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Classiques Garnier

Préambule

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Tristan L’Hermite
    1980, II
    . varia
  • Auteur : Arland (Marcel)
  • Pages : 5 à 6
  • Réimpression de l’édition de : 1980
  • Revue : Cahiers Tristan L’Hermite
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812439872
  • ISBN : 978-2-8124-3987-2
  • ISSN : 2262-2004
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3987-2.p.0007
  • Éditeur : Rougerie
  • Mise en ligne : 29/12/2012
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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LE JEU DU HASARD ET DU DESTIN
DANS LE PAGE DISGRACIÉ

Il y a deux ou trois" endroits, dans Le Page disgracié, où le temps semble s'arrêter, où la scène se vide, pour laisser place à une méditation silencieuse qui embrasse le passé du narrateur dans une vision élégiaque, toute chargée d'affectivité. Repassant en mémoire les principaux événements de sa vie, Tristan y voit l'accomplissement d'une volonté supérieure —hasard, prtivi- dence ou fatalité —qui fait de lui le « jouet des passions des Astres et de la Fortune  », condamné à subir sa propre existence, sans qu'il lui soit permis d'en modifier le cours. Du moins est-ce ainsi qu'il entend se montrer à son lecteur (1). Naturellement, ce rôle prééminent — et omniprésent —qu'il confie au destin porte atteinte à la crédibilité du récit, en plaçant celui-ci sous l'étroite dépendance d'un déterminisme plus mythique que réel. Mais n'est-ce pas aussi ce qui répand sur tout le livre ce parfum de mélancolie qui lui donne tant de charme  ?Sans l'intervention romanesque du destin, l'autobiographie de Tristan ne susciterait certainement pas cette douce complaisance au malheur, dont lui-même feint de s'étonner  : « Comment est-il possible, demande-t-il, que vous rencontriez quelque douceur en des ma- tières où j'ay trouvé tant d'amertume  ? et que ce qui me fut si difficile à supporter, vous soit agréable à lire  ?  » (2). Observons d'ailleurs que cette mélancolie, qui donne au Page disgracié sa tonalité générale, alterne avec de longues périodes de bonheur. Le destin n'accable point le page d'infortunes, mais il interrompt le cours des jours heureux et les transfigure en paradis perdus.
La disgrâce du page tient pour l'essentiel dans le conflit qui oppose des astres plutôt favorables et un destin funeste  : « les avantages de sa naissance et les malheurs de sa fortune  ». Son horoscope le prédestinait en effet à « toutes les félicitez terrien- nes  »  : « Ceux qui ont rectifié avec soin le poinct de ma nativité, trouvent que j'eus Mercure assez bien disposé, et le Soleil aucu- nement [assez] favorable  : il est vray que Vénus qui s'y rencontra puissante, m'a donné beaucoup de pente aux inclinations dont mes disgrâces me sont arrivées  » (3). Ces mêmes astres continue- ront de diriger vers lui leur influx bienveillant  : ce sont eux qui le mettront au service du duc de Verneuil, qui le tireront du mauvais pas où l'avait jeté l'affaire de la linotte, qui lui feront rencontrer son alchimiste «  si prodigue d'espérances  » et sa jeune écolière qui lui donna « tant d'amour  ». C'est vers eux qu'il se tournera
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8 en dernier recours, lorsqu'il se verra acculé à épouser la fille d'un hôtelier. Cédant un soir aux transports de sa mélancolie, il sort de la ville, erre quelque temps au hasard, puis tournant les yeux vers le Ciel, il voit paraître « cette vaste blancheur qui procède d'une nombreuse confusion de petites estoilles, et qu'on nomme la voye de laict. Je pris cet objet à bon augure  » (4). La voie lactée (refuge maternel) le ramène à l'innocence première et aux astres de sa naissance veillant sur «  ce fruit nouveau que l'on consacroit au bonheur  ». Et lorsqu'il évoque les jeunes princes au milieu desquels s'écoulèrent les jours radieux de son enfance, il leur donne précisément ce nom pour lui sacré de « jeunes Astres  ».
Si le passé est l'oeuvre de la fatalité, l'avenir, lui, n'est fait que d'espérance, d'une espérance toujours folle, toujours trom- peuse, car la mémoire de Tristan la lui renvoie avec ses décevan- tes réponses, comme une fatalité en devenir. Le page vit l'espé- rance pleinement ; il s'investit tout entier dans cet état privilégié qui consiste à s'en remettre à la providence, à se dégager de la réalité pour délicieusement se perdre dans l'univers des possi- bles. Tristan L'Hermite ou le poète de l'attente...
L'espérance s'introduit dans Le Page disgracié sous le dou- ble masque du jeu et de l'alchimie. La passion du jeu est elle- même le fruit du hasard qui le met en relation avec un certain page, «  le plus malicieux et le plus fripon de la Cour  ». Ce jeune garçon qui l'initie aux dés et aux cartes lui apparaît rétrospective- ment comme un messager du destin, venu pour le « tenter  » et pour le «  destruire  ».Incapable de résister à ce « mauvais démon travesty  », il s'adonne au vice avec une fureur qui ne l'abandon- nera plus jamais, même si elle connut des phases d'accalmie, notamment durant son séjour en Angleterre, et qui l'engagera toujours plus avant dans le malheur, « par les instigations d'une trompeuse et folle espérance  ». Grâce au jeu cependant, le page reprend ses droits sur le destin, en lui lançant à son tour défis sur défis. Qu'il gagne ou qu'il perde, du moins récupère-t-il ici son libre azbitre, même si l'espace ludique est celui de la simulation et même si cette liberté appartient à l'ordre de l'illusoire (5). Il ne joue ni pour se divertir ni pour gagner, mais pour produire de l'attente, pour échapper à l'ordre de la Loi et accéder à celui de la Règle  :c'est une débauche froide, évacuée du désir, dominée par le rituel. Le hasard est fertile ;comme le fera plus nard l'alchi- miste, il féconde inlassablement le rêve (6). Comme lui encore, comme les astres, comme l'amour, il est riche de promesses. Le page subit la séduction du jeu comme il subira celle de son écolière et celle de l'alchimiste, comme il avait subi celle ¢e son jeune maître. La fascination est telle qu'elle exclut la transgres-
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