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Classiques Garnier

In memoriam Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Valery Larbaud
    2019, n° 55
    . Cosmopolitisme à l'ère de la globalisation
  • Auteur : Blot (Jean)
  • Pages : 235 à 236
  • Revue : Cahiers Valery Larbaud
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406092728
  • ISBN : 978-2-406-09272-8
  • ISSN : 2429-3237
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09272-8.p.0235
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/06/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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In memoriam

Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018)

Une vie… plus un jour

Georges-Emmanuel Clancier nous a quittés. Il avait cent quatre ans. Le corps était épuisé. Mais pas une ride, ni au cœur, ni à lesprit. Nous lappelions GEC et moi, son ami de plus de soixante ans, qui naime pas les sobriquets, craignant quils ne blessent, je tiens beaucoup à celui-ci et je ne pensais à lui que par « mon petit GEC » (il létait par la taille et laffection enfantine que, lun à lautre, nous nous portions), mon « Grand GEC » (il létait par son œuvre, mais aussi par un mystère modeste qui faisait de lui, sinon un saint, au moins un bien heureux de lIci-Bas.

Reprenant la belle réplique par laquelle Orlando, de Shakespeare, répond à Rosalinde qui linterroge sur la durée de son amour : « For ever and a day », notre GEC avait intitulé LÉternité plus un jour, lun de ses chefs-dœuvre. LÉternité ? Non, mon petit GEC, si ce nest mon grand GEC par ton œuvre, où tes amis te retrouveront et les autres apprendront à taimer pour tes pieds sur terre et ton cœur au ciel. En revanche, mon douloureux centenaire, tu eus bien une vie… plus un jour.

Limousin et si conscient de lêtre, si fidèle à ton subtil pays, tu étais issu des sources et des bois. Tu le savais. Nas-tu pas donné le nom de Sylvestre à ton fils ? Toi-même, sylvain ou faune dont tu avais la taille et le port ludique, le profil allongé, tu sortais droit de la Nature mais de celle, française, qui, par un miracle – auquel le cosmopolite que je suis est particulièrement sensible – est parfaitement civilisée. Mieux, par le ramage de ses feuilles et de ses eaux, la sagesse pensive de ses clairières, elle offre un modèle de civilisation.

Par-là, me semble-t-il, GEC retrouvait Valery Larbaud et demeurait si sensible à ses sages folies où même les trains de luxe sortent du mystère des fées et courent les rejoindre. Il était très attaché à lAssociation qui gardait sa mémoire et, en particulier, aux prix quelle décernait. 236Jusquaux derniers jours, nous discutions ensemble des candidats et de leurs mérites. Ses séjours à Vichy restaient parmi les plus précieux.

Tel était le poète. Mais il connut la peine des hommes. Elle devint pour lui aussi présente et contraignante que les sous-bois ou le ciel de son bonheur. Le Pain noir demeure son œuvre majeure en prose et son titre même la résume on ne peut mieux. Ce pain si durement gagné, qui lavait nourri, le travail auquel il condamnait, Clancier, au ciel où le portait son talent de poète, ne laura jamais oublié. Le prix que payaient certains pour que dautres puissent chanter, ne le laissait pas au repos. Déjà centenaire, il sinterrogeait encore avec la même, presque enfantine, indignation, sur les causes et la source de lInjustice.

Il est sans doute lun des rares écrivains qui fut aussi authentiquement prosateur que poète. Sa poésie sélevait dans la pure innocence. Sa prose restait fidèle aux bonheurs comme aux malheurs des hommes, à la fragilité du bien comme à la présence du mal. Si, malgré linsistance dAragon, il refusa de sengager dans les rangs communistes, il participa à toutes les colères et drames de son temps : guerre dEspagne, Résistance, guerre dAlgérie. Sa fidélité lui aura permis de devenir et rester, aux côtés de Marcel Arland, de Louis Guilloux, de quelques autres, le peintre dune réalité disparue : le peuple, paysan et artisan de France, dans sa grâce, sa sensibilité, ses colères et ses joies.

Telle fut la vie. Il restait un jour. Un long jour où tu perdais tes parents, ta compagne, tes amis, emportés par la mort. Tu ne pouvais plus sortir, lire, écrire, mais jamais ta présence ne me fut plus chère. Je noublierai plus la rêverie qui habitait tes yeux, devenus incolores, et que venait interrompre lacuité soudaine de la curiosité, la main levée pour porter haut lindignation ou lironie piquée au coin des lèvres. Oui, le pied léger du faune, mais bien sur terre ; oui, le cœur au ciel, mais un ciel bien français de grâce et de raison.

Adieu mon petit, mon grand GEC. Non, ni toi, ni moi, nous ne croyons à quelque recours transcendantal. Mais, ensemble, nous resterons convaincus que beauté et bonté sont les deux faces dune réalité que toi, et ton œuvre après toi, ne cesseront de chercher.

Jean Blot – 19.7.2018