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Classiques Garnier

Review

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers Mérimée
    2023, n° 15
    . varia
  • Author: Arrous (Michel)
  • Pages: 163 to 168
  • Journal: Mérimée Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406151395
  • ISBN: 978-2-406-15139-5
  • ISSN: 2262-2098
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15139-5.p.0163
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-02-2023
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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Xavier Bourdenet, LÉcriture de lHistoire chez Mérimée. Larchive etlarchè, Paris, Classiques Garnier, 2022, 752 pages.

Cet essai sur le rapport de Mérimée à lHistoire (thèse HDR, Sorbonne Université, 2018), fera date parce que la critique a quasiment ignoré cette part importante de lœuvre de Mérimée. Un des mérites de lenquête de Xavier Bourdenet est de mettre en évidence une problématique commune à lœuvre érudite et à lœuvre fictionnelle, quoique lénigme caractérise la première et la recherche de la vérité la seconde. À la différence de Scott ou de Michelet, Mérimée « rejette le passé hors de toute contemporanéité » et son relativisme exclut lempathie afin de souligner laltérité ou la singularité du passé considéré comme un monde autre. Dans son introduction quon peut lire comme un état présent des études mériméennes, à la suite desquelles il sinscrit – on pense surtout à Michel Crouzet, Antonia Fonyi et Pierre Glaudes –, Xavier Bourdenet justifie son choix dune étude de la dimension anthropologique et mythique de la poétique historique de Mérimée. De cette traversée de lœuvre fictionnelle et érudite, on ne rendra compte ici que partiellement tant elle est foisonnante.

Entièrement consacrée à Mérimée dramaturge, la première partie retrace la généalogie de ces tentatives de renouvellement des formes théâtrales que furent sous la Restauration les « scènes historiques ». Organisées autour dun événement qui assure lunité daction, elles ont pour objet les guerres de religion, les conflits de la Ligue, la période de la Révolution et aussi les troubles politiques du Moyen Âge. Ce nouveau genre est examiné sous langle de la « vraisemblance historique », notion fort mouvante chez Vitet qui prétend faire de lhistoire et non de lart tout en mêlant le vrai et le fictif. Avec La Jaquerie, Mérimée, lui aussi inspiré par lhistoriographie contemporaine et qui revendique une posture historienne – ce qui ne lempêche pas dimaginer une intrigue amoureuse –, a tenté décrire autrement lhistoire, soit, comme il le dit, sous la forme dune « petite tragédie romantique », ce qui nexclut pas une certaine dose dironie. Il tire parti de labsence, très relative, de sources 164historiques en échappant à deux difficultés signalées par Rémusat dès 1828 : « celle de suppléer au silence de lhistoire et celle de ne point lui donner le ton du roman ». La fiction lemporte car tous les personnages sont fictifs ; il ny a pas de héros, mais des masses ; quant aux libertés prises avec le cadre historique, elles sont nombreuses. Contrairement à une tradition critique qui reproche à La Jaquerie une prétendue faiblesse dramaturgique – la pièce ne serait quune juxtaposition de scènes –, ou qui la juge plus proche du roman que du théâtre, Xavier Bourdenet lanalyse « en fonction du cadre générique quelle se donne » (p. 115). Le but est sans nul doute historique, mais les procédés sont ceux du théâtre, comme le prouve létude des procédés structuraux déjà réalisée par B. Cooper et G. Zaragoza. Mérimée compose en dramaturge dans le sillage de Shakespeare sans toutefois négliger la poétique classique, même sil ne se préoccupe guère des unités : « Racine et Shakespeare, nen déplaise à Stendhal ! » Néanmoins, il « atténue limpression de juxtaposition gratuite et de fragmentation » par des procédés quon retrouvera dans la Chronique : lannonce de la scène suivante, lécho dans les scènes en diptyque, la prolepse qui renvoie à lévénement central. Lanalyse sociocritique souligne le phénomène datomisation dune société qui ne vit que dans le conflit généré par le système féodal doppression et dexploitation. Se pose alors une première question, celle de la nature politique de la Jaquerie qui remet en cause ce système et ouvre le débat sur la souveraineté du peuple réputé incapable de lassurer selon la doxa libérale (p. 157 sqq.) ; la deuxième concerne les leçons que Mérimée tire du soulèvement populaire : « les excès de la féodalité devront amener dautres excès » est-il dit dans la préface. Dans cette pièce sans transcendance ni dimension spirituelle, sans parler de son anticléricalisme radical, Mérimée exclut donc tout providentialisme. Sa conception de lhistoire est « binaire et horizontale » : lexcès produit toujours un contre-excès.

La deuxième partie porte sur le choix que fit Mérimée de devenir romancier en traitant un sujet à la mode, la Saint-Barthélemy, à la fois mythique (la lutte fratricide), historique (une historiographie abondante) et politique (en 1829, cest un sujet dopposition). Ce choix est commenté à la lumière de déclarations pour la plupart bien postérieures à la publication : Mérimée conteste la poétique scotienne, ce qui na empêché ni linfluence ni les emprunts, ni même la proximité. Comptent plus que ces traces les procédés de lanti-roman, pertinemment relevés 165et analysés dans « Histoire, personnages, portraits : une poétique de lesquive » (p. 172-179), section consacrée au fameux chapitre viii. Lesquive est bien sûr visible quand le lecteur, conformément à la tradition du roman historique, sattend à quelques beaux portraits, mais aussi quand Mérimée, à la différence des auteurs du genre, naffiche pas ses sources documentaires, se revendique romancier et prétend écrire une œuvre « largement comique » (p. 181). À cet effet détonnant sajoute le contraste avec les scènes terribles, comme les tableaux du massacre et du siège, opposés au chapitre comique des « deux moines ». Tout en refusant lethos de lhistorien et de lauteur de roman historique, Mérimée se préoccupe de lunité et de la progression de son récit. Alors quon a souvent reproché à la Chronique dêtre un roman fragmenté, voire une succession de scènes, de nouvelles ou de tableaux de mœurs, Xavier Bourdenet, sans pour autant délégitimer ce jugement, suggère de la lire comme un anti-roman et donc de la réintégrer de plein droit dans le genre romanesque. Est alors détaillée une poétique de lécho ou du redoublement, laquelle contribue à la cohérence de lensemble (p. 190-194), et du « tissage » des chapitres pour gérer le passage dune unité à une autre (la « rupture dispositive » selon la terminologie dUgo Dionne). Ce travail de scénarisation, on le retrouve dans lanalyse de la Chronique comme roman de formation (initiation sociale, amoureuse et historique) marqué par le conflit au sein du couple fraternel. La mise en scène du xvisiècle (le tableau de mœurs) comprend une réflexion sur la religion, plus exactement sur le mécanisme de la croyance sous ses diverses formes (foi, fanatisme, superstition, manipulation, mystification) et sur son aboutissement, la violence, manifestation de larchè. On peut dailleurs voir dans la Chronique une entreprise de démythification de la religion (p. 213), les protestants étant plutôt favorisés, même si eux non plus néchappent pas à la « dérive violente ».

Dans le dernier chapitre intitulé « Crédulité, causalité, supposition. La Chronique ou le texte duplice », est examinée lapparente divergence entre le roman et sa préface où le romancier-érudit expose sa méthode et signale la difficulté à juger le xvisiècle avec les idées du xixe. Peu satisfait des interprétations de la Saint-Barthélemy, surtout de la thèse de la préméditation royale soutenue par les libéraux, Mérimée innocente les Valois et accuse le peuple sanguinaire, ce qui ne plut guère au Globe. Mais le discours préfaciel est contredit par le roman qui revient à 166linterprétation traditionnelle du dessein criminel de Charles IX (p. 243-245). Sans doute délibérée, cette contradiction qui discrédite le roman à thèse, peut-elle aussi sexpliquer par la pratique de deux discours aux modalités différentes, celui de lhistorien et celui de lauteur de fiction ? Dun côté, il y a ceux qui constatent que la vérité historique nest pas respectée, de lautre, ceux qui reconnaissent dans la pratique mériméenne un des procédés de lanti-roman. Tout en jugeant pertinentes les analyses de Claudie Bernard et de Peter Cogman qui parlent dune équivoque structurelle propre au roman historique, Xavier Bourdenet préfère y déceler un « effet pragmatique » ou un « appel à interpréter » qui place le lecteur « dans une position dinconfort » (p. 252-253). La méthode serait en accord avec le principe de la « narration duplice », avec les procédés connus de la prophétie (celle de Mila ou celle de la lettre mettant en garde Coligny), des épigraphes (qui ont fonction dannonce directe), des prolepses et présages. Enfin, et contrairement à la pratique traditionnelle du bouclage, la Chronique sachève sur une « clausule ouverte » (p. 262), ce qui rappelle la rupture de lillusion théâtrale à la fin des pièces du Théâtre de Clara Gazul. Ce procédé est redoublé par lincertitude du lecteur qui peut se demander à quel narrateur il a affaire, dautant plus quil est sans cesse confronté à une série dhypothèses ou à l« ambiguïté généralisée » qui caractérise le récit et même les personnages du « méchant roman » (avec le cas emblématique de linsaisissable Diane de Turgis). Cette ambiguïté est levée quand le peuple se déchaîne.

Cest à « Mérimée nouvelliste » quest consacrée la troisième partie sous-titrée « LHistoire par morceaux ». Des cinq nouvelles publiées en 1829, deux sont retenues et analysées selon le même protocole anthropologique : Vision de Charles XI et LEnlèvement de laredoute, entre la fable et lHistoire pour lune, épisode militaire initiatique et allégorie pour lautre (p. 311-339). Suivent deux chapitres sur linfluence du modèle archéologique avec La Vénus dIlle, Carmen et Lokis où fiction et érudition se déploient, quoique, à vrai dire, la fiction lemporte. Dans La Vénus dIlle comme dans Carmen, il sagit dune « quête savante » (les monuments historiques du Roussillon, le site de Munda), escamotée ou supplantée par la quête érotique, la séduction ou le malaise lors de la contemplation de la statue et dans la scène de première vue dans Carmen. Sopère alors un « déplacement érotique de lobjet de savoir » (p. 366). 167Les figures ressemblantes de la Vénus et de Carmen qui incarnent une force naturelle, le narrateur tente de les appréhender par le biais du langage (les inscriptions sur la statue, le rommani), cest aussi le cas de Wittenbach à la recherche des traces de la langue originelle, comme le montre le chapitre « Archéo-logie : la langue de larchè ».

Dans la dernière partie, « Mérimée historien », logiquement la plus développée (p. 443-691), Xavier Bourdenet examine la pratique historiographique de Mérimée qui semble à lécart de la pensée historique de son temps, point qui aurait mérité examen. Comme on sest quasiment désintéressé de ce large corpus, soit plus de vingt-cinq ans de travaux, il convenait de le considérer à nouveaux frais, à partir du tournant érudit quon date un peu abusivement de 1846, alors quavant Carmen Mérimée écrivit des notices historiques et ses Études sur lhistoire romaine, sans oublier la part érudite et historique des Notes de voyage. Simpose donc une nouvelle chronologie : 1835-1846, érudition et fiction ; 1846-1866, histoire dabord majoritaire puis exclusive entre 1852 et 1866. Abondante et multiforme, lœuvre historique de Mérimée est faite de monographies savantes, de comptes rendus qui sont de véritables études – cest une des caractéristiques de sa pratique dhistorien –, dans LeMoniteur universel, la Revue des Deux Mondes, le Journal des Savants ou la Revue archéologique. Bien quil ne soit pas un historien professionnel, Mérimée a conscience de laltérité et de laltération ou de lobscurité du passé, et il a une méthode qui est une herméneutique. Par lexamen critique des sources (textuelles ou matérielles) et des témoignages, il veut expliquer les faits, les caractères et les actions de ces figures dexception que sont don Pèdre, Catilina ou Pierre le Grand, car il privilégie la thèse du rôle des grands hommes dans lHistoire, sans négliger linfluence des mœurs. Mérimée est un historien rationaliste, prudent, toujours préoccupé du vraisemblable quand il sagit de trancher entre deux versions, considérant lHistoire comme un récit dans lequel le narrateur doit intervenir (p. 508-514). Sa méthode et ses principes font lobjet des troisième et quatrième sections : « Une philosophie insciente de lHistoire ». On lira avec profit les pages sur lHistoire comme crise, avec ses agents (la populace et le grand homme), avant lexpérience de 1848 où Mérimée réagit en bon conservateur sinon en réactionnaire. La dernière section (« La fiction dans les marges de lHistoire », p. 627-691) traite de la pratique de la traduction dœuvres russes, cest-à-dire la part 168hétérographe de lœuvre de Mérimée, aspect déjà abordé à propos de Lokis et de « la langue de larchè » (p. 399-414). On voit encore une fois quil nexiste pas toujours de frontière nette entre lhistoriographie et la fiction, notamment quand, au fil dune enquête érudite, entrent en jeu ces quatre dispositifs que sont la greffe (la pièce Les Débuts dun aventurier dérive de lentreprise historique des Faux Démétrius), la germination, quand lhistoire suscite la fiction (Don Pèdre et Carmen), lentrelacs (présence dans Stenka Razine, ouvrage historique, de poésies légendaires), et enfin la contamination ou la surimpression (dans lHistoire de la fausse Élisabeth lhistorien est « gagné par le roman »). Deux exemples, Les Débuts dun aventurier et Stenka Razine, permettent de montrer quil arrive parfois que le savoir historique subisse « lépreuve de la fiction » (p. 634-691). Il y a « complémentarité génétique et distinction générique » dans les cas de la pièce et de lépisode des Faux Démétrius, deux versions de la même « contre-histoire » par laquelle Mérimée soppose à la thèse de Karamzine ; dans le cas de Stenka Razine, le discours historique est concurrencé par la légende mise en scène selon le dispositif utilisé dans La Guzla, mais cette fois cest « une version des faits que lhistorien ne doit considérer quavec prudence et distance ».

Au terme de ce parcours, on comprend que dans lœuvre de Mérimée, qui sest toujours défié du « romanesque » et déclaré inapte au roman, lhistoire dans sa dimension anthropologique nest ni une « diversion » ni une annulation de la littérature.

Michel Arrous

Sorbonne Université