Aller au contenu

Classiques Garnier

Une heure avec Barnabooth

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Valery Larbaud
    2019, n° 55
    . Cosmopolitisme à l'ère de la globalisation
  • Auteur : Temple (Frédéric-Jacques)
  • Résumé : Cette contribution littéraire s’articule autour de la rencontre du poète Frédéric-Jacques Temple avec Valery Larbaud infirme, à la fin de sa vie.
  • Pages : 11 à 12
  • Revue : Cahiers Valery Larbaud
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406092728
  • ISBN : 978-2-406-09272-8
  • ISSN : 2429-3237
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09272-8.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/06/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Portrait, mouvement, gare, regard, maladie
11

Une heure avec Barnabooth

En septembre 1941, le train de Montpellier, qui était bien sûr trop lent, me déposa, enfin, à Vichy où se trouvait Valery Larbaud. Je fus introduit par Maria Angela Nebbia, devant cet écrivain que je reliais depuis longtemps à mon enfance et qui mavait persuadé que tous les trains ressemblaient à lHarmonika-Zug. Ce nétait pas le voyageur un peu gras mais à lœil vif, sous un beau panama, que je voyais depuis longtemps sur la grande photographie, bien connue, que mavait donnée Jean Loize, mais un homme figé, aux traits creusés, qui ne sexprimait plus que par des éclairs du regard, ou quelques vagues mots, ce qui ne fit quaccroître mon émotion et ma timidité.

Je me suis alors lancé, la gorge nouée, dans une sorte de monologue où se sont croisés le peintre Louis-Charles Eymar, beau-frère de son ami denfance, Marcel Ray, et lun des rares mentors de mon adolescence ; le square de la Gare où Larbaud allait se reposer à lombre dun liquidambar aujourdhui disparu ; la plage de galets de Maguelone ; le petit port de pêche de Palavas dont les fenêtres étaient jadis garnies de persiennes vénitiennes ; Joseph Conrad qui « faisait lŒuf » comme tout le monde ; le tout altéré par lexpression sans doute naïve de mon admiration. Je réussis, dans mon émoi, à lui dire que LÉcho des Étudiants désirait lui rendre hommage, que jétais chargé par Jean Renon, son directeur, de le lui annoncer. Il suivait des yeux mes balbutiements, et je percevais dans son regard un mélange damusement, de nostalgie, et déjà ce quil exprimera dans ses derniers instants : « Adieu, les choses dici-bas », avant de dire « Merci », son ultime mot, à sa compagne.

Je me souviens du lourd silence qui fut plus éloquent que des paroles, dun bon regard, de lesquisse dun sourire, du bruit discret de la porte refermée. Et jai quitté ce qui était alors pour moi le centre du monde. Ma ville, ce Clapas comme il lappelait lui-même, cest désormais sous linvocation de celui qui lavait faite sienne lorsque jy commençais ma vie, que je nai jamais cessé de la voir. Il ne la reconnaîtrait plus. Je 12vais quelquefois en pèlerinage dans le hall de lHôtel de la Métropole, qui na plus le même nom, où les initiés peuvent voir encore, pièce de musée, lascenseur que prenait Barnabooth, avec ses belles valises de cuir.

Une stèle perpétue désormais sa présence, dans ce petit square de la Gare qui était alors pour lui, comme pour les enfants de ce temps, « beau comme les jardins de lAsie Mineure ».

Pour le soixantième anniversaire de la mort de Valery Larbaud

2017

Frédéric-Jacques Temple