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Classiques Garnier

Comptes rendus d'ouvrages

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Jean Giraudoux
    2023, 51
    . Le Paris de Jean Giraudoux
  • Auteurs : Almeida (Pierre d'), Leroy (Christian), Brémond (Mireille)
  • Pages : 333 à 339
  • Revue : Cahiers Jean Giraudoux
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406157885
  • ISBN : 978-2-406-15788-5
  • ISSN : 2552-1004
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15788-5.p.0333
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Bernard Chambaz, Portugal, François Bourin, 2013.

Bernard Chambaz est lauteur dune œuvre très nombreuse et très diverse. À ce jour, elle compte une cinquantaine de titres : recueils de poèmes (en 2005 il a reçu le prix Apollinaire pour Étés), essais sur des peintres et sur le sport (cyclisme et football), récits de voyage, romans (le premier, LArbre de vies, paru en 1992, a pour narrateur le fils du conventionnel Couthon ; le plus récent, La Peau du dos, raconte une improbable amitié entre Renoir et Raoul Rigault, le futur procureur de la Commune1) – ainsi quune trilogie autobiographique intitulée Mes Disparitions2, dont le premier volume, Kinopanorama, est centré sur la figure de son père, lintellectuel communiste Jacques Chambaz, qui fut député de Paris3. Cette abondance et cette diversité serviront dexcuses aux giralduciens, pour navoir pas repéré plus tôt un bref récit de voyage intitulé Portugal et paru il y a dix ans déjà4 ; la publication des Essais, articles, récits et témoignages en donne enfin loccasion.

En 1992, Martin, lun des fils de Bernard Chambaz, est mort à seize ans dans un accident ; cette mort lui a inspiré un récit intitulé Martin cet été. Quelque vingt ans plus tard, il a fini par ouvrir un « petit livre vert pâle, au titre simple, Portugal, écrit par Jean Giraudoux » (p. 5), que recélait la bibliothèque de son lycée (Louis-le-Grand) ; une sorte dillumination le traverse alors : « Ce voyage au Portugal, cest le voyage que nous avions prévu avec nos trois enfants lété 1992, abandonné à cause de la disparition de notre fils Martin, reporté sine die. » (p. 12). Grâce à cette lecture, Chambaz va pouvoir laccomplir enfin – à la suite 334de Giraudoux parti à la recherche de son fils Jean-Pierre disparu à vingt ans, et quil naura jamais revu.

À vrai dire, Chambaz ne suit pas « litinéraire portugais5 » de Giraudoux, puisquil entre dans le pays par « la frontière du nord-est » et Miranda do Douro, alors que Giraudoux y est entré au sud, par Elvas ; même, alors quil visite Coimbra et Alcobaça et décrit les tombeaux de D. Pedro et dInès de Castro (p. 77-78), il ne se réfère pas au « Tombeau de Henri Lavedan », tant admiré pourtant par Aragon6. Leurs trajets semblent ne se croiser quen un seul lieu, à Viseu, où, dit Chambaz, « Giraudoux a écrit le plus beau chapitre de son livre, quatre ou cinq pages exceptionnelles » (p. 59), qui racontent le « miracle » dune transparence totale, prolongé par le fameux « monologue du bégonia » ; à cette occasion, Chambaz montre quil connaît bien son œuvre, puisquil rapproche lévocation de la pêche aux écrevisses dans le Nahon et lincipit de Juliette au pays des hommes7. Au fil de son récit, on rencontre en revanche dautres écrivains, Pessoa, Miguel Torga ou Saramago bien sûr (et même le Père Vieira et son Sermon de saint Antoine aux poissons8), mais aussi Valery Larbaud quil décrit « respirant à pleins poumons » dans la serra de Bussaco : « Il le sait parfaitement, Larbaud, que cest Giraudoux qui lui a parlé, le premier, et si bien, de ce pays où il fait bon vivre sans quon sache exactement pourquoi » (p. 75).

Mais cest bien Giraudoux qui fournit, si lon peut dire, le cadre de ce Portugal – ou plutôt les Giraudoux, père et fils. Les premières pages racontent leur séparation à Dijon, le 9 juin 1940, la « désertion » de Jean-Pierre et le départ de Jean pour le Portugal ; après quoi Chambaz évoque les deux séjours de « Giraudoux à Lisbonne », en 1916, à lAvenida 335Palace (il cite même une lettre à Lilita) et en 1940 « à lHôtel Borges, qui est plus modeste » (p. 15)9. Cette deuxième section sachève sur une phrase qui témoigne dune grande « sympathie » de Chambaz envers Giraudoux : « Résister de lintérieur est sa pente, sans quil en sente lurgence, il est vrai » (p. 16). À la fin de lavant-dernière section (p. 139), il raconte sa visite au cimetière des Anglais de Lisbonne où est enterré Henry Fielding – sur les pas de Giraudoux qui en parle non dans Portugal, mais dans Privas, juillet10–, évoque le tremblement de terre de 1755, et rappelle que le jeune Jean Racine, fils de Louis et petit-fils de Jean, figurait (à 21 ans) « parmi les victimes de la catastrophe » (non du séisme même, mais du tsunami), ce qui le ramène à Jean-Pierre Giraudoux, auteur dune vie de Jean-Baptiste Racine, le frère aîné de Louis11. La dernière section sintitule sobrement « Passy » ; Chambaz y raconte la visite de Jean à Aragon, le 24 janvier 1944, sa mort, une semaine plus tard, ses obsèques et son inhumation définitive au cimetière de Passy ; le livre sachève sur un résumé de la vie de Jean-Pierre, qui enfin a rejoint son père à Passy, « soixante ans après leur voyage, chacun de son côté, au Portugal ».

Les amis de Giraudoux ne pourront quêtre réconfortés de voir que sa vie et son œuvre – et dans son œuvre un petit livre alors mal édité, et presque ignoré (lexemplaire de Louis-le-Grand nétait même pas coupé !), ont pu émouvoir et inspirer un écrivain que sans doute ils nauraient pas songé à rapprocher de lui.

Pierre dAlmeida

CELIS –
Université Clermont-Auvergne

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Jérôme Bastianelli, Les Années retrouvées de Marcel Proust. Essai de biographie, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « essais », 2022.

Le centenaire de la mort de Marcel Proust a donné lieu à de nombreux ouvrages dont les moins bons ne sont pas ceux qui ont cherché à éclairer les vies satellites qui ont tourné autour de celle de lauteur : À la recherche de Céleste Albaret de Laure Hillerin (Flammarion) ou Un Amour de Proust – sur son chauffeur Agostinelli – par Jean-Marc Quaranta (Bouquins – essais).

À ces extensions spatiales du corps mystique de Proust, il convient dajouter, sous la plume de Jérôme Bastianelli, président de lAssociation des Amis de Marcel Proust, un prolongement temporel, dailleurs envisagé par Anne Simon dans son « Avant-propos » au colloque Proust politique. De lEurope du Goncourt 1919 à lEurope de 2019 (Quaderni proustiani, 14, 2020) : Les Années retrouvées de Marcel Proust. Dans la lignée des Vies imaginaires de Marcel Schwob ou, plus près de nous, des Trois Rimbaud de Dominique Noguez, lauteur imagine que Proust nest pas mort le 18 novembre 1922 mais que, survivant à son asthme, il traverse, académicien fêté et respecté voire potentiel prix Nobel, tout lentre-deux-guerres. Ayant fui loccupation allemande grâce à Varian Fry et refugié à New-York, cest là quil meurt, ayant gagné vingt ans de vie, le 18 novembre 1942.

On désire toujours que ceux quon aime ne meurent pas, et imaginer leur survie est un devoir damitié. J. Bastianelli y obéit avec élégance et finesse, habile à insérer, pour le meilleur et le pire, son auteur dans le tissu de lHistoire, lui inventant des propos, des lectures (V. Woolf, Fitzgerald, Julien Green, Céline), des rencontres (S. Zweig) et des aventures vraisemblables.

Comment dans cette re-vie (plus que survie) Proust pouvait-il ne pas renouer avec Jean Giraudoux dont il avait admiré Nuit à Châteauroux et évoqué le style dans Du Côté de Guermantes ? Admiration réciproque dont témoigne, dès 1919, la chronique « Du côtéde chez Marcel Proust »337et, à la « première mort » de Proust, telle page de Visite chez le Prince (NRF, 1923).

Le pastiche dun index nominum à la fin de louvrage de Bastianelli nous propose treize entrées pour notre propre auteur. Sy reporter est loccasion de voir Proust, futur spectateur enthousiaste de Siegfried et dAmphitryon 38, féliciter Giraudoux pour Juliette au pays des hommes : « Votre pensée bondit avec une agilité merveilleuse, cest délicieux et très spirituel. On est constamment éberlué par des rapprochements imprévus, déconcertants – que vous excellez, avec un art que je vous envie, à mettre en lumière le plus naturellement du monde ». Invité par Giraudoux à la reprise dOndine en mars 1940, Proust est malheureusement trop faible pour y assister.

Mais surtout, dans le livre, Giraudoux est lami bienveillant qui conseille à Proust de quitter Paris occupé par les troupes hitlériennes et lui sauve donc indirectement la vie, « mise en abysme » du travail de Bastianelli lui-même : ce sera Marseille puis les USA. Ainsi, est-il heureux de ne rien lire ici sur notre auteur qui soit faux, biaisé ou calomnieux. Bien informé, Bastianelli ne fait de Giraudoux que le Commissaire général à linformation du gouvernement Daladier et rien de plus, sans nulle accointance avec l« État français ».

Ce que Jérôme Bastianelli a réalisé avec intelligence et sensibilité, il ne nous reste donc plus quà souhaiter quà loccasion du 80e anniversaire de la mort de Jean Giraudoux, en 2024, un esprit aussi talentueux, le réussisse aussi pour notre auteur.

Christian Leroy

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André Warnod12, Visages de Paris, Firmin Didot, 1930.

Un Cahier sur le Paris de Giraudoux ne pouvait pas faire léconomie dun compte rendu de ce vieux livre abondamment illustré, qui nous intéresse pour sa description de la période à laquelle vivait Giraudoux. Partant du Moyen-Âge et allant jusquà imaginer « Paris demain », lauteur accorde une très large place à lépoque qui sétend de la fin du xixe siècle jusquen 1930. Ainsi, nous découvrons une photo du fameux café Vachette et de la pension Laveur (p. 251). Un plan (p. 361) montre lextension de Paris depuis lÎle de la Cité jusquà lenceinte fortifiée de 1841-1845. Quelques pages sont consacrées à la description de la « zone » :

Sitôt passées les fortifications commence le pays des « biffins », des chiffonniers.

On se croirait dans un village bombardé pendant la guerre ; de larges brèches trouent les murs, les maisons sont veuves de portes et de fenêtres, la rue entre dans les demeures et ne fait quun avec elles. Latroce marée des détritus, des chiffons noirâtres, des vieux papiers, des os, des débris de toutes sortes, étend ses droits aussi bien dans les chambres que dans les cours. Des tas dordures tiennent lieu de meubles ; une table boiteuse et un lit de fer rouillé chevauchent les vieux chiffons et les os, les murs lépreux sont nus [] (p. 273).

Après la description des lieux, celle des habitants :

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[D]es gosses grouillent, déguenillés, sales, les yeux rouges. Des mouches tourbillonnent en essaim, des mouches effrontées qui sortent tout dun coup dun tas dimmondices et se collent au visage, rongent les yeux des tout-petits, transportent sur leurs ailes et sur leurs pattes un peu de lignoble poussière et mêlent toutes les pourritures.

Les détritus et les ordures envahissent tout. [][l]a même crasse recouvre les murs, les pavés de la rue, et tout ce qui vit dans cet empire. Lhumanité qui grouille dans lordure semble faire corps avec elle. Vêtues de loques, des femmes mal peignées fouillent avec acharnement les tas de déchets [] Leurs bras souvent couverts de plaies mal enveloppées de linges crasseux, leurs yeux rouges et pleurards disent les dangers de triturer ainsi cette pourriture (p. 273 ; 275).

Les maisons « sont construites de cent façons diverses, cabanes faites de tout et de rien, de bouts de bois, et de bouts de fer avec des toits en carton goudronné ou en tôle ondulée, une cheminée percée, un toit comme un diable qui sort dune boîte » (p. 276). Et malgré la verdure due à quelques jardins, « persiste laspect mélancolique et lépreux de cette zone où lherbe rare est semée de vieux journaux, de cendres, de cailloux et de coquilles dhuîtres » (Ibid.).

La description se termine par lauberge A Picollo, « le château merveilleux, le palais enchanté qui dispense les beaux rêves et entretient les illusions » (p. 278).

Louvrage se clôt sur une anticipation et présente des projets pour Paris, lun signé Le Corbusier, les deux autres Albert Laprade, un ami de Giraudoux (p. 362-363) :

Le Corbusier a étudié le projet dune reconstruction du centre de Paris, avec des gratte-ciels entourés de parcs []. Le développement de Paris en hauteur permettrait de laisser plus despace pour les voies de communication et pour les jardins, pour les terrains de jeux et de sport.

La cité daffaires élevée ainsi au centre de Paris, on pourrait établir, sur dautres points, des cités de manufactures, dadministrations, etc.

Les Parisiens habiteraient des cités jardins en banlieue, ils renonceraient au repos de midi et fourniraient sans interruption leurs heures de travail selon la méthode anglaise (p. 362).

Mireille Brémond

Aix-Marseille Université

1 Lune et lautre disponibles dans la collection Points des éditions du Seuil. Signalons aussi, actualité oblige, Vladimir Vladimirovitch (Flammarion, 2015), qui a pour (anti)héros un homonyme, ou plutôt un double de Poutine.

2 Aux éphémères éditions du Panama.

3 Une section de Portugal évoque son propre voyage portugais, au printemps de 1995 (p. 61-64).

4 Il est encore disponible. La couverture reproduit une photographie de Georges Dussaud, dont on connaît les images du Douro et du Trás-os-Montes, citées en effet par Chambaz (p. 33).

5 L Itinéraire portugais est le titre dun livre savoureux dAlbert tSerstevens, paru justement en 1940, et chez Grasset ; Chambaz écrit que son « originalité na dégale que [sa] drôlerie » (p. 109).

6 Voir EAT I, p. 639-643 et EAT II, p. 314-318 (et note 48).

7 « Mourir, en pêchant les écrevisses ! », rêve Gérard (ORC I, p. 785). Chambaz remarque aussi que le sacristain de la cathédrale connaît la date de la naissance de Jean-Pierre ; en fait le sacristain parle du 29 décembre 1920, alors que Jean-Pierre est né un an plus tôt. La trop myope note 15 dEAT I (p. 648) aurait dû signaler ce déplacement ; mais que recouvre lautre date citée par le sacristain (12 juillet 1913) ?

8 Les œuvres du jésuite António Vieira (1608-1697) sont des classiques de la prose portugaise. Une traduction de son Sermon de saint Antoine aux poissons a été publiée par Chandeigne, comme le précise Chambaz, qui a acheté son exemplaire dans lancienne librairie de la rue Tournefort (p. 123).

9 Sur les deux séjours de Giraudoux au Portugal, voir Pierre dAlmeida, « Le pays où la mort nexiste pas », CJG no 45, p. 213-227.

10 EAT I, p. 603 : le double de Giraudoux « a acheté Tom Jones parce quil a vu à Lisbonne, au cimetière anglais, le tombeau de son auteur, le tombeau où Fielding repose ».

11 Jean-Baptiste Racine, une vie cornélienne, Grasset, 1982.

12 André Warnod (1885-1960) est né à Giromagny, près de Belfort, mais en 1894, sa mère, veuve, sinstalla à Montmartre avec ses quatre enfants, et il devint un « Fils de Montmartre », où il vécut toute sa vie : tel est le titre de ses souvenirs, parus en 1955 chez Arthème Fayard. Il se destina dabord à la peinture, et fit partie de la bohème artistique de la Butte. Puis, engagé en 1909 à Comœdia pour y tenir un « courrier des lettres et des arts », il fut un pilier de lAssociation des Courriéristes littéraires. Enfin, à partir de 1913, il publia de nombreux ouvrages sur Montmartre et ses peintres et sur la vie de la capitale, quil illustrait lui-même ; parmi eux, quelques romans (Lily modèle, roman de Montmartre, 1919). Les éditions LÉchappée viennent de rééditer un recueil danecdotes de 1920, Les Plaisirs de la rue, avec une préface de sa fille Jeanine ; elle y écrit quil est « passé au grade dhistorien en publiant, en 1930, Visages de Paris du Moyen Âge à nos jours » (p. 17). André Warnod avait bien connu Alain-Fournier et André du Fresnois ; il croyait même être « le dernier de ses amis à avoir vu vivant » ce dernier, à la fin daoût 1914 (Fils de Montmartre, p. 119-120). Il a interviewé par cinq fois Giraudoux pour Le Figaro dans les années 1930 (voir le CJG no 19). Note de Pierre dAlmeida.