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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation

Le point de bascule entre monde « médiéval » et « humaniste » ou « pré-renaissant » trouve souvent sa justification dans des événements extérieurs tant à lhistoire de la langue quà lhistoire littéraire : la découverte du Nouveau Monde, lintroduction et la diffusion de limprimerie en France, lavènement au trône de François Ier, voire tout simplement la césure représentée par une date symbolique – 1501 – constituent autant de tentatives pour dater ce qui se perçoit dans bien des domaines mais se définit difficilement, à savoir le passage du « Moyen Âge tardif » à la « Renaissance » en France.

Les articles réunis dans ce dossier sinterrogent sur quelques aspects des décennies en question, une soixantaine dannées où lon constate des modifications dans la langue, la littérature, la transmission des textes, qui exigent dêtre observées de près. Faisant fi de nos frontières disciplinaires – historiques et littéraires –, chaque contribution essaie de cerner les changements en cours en chevauchant les deux siècles et différentes perspectives : histoire de la langue, histoire de la littérature, histoire du livre contribuent à jeter un nouvel éclairage sur une période qui, dans sa diversité, voire dans ses contradictions, savère au fond si proche de la nôtre.

Ainsi, une lecture renouvelée de la liste de livres manuscrits et imprimés connue comme « Liste de Tours » permet à Stéphanie Rambaud non seulement den confirmer la datation tardive et le but, mais surtout de montrer lintérêt de la notion même de « titre-étiquette » ; ces dénominations abrégées, parfois créées par les personnes chargées détablir des listes douvrages ou de volumes en vue dune vente ou au moment dun décès, savèrent riches dinformations sur la culture littéraire du temps (« La lecture des titres-étiquettes des xve et xvie siècles : lexemple de la Liste de Tours »).

Le cœur de ce recueil est cependant représenté par lanalyse de quelques cas despèce, qui confirment tous la part de continuité dans 16la transmission du patrimoine « médiéval » au cours des décennies en question, continuité qui ne signifie pas nécessairement inertie. Les genres abordés sont par ailleurs assez différents entre eux pour que le cadre qui émerge soit représentatif dune tendance générale.

LAbuzé en court, prosimètre anonyme produit sans doute vers le milieu du xve siècle, a joui dune fortune prolongée grâce aussi à une double diffusion, manuscrite et essentiellement curiale dabord, puis imprimée et par conséquent plus vaste. La transmission de ce texte fait lobjet ici de deux articles, qui en mettent en relief les particularités, tout en relevant les lacunes dans une tradition sans aucun doute lacunaire (Sylvie Lefèvre,« LAbuzé en court et sa diffusion manuscrite : une œuvre anti-curiale pour les milieux de cour » ; Maria Colombo Timelli,« LAbuzé en court entre manuscrits et imprimés »).

Lhagiographie, genre particulièrement représentatif de la continuité que nous essayons de cerner, mérite attention dans la perspective qui est la nôtre. Dans un examen nécessairement partiel, Barbara Ferrari montre bien que certaines modernisations linguistiques, notamment lexicales, qui se relèvent dans la version de la Légende dorée révisée par Jean Batailler (Lyon, 1476), loin dêtre automatiquement imputables au passage à limprimé, reviennent à certains copistes du milieu du siècle (« La Légende dorée du manuscrit à limprimé : encore sur la modernisation linguistique de la traduction de Jean de Vignay par Jean Batallier »). Un constat analogue est dressé par Martina Crosio, toujours dans le domaine hagiographique : dans la Vie de saint Martin en prose, le passage à limprimé ne semble pas affecter la langue, mais bien la structure du texte, organisé maintenant en chapitres, et une partie de son contenu, par lajout dépisodes et dallusions à la réalité tourangelle, en réponse sans doute aux attentes dun lectorat local (« La Vie de saint Martin de Tours en prose : du manuscrit à limprimé »).

Le passage sous les presses de quelques traités à sujet politique peut savérer riche en enseignements, dans la mesure où une édition relativement « tardive » peut nous livrer, de par son contenu et sa structure, des informations sur la transmission des textes et sur des témoins perdus, et sur ladaptation de ces mêmes œuvres pour un lectorat nouveau (Anne Schoysman, « Colard Mansion et Antoine Vérard, éditeurs de textes sur la véritable noblesse et le gouvernement des princes. Lapport dun recueil à la tradition des textes »).

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Autre domaine abordé, celui des recueils de « dits », dont les lecteurs des xve et xvie siècles continuent de se montrer friands : Paola Cifarelli fournit le classement dun triple patrimoine « médiéval » passé à limprimé, qui confirme limportance de la forme (vers vs prose) et la distinction, héritée cette fois de lAntiquité, entre le « sage » et le « philosophe » (« Une sagesse en pilules ? Les recueils de dits de sages dans les premiers imprimés »).

Le poids et la fortune prolongée de lhéritage ovidien à la fin du Moyen Âge et tout au long de la Renaissance sont bien connus. Il est alors intéressant de vérifier comment une édition particulière des Métamorphoses (en loccurrence, LeGrand Olympe… publié à Lyon par Martin Morin en 1532) essaie de se présenter sur le marché éditorial comme une nouveauté, tout au moins typographique. Comme le relève Stefania Cerrito, des éléments de continuité et de renouvellement se côtoient de fait dans une œuvre tout à la fois « médiévale » et « renaissante » (« LOvide moralisé en prose dans Le Grand Olympe des histoires poëtiques (Lyon, 1530-1532) »).

Lévolution en cours dans le genre romanesque est enfin examinée par Sergio Cappello, qui prend en compte la totalité de la période envisagée : le secteur des « romans » publiés entre 1470 et 1530, dans leurs caractéristiques matérielles, permet de mesurer lévolution en cours et la coexistence – parfois chez les mêmes éditeurs-libraires – dun fonds « gothique » et dun renouveau « renaissant », le plus souvent allogène (« Le roman en France entre 1470 et 1530 »).

Le bilan nous paraît pouvoir se résumer dans une véritable invitation à la modestie et à la souplesse intellectuelle ; éviter les classements rigides et rassurants, dépasser les frontières étanches, essayer de se situer dans la mesure du possible dans le passé objet de nos études sans (trop d)idées préconçues, autant de démarches qui pourraient nous aider à mieux comprendre une réalité mouvante et en pleine mutation : finalement, la « rupture » entre un xve siècle « médiéval » et un xvie siècle « renaissant » nen est pas une, et même la borne représentée par le passage du livre manuscrit au livre imprimé savère plus poreuse quon ne la prétendu autrefois. Loin de vouloir nier une évolution certainement en cours, et qui saffirmera décidément après les années 1530 sur tous les plans – linguistique, littéraire, éditorial, et plus largement culturel –, nos enquêtes ont néanmoins montré, 18nous semble-t-il, que les décennies étudiées sont porteuses des germes dun changement profond, certes, mais où lhéritage des pères – voire des grands-pères – demeure toujours vivant.

Maria Colombo Timelli

Università degli Studi di Milano