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Classiques Garnier

La Généalogie d’une révolte

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Lautréamont
    2023, n° 5
    . varia
  • Auteur : Saliou (Kevin)
  • Résumé : Compte rendu de l’ouvrage de Louis Janover, réédition augmentée de Lautréamont et les chants magnétiques.
  • Pages : 311 à 315
  • Revue : Cahiers Lautréamont
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406159957
  • ISBN : 978-2-406-15995-7
  • ISSN : 2607-754X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15995-7.p.0311
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/11/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Lautréamont, Louis Janover, compte rendu, révolte, surréalisme
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La Généalogie d une révolte

Louis Janover, La Généalogie dune révolte. Nerval, Lautréamont, Paris, Klincksieck, 2020, 206 p.

Dès lintroduction de son ouvrage, Louis Janover, ancien membre du groupe surréaliste quil quitta en 1962, rappelle que Nerval et Lautréamont ont été mis en avant par ce quon a appelé, tout au long du xxe siècle, les avant-gardes, au nom de la révolte. Lautréamont, lui, est présenté comme le trait dunion entre la subversion et la révolution. Nombre des œuvres qui ont porté le projet dune révolte intégrale et radicale, le temps ayant fait son œuvre, sont désormais désamorcées et rendues inoffensives. Il sagit donc dinterroger à nouveau la portée subversive de ces auteurs. En ce qui concerne Lautréamont, Louis Janover procède ici à une réédition de son essai Lautréamont et les champs magnétiques, paru en 2002, dans le but de montrer quIsidore Ducasse reste irrécupérable : lhistoire littéraire, consacrée par les manuels, les anthologies et les institutions, peine encore à lui accorder la place quelle a fini par donner à Rimbaud, ou même au surréalisme. Sacralisé, Lautréamont est resté « en dehors du cercle », il est devenu le point de cristallisation absolu des jugements esthétiques du surréalisme, la frontière entre ce qui était entré dans le canon littéraire et ce qui restait en dehors et cette ligne de crête, cest aussi celle de la folie.

La généalogie que dessine Louis Janover nous conduit à Lautréamont en passant préalablement par Nerval, Aloysius Bertrand ou encore Restif de la Bretonne : cest une poésie de la nuit et de la déraison, dans laquelle le savoir positif se dissout au profit de linquiétude et du trouble. Le prolongement logique en sera le Grand Jeu, et aussi la poésie dArtaud. Après un chapitre consacré à « Nerval, notre prochain », qui figurait déjà dans Lautréamont et les chants magnétiques, Louis Janover a posé les jalons de sa démonstration : à partir du romantisme, une certaine 312frange de lavant-garde se politise et devient réceptive aux problèmes politiques. Vers 1870, la critique de lordre moral religieux va de pair avec lexigence de modernité artistique : il sagit, par le scandale, la provocation et les manifestes ostentatoires, de mener une révolution et une remise en cause de tous les conservatismes de lordre bourgeois. « Bouleverser le monde des sens pour établir un rapport nouveau au sacré, à la nature et à lautre », telle aura été la mission du romantisme que poursuit, à sa manière, Isidore Ducasse. Ce renversement passe par le recours au bestial et à une ménagerie monstrueuse. Louis Janover écrit que nul mieux que Ducasse na compris les impasses vers lesquelles tendait le romantisme, et ses Chants de Maldoror ont malgré lui accéléré un mouvement quil sefforçait de freiner ou dinverser. Il aura poussé jusquau bout la logique des « trembleurs de poésie » afin den souligner labsurdité par son humour swiftien. En grossissant à lexcès lhypertrophie du moi provoquée par le romantisme, il aura fait jaillir de sa conscience une subjectivité débridée sexprimant dans le plus grand désordre, à limage du chaos du monde. Pour parvenir à ces conclusions, Louis Janover considère les Poésies comme le constat initial, exprimant explicitement le « puéril revers des choses » et surtout du romantisme, doù a germé le projet des Chants de Maldoror. Lautréamont apparaît ainsi comme lextrême-pointe du romantisme, en même temps quil le regarde en arrière. Ces considérations ont pour but de réinscrire Lautréamont dans lhistoire, abordée selon la vision marxiste adoptée par Louis Janover, comme lespace du conflit et de la lutte des classes. Par moment, lanalyse séloigne longuement de lœuvre et, sous couvert de mettre en lumière sa portée révolutionnaire, sattarde à des réflexions politiques inspirée de Marx, de lanarchisme ou de la Révolution française, pour interroger et dénoncer les mensonges du capitalisme technocratique contemporain. Comme dautres partisans de cette lecture politique et dialectique de Maldoror, Louis Janover se prend parfois à rêver au septième Chant, ultime moment dune opération de dépassement et de synthèse qui na pas été dévoilé. Les diatribes de Ducasse contre les Grandes-Têtes-Molles du romantisme permettent à lauteur de proposer quon désigne les « petites têtes molles du modernisme », parmi lesquels on mettra les auteurs ponctuellement épinglés au cours de cette lecture : Houellebecq, la revue Ligne de risque, etc., écrivains cyniques qui font mine de dénoncer les rouages du capitalisme contemporain tout en le 313célébrant sans même sen rendre compte. Lautréamont, à linverse de tous ceux-là, exprime une pensée de liberté, sinon libertaire, qui procède à une dissolution des formes et des catégories pour repenser le champ du littéraire et le champ du social.

Lun des chapitres les plus intéressants de lessai est « En attendant Lautréamont », dernier fragment de lessai initial devenu le moment central de La Généalogie dune révolte et reprise dun article de 1978 paru dans Les Cahiers de lHerne. Louis Janover sinterroge sur la continuité de lœuvre et ce qui fait sa cohérence : puisque tout y est mouvant, à commencer par lidentité du polymorphique Maldoror, il faut chercher du côté de la source principale avec laquelle Ducasse dialogue, cest-à-dire le roman noir auquel il fait subir un traitement original. Les codes du genre sont perpétuellement mis à mal : la campagne est privilégiée aux villes et aux châteaux gothiques, le héros nest que rarement en proie à des états dâmes, et ainsi, cette littérature très codifiée est à la fois imitée et brouillée, et le lecteur perdu. Lunité de lœuvre ne tient pas non plus dans lintrigue, sans continuité ni grande cohérence, tenue seulement par une révolte somme toute impersonnelle. Cet éclatement et cette dissolution du roman noir sont-ils un jeu innocent, ou une subversion voulue ? Louis Janover va démontrer, de manière assez convaincante, que lintention de Ducasse est de nous mener au constat de limpossibilité à poursuivre cette littérature. Lire Lautréamont est une errance : la quête du sens met la critique en déroute, lambiguïté est entretenue par lauteur, et le fil du discours se perd sans cesse. Ce que Ducasse écrit, cest ce à quoi mène le romantisme lorsquil est poussé dans ses derniers retranchements, une fois le moi délivré de toute barrière morale, une fois lunivers tout entier soumis à sa fantaisie individuelle. Le véritable sujet des Chants est donc lhypertrophie du moi qui ne se rapporte plus quà lui-même, et ainsi, le dialogue avec le romantisme qui confine régulièrement au plagiat ne vise quà cette seule démonstration : Ducasse prend des situations topiques pour les pousser à lexcès. Le Créateur lui-même, façonnant limage de lhomme, contribue à prolonger cet « impérialisme du moi ». Avec Sade, Lautréamont devient ainsi celui qui aura le plus érigé en valeur absolue la toute-puissance de la volonté individuelle, et cela passe nécessairement par la négation radicale de lAutre. Mais paradoxalement, lindividu nexiste que dans et par la lutte contre lobstacle à sa volonté, et sans le combat perpétuellement 314recommencé contre Dieu, Maldoror naurait plus de raison de vivre. Cette révolte sans finalité révolutionnaire ni positivité créatrice apparaît donc comme une aliénation, et il est aussi absurde de prendre le texte au sens littéral comme une apologie de la révolte luciférienne, que de ny voir quune mystification gratuite. Il y a bien une logique dans lœuvre, et plus généralement dans le dispositif Maldoror-Poésies : il sagit dune démonstration dialectique parfaitement ordonnée en vue dun objectif, soumettre le romantisme à une épreuve dexagération systématisée pour le démanteler et provoquer une rupture. La démonstration de Louis Janover est convaincante, dautant plus quelle rompt ici avec la doxa surréaliste. Poésies serait la préface aux Chants, leur mode demploi, elles en donnent le sens si bien quil ny a plus de contresens possible sur la démarche du poète. Mais en voulant donner à son récit une ampleur lyrique et un maximum de force persuasive, Lautréamont a redonné ses lettres de noblesse, malgré lui, au genre dont il entendait souligner les limites. Cest pourquoi Poésies vient changer de méthode et redire la même chose, sans la moindre ambiguïté possible : ce que cherche Ducasse, sans le moindre doute, cest le bien et non le mal. Dès lors, Les Chants de Maldoror sont une entreprise de purification du roman noir, lavé de ses tics romantiques et soumis à la lumière aveuglante du Bien.

La fin du livre ne concerne plus tout à fait Lautréamont, mais plutôt la manière dont, dans son sillage, les nouvelles avant-gardes ont érigé un nouveau mouvement appelant lui aussi à la révolte et au renversement des normes littéraires. Ainsi, Louis Janover esquisse en effet cette « généalogie dune révolte » dont parle le titre de lœuvre, en analysant lémergence de ce qui va devenir le surréalisme. Janover propose alors une traversée du xxe siècle par les avant-gardes, étudiant notamment leur rapport à laspiration révolutionnaire communiste, pour conclure, dans un chapitre consacré à Jacques Vaché, sur le paradoxe initié par Ducasse : toutes ces avant-gardes animées par la révolte se débattent avec la tentation du refus de lart, et proposent des options différentes pour résoudre cette contradiction entre lart et la vie.

Kevin Saliou

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OUVRAGES CITÉS

Janover, Louis, 2020, La Généalogie dune révolte. Nerval, Lautréamont, Paris, Klincksieck.