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Classiques Garnier

Éditorial

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Tristan Corbière
    2020, n° 3
    . « ce vertigineux livre »
  • Auteur : Houzé (Benoît)
  • Pages : 13 à 16
  • Revue : Cahiers Tristan Corbière
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406112488
  • ISBN : 978-2-406-11248-8
  • ISSN : 2608-5895
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11248-8.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/01/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Éditorial

« ce vertigineux livre des Amours jaunes » : trouvé a posteriori comme ceux des numéros précédents, ce sous-titre tiré des Poètes maudits de Verlaine ne vise, une nouvelle fois, pas à annoncer strictement une thématique de recherche, mais à donner une tonalité densemble au volume.

Cest tout dabord bien le recueil de Corbière, et lui seul – lédition Bertrand ayant fait le choix, que nous croyons judicieux, de nadjoindre aucun texte périphérique – qui fut proposé à lécoute et à létude, à la découverte ou à la redécouverte des candidats et des préparateurs aux agrégations de Lettres, en lannée universitaire particulièrement troublée que nous venons de vivre. Si la rencontre entre linstitution concurrentielle et le poète « paria » dut parfois être un vrai choc, gageons que le vertige – un vertige de sens, au carrefour du corps et de lesprit – prit tout de même à cette occasion des lecteurs qui auraient pu, sans ce programme, ne pas trouver loccasion dune lecture poussée. La myriade détudes publiées en cette circonstance (voir notre veille bibliographique en fin de numéro), souvent dexcellente qualité, et montrant de plus, dans leur énergique diversité, une forme de structuration collective de la réflexion contemporaine sur le recueil de Corbière – de grands axes tels que lhistoricité, le lieu du poème, la matérialité de lédition originale, les articulations entre radicalité et lisibilité, la scripturalité et loralité, émergeant de part et dautre – confirme le fort intérêt de lecture qua suscité le recueil. Presque 150 ans après leur parution, Les Amours jaunes ont montré quelles avaient du répondant, « du cœur au ventre quelque part » (« Matelots ») – pour bien longtemps encore.

Les études de ce numéro se consacrent donc largement au recueil : en dépliant lun de ses textes, selon son rapport à lintertextualité (Esther Pinon) ou à la pose lyrique (Adolphe Maillot) ; en y suivant le fil dune singulière logique décriture qui à la fois défait et revitalise la tradition et la voix poétiques (Sylvie Thorel) ; en évaluant son esthétique à laune du décadentisme qui y a plus tard puisé (Yann Mortelette) ; en étudiant 14ses points de suspensions, ses « répliques » dans la première réception (Steve Murphy), dans lune des deux dernières proses de Corbière (Julien Vignères) ou dans les manuscrits tracés par le poète dans son exemplaire dauteur (Benoît Houzé) ; en sintéressant, enfin, à la matérialité éditoriale de son écriture, par trois voies et de trois manières singulièrement différentes (Yann Bernal, Charlène Clonts, Laurent Lescane).

Vertigineux, le recueil le devient en effet en particulier par lattention aux détails, qui redoublent linspiration densemble – comme si lœuvre confirmait sa grandeur, sujette à caution, dans le minuscule, offrant aux lecteurs voulant bien y revenir un supplément au voyage des premières lectures. Vertige de trouver encore aujourdhui du nouveau éclatant, de lopéré inaperçu, dans lunique et assez court ouvrage dun poète maintes fois commenté ; vertige du travail des meilleures lectures actuelles sur les lectures passées, quelles déplacent et confirment à la fois, dont elles reconfigurent la pertinence.

Revenons, à ce propos, à la citation de Verlaine en sous-titre. On pourra sétonner quelle nait quasiment jamais été rappelée par la critique, ancienne ou présente. Cest que, si elle provient bien des célèbres Poètes maudits, elle est plus exactement tirée de larticle sur Mallarmé, où Verlaine fait un crochet, un saut de carpe vers Corbière. Il faut donner cette digression dans son contexte, pour lintelligence de la profondeur primesautière du Verlaine journaliste. Après avoir cité quatre pièces inédites du maître de la rue de Rome, il écrit :

Ces poèmes absolument inédits nous conduisent à ce que nous appellerons lère de publicité de Mallarmé. De trop peu nombreuses pièces dune couleur et dune musique dès lors très essentielles parurent dans le premier et le second Parnasses contemporains où ladmiration peut les retrouver à son aise. Les Fenêtres, le Sonneur, Automne, le fragment assez long dune Hérodiade, nous semblent être les suprêmes entre ces choses suprêmes, mais nous ne nous attarderons pas à citer de limprimé loin dêtre obscur comme du manuscrit, ainsi quil est arrivé – comment ? sinon par la MALÉDICTION quil a méritée, mais pas plus héroïquement que les vers de Rimbaud et de Mallarmé – à ce vertigineux livre des Amours jaunes de ce stupéfiant Corbière : nous préférons vous procurer la joie de lire ce nouvel et précieux inédit [].

Verlaine oppose la « publicité » des vers déjà imprimés de Mallarmé à lobscurité de ses manuscrits inédits, quil préfère logiquement offrir au lecteur dans son article ; il ajoute cependant quun texte imprimé 15peut être « obscur comme du manuscrit », et donne alors lexemple des Amours jaunes. Il ne sexplique pas, en apparence, lignorance générale de cette œuvre au moment où il écrit, et pourtant les volutes de sa phrase semblent y chercher, sinon une raison, du moins un sens. Lexplication par la « MALÉDICTION » se heurte elle-même à la publicité, déjà plutôt bien établie à lépoque, de Mallarmé et de Rimbaud, tout aussi maudits que Corbière. La réponse au « comment ? » de lobscurité corbiérienne reste donc, après les tirets daparté, en suspens, la phrase bifurquant vers la célébration du « vertigineux livre » du « stupéfiant Corbière ». Peut-être devrions-nous alors entendre que lobscurité des Amours jaunes est partie liée à sa grandeur propre, au vertige quil génère, à une poétique spécifique qui aurait bizarrement donné à limprimé quelques caractères du manuscrit, y compris du point de vue de la réception du texte. Lobscurité évoquée par Verlaine nest en tout cas nullement sémantique ; elle nest, dans ce passage, même plus éthique – celle dun « poète absolu » fatalement « incompris » – ; elle est poétique, elle participe implicitement à la signifiance vertigineuse du texte corbiérien. Elle semble solidaire dune forme de réinvention de lécriture.

On trouvera donc dans le présent numéro plusieurs pistes pour penser cette réinvention, en prenant notamment en compte le geste spécifique dimpression qua constitué la publication des Amours jaunes chez les frères Glady. Le distrait, linsoucieux, le décourageux, le désabonné Corbière pourrait désormais être regardé comme le premier poète moderne de limprimé.

Notons enfin que nous étrennons dans ce numéro une section intitulée « Mémoire critique », qui doit recueillir dimportants textes aujourdhui difficiles daccès. Nous louvrons avec une magnifique lecture de « Paysage mauvais » et « Nature morte » par Jean-Marie Gleize, qui avait déjà bien voulu figurer en tête de notre premier numéro. Ce texte est suivi de la première traduction française dun important article dEzra Pound.

Nous avons eu la tristesse dapprendre, durant la préparation de ce numéro, le décès de deux grands passeurs de Tristan Corbière. Christopher Pilling, poète, dramaturge et traducteur britannique, qui avait bien voulu donner lune de ses récentes traductions de Corbière au premier numéro des Cahiers Tristan Corbière, sest éteint en août 2019. Il avait publié deux importantes traductions de Corbière : celle, complète, des 16Amours jaunes (These Jaundiced Loves, Calstock, Peterloo Poets, 1995), et récemment un livre comprenant de nombreux textes non publiés dans le recueil, dont des extraits de lalbum Louis Noir (Oysters, Nightingales and Cooking pots, Helsington, White Rose University Press, 2018). Bernard Meulien, qui faisait vivre par scènes et par vaux, mers et rivières, les textes de Corbière depuis les années 1980, pour le plus grand plaisir de publics qui découvraient souvent lœuvre avec son spectacle, nous a, lui, quittés en juillet 2020. Nous dédions ce numéro à leur mémoire : ces deux artistes ont inspiré et inspirent encore nos lectures et recherches.

Trois articles figurant dans la section « Approches critiques » sont des actes de rencontres universitaires : les contributions d Esther Pinon et de Yann Mortelette sont ainsi issues de la journée d études « Les Amours jaunes de Corbière » (dir. Esther Pinon et Xavier Bourdenet), ayant eu lieu à lUniversité Rennes 2 le 22 janvier 2020 ; lentretien de Bernard Meulien avec Benoît Houzé provient quant à lui dune demi-journée « Tristan Corbière » organisée par Jean-Luc Steinmetz et Benoît Houzé dans le cadre du Séminaire doctoral « Littérature du xixe siècle » dirigé par André Guyaux et Paolo Tortonese (Universités Paris-Sorbonne et Sorbonne Nouvelle) le 13 février 2015.

Benoît Houzé

Université Rennes 2, CELLAM Collège Gabriel Rosset, Lyon