Aller au contenu

Classiques Garnier

Éditorial Octave Mirbeau : arrêt sur image(s)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Octave Mirbeau
    2020, n° 27
    . varia
  • Auteur : Lair (Samuel)
  • Pages : 13 à 17
  • Revue : Cahiers Octave Mirbeau
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406105183
  • ISBN : 978-2-406-10518-3
  • ISSN : 2726-0518
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10518-3.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/04/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
13

ÉDITORIAL

Octave Mirbeau : arrêt sur image(s)

In memoriam Michel Ragon.

La cause est entendue. Il semble que le courant naturaliste portait naturellement les germes dune transposition possible en une forme, un langage et des codes a priori singulièrement dissemblables de ceux de lœuvre littéraire, sous les traits du cinéma. Mais du discours textuel au discours cinématographique, le passage ne va pas de soi ; le roman zolien, par ses contraintes et ses spécificités romanesques, présentait-il vraiment un matériau de choix qui rendait aisée sa transposition au septième art ? Dans un contexte contemporain favorable aux reprises cinématographiques des grands textes dOctave Mirbeau, Yannick Lemarié réunit ici un dossier complet dont les contributions sattachent en la matière aux liens étroits, presque organiques, de prime abord, entre lœuvre du romancier et ses adaptations. Films majeurs de lhistoire du cinéma ou semi-échecs, essais dune transposition fidèle ou affirmation décomplexée dun effort de transgression de lœuvre originelle, projets avortés, ou simplement contrariés, grands noms de la réalisation ou seconds couteaux du cinéma : les films évoquées dans les diverses pièces de ce volet montrent aussi la variété des supports adoptés ou pressentis – lœuvre longue, la comédie musicale, le film un tantinet racoleur, le passage du théâtre au cinéma, ou le plus canonique des romans mis à lécran. Mais tous avouent deux identiques caractéristiques : limpossibilité de se défaire peu ou prou du contexte culturel et historique où ladaptation cinéma voit le jour, dune part ; linfluence significative de lécriture, de lautre.

À ce titre, les diverses contributions ici réunies par Yannick Lemarié nous montrent que la transposition cinématographique des textes 14dOctave Mirbeau met en relief un trait saillant qui est autant une ressource pour le cinéaste quune difficulté : léclatement des formes traditionnelles du récit est une incontournable réalité qui veut mettre à lécran le texte de Mirbeau, fût-il Buñuel. Quil cherche à y échapper ou quil se soumette à cette forme capricante quest le récit de notre auteur, le réalisateur fait œuvre propre, privilégiant par exemple, en apparence tout au moins, la neutralité affective chez des personnages qui font valoir lextinction des affects, à rebours de lémotivité quon a coutume dassocier à la sensibilité paroxystique de Mirbeau (Yannick Lemarié), ou misant sur une dimension tragique sensiblement plus en retrait dans le texte littéraire (Florence Salaun). Corollaire aux multiples déclinaisons, cette même portée hautement subversive et transgressive des œuvres de Mirbeau expose dangereusement les réalisateurs aux aléas idéologiques, politiques, institutionnels ou simplement culturels que sécrète leur environnement. Quelle fasse lobjet dune authentique démarche de censure ou dune forme de discrédit porté sur lœuvre du réalisateur, quelle soit instrumentalisée sous la forme de la dangereuse condamnation des cinéastes telle quelle est pratiquée par la politique du troisième Reich, la réception de lœuvre de Mirbeau accède à travers le prisme du septième art à un degré exacerbé de lecture, et devient un matériau dont la plasticité laisse le champ libre à tous les excès, mais aussi à tous les malentendus. Lévocation par Elisabeth Muelsch de la première adaptation avortée du Journal dune femme de chambre par Jean Renoir revêt, à cet égard, une valeur paradigmatique de cet opprobre jeté sur la dimension personnelle des équipes autant que sur une œuvre jugée, on limagine, assez peu en adéquation avec la censure allemande ; les analyses respectives de Didier Le Roux et Florence Salaun prolongent toutes deux la réflexion, en tâchant de prendre la vraie mesure du vichysme dans ladaptation cinéma.

Notre deuxième volet se penche sur la gamme dune toute autre série dimages, celle dont les composantes constituent, à en lire les contributions, le réseau assez cohérent de quil est dorénavant convenu dappeler le style dOctave Mirbeau ; à cet égard, certains auteurs intègrent pour les besoins de leur analyse le rapprochement des composantes du style de Mirbeau « par analogie, avec lart cinématographique naissant » (Rémi de Raphélis) ; Jean-Paul Campillo, pour sa part, engage loin avant la très convaincante mise en perspective de lœuvre de Buñuel 15et du texte de Mirbeau. Résolument distante des fleurs de rhétorique maîtrisées et diffusées par une forme de tradition littéraire, se déployant sur un registre qui est celui du dégoût (Loïc Le Sayec), du persiflage (Jacques-Philippe Saint-Gerand), de lobscénité (Rémi de Raphélis), du lieu commun (Yoann Colin) ou de lamplification (Pascaline Hamon), lécriture protéiforme et évolutive du grand romancier présente une constante, celle de mettre sa plasticité au service de la polémique et de la défense des valeurs du Beau, du Bon, du Juste – Jean-Baptiste Baronian revient sur les affinités entre Georges Rodenbach et celui que ce dernier nommait le don Juan de lIdéal. La variété des textes supports exploités par nos contributeurs – roman, théâtre, critique dart, critique littéraire et, de façon assez inédite, ici, critique musicale grâce à Jacques-Philippe Saint-Gerand – rappelle sil en était besoin que derrière le brassage des genres et la mise à mal des modèles littéraires, un seul homme, un même écrivain, tire des potentialités du verbe la matière et la forme dun nouveau rapport au monde. Et si le style de Mirbeau sert brillamment son discours polémique, on peut sous forme de paradoxe énoncer cette vérité que son image de bretteur avisé expose, en retour, son style aux plus rares mouvements dincompréhension. Loïc Le Sayec rappelle quà la sortie du Journal dune femme de chambre, lélan de réprobation morale sidentifie à une condamnation de lécriture. De son côté, Anita Staroń sappuie sur la mise en perspective des œuvres innombrables de la féconde Rachilde et de celles de Mirbeau pour convenir dune même réception critique difficile : si la contributrice entrevoit une esthétique volontaire du patchwork qui découle dune philosophie de la réécriture, elle rappelle que nombre de critiques contemporains de Mirbeau sattachèrent au contraire à déceler dans cette esthétique de la reprise les fondements dune littérature opportuniste, qui voit dans la répétition de cellules narratives de « simples solutions de facilité, employées pour faire face aux demandes du marché et aux obligations éditoriales ».

Les choix stylistiques reflètent au contraire pleinement la volonté didactique. La dialectique du vêtement qui à la fois cache et révèle, la valeur ambivalente de la boue, le va-et-vient entre le sale et le propre – jeu dialectique qui a déjà su attirer lattention de Jean-Paul Campillo dans sa remarquable analyse des liens entre Buñuel et Mirbeau, déploient la variété des sens propre et figuré, « qui donne un effet totalisant au dégoût de Célestine », selon Loïc Le Sayec. Cette dimension totalisante 16de la métaphore nest certes pas dépourvue de valeur poétique mais sert avant tout lexpression de la révolte de la domestique, tout en participant à leffet dunification discursive et narrative du grand roman 1900 ; de la même façon, une des hypothèses herméneutiques qui peut éclairer lesthétique de la réécriture de ses propres œuvres par Mirbeau tient, selon Anita Staroń, à la volonté de toucher de nouveaux lecteurs, la fonction didactique impulsant une tendance mimétique : si la société réitère les mêmes erreurs, la critique doit multiplier didentiques dénonciations. Le rapprochement des modalités décriture de Mirbeau de celles dautres écrivains contemporains interpelle ici les auteurs. Rachilde présente avec lauteur du Jardin des supplices nombre de traits communs ; Léon Bloy partage avec ce dernier le goût du verbe haut et la puissance de dénonciation du bourgeois passe, chez Mirbeau comme chez lui, par un certain emploi du lieu commun (Yoann Colin) : réécriture et écriture tautologique servent la parole pamphlétaire de ces trois écorchés vifs, en cachant mais tout aussi bien en révélant les limites de leur art. Rémi de Raphélis estime que le parti pris dobscénité choisi par Mirbeau procède de la volonté de « mettre son lecteur en présence de vérités déplaisantes », « de soulever les masques, dobliger ses contemporains à voir les réalités quils préfèrent ignorer ». 

Car indubitablement, à larticulation du sujet quil exprime et de la société quil dénonce, le style – et singulièrement celui dOctave Mirbeau – se présente comme une instance au croisement de la subjectivité de lauteur et de la société à laquelle ce dernier appartient, procédant à la fois de lindividuel et de lartistique, mais aussi du collectif et du didactique. Il en va de lécriture comme de cette surface que définissait le poète : « Ce quil y a de plus profond en lhomme, cest la peau ». Lintensité dramatique des écorchés de Raphaël Freida illustrant Le Jardin des supplices (Alain (Georges) Leduc), « la peau toute en houles violentes », exhibe cette intuition dun traitement inouï infligé à la chair des hommes, et aux plis du texte. Travaillée par la nécessité daccéder à une parole efficace, mais tendue vers la prétention à parvenir à une forme de style que la critique moderne associerait aujourdhui à une littérarité, lécriture dOctave Mirbeau se présente au sens propre comme une peau, soulevée de contradictions internes, exhibant et cachant simultanément les désirs et les conflits, creusée par les indélébiles cicatrices quy ont laissées les batailles successives et les conflits avec le réel. Si elle est certes le lieu 17dun échange poreux entre ses obsessions intimes et les impérieuses interpellations de lextérieur, elle tâche de saccommoder au mieux des tensions qui tour à tour laiguillonnent et la minent. Comme la peau, lécriture de Mirbeau constitue cet entre-deux dans lépaisseur infime duquel se tient lespace entre lintérieur et lextérieur, le réel et le rêve (Rémi de Raphélis), entre leffort réaliste et labandon à la vision, plus quà la vue ; comme la peau, elle est lobjet dun tremblement, dont on ne saurait préciser si elle traduit une exaspération ou une angoisse mal contenue.

Samuel Lair