« Un poème sans poème » J’irai dans les sentiers
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Lautréamont
2022, n° 4. varia - Auteur : Ollivier (Mathilde)
- Résumé : Compte rendu de l’ouvrage de Frédéric Pajak paru en 2021 et consacré en partie à sa découverte de l’œuvre de Lautréamont.
- Pages : 327 à 330
- Revue : Cahiers Lautréamont
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406141914
- ISBN : 978-2-406-14191-4
- ISSN : 2607-754X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14191-4.p.0327
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/10/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Maldoror, Ducasse, Lautréamont, livre illustré, compte rendu, Pajak, dessin, noir et blanc, Germain Nouveau, Rimbaud.
« Un poème sans poème »
J’irai dans les sentiers
Frédéric Pajak, J’irai dans les sentiers, Lausanne, Les Éditions Noir sur blanc, 2021, 293 p., 25€.
Auteur d’ouvrages dessinés qui font la part belle au noir et blanc, Frédéric Pajak publie un hommage aux trois poètes fulgurants qui ont marqué son adolescence : Isidore Ducasse, Arthur Rimbaud et Germain Nouveau. Son récit autobiographique, abondamment illustré de dessins pleine page, entremêle le récit de ses propres années de formation, jusqu’à ses dix-sept ans (car « on n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans ») : premier amour, premiers voyages, amitiés profondes et premières lectures, évidemment. Au début des années 1970, Pajak rencontre Ducasse, comme beaucoup d’entre nous, adolescent, par l’intermédiaire d’un camarade, Gerhardi, qui s’entiche de surréalisme et a été complètement « tourneboulé : jamais un livre n’avait produit un tel effet sur lui, sinon Rimbaud, qu’il avait découvert avec Une saison en enfer ». Pajak narre son choc ducassien : « Je partageai son état ; nous n’étions plus tout à fait les mêmes : la prose d’Isidore Ducasse nous avait ébranlée. » Il est saisi par la « furie de leurs mots » et leur « exaltation ». Le parallèle est fait entre les deux poètes adolescents, Rimbaud et Ducasse1, deux météores dans « l’azur noir2 » de la poésie du xixe siècle. L’un disparaît, l’autre meurt inconnu de tous ou presque. Il lie le destin de ces deux poètes à celui de Germain Nouveau, qui publie pour la première fois à vingt-et-un an, en plus d’accompagner Rimbaud et Verlaine dans 328leurs pérégrinations. Le jeune Pajak voudrait être poète, mais les mots s’étranglent dans sa bouche et la page reste blanche. Le feu de la poésie le dévore de l’intérieur, mais ne franchit jamais ses lèvres. Il poursuivit donc sa fréquentation des poètes dans la plus silencieuse intimité.
La suite de l’ouvrage est composée de trois chapitres, toujours illustrés. Celui qui nous intéresse s’intitule « Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans ». Il retrace la courte vie du poète, avec des illustrations imaginées ou prenant pour source les photographies du livre de Jean-Jacques Lefrère. On y suit d’abord la naissance d’Isidore à Montevideo, et son enfance uruguayenne. Le récit n’échappe malheureusement pas aux poncifs et aux légendes, car Pajak a largement lu les surréalistes, qu’il place parfois en exergue. Les approximations seront également nombreuses. Ainsi, Céleste se serait probablement suicidée, et François Ducasse est un dandy froid et peu aimant, homme à femmes qui néglige l’éducation de son fils. Parfois, le récit biographique est mis en relation avec l’actualité ou les faits divers locaux, ce qui apporte quelques éclairages intéressants sur la formation intellectuelle d’Isidore qui, lui, demeure insaisissable. Les illustrations sont élégantes et réussies, en particulier les paysages ruraux de la Bigorre, mais Pajak tente parfois de saisir une époque révolue par l’observation de la nôtre, et il en résulte des illustrations anachroniques (enfants avec un téléphone portable en main, tenues vestimentaires contemporaines…) qui rendent impossible la complète immersion – même si l’on comprend bien que le pèlerinage entrepris par l’auteur sur les traces de ses écrivains préférés est d’abord un cheminement personnel. Pajak n’est pas non plus tout à fait à jour dans ses connaissances biographiques : il ignore le métier de Céleste, comme il ignore que Ducasse avait été exempté de service militaire par tirage au sort ou qu’Eudoxie Ducasse n’est en rien une parente du poète. Ses sources, données en fin de volume, commencent à dater un peu : c’est la Pléiade de 1970 et la biographie de Lefrère de 1998. L’auteur prend parfois des libertés avec la réalité factuelle : « Isidore est un enfant obéissant » ; « même à la plage, il se tient à l’écart de jeunes gens de son âge. ». Parfois, il brode pour combler les vides : il affirme par exemple que Ducasse quitte Montevideo en décembre 1867 à bord du Carioca, un trois-mâts qui accoste au Havre le 9 avril 1868. L’homosexualité très vraisemblable du poète est complètement passée sous silence, mais Pajak, considérant son hétérosexualité comme une évidence allant de 329soi (« A-t-il des amis, une petite amie attitrée ? »), lui prête toutes les aventures féminines qu’on a pu lui prêter : Julia Montagne à Montevideo, une métisse, la fameuse rousse tatouée et « bien en chair », « toujours prête à le retrouver à l’étage ». L’étage où, bien entendu, l’attend aussi le célèbre piano avec lequel il compose ses strophes. La thèse du suicide est heureusement évitée.
Les parties sur Rimbaud et Nouveau sont plus fournies : leurs vies sont en effet plus longues, et plus sourcées. Avec des extraits de lettres, des dessins, nous suivons les pérégrinations des trois poètes avec plaisir. Des illustrations, imaginées ou d’après des photographies, nous guident dans l’entrelacement de leurs vies, entre Paris, Londres, la Belgique, Charleville, Roche, puis Stuttgart, où a lieu la dernière rencontre entre Rimbaud et Verlaine. Des parties de ces récits sont sûrement romancées aussi, nous laissons aux spécialistes rimbaldiens le loisir de les relever. Pajak reprend en tout cas l’idée que certains vers des Illuminations auraient été écrits par Germain Nouveau, sans en attester la vérité, et c’est tant mieux.
La dernière partie revient aux années de formation de l’auteur. Le ton est plus froid, moins exalté qu’au début du texte : il narre sa vie de petit criminel à Rome et en Italie. Le constat du monde à venir est pessimiste, avec, en toile de fond, la guerre du Vietnam et la guerre froide. Le roman de formation continue, avec le récit de son initiation sexuelle, ainsi que d’une tentative de viol. Celui qui se nomme « l’artiste sans art, le poète sans poème » raconte son admission puis sa démission des Beaux-Arts, son engagement anarchiste, la fin de son amour de jeunesse. En décrivant la fin d’une époque révolue, la fin de l’ouvrage est mélancolique. Il aura néanmoins trouvé ses poèmes : Ducasse « restera le poète tourmenté des tourments de l’enfance, avec ses oiseaux rapaces, ses éléphants, ses rhinocéros, ses requis et ses poux. »
Mathilde Ollivier
330Ouvrages cités
Corsetti Jean-Paul et Murphy Steve, 1990, Malédiction ou révolution poétique : Lautréamont/Rimbaud, Valenciennes Presses universitaires de Valenciennes.
Friedrich Hugo, 1999, Structure de la poésie moderne, Paris Librairie générale française.
Pajak Frédéric, 2021, J’irai dans les sentiers, Lausanne Les Éditions Noir sur blanc.
1 Les deux auteurs ont d’ailleurs parfois été étudiés conjointement : Corsetti Jean-Paul et Murphy, Steve (dir.), Malédiction ou Révolution Poétique : Lautréamont/Rimbaud, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 1990.
2 Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 89.