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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Mérimée
    2010, n° 2
    . varia
  • Auteurs : Jardin (Jean-Pierre), Sprenger (Scott)
  • Pages : 155 à 164
  • Revue : Cahiers Mérimée
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812439247
  • ISBN : 978-2-8124-3924-7
  • ISSN : 2262-2098
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3924-7.p.0155
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/12/2010
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS

Prosper Mérimée, Histoire de Don Pèdre Ier roi de Castille et autres écrits sur l’histoire de l’Espagne, Œuvres complètes, Section III Histoire, t. II, sous la coordination d’Antonia Fonyi, textes établis, présentés et annotés par Michel Garcia et Joseph Pérez, Paris, Honoré Champion, « Textes de Littérature moderne et contemporaine » 113, 2009, 688 p.

Ce volume, le premier à paraître de l’édition des Œuvres complètes de Prosper Mérimée dirigée, pour les sections Littérature et Histoire, par Antonia Fonyi, et pour la section Art et Archéologie par Françoise Bercé, regroupe trois textes produits par un Mérimée historien et hispaniste, deux facettes parfois méconnues de la personnalité de l’écrivain. Le plus important de ces trois textes est l’histoire de Pierre Ier de Castille, le roi Cruel (1350-1369), qui reçoit ici, dans la plus pure tradition française, le prénom de Pèdre, une histoire qui occupe les 572 premières pages de l’ouvrage et lui donne son titre ; les deux autres textes sont évidemment beaucoup plus brefs et consistent en deux comptes rendus de lecture que Mérimée consacra, l’un à la History of the Reign of Philip the Second de W. H. Prescott, et l’autre à la traduction par les comtes de Circourt et de Puymaigre du Victorial, chronique de don Pero Niño, de Gutierre de Games, texte du xve siècle. L’édition des deux textes « médiévaux » est prise en charge par Michel Garcia, professeur émérite de littérature et de civilisation de l’Espagne médiévale de l’université Sorbonne Nouvelle (Paris III), celle du texte d’histoire moderne par Joseph Pérez, professeur émérite de civilisation de l’Espagne et de l’Amérique latine de l’université Michel de Montaigne (Bordeaux III), dont il a été le président, et ancien directeur de la Casa de Velázquez. Les deux éditeurs sont des spécialistes reconnus des périodes et des thèmes

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qu’ils sont amenés à traiter dans la présentation et le commentaire des œuvres qu’ils publient ici, Michel Garcia ayant consacré de nombreux travaux à la figure et à l’œuvre de Pero López de Ayala (1332-1407), principal informateur de l’écrivain pour l’Histoire de Don Pèdre, ainsi qu’à l’historiographie du xve siècle, et Joseph Pérez ayant quant à lui traité abondamment de l’Espagne des premiers Habsbourg et du règne de Philippe II. Les trois textes sont présentés dans le volume selon l’ordre de parution de leurs premières éditions, 1847 pour l’Histoire de Don Pèdre (même si ce n’est pas cette version du texte qui sert de base à la présente édition), 1859 pour le compte rendu de l’ouvrage de Prescott et 1867 pour celui de la traduction du Victorial. C’est aussi cet ordre que nous suivrons dans notre présentation du volume.

Le principal mérite de Prosper Mérimée, en 1847, n’est pas tant de se passionner pour l’histoire du roi castillan Pierre Ier – après tout, Michelet a lui aussi consacré quelques pages à ce roi dans le tome III de son Histoire de France – que de prendre pour fondement de son œuvre la chronique de Pero López de Ayala, témoin direct des événements, plutôt que celle de Froissart, qui avait été le seul informateur de Michelet, comme il le sera d’Alexandre Dumas lorsque celui-ci consacrera un roman au règne du roi Cruel (Le Bâtard de Mauléon, récemment réédité). Cela ne signifie pas pour autant que Mérimée ignorera le chroniqueur français, car son second mérite, qui l’emporte sur le premier, est la minutie avec laquelle il s’attache à lire toutes les sources susceptibles de l’aider, aussi bien celles qui ont été éditées (essentiellement des chroniques) que celles qui sont demeurées inédites et ignorées de tous (documents d’archives dont il publie les plus intéressants en appendice de son œuvre). C’est à ce prix que l’Histoire de Don Pèdre, parue d’abord en feuilleton dans la Revue des Deux Mondes, puis en volume en 1848 et rééditée en 1865 (c’est cette édition qui est reprise aujourd’hui, comme elle l’avait été en 1961 par Gabriel Laplane, dernier éditeur du texte), constitue un monument de l’historiographie consacrée au souverain castillan. Même si Michel Garcia, avec raison, met l’accent sur le succès très limité de l’œuvre de Mérimée à son époque, en France et hors de France, et sur

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le peu d’influence qu’elle a eue sur les études postérieures consacrées, en Espagne et ailleurs, à la figure et au règne de Pierre Ier (p. 54-57), il n’en reste pas moins vrai que, jusqu’à une époque récente – et il n’est pas certain que les choses aient vraiment changé –, l’Histoire de Don Pèdre était la seule source fiable à laquelle pouvait se rapporter un Français ignorant l’espagnol s’il voulait avoir une connaissance un peu fine de la personnalité du roi, de son règne et du contexte espagnol et européen dans lequel celui-ci s’inscrivait. Certes, le texte de Mérimée n’est pas exempt de critiques, l’écrivain ayant parfois sacrifié l’exactitude historique à des réalités d’un autre ordre (recherche d’une efficacité rhétorique, appel au pathos) et n’ayant pas toujours su se libérer des préjugés de son époque (il suffit pour s’en convaincre de voir l’utilisation abusive qu’il fait de l’adjectif « féodal ») malgré sa conviction, maintes fois réaffirmée, qu’il ne faut pas juger les réalités médiévales à partir des idées du xixe siècle. Mais, à tout prendre, ces erreurs et ces dérapages restent exceptionnels et nous avons sur les premiers lecteurs de Mérimée l’avantage de bénéficier de l’éclairage savant des notes de Michel Garcia, dont l’excellente connaissance de l’époque et de la source principale de l’auteur fait merveille et dont on apprécie l’érudition souriante (note 9, p. 473). Une disposition typographique astucieuse permet d’avoir sur la même page les notes justificatives de Mérimée à son texte et les explications ou corrections de Michel Garcia, dont nous avons besoin pour pleinement goûter l’ouvrage de l’écrivain. Le texte est suivi des appendices que Prosper Mérimée avait joints à son ouvrage – et l’on regrettera que ces textes n’aient pas fait l’objet de la même attention bienveillante de l’éditeur que le reste de l’œuvre –, des variantes (par rapport aux autres éditions) et corrections du texte, ainsi que d’une bibliographie actualisée qui complète avantageusement celle de Mérimée.

Le compte rendu de la History de Prescott, publié dans la Revue des Deux Mondes en 1859, n’a été repris en volume que longtemps après la mort de Mérimée, et un échange épistolaire cité par Joseph Pérez dans sa présentation montre que l’auteur lui-même en a très vite oublié l’existence. Le titre du compte rendu (« Philippe II et Don Carlos »)

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ne coïncide pas avec celui de l’ouvrage qu’il critique, mais il rend parfaitement compte, en revanche, des préoccupations de Mérimée : la moitié du texte est effectivement consacrée aux relations du roi et de son fils et aux causes réelles de la mort de ce dernier. Mérimée s’inscrit en faux contre l’hypothèse avancée par Prescott dans son livre, selon laquelle Don Carlos avait été jugé et exécuté secrètement pour hérésie. Une fois encore, les qualités d’historien du Français sont mises en évidence, puisque son opinion sur l’affaire (Don Carlos était fou, ce qui a conduit son père à l’écarter du pouvoir sans pouvoir donner clairement la raison de cet éloignement, et ce sont les excès du prince qui ont conduit à sa mort) a été confirmée par la découverte de divers documents inconnus à son époque, ainsi que le rappelle Joseph Pérez dans sa présentation. Pour le reste, l’érudition sans faille de Mérimée est à souligner, plus sans doute que sa sincérité, puisque le témoignage de sa correspondance est là pour nous rappeler que les éloges appuyés qu’il réserve à Prescott sont aussi (surtout ?) dus au fait que celui-ci est mort au moment même où l’écrivain rédigeait son texte.

Le compte rendu de la traduction du Victorial (publié dans Le Moniteur universel du 9 septembre 1867), enfin, trouve son intérêt dans le fait que Mérimée s’était lui-même risqué à traduire un chapitre de ce texte quelques années auparavant pour le Dictionnaire du mobilier français de Viollet-Le-Duc, et que son opinion sur la traduction des comtes de Circourt et de Puymaigre s’appuie donc sur une pratique personnelle de l’exercice auquel ils se sont livrés. Disons-le clairement, là non plus, Mérimée ne brille pas particulièrement par sa sincérité : alors que son compte rendu se ferme sur un éloge – assez convenu – de l’œuvre des deux comtes, Michel Garcia souligne dans sa présentation que les citations que l’écrivain fait de l’œuvre dont il rend compte ne sont jamais exactes, comme s’il s’estimait le droit de corriger la traduction de Puymaigre et Circourt, et cela sans le signaler à ses lecteurs. M. Garcia l’explique, de façon hypothétique, par une certaine aigreur de Mérimée, qui, malgré son expérience, n’avait pas été consulté par les traducteurs, lesquels n’avaient pas accepté sans correction sa traduction d’un chapitre de la chronique. Mais cette mauvaise foi de l’écrivain ne

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l’empêche pas d’avoir souvent raison, notamment lorsqu’il critique la traduction du mot querencia par « dévouement », auquel il préfère « manie » dans son sens médical ; on notera que le dernier traducteur en date du Victorial, Jean Gautier Dalché (Brepols, 2001), qui rend hommage à la traduction de Puymaigre et Circourt, semble cependant donner raison à Mérimée en traduisant querencia par « passion ». L’appendice joint au texte, qui consiste en une reproduction des deux traductions (de Mérimée et des comtes) du même chapitre, permettra aux lecteurs de juger sur pièces des mérites comparés des deux camps en présence.

En conclusion, le volume dont nous rendons compte ici est un magnifique hommage aux multiples qualités de Prosper Mérimée : qualités d’écrivain, d’historien, de philologue. Il permettra de plus à toute une génération qui n’a pas eu accès aux éditions antérieures de l’Histoire de Don Pèdre de découvrir ce texte exemplaire dans sa conception et sa rédaction. On ne peut donc que se réjouir de sa publication et encourager le plus grand nombre possible de lecteurs potentiels (amoureux de l’Espagne, de l’histoire, et tout particulièrement de l’histoire médiévale, ou de la littérature française) à se l’approprier au plus vite.

Jean-Pierre Jardin
Université Sorbonne Nouvelle – Paris III

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Scott Carpenter, Aesthetics of Fraudulence in Nineteenth-Century France. Frauds, Hoaxes and Conterfeits, Surrey, Ashgate Publishing, 2009, 190 p.

À première vue disparates, les textes, pris dans la littérature française du xixe siècle, qui constituent le corpus examiné par Scott Carpenter ont en commun d’avoir tous trait à l’imposture ou à la mystification : leur analyse permet de déterminer de plus près les modalités de la tromperie discursive. En effet, même si les philosophes et les savants des Lumières ont proposé des outils critiques pour combattre la crédulité, les mystifications n’en continuent pas moins à faire des victimes au xixe siècle. La raison principale en est que les stratégies des tricheurs, qui cherchent à déjouer la prudence des « avertis », ne cessent d’évoluer avec le temps. Par conséquent, les discours critiques censés combattre ces stratégies évoluent eux aussi, et leur évolution, affirme Scott Carpenter, influe sur celle de la littérature.

C’est cette rencontre du littéraire et du non littéraire autour de l’imposture que Scott Carpenter se propose d’étudier. Il isole une esthétique littéraire qu’il nomme « the esthetics of fraudulence » (l’esthétique de la tricherie), et qu’il définit comme un acte volontaire de tromperie, comme une transgression voulue de la frontière entre l’imposture et son contraire (vérité, réalité, authenticité, etc.), entre littérature et paralittérature. Partant de là, en analysant les dispositifs textuels des supercheries et mystifications, exclues d’habitude du champ d’investigation de la critique, et en les comparant aux stratégies discursives littéraires, il cherche à déconstruire les notions d’authenticité ou de légitimité, telles qu’elles sont conçues au xixe siècle. Le but est de montrer que les stratégies « esthétiques » mises en œuvre dans les textes qualifiés de faux, frauduleux, illégitimes, etc. portent une lumière critique sur la littérature elle-même.

Certes, il n’y a pas de littérature sans mensonge ou leurre : depuis Platon, la critique littéraire se donne pour objectif de définir et de contrôler la frontière entre vrai et faux. Toutefois, selon Scott Carpenter, la mystification littéraire post-révolutionnaire se distingue de celles des époques précédentes par la position ambiguë de l’auteur, qui

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dupe son lecteur sans l’aider aucunement, ne serait-ce que par un clin d’œil ironique, à démêler le faux du vrai. Aussi ces supercheries dans lesquelles le mensonge fondateur n’est pas révélé, finissent-elles par être déconsidérées par les lecteurs et rejetées par la critique. Mais ce rejet est une erreur, suggère Scott Carpenter, parce qu’il se fonde sur la méconnaissance de l’importance que l’authenticité et la légitimité eurent pour la société de l’époque. En effet, l’intérêt littéraire et les intérêts politiques vont de pair, et le régime nouveau qui s’installe, obsédé par sa légitimité, taxe d’illégitimes les éléments qu’il estime dangereux afin de mieux les écarter. Voici donc, fondé sur ces bases, le projet de Scott Carpenter : « réviser notre compréhension de la mystification littéraire, cesser de considérer celle-ci comme exclue de l’histoire littéraire, afin d’y voir, au contraire, une composante de la stratégie propre à certains projets esthétiques. […] Autrement dit, prendre enfin les farces au sérieux. » (P. 16.)

Des dix chapitres de l’ouvrage de Scott Carpenter, certains portent sur des périodes historiques, d’autres sur des auteurs (Sand, Balzac, Baudelaire, Vidocq, etc.). Deux, consacrés à Prosper Mérimée (« Violent Hoaxes : Mérimée and the Booby-trapped text » et « Political Prostheses and Imperial Imposters »), retiendront notre attention.

Le premier traite de littérature. Mérimée, nous le savons, a travaillé dans divers genres et disciplines – théâtre, narration, critique littéraire, histoire, archéologie, etc. –, dont la supercherie. L’originalité de l’étude de Scott Carpenter consiste à montrer comment les stratagèmes auxquels Mérimée a recours dans ses œuvres de mystification (dissimulations, jeux narratifs, recours à un « je » qui désigne aussi bien l’auteur que le narrateur, etc.) contaminent les pratiques narratives employées dans ses œuvres considérées comme classiques.

La Guzla, recueil de prétendues traductions de poésies slaves, a toujours été analysée du point de vue de sa réception, c’est-à-dire en tant que supercherie. Scott Carpenter, en revanche, devine un rapport caché entre sa nature factice et sa dimension violente. En plaçant dans ce recueil de faux une dissertation savante sur les vampires, Mérimée brouille les rapports entre réel et imaginaire, et suscite une interrogation

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sur le statut ontologique des vampires ou, tout au moins, sur les effets socio-psychologiques de la croyance aux vampires. À cela s’ajoute l’ambiguïté du statut du narrateur – du sujet du discours – qui semble appartenir aussi bien au monde fictif dont il parle qu’au monde réel qu’il habite. S’il affirme avec autorité que les vampires n’existent pas, il n’en perpétue pas moins le mythe de leur existence en racontant des histoires où leur action apparaît bien réelle. Et il va plus loin encore : il rapporte comme « sa propre expérience » (réelle ?) l’histoire d’une jeune Dalmate prétendant avoir subi l’attaque d’un vampire ; bien qu’il déclare ne pas croire à l’existence des vampires, le narrateur décrit la morsure au cou de la jeune fille et laisse entendre qu’elle est morte à cause d’un mort-vivant. Cette présentation explicite du vampirisme ne se rencontre que dans La Guzla. Dans d’autres œuvres, Colomba, Carmen, Il viccolo di Madama Lucrezia, La Vénus d’Ille, La Chambre bleue et Lokis, le vampirisme apparaîtra, en effet, sous d’autres formes.

Dans La Guzla, on retrouve plusieurs composantes typiques du récit mériméen : mariage qui échoue à cause d’un événement sanglant ; mort provoquée par une cause surnaturelle ; « je » double d’un narrateur qui appartient à deux civilisations différentes ; mise en abîme narrative, etc. Mérimée y fait jouer aussi ensemble, pour la première fois, la mystification comme thème et une narration mystifiante, en reliant la peur et la superstition des personnages à la mystification et celle-ci au vampirisme et à la violence occultée. Selon S. Carpenter, de nombreux effets du récit mériméen procèdent de la thématique de la mort liée à la mystification, thématique représentée, ici, par le vampire.

Dans son analyse de Lokis, Scott Carpenter attire l’attention sur les nombreux jeux, mensonges, farces, fausses traductions, etc., pour montrer la présence d’un rapport étroit entre les phénomènes ludiques et la violence. Les jeux sont des « vestiges » d’une violence sous-jacente et inexprimable, des signes obscurs qui renvoient à un déplacement de la violence par les forces de la civilisation, en même temps qu’ils donnent accès aux passions primordiales auxquelles le discours ne peut pas accéder sans leur intermédiaire. Contrairement aux penseurs des Lumières qui constatent le triomphe progressif de la civilisation

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sur la brutalité préverbale, Mérimée conçoit la civilisation comme fragile et réversible. La brusque humiliation que subissent les victimes des farces peut provoquer chez elles des accès de violence. L’intérêt d’une telle lecture de Lokis réside dans le rapprochement de toute une série de phénomènes divers, en apparence dépourvus de signification « sérieuse ». À la différence d’une lecture thématique ou phénoménologique qui aurait cherché à déterminer les différences entre les phénomènes ludiques, Scott Carpenter les considère comme les conséquences d’une même cause, thèse que semble confirmer, à la fin de Lokis, le violent retour du refoulé, la métamorphose du marié en ours. On notera que l’analyse aurait été plus complète si Scott Carpenter avait pris en compte le fait que la violence fait irruption dans l’histoire à l’occasion du mariage des protagonistes, d’un rite sacré : un examen approfondi de ce rapport aurait permis d’approcher de plus près la pensée anthropologique de Mérimée.

Le deuxième chapitre consacré à l’auteur est une lecture d’un ouvrage historique, Les Faux Démétrius. Paru peu de jours après la prise de la couronne impériale par Louis-Napoléon Bonaparte, le livre raconte les aventures d’un imposteur qui, de retour de son prétendu exil, s’empare du pouvoir, prouve sa légitimité, et se fait proclamer empereur.

Est-ce un ouvrage historique ? Est-ce, au contraire, une charge mordante, sous forme d’allégorie historique, contre Napoléon III et la « légitimité » de son règne ? En règle générale, critiques et lecteurs l’ont lu comme un ouvrage historique, dépourvu d’intérêt pour l’époque. Non sans raison : Mérimée, homme d’ordre, n’avait pas intérêt à attaquer Napoléon III ; Michel Lévy, un éditeur prestigieux, n’en avait pas non plus. Pourtant, Scott Carpenter relève des ressemblances trop fortes entre les histoires des deux empereurs, et, se fondant sur les hypothèses qu’il a développées dans le chapitre précédent, notamment sur celle qui suppose que Mérimée use de la mystification pour exposer des vérités impossibles à formuler explicitement, il attribue aux Faux Démétrius des visées plus complexes qu’elles ne le paraissent à première vue. Partant de ce postulat d’ambiguïté, Scott Carpenter

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explore les techniques littéraires propres à la fausse historiographie, et propose plusieurs interprétations divergentes et même contradictoires qui s’imposent du moment qu’on soupçonne aux Faux Démétrius une dimension plus large que n’en aurait un simple ouvrage d’histoire. Les raisons de cette ambiguïté sont aussi bien politiques (il aurait été dangereux d’attaquer ouvertement Napoléon III) que logiques (une position centriste interdit une écriture d’opposition). Mérimée fit un pari contre l’histoire en occultant l’intentionnalité critique de son ouvrage, et il a failli perdre son pari parce que, jusqu’à nos jours, personne n’a soupçonné une mystification dans cet ouvrage. Le mérite de Scott Carpenter est d’avoir conçu un tel soupçon.

Scott Carpenter est un lecteur très fin : il perçoit les nuances du texte, propose des rapprochements éclairants entre les différents ouvrages de Mérimée ainsi qu’entre ces ouvrages et la culture et l’histoire contemporaines. Non seulement il propose des interprétations originales et convaincantes de textes bien connus, mais s’attaque aussi à un problème que nous ont rendu familier les révélations d’innombrables impostures, tricheries et fraudes scandaleuses ou canulars comiques qui viennent de jalonner la dernière décennie.

Scott Sprenger
Brigham Young University