence quil ne revient pas, pour lui, à la créature humaine de singérer dactiver lhistoire par elle-même, que ce serait se substituer à Dieu. Lindifférenciation de ces années renvoie à une image de la Toute-puissance humaine que lhomme armé de la Parole de Dieu doit accompagner mais pas précéder, quil doit entretenir en lui pour quelle devienne comme un guide. LInstitutio ne bloque pas lhistoire, ne la ferme pas, elle veut éveiller à Dieu le roi et ceux qui le conseillent. Calvin nest pas, quand il sadresse à lami Duchemin, un croyant de laltérité religieuse, et Nathalie Szczech le dit bien : il cherche plus à sauver la réforme évangélique quil ne labandonne ou ne sen détourne. Il nest pas un réformateur, il ne décroche pas ; mea culpa.

Superbe démonstration et surtout une sorte de marque de foi dans une histoire qui refuse les topiques déterminées rétroactivement, parce quil y a une histoire qui, souvent, lit une séquence historique à travers son propre futur et aime à cloisonner en un avant et un après. Pour Calvin, cette histoire ne fonctionne pas. Cest un apport de louvrage, que lindividu ne se scinde pas, même sil aime ensuite, pour donner une efficace durgence de lappel divin à ses contemporains, dire quil y a une soudaineté. Lanthropologie doit être une anthropologie insistant sur la durée même de lindividu, sur son sens dêtre dans la durée et dêtre contraint par celle-ci moins à changer quà sadapter, saccommoder au changement. Surtout quand Dieu est pensé comme le maître de lhistoire qui seul donne le sens à la créature marquée indélébilement par son péché. Ici, je souhaite exprimer tout son enthousiasme pour lintelligence de la réflexion ; bien évidemment des critiques chagrines pourront être opposées à cette analyse qui met la durée au centre de lexpérience du cogito calvinien. Mais je dirai que le plus sensible dans une thèse, cest quelle soit une thèse, quelle invite à la disputatio, quelle ne se contente pas de redire ce qui a été dit. Et là, le travail de Nathalie Szczech, en explorant une virtualité autre de lhistoire du xvie siècle, est exemplaire. On comptera cette recherche comme un des jalons dans lhistoire de la Réforme, et on discutera épistémologie et anthropologie sur les bases 31de cette réinvention minutieuse et savante du parcours calvinien à la lumière de son heuristique de polémiste.

La deuxième partie du livre reprend la traque de lévénementiel calvinien, en isolant une autre séquence polémique, celle au cours de laquelle quarante-huit opuscules sont publiés. La vision devient plus globalisante et cest donc moins en détail que lhistorienne avance dans son enquête, procédant plus par études de cas-types que par souci dexhaustivité. Il y a alors, sous les formes et manifestations matérielles différentes de lécrit polémique, la distinction dune nouvelle posture de Calvin, Calvin enfin pasteur, et « de mise en œuvre dune dynamique de conversion11 ». Il sagit donc de suivre le fil des possibles et des choix calviniens, dans un espace polémique flexible, caractérisé par une multiplicité de formes, de genres, de tonalités, de réactivités à lévénementiel, de face-à-face avec ladversaire, avec une sensibilité accrue à la résonance publique des écrits. Cest tout dabord la conversion qui est appréhendée épistémologiquement, comme une progression dans un travail scénographique, dans des expériences cumulées, qui jouent comme des impulsions successives et donc toujours et encore des glissements. Laccumulation « fait » Calvin. Lhistoire happe Calvin, elle sempare de lui, le capture, elle ne lui donne plus de relâche, par exemple dans la participation aux colloques de Worms ou Ratisbonne, lappel au ministère à Strasbourg ou Genève, elle le fait plus responsable que jamais, lui donne des devoirs, lui certifie peut-être progressivement la conscience dune vocation intérieure divinement accordée, une conscience prophétique et apostolique qui est un èthos de laction par lEsprit saint. La polémique devient alors pleinement, totalement, une heuristique de Dieu dans des années qui demeurent des années de transition et Nathalie Szczech fait la typologie des interventions polémiques reflétant un repositionnement. Un développement remarquable, entre autres développements, est consacré à leffacement du « je » au profit du « nous », témoignage de la prise en charge dun èthos pastoral collectif.

Ce serait dans le cours de lannée 1537 quaurait eu lieu ce qui pourrait être toujours moins un basculement quune inflexion ou un prolongement, du témoin solitaire, éveilleur et observateur des persécutions et des épreuves, à une figure intégrée dans un groupe au nom 32duquel il prend la parole, « un groupe agissant qui se donne mission de restaurer12 une Église éloignée de lÉvangile par les errements romains ». Une inflexion ou un prolongement dans un recouvrement ou une plus grande préhension de soi par le Logos. Le lettré, le docte, le bonus vir dans ce contexte sestompe, sefface au profit du porte-parole et la parole humaniste est en quelque sorte engloutie, absorbée dans un investissement pastoral que la polémique met à lépreuve et façonne. La polémique, alors, est un méta-discours sur le ministère de la Parole conçu comme un service de Dieu faisant du chrétien un soldat, un guerrier des mots, un combattant apostolique. La scène change, ou plutôt Calvin va se déplacer. Le rideau est tombé sur une première séquence polémique. Calvin nest plus un avocat des persécutés, il ne veut ou ne peut plus préserver les ultimes chances dune réforme évangélique parce que se devine quil ne croit plus au possible de celle-ci tant lhistoire la happé dans une autre temporalité. La temporalité dune èthique de lopposition, de lantagonisme, de la lutte est venue. Parce que la Parole de Dieu sactualise alors en une parole agonistique, qui impose la nouvelle posture. Formidable est le développement qui prend en compte le lien entre changement contextuel et changement de figuration calvinienne : « Puisque les discussions en colloques ne mènent à rien, puisque les participants multiplient les intrigues et les faux semblants, il convient de faire sortir la vérité de ce huis-clos, afin quelle soit clairement publiée13 ». Linanité de lengagement humain sest comme dévoilée, et ce que les hommes nont pu faire, il reste de le rendre à Dieu en publiant partout sa Majesté et sa Vérité. Le travail du ministre devient alors moins de discussion, que de publication de la Vérité de Dieu. Le polémiste est celui qui révèle le vrai, qui ne peut plus en conséquence chercher la transaction et la conciliation, parce que Dieu envahit sa parole et que Dieu na quune Parole. Il ne lui reste plus quà imaginer un espace scénique des mots où Dieu parlera.

Les œuvres de polémique, en ce sens, sont des actions, parce que le Verbe quelles publient ne peut quêtre providentiellement agissant. Le Logos est créateur, il fait et agit, il fait agir celui qui est nourri de la révélation et qui ne peut que dire la nécessité de dopérer par clivage entre ceux qui vivent dans la mauvaise crainte de Dieu et ceux qui 33cultivent la bonne crainte. À partir de 1540, cest lèthos pastoral qui se redessine ou dessine grâce à la polémique, et, ainsi Nathalie Szczech inverse quelque peu le jeu de centre et de périphérie dans lanalyse du parcours réformateur : ce serait bien par le travail de polémiste, par le formatage maïeutique de lexpérience de combattant de Dieu, que Calvin aurait rencontré sa présentation de soi tel quelle linscrirait dans la Réforme désormais en œuvre. Très intéressant est le développement qui montre lexistence de remplois, quand il sagit datteindre les doctes, mais aussi de nouvelles formes discursives quand il sagit de toucher une sphère plus large. Il nest plus besoin de légitimer par les références érudites le discours, et désormais ce discours sauto-légitime dans lenjeu dune définition et défense dune orthodoxie quil faut élaborer, justifier, construire. Continuités, décentrements, renouvellements, variations, et le recours au latin qui na plus la même visée quauparavant, parce quil devient la langue permettant de communiquer avec tous les chrétiens de la Chrétienté souffrante, tous les chrétiens et non plus seulement les savants. Ce faisant, Calvin ne rompt pas avec les idéaux humanistes qui ont été et demeurent siens, il reprend à son compte lutopie évangélique missionnaire, parce quil revient au ministre, au nom de Dieu, de toucher tous les chrétiens, dapporter la bonne nouvelle à tous. Comme Nathalie Szczech lécrit de manière persuasive, la conversion de Calvin a sans doute été dabord une conversion « culturelle » - plutôt une conversion de limaginaire - permettant de créer une « école de Dieu » par des réappropriations, des réaccommodations, des remplois.

Cest ensuite avec une très grande perspicacité que Nathalie Szczech porte son attention sur la relation complexe de Calvin polémiste au rire et à la violence ; ceci quand se pose la question de lherméneutique polémique et de son usage plurivoque : « Cest en tenant compte du fait que la vérité fonctionne pour Calvin à lhorizon de lévidence révélée et non de la construction, que lon comprend la nature hors normes et potentiellement problématique de lécriture polémique14. » La Vérité ne se négocie pas, elle est évidence absolue et, sil le faut, le rire et la violence sont son herméneutique. Le discours polémique ne relève pas, dans cette optique, dune haine de ladversaire, il est une nécessité pastorale qui distingue de la sorte Vérité et erreur et met les obstinés en difficulté afin 34de les détourner de Satan. Doù à nouveau la question de la centralité de la polémique comme action : elle a pour fin de dire la crainte de Dieu, la bonne crainte, de purifier la communauté pour la placer en tension de réception de la Révélation. Combattre est synonyme alors de charité et damour de lautre dans la mesure où il sagit dattacher les fidèles à la seule loi divine. Et Calvin, est-il encore confirmé, se comprend dans ce désir daction.

Nathalie Szczech explique fortement comment le corpus polémique – ou plutôt la posture polémique pourrait-on dire – a joué comme une maïeutique confessionnelle pour Calvin : révéler, cest repousser les ennemis de Dieu, les qualifier et disqualifier comme Dieu dans lAncien Testament rejetait ceux qui adoraient un autre dieu que lui. Révéler cest donc enclore le peuple de Dieu dans une didactique des vérités de la foi, lui signifier quil nest fidèle que sil suit ces vérités, le discipliner. Donc le propulser mimétiquement dans une orthodoxie et une orthopraxie, par lesquelles une vraie Église pourra surgir à lappel de Dieu. Loutil polémique est essentiel car il impose de faire un choix, il ordonne la séparation, le clivage et cest en polémiquant que, par la force de la foi que la Parole de Dieu innervait en lui, Calvin lui même sest imposé à lui-même la séparation et le clivage pour plus encore limposer au peuple de Dieu. Nathalie Szczech montre notamment comment la polémique acharnée avec Westphal a joué pour fixer la doctrine eucharistique et, par là-même, commander la séparation davec le luthérien comme davec le catholique. Limpression est quen définitive Calvin na jamais vécu une conversion, car cest la vérité de Dieu qui le porte en avant dans une toujours plus grande conscience, plus dense et plus envahissante, de ce que, contre Satan, il nest de puissance que Dieu et que la mission de celui, à qui Dieu a donné la vocation de clamer sa gloire, est de se laisser soi-même emporter dans une mimétique du Logos.

On le voit donc, cest une thèse qui est plus quune thèse, qui se développe dans ce livre. Cest une expérimentation méthodologique sur les possibilités de lhistoire à se créer de nouvelles approches à partir des mots et des agencements sémantiques du passé, cest une expérimentation dhistoire possible sur une intériorité croyante du xvie siècle engagée dans un travail sotériologique ; cest encore une grande réflexion sur la complexité du rapport de lhistorien au passé et sur les risques lancinants de lanachronisme. En mettant, surtout dans sa deuxième partie, 35au cœur de la trajectoire calvinienne, la question du salut et du devoir de lhomme de foi dagir par la parole pour faire faire mouvement aux chrétiens de son temps vers les commandements divins, Nathalie Szczech impose une compréhension désormais essentielle de Calvin et dun des processus de réformation religieuse. Il faut le dire, en histoire et dans les thèses qui se soutiennent, il y a des points plus axiaux que dautres. En sattaquant à la figure de Calvin à travers la polémique, Nathalie Szczech a courageusement et excellemment tenté de résoudre une des grandes questions du xvie siècle : comment un chrétien put-il devenir ce quun historien nomme un réformateur ? Elle sest placée dans une centralité historiographique parce quelle a, dans cette maïeutique dune maïeutique renaissante, donné une réponse qui, par sa pertinence, est appelée à devenir un des grands jalons de lanalyse non seulement du calvinisme mais aussi des temps des réformes de lÉglise.

Il faut donc remercier cette jeune historienne pour le pari historiographique quelle a tenté avec audace et patience et qui autorise une exceptionnelle remontée dans une anthropologie du xvie siècle. De même que Jean-Christophe Attias a proposé une lecture du « Penser le judaïsme » dans ses modes alternatifs de conditionnalité, elle nous entraîne dans la magie dune histoire du « Penser Calvin », par le truchement dun Calvin polémiste. Et la réussite est totale.

Denis Crouzet

1 Voir p. 48-49.

2 Voir p. 60.

3 Voir p. 73.

4 Voir p. 82.

5 Voir p. 136.

6 Voir p. 194.

7 Voir p. 107.

8 Voir p. 432.

9 Voir p. 463.

10 Voir p. 464.

11 Voir p. 531.

12 Voir p. 685.

13 Voir p. 732.

14 Voir p. 875.