Quelques beautés de la langue populaire
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
2021, n° 4. Repolitiqué - Auteur : Larchey (Lorédan)
- Pages : 401 à 404
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406132523
- ISBN : 978-2-406-13252-3
- ISSN : 2608-5895
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13252-3.p.0401
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
QUELQUES BEAUTéS
DE LA LANGUE POPULAIRE
Corbière fut en contact avec la littérature bohème bien au-delà de l’œuvre de Murger. Il lut Glatigny, il connut très certainement les ouvrages d’Alfred Delvau et d’autres représentants de ce que le Grand Larousse du xixe siècle appelle, en 1867, la « seconde bohème », celle qui naquit dans les dernières années de la Monarchie de Juillet, se développa dans les années 1850, et survécut en partie jusqu’aux débuts de la iiie République.
On peut s’apercevoir de la prégnance de ce terreau chez Corbière en feuilletant L’Almanach parisien, ouvrage collectif annuel fondé par l’une des figures de la bohème, Fernand Desnoyers (1826-1869), qui le dirigea de 1860 à 1864. Au sommaire, dans les seuls numéros de 1861, 1862 et 1863, Gabriel de la Landelle (ami d’Édouard Corbière et de son fils), décidément non réductible à l’écriture maritime, qui portraiture en prose grisettes et des vicomtesses et se lance dans une réflexion sur la pose ; Albert Glatigny, qui narre une fête populaire à Montmartre ; Baudelaire, présent à chaque numéro ; Banville et Murger ; Albert de Lasalle enfin, mystérieux dédicataire d’un des exemplaires des Amours jaunes. Les thèmes de cette publication, qui vont de l’atelier du peintre à la promenade au bois, en passant par l’opérette, le suicide et la typologie de la grissette, résonnent d’avance avec de nombreux poèmes de Corbière.
Nous choisissons d’extraire de cet ensemble deux textes. D’abord la brève étude d’un bibliothécaire sur la langue populaire, qui annonce, en sourdine, les travaux majeurs que Delvau, lui aussi membre à part entière de la seconde bohème, allait bientôt publier (Dictionnaire érotique en 1864 et Dictionnaire de la langue verte en 1866). Cet essai, aussi modeste soit-il, participe à montrer que le geste corbiériene d’incorper des traits populaires au langage poétique est plus décidé, réfléchi esthétiquement, fondé littérairement qu’on a pu le croire : il était préparé par des réflexions de ses aînés bohèmes.
Le second texte est un poème de Fernand Desnoyers, toujours tiré de son Almanach. S’il n’est pas foncièrement remarquable – à l’image des autres 402poèmes de cet auteur que nous avons pu lire1– on y entend, là encore, quelques échos par anticipation aux Amours jaunes : le poète vivant « par hasard », le lecteur lisant « à l’envers », les vers « soufferts2 ». BH
La langue populaire est un idiome des plus riches. Par malheur pour la morale, cette richesse n’éclate qu’au moment d’exprimer une faute, un ridicule, ou une passion mauvaise. Si ce n’est plus la langue des voleurs et des assassins, c’est un peu le langage du côté brutal et décevant de la vie.
Prenons l’ivrogne par exemple. Eh bien ! l’ivrogne a le singulier privilège de pouvoir choisir parmi trente-deux substantifs un terme spécial au phénomène de son ivresse. Ces trente-deux mots sont les seuls dont nous avons pu constater la trace, mais il y en a sûrement d’autres qui nous ont échappé, et, qu’on ne s’y trompe pas, ce ne sont pas des synonymes stupides. Chacun a son caractère, sa couleur. Le buveur gai diffère du buveur légèrement ému, tout comme celui-ci n’a rien du pochard, et le pochard se déclarerait humilié si on allait lui dire qu’il a son compte. Il y en a pour tout le monde, de ces généreuses épithètes. Aux visages sanguins et volontiers empourprés appartient le privilège de paraître teintés, allumés, d’avoir leur coup de soleil.
Les apoplectiques, qui passent du rouge au bleu, ont leur cocarde, le bilieux est lancé ou parti, les tapageurs sont dans les brindezingues, les flegmatiques restent dans les brouillards, les nerveux sont attendris ; celui qui commande à la matière, se tient roide comme la justice ; celui qui, hélas ! ne lui peut plus commander, festonne, a sa pente, ou roule, rond comme balle, jusqu’au fossé prochain. Presque aussi riche est le répertoire des voies de fait, une des conséquences les plus ordinaires de l’ivresse.
Voici quelques-unes des phrases les plus intéressantes de la batterie :
Avec la peignée, on se prend aux cheveux, on se croche ensuite à bras-le-corps ; avec la valse et la danse sans violon, on trépigne de douleur ; avec la dégelée et la frottée, on a l’épiderme bien échauffé ; il est endolori après une brossée et une raclée ; la rossée vous sangle comme 403un cheval rétif ; la trempe et la rincée vous tordent comme du linge à la lessive ; avec la tournée, la tripotée et le travail du casaquin, vous êtes terrassé, à la merci d’un adversaire qui vous roue de coups, pour ainsi dire : encore deux secondes et vous voilà un homme en compote ou démoli. La bucherie est non moins grave : c’est une série de coups sourds à vous fendre un homme en deux comme une souche.
Et, chose étrange ! l’admiration même se trouve sur ce terrain raboteux tout imprégnée de je ne sais quelle brutalité. Vous êtes crânement jolie, fièrement brave, rudement bon, se disent avec la meilleur intention du monde. Un discours élogieux devient un discours tapé ; une scène émouvante vous empoigne ; une belle action épate le public.
Ce qui paraît aussi se rattacher au même ordre d’idées, c’est la facilité avec laquelle l’homme s’animalise, se mêle à la foule des animaux qu’il commande.
Sa peau devient alors du cuir, ses cheveux du crin, ses favoris des nageoires ou des côtelettes, son visage un mufle, sa bouche un bec ou une gueule, son bras un aileron, ses mains des griffes, le bas de son échine un croupion, ses pieds des pattes ou des arpions.
Si la description de l’espèce amène à la désignation des variétés, on trouve le sot représenté par le daim ou le dindon ; le niais par le serin, le buson ou le blaireau ; l’imbécile par l’huître ; l’exigeant par le chien ; l’usurier par le vautour ; le pingre par le rat ; le superbe par le lion ; le misanthrope par l’ours ; l’homme emporté par le cheval ; le bon compagnon par le lapin ; l’homme arriéré par le mollusque ; la femme légère par la biche, la cocotte ou le chameau. Le castor, le canard, la bécasse, le merlan, le maquereau, l’ourson, le veau, la vache, le tigre, le loup, la couleuvre, la chatte, la vipère, le cloporte, la chouette, le crapaud, la grenouille, la mouche, viennent encore à la file.
La sangsue, le phénix, l’âne et la mule sont classiques, et nous les rappelons pour mémoire. On connaît enfin le rôle que joue mon chat, mon chien, mon canard ou ma poule dans le vocabulaire de l’amitié, et aux oiseaux dans celui de l’admiration.
Combien ces mots de richesse, de crédit et de fortune paraissent fades à côté de cette annonce magique : il a le sac ! – Il a le sac, c’est-à-dire ses écus sont là sous sa main ; d’un geste il les fera luire à vos yeux, ces belles espèces sonnantes. […]
404Selon nous, il doit être beaucoup pardonné aux licences du langage populaire, en raison de la souffrance et de l’amertume profondément ironique que décèlent beaucoup de ses termes. C’est ainsi que la plèbe parisienne a trouvé, selon nous, un mot saisissant pour désigner certains quartiers où la misère a fait élection de domicile. On les appelle quartiers souffrants.
Je me rappellerai toute ma vie du jour où j’entendis prononcer ce nom pour la première fois. C’était en omnibus. Le conducteur, un gai compagnon, charmait par divers lazzis la monotonie du devoir qui l’obligeait à décliner tout haut le nom de certaines rues. À l’instant où son véhicule quittait la sombre rue des Noyers, pour traverser la place Maubert, autour de laquelle rayonnait alors vingt ruelles noirâtres où grouillait la plus misérable population, voilà notre homme qui s’écrie : Place Maubert, rue Saint-Victor, Panthéon : il n’y a personne pour le Quartier souffrant ? Et une pauvre vieille, have, déguenillée, se dressa péniblement et descendit à cet appel comme une justification vivante de l’épithète.
Les synonymes significatifs de dur, roide, tord-boyaux, casse-poitrine comment les malheureux en sont venus à nommer consolation un verre d’eau-de-vie. Ce n’est pas la boisson elle-même qu’ils recherchent, car ils en connaissent les tristes effets, c’est un étourdissement momentané, c’est une consolation fictive. N’être pas méchant et avoir du vice sont également deux expressions cousines qui valent un livre sur le moyen de parvenir. Vous voulez arriver, faites-vous craindre. Le naïf qui ne mord pas, qui n’est pas méchant reste sans valeur aux yeux du prochain. Si vous avez du vice, vous saurez exploiter ceux des autres ; c’est une garantie d’avenir.
Heureusement, l’usage de dire : ça n’est pas drôle ! en présence d’un grand malheur, est là pour neutraliser le côté attristant du tableau que nous venons d’offrir. Ça n’est pas drôle prouve que la vieille gaité française est impérissable. Il n’y a de réellement fâcheux que ce qui ne peut lui offrir un côté plaisant, et Dieux sait où elle ne vient pas à bout de le découvrir.
Lorédan Larchey, dans L’Almanach parisien pour l’année 1863, Paris, Eugène Pick, 1863, p. 68-72.
1 Il faudrait, pour tenter de montrer que Desnoyers crée un patron poétique – alliage de théatralisation égotique, de nonchalance poétique et d’agressivité envers le « bourgeois » – qui fut sans doute l’une des références de l’ethos des Amours jaunes, se lancer dans une étude plus large.
2 Ayant mis La Landelle à l’honneur dans notre précédent numéro, nous laisserons au lecteur le soin de retrouver le texte qu’il donna à L’Almanach parisien et que nous avons résumé plus haut.