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Classiques Garnier

Sur un volcan

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Tristan Corbière
    2021, n° 4
    . Repolitiqué
  • Auteur : Lebesgue (Octave)
  • Pages : 409 à 411
  • Revue : Cahiers Tristan Corbière
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406132523
  • ISBN : 978-2-406-13252-3
  • ISSN : 2608-5895
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13252-3.p.0409
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/06/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Sur un volcan

Benoît Dufau, qui a déniché au cours de ses recherches larticle suivant, inconnu des bibliographies corbiériennes, nous en offre le plaisir de lecture. Voilà ce quil en écrit : « Au-delà de la référence à Corbière, je trouve remarquable et très spirituelle la manière dont lauteur sapproprie le poème, le déforme, le développe et le réinvente pour en faire, pourrait-on dire, un quatrième Vésuve… Octave Lebesque, alias Georges Montorgueil, alias Cariber, cite Corbière dans dautres articles quil a écrits pour Paris : jen ai trouvé cinq en tout, dont un parle encore de “Vésuve et Cie” et un autre cite “Idylle coupée” en épigraphe. Comme lauteur aime les pseudonymes, peut-être y en a-t-il dautres ! »

Vendredi, 19 septembre

Les Napolitains qui nont quun volcan ne sont pas si bêtes que de le laisser éteindre. Le consul de Naples a même fait savoir à lAcadémie des sciences, à Paris, que le Vésuve préparait sa réouverture, qui coïncidera avec celle des spectacles. Il paraît que la mise en scène sera particulièrement soignée. Par les répétitions générales qui durent depuis deux ans, on peut se rendre compte de leffet. Cest très beau. La lave descend lentement le sommet de la montagne. La nuit, la réverbération de ce torrent incandescent éclaire le ciel. Un orchestre souterrain accompagne, en sourdine, avec une discrétion de bon goût, ces phénomènes grandioses.

Tristan Corbière, un étrange poète disparu, racontait quil avait vu trois fois le Vésuve. La première fois cétait chez sa grandmère, sur un paravent, en papier peint et verni. Au premier plan la mer, toute bleue ; à lhorizon, le ciel aussi, bleu, dun bleu à faire pleurer les petits enfants et, sélevant en pain de sucre, la montagne, ardente. Le Vésuve se comportait dans cette première image avec une certaine modestie ; il se contentait de fumer abominablement, la cheminée aussi dailleurs. 410Mais une montagne qui fume, cest drôle à voir tout de même, quand on est petit.

Il restait planté devant, ne pouvant rassasier ses yeux du spectacle ; gravement assis sur le carreau, il le contemplait des journées entières. Dabord respectueux, puis senhardissant, il fit ce que plus tard devait préconiser M. Laur, il fit des trous dans le Vésuve, beaucoup de petits cratères avec un clou, doù, sortit, bouillonnante comme la lave, la colère de la grandmère qui le gifla de la belle façon, pour avoir saccagé son paravent. Le gamin nen continua pas moins ses familiarités : « Tiens, se dit-il un jour, puisquil fume, si je lui donnais une pipe. » Et avec nimporte quoi, crayon, charbon de bois, ou son doigt trempé dans des confitures, il dota le Vésuve, qui ne broncha pas, dune Gambier superbe.

La seconde fois quil vit le Vésuve, cétait dans la chambre de sa maîtresse. Ah ! lheureux coquin, dites-vous, cétait sans doute quelque voluptueuse fille du Midi dont les flancs, comme ceux du Vésuve… Vous ny êtes point. Cétait sur un abat-jour découpé. Le soir, quand on allumait la lampe, le volcan sallumait… Un volcan admirable qui faisait sur la nuit napolitaine une tache de pourpre violente. Il jetait feu et flemme la lave séchappait du cratère turgescent, dans un fracas de tonnerre. Cétait vraiment très beau. Puis, lhuile épuisée, la lampe séteignait, et le volcan avec elle.

La troisième fois que Corbière fit le Vésuve ce fut à Naples, assis sous une tonnelle à Torre dell Anminziata. Il éprouva une profonde déception. Il se souvint du paravent et de labat-jour, et dédaigneusement tourna le dos au Vésuve pour tout de bon. Son guide sétonna : « Cest que des trois que jai vus, lui dit Corbière, le vrai Vésuve est le moins ressemblant ! »

La réflexion était dun original. Mais il faut convenir toutefois que les Italiens ont gâté leur Vésuve : ils lont hérissé de barrières et de tourniquets. Ils lont mis sous clef. Ils en ont fait un objet de curiosité truqué comme une simple Suisse. On ne le voit plus, on ne voit plus que ceux qui vivent du colosse, qui lont accaparé, qui lexploitent. Vraiment, il y a de quoi se fâcher. Le Vésuve gronde : on gronderait à moins… « Cest la jalousie qui vous fait parler », nous disait lautre jour un Italien.

Nous aurions pu répondre que nous avons des curiosités merveilleuses et que, jusquà présent, les étrangers les visitent pour rien. Bien mieux, nous mettons à leur disposition des cartes spéciales que les 411Français nobtiennent point. Nous aimons mieux lavouer : oui, cest la jalousie. Nous navons pas de volcan, et ça nous ennuie. Aussi – mais sous le sceau du secret, nest-ce pas ? – une société vient-elle de se fonder pour installer un volcan à Montmartre. Il fumerait le dimanche et il cracherait les jours de fête.

Caribert [pseudonyme de Octave Lebesgue, dit Georges Montorgueil], « Sur un volcan », rubrique « À travers Paris », Paris, 20 septembre 1890, p. 2