Chronique parisienne

Benoît Dufau nous communique enfin ce troisième article, dont la satire du lumpen-poétariat en recherche d’éditeur, qui place d’illusoires espérances dans la nouvelle maison des frères Glady, est cocasse. L’auteur, qui n’est pas très bien renseigné puisqu’il suggère que les éditions Glady furent créées en 1874 alors qu’elles existaient depuis 1872, n’évoque pas le livre Corbière : il ne semble connaître que les seuls deux titres un peu sulfureux du catalogue.

Il y a environ deux ans, plus peut-être, on vit s’ouvrir au coin de la rue de la Bourse et de celle des Colonnes, un nouveau magasin aux vitrines duquel apparurent bientôt quelques volumes. Une enseigne monumentale, sur laquelle se détachèrent ces mots en lettres gigantesques :

Librairie du xixe siècle

surmonta bientôt le magasin. Il n’y avait plus à en douter, un nouvel éditeur était né.

À l’annonce de cet événement capital, le Paris littéraire fut en rumeur. Du boulevard des Batignolles à Cluny et d’Auteuil à Beaumarchais, des légions d’hommes râpés, faméliques, descendirent vers la rue de la Bourse, armés de manuscrits redoutables. Il y en avait de toutes les dimensions : de petits, versiculets dissimulés honteusement dans une poche de poitrine ; de gros, majestueuses épaves de la Revue des Deux-Mondes, qui les avait trouvés écrits en un français trop pur, et tout ce flot, ce torrent vint battre les volets des frères Glady.

– Ah ! s’écriait le chœur, pendant que les postulants passaient un à un dans le petit cabinet où l’on est mal à deux – un truc pour vous obliger à filer plus vite – voici venir les temps promis. Nous pourrons enfin être édités, nous les jeunes, repoussés partout. Nous avons frappé chez Salomon Isaac, il nous a dit : Êtes-vous orléaniste ? Sainte-Beuve 420est dieu et Troubat son prophète. Nous n’éditons que Jules Simon. Nous avons supplié le jeune et chevelu Tapissier. Il a été poli, mais Zola, Goncourt et les réimpressions prennent tout son temps. Vous pensez mal, nous a dit Lelièvre, l’homme du passage ; d’ailleurs je n’édite que les vers, splendidement, c’est vrai ; j’y perds, c’est encore vrai. Voyez plus loin.

Alors, nous avons couru de Saint-Sulpice à la rue de la Paix, et du boulevard Haussmann au quartier latin, où on nous a proposé de nous payer en marchandises. Au Palais-Royal, on nous avait dit qu’il y avait un excellent homme tout rond, affable, bienveillant ; nous y sommes allés une fois, dix fois, vingt fois, à toutes les heures : le matin, le soir, à midi, à minuit, et toujours nous avons troué trente-quatre personnes – quelquefois trente-cinq – qui étaient là depuis la veille. Ces messieurs, parmi lesquels il y avait quelques dames, semblaient du reste prendre leur mal en patience.

Assis sur des chaises ou sur des ballots de livres, ils causaient du temps, de la nouvelle du jour. Quelques-uns, à jeun depuis deux jours, dévoraient des charcuteries variées. Une grande dame fumait des cigarettes et causait spiritisme avec un petit monsieur froid, qui se frottait continuellement les mains et parlait poliment d’une voix posée. De temps à autre une tête apparaissait derrière la porte entre-bâillée, mesurait de l’œil la fournée des attendeurs, et crac ! disparaissait.

Nous y sommes retournés cent fois, et jamais nous n’avons vu l’excellent homme tout rond, jamais ! jamais !

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* *

Le chœur se tut. On apposa sur la librairie du xixe Siècle de grandes affiches. On y lisait ces mots :

Vient de paraître :

Jouir, par Albéric Glachy1.

Le chœur s’en retourna étonné. Il revient six mois plus tard. Les affiches avaient vécu. On en posait d’autres.

Vient de paraître :

Male et Femelle, par Albéric Glachy.

Et le chœur s’enfuit épouvanté !

Fervacques,
Le Soir, 23 avril 1876, p. 2.