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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Le livre de Nathalie Szczech traite simultanément de deux questions essentielles pour la compréhension du phénomène Calvin. Le premier, qui a obsédé les historiens de la crise religieuse de la Réforme, se formule de la façon suivante : comment Jean Calvin est-il devenu le réformateur que lon sait ? Les réponses apportées à cette question ont été grevées, dès les origines, par des perspectives confessionnelles (selon que lon a affaire à lhérétique ou au héros de la seconde Réformation), puis idéologiques (celles de la biographie et de lautobiographie) et méthodologiques (à travers la quête de nouvelles sources ou lhypothèse de nouvelles datations). On suppose le plus souvent que Calvin est un théologien, on cherche le moment exact de sa « conversion » à la Réforme conçue comme rupture et lon essaie de mesurer la part des influences et de loriginalité chez le penseur religieux issu de cette « conversion ». Le second problème sintéresse plutôt à la manière du réformateur genevois comme publiciste et écrivain. On peut constater en effet que Calvin sest progressivement détaché de certaines conventions qui régulent, à la Renaissance, les rapports dun auteur avec son public : de plus en plus, se présenter comme « Jean Calvin » sans autre titre lui a semblé suffisant. La cohérence intellectuelle de son œuvre et la figure du théologien quelle installe garantissent finalement lautorité de lauteur (essentiellement un théologien et un exégète) et signalent lauthenticité dune conscience décrivain-prédicateur à la fois humble et absolument sûr de lui-même, et profondément original comme écrivain. Dans le prolongement de cette seconde question et au vu des incessantes polémiques dans lesquelles Calvin sest engagé, on se demande (en reprenant ainsi une question aussi ancienne que la première réception, au xvie siècle, de lœuvre du réformateur), pourquoi et comment sa parole est si marquée par une tension agonistique.

Nathalie Szczech traite ensemble ces deux questions classiques, pour ne pas dire obsédantes, en en renouvelant la fonction heuristique et la 14pertinence historiographique ; du même coup, elle fédère avec bonheur les points de vue de lhistorien et du littéraire. Ce nest pas là le moindre intérêt de sa contribution, sur la démarche historienne de laquelle la préface de Denis Crouzet insiste à juste titre. En adoptant le point de vue de lèthos et des postures successives adoptées par Calvin dans son exercice public de la parole, elle déjoue constamment les schémas biographiques, les interprétations anachroniques (en général rétrospectives), en tenant compte dun maximum de paramètres (historiques, éditoriaux, rhétorico-littéraires, théologiques, etc.). Elle signale aussi régulièrement les parts dhypothèse qui fondent ses interprétations, par prudence, bien sûr, mais surtout parce que ces hypothèses servent à déjouer ce que lon croit savoir et à décaper les vieux vernis qui masquent la fraîcheur dynamique dun phénomène en mouvement, déterminé par linvention constante par Calvin de ce quil est et de quil fait sous le regard de son Dieu.

Le passage des lettres profanes aux lettres sacrées sopère dans les années 1530 à travers un glissement significatif mais sans rupture, selon le processus paradoxal magnifiquement souligné par le titre de la première partie, « Lautorité des Lettres », là où les historiens de Calvin décrivent au contraire pour cette étape-là un passage de la figure du lettré à celle du réformateur. Cette chronologie résulte non pas de la datation de faits jusque-là inconnus, mais de lanalyse contextualisée de la façon dont Calvin prend la parole (orale, manuscrite, imprimée), en interaction avec un milieu mouvant et en déployant des postures polémiques chaque fois inédites. À larrivée (dans les années 1540-1560), on constate lintérêt heuristique de lhypothèse qui anime la thèse, celle dune « sédimentation » des strates successives qui ont contribué finalement à la morphologie diversifiée mais cohérente des postures calviniennes : la posture lettrée (profane, puis sacrée, toujours experte et latine, et qui ressortit à la République des lettres humaniste), celle inspirée des expériences littéraires et éditoriales neuchâteloises en langue française (à la marge desquelles Calvin sest dabord tenu en 1535-1536), la pastorale enfin, avec lexercice inventif dun ministère ecclésiastique ancré dans Genève, à partir de 1537, mais « déterritorialisé » vers lensemble de lEurope et surtout vers la France. Chaque fois, Calvin intervient dans le champ de débats en cours en les faisant siens sur un mode original, de façon à acquérir une autorité qui ne reposait au départ (jusquen 1537) que 15sur le fait quil osait y participer. Quant à la dimension polémique du théologien-pasteur, au lieu dy voir, comme le fait généralement la tradition, une sorte de faiblesse plus ou moins excusable, Nathalie Szczech montre comment cette violence fait partie de lidée même que Calvin se fait positivement de lédification : larme de la tension polémique est une forme du ministère exercé à distance auprès des absents et même du discours pastoral exercé dans Genève. Lexcès polémique est construit et il a un sens qui nest pas que psychologique (littéraire) ; il relève dune véritable herméneutique, en fonction dun paradigme prophétique, et il a une fonction didactique.

Le livre que lon a en main appelle des études quil rend possibles et qui devront tenir compte de la vision féconde quil installe. Nous pensons notamment aux relations de Calvin à la figure et à lœuvre dÉrasme, ainsi quà lexamen des publications calviniennes comme production dun atelier littéraire genevois collectif et plurilingue. Cest dire que cette thèse fait date et que lon est heureux dexprimer aujourdhui son admiration pour le courage, la méthode et le bonheur de lentreprise dont on a les résultats en main.

Olivier Millet