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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Mérimée
    2018, n° 10
    . varia
  • Auteur : Géal (François)
  • Pages : 155 à 160
  • Revue : Cahiers Mérimée
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406081364
  • ISBN : 978-2-406-08136-4
  • ISSN : 2262-2098
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08136-4.p.0155
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/08/2018
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Jean Canavaggio, Les Espagnes de Mérimée, Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2016, 392 p., 212 illustrations.

Dans un article de 1948, le grand hispaniste Marcel Bataillon écrivait ceci : « Un mériméiste au courant des choses dEspagne voudrait-il reprendre létude de lhispanisme de Mérimée au point où la laissée Maurice Parturier ? La chose en vaudrait la peine. Cest tout un livre quelle exigerait. »

Jean Canavaggio vient de relever ce défi lancé par son illustre prédécesseur. En 392 pages dun fort et beau volume intitulé Les Espagnes de Mérimée, il nous livre une synthèse qui simposait dautant plus quaucun pays et quaucune culture étrangère ne furent pour Mérimée lobjet dune attention aussi suivie, aussi durable et aussi fructueuse.

La composition, habile, se répartit en deux volets aux dimensions à peu près équivalentes : le premier, destiné à déployer tout « léventail des Espagnes » qui ont captivé Mérimée, comporte 7 sections déclinant dans leur titre un même paradigme de façon à envisager à chaque fois la question sous un nouvel angle :

1.Une Espagne inventée : Mérimée mystificateur

2.Une Espagne à découvrir : Mérimée voyageur

3.Une Espagne recréée : Mérimée romancier

4.Une Espagne reconstituée : Mérimée historien

5.Une Espagne réinterprétée : Mérimée recenseur

6.Une Espagne observée : Mérimée épistolier

7.Épilogue : Ladieu à lEspagne.

La disposition suit donc, pour lessentiel, un ordre à la fois chronologique et thématique parfaitement opératoire, même sil eût sans doute été possible de regrouper les sections 4 et 5 en une seule quon aurait pu intituler : « Une Espagne réinterprétée : Mérimée historien, historien des arts, historien de la littérature ».

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Le second volet, intitulé « Galerie espagnole » (en hommage à léphémère galerie du Louvre chère à Baudelaire ?), comporte 19 rubriques disposées alphabétiquement, qui permettent de compléter ce premier panorama.

Lauteur, parfaitement informé des travaux antérieurs, ne se contente pas de les utiliser ni de leur rendre hommage en sy référant scrupuleusement ; il nous offre sa propre lecture. Pour prendre un seul exemple, il va plus loin que ne lavait fait dans son commentaire lauteur de ces lignes lorsque, à propos de la 3e des Lettres dEspagne, il écrit finement : « Geste héroï-comique, en ce sens que José María nest pas seulement un hors-la-loi doublé dun homme dhonneur : cest aussi un acteur consommé qui, en toutes circonstances, nargue ceux qui se mettent en travers de sa route et sassure ainsi la sympathie des rieurs » (p. 68).

À plusieurs reprises, et surtout dans une rubrique capitale intitulée « Langue espagnole » (p. 307 sq.), J. Canavaggio revient sur la question complexe des connaissances linguistiques de Mérimée. Sil tend, semble-t-il, à revoir quelque peu à la baisse lhypothèse avancée il y a bientôt un siècle par P. Trahard dune connaissance assez poussée de lespagnol chez Mérimée dès avant son premier séjour en Espagne de 1830 – les œuvres espagnoles appréhendées en traduction semblent prépondérantes, dans un premier temps –, il accumule les preuves de progrès ultérieurs. Comme lavait déjà bien souligné Bataillon, cet apprentissage sest effectué non seulement par un biais livresque, mais directement sur le terrain ; et au cours de ses six séjours, parfois longs, les relations féminines, y compris les relations vénales prisées de Mérimée, dont témoigne la « biblioteca de doña Augustina » madrilène quil vante à son ami Estébanez Calderón (p. 241), ont eu leur part. À mes yeux, il ressort de cette enquête que même si Mérimée ne sest peut-être jamais exprimé dans un espagnol parfait, ses recherches menées pour son Histoire de don Pèdre dans les années 1844-1846, qui vont lamener à enquêter dans les archives de Barcelone, attestent sa capacité dexaminer en profondeur des textes espagnols médiévaux. Globalement, pourrait-on ajouter, sa connaissance de lespagnol atteignit un degré bien supérieur à celle de la plupart des écrivains français de son temps.

Un autre aspect qui frappe, notamment à la lecture des 4e et 5e parties, ce sont les éminentes qualités de chercheur, pour employer un anachronisme, manifestées par Mérimée dans les sciences humaines, pour 157employer un autre anachronisme, au sens le plus large du terme. Cest la passion de comprendre qui lanime, jointe à un permanent souci de contextualisation, comme en témoignent ces exemples parmi dautres : « Il est absurde de le [don Pedro] juger avec nos idées modernes. Pour le comprendre il faut se reporter aux nécessités politiques du moyen âge » (cité p. 112). Même souci en matière archéologique : « Pourquoi, dans une province romaine, si riche autrefois, trouve-t-on si peu de débris des arts de Rome ? » (cité p. 226). Même souci de clairvoyance en histoire littéraire : « Je ne prétends pas réhabiliter le style culto, je ne cherche quà lexpliquer » (cité p. 157, n. 36). Si J. Canavaggio se garde bien de juger lœuvre érudite de son auteur à laune de nos connaissances actuelles, il rend à juste titre hommage à sa lucidité de savant : ainsi, lanalyse démystificatrice que fit Mérimée des légendes entourant don Carlos, le fils de Philippe II, a été pour lessentiel confirmée par lhistoriographie postérieure (p. 148).

Cet ouvrage confirme également plusieurs traits marquants dune personnalité originale : en effet, la relation de Mérimée à lEspagne nous fournit à bien des égards, par sa diversité et sa richesse, un éclairage emblématique de toute une vision du monde et des arts. Nous nous limiterons ici à souligner quelques aspects :

Indépendance desprit

Lintérêt anthropologique profond que manifeste très tôt Mérimée pour lEspagne ne signifie pas une adhésion égale à toutes les manifestations de cette riche civilisation. J. Canavaggio souligne très justement que, sil reconnaît le poids de lÉglise, ce nest pas pour renoncer à ses convictions athées ni à une irrévérence volontiers anticléricale (p. 176).

Mérimée est parfois un homme aux opinions tranchées : si la lecture du volume confirme son amour de lAndalousie (où il nest jamais retourné après 1830) et de Madrid, simpose encore davantage son hostilité déclarée à la Catalogne et à Barcelone (p. 262 sq.), sa détestation de Philippe II et de lEscorial (p. 141, encore que dans un extrait de la Correspondance générale cité en note p. 261, Mérimée sen prend en réalité davantage à larchitecte Herrera quà son commanditaire royal), ou encore son rejet de Goya.

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Fidélité à ses opinions

Parmi les grands auteurs du Siècle dOr, Cervantès semble avoir eu – et ce nétait pas pour déplaire à J. Canavaggio, qui lui a consacré une bonne partie de ses travaux – la primauté à ses yeux. Dans ses deux notices situées à plus de 40 ans de distance (où, une fois de plus, Mérimée se comporte en authentique chercheur, procédant dans la seconde à une véritable « refonte » susceptible dintégrer les apports les plus récents de la critique), notices qui encadrent pour ainsi dire toute sa trajectoire, Mérimée se montre très réservé concernant les interprétations romantiques du Quichotte, dominantes en son temps.

Cette fidélité à soi-même connaît toutefois une exception : lon constate, chez cet observateur passionné de la vie politique espagnole contemporaine, un infléchissement de plus en plus marqué vers des positions conservatrices. Il manifeste une inquiétude croissante face à lessor des idées républicaines voire révolutionnaires venues de France, germes dinstabilité dans son esprit : « Nos journaux progressistes annoncent chaque jour que vous allez devenir une république. Jespère que vous nen êtes pas encore là » (lettre à Mme de Montijo du 23 avril 1848, citée p. 165) ; « LEspagne me paraît être dans la situation où se trouvait la France en 1792. Gare 93 » (lettre à Mme de Montijo du 15 juillet 1854, citée p. 166) ; « […i]l y aura de lautre côté des Pyrénées, ou une république ou quelque anarchie dà près même farine dont le voisinage ne nous sera nullement bon » (lettre à Panizzi, 7 janvier 1866, citée p. 171).

Désintérêt relatif pour la création contemporaine

Même sil est difficile de le prouver (certains silences étranges de la correspondance, que J. Canavaggio a éclusée à fond, ne sont pas aisément explicables : ce nest pas parce quon ne trouve pratiquement pas trace dun jugement de Mérimée sur les œuvres de son ami Estébanez Calderón, comme il est précisé p. 274, quils nen ont jamais parlé au cours de leurs nombreuses conversations), à quelques exceptions près, Mérimée semble sêtre peu intéressé à la production littéraire et théâtrale espagnole contemporaine. Et il ne semble guère avoir été plus attiré par les artistes espagnols de son temps (voir notamment les p. 186-189 et p. 367). Était-ce si différent avec ses confrères français, écrivains ou artistes ?

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Jamais jargonnant, allant le plus souvent à lessentiel, louvrage fourmille aussi de détails peu connus : p. 36, on apprend ainsi quen 1920, le futur président de la République Manuel Azaña avait traduit en espagnol Le Carrosse du Saint-Sacrement. La relecture a été particulièrement soignée, si lon considère le très petit nombre de coquilles à relever (signalons pour la forme « niais » au lieu de « mais », p. 261 n. 17).

Et sur le fond, il faut vraiment prendre sa loupe pour trouver à redire, comme p. 266 où il est dit que Mérimée ne sest rendu en Espagne pendant la saison estivale quen 1840 (cétait déjà le cas lors de son premier séjour, en 1830) ; p. 274, où Estébanez Calderón semble présenté comme lauteur de louvrage collectif Los españoles pintados por sí mismos (1843-1844) ; ou dans ce passage p. 343 où il est suggéré que Mérimée ferait allusion aux Peintures noires de Goya : il est peu probable quil en fasse état dans sa lettre du 16 mai 1869 à la duchesse Colonna, dautant que très peu de gens ont dû les voir avant quelles ne soient exposées à Paris en 1878. Du reste, on peut être sûr quil ne les aurait pas plus appréciées que le reste de lœuvre du peintre aragonais.

Dans lempathie qui le relie profondément à la population espagnole, peut-être faudrait-il durcir un peu plus que ne le fait J. Canavaggio p. 173 sq. lantinomie entre son dédain des élites sociales et politiques (gente de frac, catégorie à laquelle il faudrait ajouter la dynastie régnante et les gouvernants successifs), et son éloge du peuple. Il a certes été amené à côtoyer les premières en particulier grâce à lentremise fondamentale de la Comtesse de Montijo, dont J. Canavaggio rappelle bien le rôle central. Les nombreux extraits de la correspondance cités à ce sujet font entendre une chronique mondaine très amusante, où lironie mordante et la verve de Mérimée sillustrent tout particulièrement. Son art de la caricature (que du reste lauteur a également pratiquée, au sens plastique du terme) est perceptible dans lassimilation de F. Martínez de la Rosa à un « cornichon » (p. 272). À linverse, ce sont les classes populaires quil tend le plus souvent à valoriser. Dès son premier séjour, il souligne : « La canaille est ici intelligente, spirituelle, remplie dimagination, et les classes élevées me paraissent au-dessous des habitués destaminet et de roulette à Paris » (lettre à A. Stapfer du 4 septembre 1830), et il reprendra la même idée à la fin de sa vie : « la meilleure partie de la nation, cest le populaire ou, pour mieux dire les paysans » (lettre à la princesse Julie du 14 octobre 1868).

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Soulignons enfin que ce volume, conformément aux vœux de son éditeur José Luis Colomer, est abondamment et magnifiquement illustré (dessins, gravures, aquarelles, huiles, photographies dépoque ou daujourdhui, empruntés principalement à des auteurs espagnols, français et anglais). Si certaines œuvres sont connues, la plupart sont rarement montrées, y compris dans les ouvrages spécialisés, tel ce portrait de Próspero Bofarull, le tocayo de Mérimée, sur fond de décor de bibliothèque (p. 115), ou cette gravure de María de Padilla entièrement nue sous les yeux dun monarque mélancolique (p. 118). On se limitera à regretter à ce propos que la belle copie effectuée par Mérimée de LApparition de la Vierge à saint Bernard de Murillo (p. 126) nait pas été mise en regard de loriginal (p. 76).

Tout amoureux de lEspagne, et dune façon générale tout amateur de Mérimée se doit dacquérir sans tarder cet ouvrage…

François Géal

Université de Lyon 2