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Classiques Garnier

Things Come in Threes The “Voyage de Milan” by Jean Marot

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2020 – 2, n° 40
    . varia
  • Author: Bozard (Laurent)
  • Abstract: After Anne of Brittany died, Jean Marot composed a range of poems (Epistre des dames de Paris au Roy Françoys, Epistre des dames de Paris aux courtisans de France, Commencement d’une epistre à la Royne Claude) devoted to Francis the First’ military conquests in Italy. Read together, these texts shape a ‘Voyage de Milan’ which reveals a last mutation in Marot’s poetics: the epic history is replaced with a more familiar tone.
  • Pages: 77 to 99
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406112631
  • ISBN: 978-2-406-11263-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11263-1.p.0077
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-04-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Italian Wars, historiography, epistolary genre, ethos, authorship
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Jamais deux sans (t)rois

Le « Voyage de Milan » de Jean Marot

En 1515, Jean Marot prétend accompagner le roi François ier en Italie pour la reconquête de Milan. Il rédige alors une série dépîtres et de rondeaux constituant en quelque sorte son « Voyage de Milan », expression construite a posteriori par la critique1.

Il faut toutefois se garder dune lecture trop ambitieuse : ce Voyage est une œuvre fantôme dont on ne trouve aucune attestation véritable. Échos entre les textes, questions éditoriales, dimensions historiques, « fable » personnelle, tout concourt à brouiller les pistes ; il y a dans cet ensemble plus dincertitudes et de conjectures que « bon rapport » (CERC2, v. 16).

La lecture que nous proposons rassemble ces poèmes dans une même œuvre virtuelle, le Voyage de Milan, afin denvisager les liens avec les deux précédents Voyages de Jean Marot et tenter de dégager les statuts respectifs des destinateur et destinataire(s) de ces textes. On découvrira ainsi que, dune certaine manière, il sagit là dune « œuvre » révélatrice dun changement de position et de ton dans le discours de Marot.

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« Icy lautheur son Epistre laissa/ 
Et de dicter (pourtant) ne se lassa3 »

Ces mots de Clément, après le Commencement dune Epistre à la Royne Claude, servent de base à une réflexion sur la date de la mort, et donc la carrière, de Jean Marot4. Ils sont partie prenante du jeu biographique et fictionnel qui se tisse entre le père et le fils. Entre complicité et concurrence, les écheveaux sont entremêlés et il est parfois difficile de distinguer ce qui appartient à lun ou à lautre dans lœuvre du père telle que nous la connaissons aujourdhui5.

Le Recueil édité par Clément possède une certaine unité temporelle et thématique :

Au seuil du recueil [] se trouvent des événements importants de la vie politique du début du règne de François ier : les naissances denfants royaux. [] Jean Marot élaborerait ainsi un manuscrit doffrande célébrant ces événements politiques majeurs [] autour de la figure de Claude de France et de ses enfants royaux6.

Cette hypothèse explique en partie pourquoi le Voyage de Milan est une œuvre virtuelle, plus quune œuvre inachevée. Dans le Recueil Jehan Marot, on ne retrouve en réalité quune facette de son œuvre poétique mais elle coupe le lecteur de tout un pan, ô combien précieux, de son travail : Anne de Bretagne. Son absence est significative : chez Jean Marot, il y a un avant et un après Anne de Bretagne, sa « muse7 », qui 79se marque aussi dans le changement de ton des œuvres, notamment dans le passage dune poésie engagée (en faveur de la politique royale, contre la politique papale, pour la défense des femmes) à une poésie davantage « de conseil » (Doctrinal des Princesses et nobles dames).

En se basant sur le sizain de Clément à la fin de lépître inachevée, la critique a généralement considéré que cest la mort de Jean qui la empêché de terminer ce poème. En réalité, Clément suggère que Jean a arrêté lécriture (ou la réécriture) de cette œuvre mais na pourtant pas cessé de produire. On peut en conclure que Jean a plutôt mis fin à sa « veine historiographique » ; il na sans doute jamais voulu composer un troisième Voyage.

Alberto Varvaro rappelle que « le sens dun texte nest pas seulement la somme des sens de ses parties, cest quelque chose de plus » ; le philologue italien souligne aussi combien « il est indispensable, pour juger dun texte quelconque, de savoir comment il a été constitué8 ». Ceci nous amène à une première question essentielle : Jean Marot est-il reparti à Milan ?

« Daller à pied, tresillustre Seigneur, /
Lassé je suys []9 »

Dans le 33e rondeau (« Daller à pied »), Marot se plaint de devoir marcher, à nouveau, alors que sa santé (v. 3-6) et son âge (v. 11-14) devraient lui accorder quelque repos :

Et ce qui plus me griefve,

Cest que je nay cuisse, jambe, ne greve

Qui sur plain champ puise faire teneur. (v. 3-6)

Ne permectez quen ceste grant chaleur

Soyë pieton, ou ma mort sera brefve.

Le temps sapproche, et le terme sacheve

Quil fault partir. (v. 11-14)

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Il poursuit sa (com)plainte dans le 34e rondeau (« A pié je suys »), toujours en se lamentant sur sa santé et son âge :

A pié je suys, et fault partir,

Et suys tant las, que sans mentir

Je nay jambe qui ne me tremble. (v. 1-3)

Laage me faict ces maulx sentir,

Et veoit on mon tainct amortir. (v. 6-7)

Defaux et Mantovani constatent que deux manuscrits accompagnent le premier de ces deux rondeaux du nom de Louis xii10. Ils signalent toutefois quil est « difficile de dire qui est le “triumphant debeleur” (François ier ? Louis xii11 ?) ». Sils sadressent à Louis xii, ces vers auraient été composés après la composition du Voyage de Venise : lâge et la fatigue ont contraint le poète à demander plus de confort pour le chemin de lItalie vers la France. Nous navons pourtant pas connaissance dun autre poème de Jean Marot adressé à Louis xii qui utiliserait un tel ton. Ellen Delvallée, plus catégorique, considère que le rondeau « Daller à pied » est écrit pour Louis xii et que « A pié je suys » est composé pour François ier12. Cest ce qui explique, entre autres, la mention triumphant debeleur dans le premier, qui renvoie à Louis xii : la mention du roi conquérant et combattant aurait plus de sens entre les deux campagnes de 1507 et 1509 en Italie que pour un jeune François nayant pas encore véritablement fait ses armes. Pourtant, dans la version manuscrite, le destinataire est qualifié de trespuissant debelleur, ce qui ne suggère pas nécessairement des qualités militaires éprouvées ; il pourrait donc sagir de François. La version du Recueil a été publiée bien plus tard et le passage à la dénomination triumphant peut se baser sur dautres hauts faits militaires du roi (voir « Le quarenteneufviesme Rondeau de la deffaicte des Suisses », p. 89).

Des échos aux motifs de lâge et de la maladie figurent déjà dans la « trilogie médicale13 » de Jean Marot, adressée davantage à François ier quà son prédécesseur. La supplique et le changement de ton sont dans la 81même veine que la ballade dédiée au duc de Valois (allusions identiques aux jambes et au tainct : « Javois le tainct de couleur desperlan/ Plus maigre et sec que les jambes dun pan14 », v. 24-25).

Faut-il inclure dans la réflexion le « Rondeau de maistre Jehan Marot au roi Françoys, craignant estre cassé de son estat » (« Sire, le povre maistre Jehan », p. 203) ? Généralement accompagné de poèmes de « supplique » déjà évoqués15, il sinspire des mêmes thèmes. Defaux et Mantovani suggèrent que Jean sinquiète de son état, cest-à-dire de son inscription au sein du personnel royal. Il est certain quil fait écho au rondeau « En bon estat » (p. 87-88) de sa trilogie, qui demandait à l« Espoir Françoys » (v. 12) de le coucher dans son état de maison. Néanmoins, dans la lignée des 33e et 34e rondeaux qui demandaient au roi de ne pas partir (33e rondeau, v. 11-14 ; « Car je crains trop aux champs sortir/ A pié. », 34e rondeau, v. 14-15), ce rondeau-ci demanderait de rester, de ne pas aller à nouveau en Italie.

On considère généralement que les allusions au Milanais du rondeau « Sire, le povre maistre Jehan » (« Craignant que le veuillez transmettre/ A seize milles de Milan », v. 4-5) datent daprès Marignan et quelles signifient le souhait du poète de ne pas être cassé de son état alors que François ier cherche à faire des économies16. Mais on pourrait désormais y lire aussi une supplique de Marot qui demande à son protecteur de ne pas le renvoyer dans un endroit lointain, quil connaît déjà (« Sçavez vous où ? cest à Cassan », v. 6). Le poète solliciterait ainsi une « dispense de service » sans pour autant être rayé de la liste du personnel. Pour contribuer à sa demande, il revient sur son âge (« Helas, il est vieil mesouan », v. 7) et sur son corps (« Aultrement, ains quil soit ung an, / Le verriez aussy nud quAdam17 », v. 10-11).

Marot se dit « las » de partir : il a déjà fait le voyage en Italie à deux reprises et en connait les dangers (il ne veut pas « estre martir », 34e rondeau, v. 5). Sil demande une monture en appui (« Si vous supply quau departir/ Il vous plaise me departir/ Quelque courtault, ou beste damble », v. 10-13), celle-ci ne risque rien (« Je garderay bien quon ne lemble » v. 13) dans la mesure où le poète ne veut pas partir et la 82monture restera ainsi protégée à lécurie, loin des combats. Ce nest pas tant la marche que redoute le poète mais la guerre : il ne veut pas être pieton (33e rondeau, v. 12, « fantassin »), demande une « treve/ Daller à pied » (v. 8-9) et craint la violence (« Helas, quelle douleur/ Daller à pied ! », v. 14-15). Les allusions communes à ces deux rondeaux nous confortent dans lidée quils doivent être lus ensemble, écrits dans un même élan (« deux ensemble18 », 34e rondeau, v. 8).

Proximité de ton, clin dœil dans la supplique, allusions physiques… Jean Marot suggèrerait à son protecteur de le laisser en France, de ne pas laccompagner dans sa campagne italienne, la troisième pour lui19. Cela justifierait la présence de ces deux rondeaux dans le Recueil, à destination de François et Claude, dans une thématique consacrée aux événements de 1515 et à la reconquête du Milanais. Les précédentes suppliques concernent encore trop le règne dAnne et Louis, ce qui explique pourquoi – outre leur forme, la ballade – elles ne figurent pas ici20. Reste à 83savoir si Marot peut être considéré comme un « voyageur casanier21 ». A-t-il « passé les montaignes » (CERC, v. 59) une fois de plus ?

« Car le subject que je pretens inscrire/ En ceste carte, est si tresfavorable, / Doulx et plaisant,
que lauras aggreable22 »

Dès les premiers vers du Commencement dune Epistre à la Royne Claude, Marot se positionne comme auteur et souligne les ambitions de son écrit. Sil ne peut sempêcher dutiliser son incontournable topos de lhumilité (v. 5-7 ; « et que nauras esgard/ Si lescript vient de basse et simple part », v. 11-12), il signale à son destinataire que lobjet de son travail est tresfavorable, doulx et plaisant, aggreable, ce qui correspond assez peu à un travail dhistoriographe fidèle.

Marot a accompagné Louis xii dans ses campagnes dItalie : témoin direct des événements, « détaché » par la reine Anne, il lui relate, à son retour, le déroulement des activités militaires de son époux. Marot joue son rôle de spectateur et décrit ce quil voit, même si cela lui semble parfois incroyable : « Impossiblest que jen creusse le tiers, / Mais je y estoyes, parquoy je le doy croire23 ».

La plupart des critiques et des historiens soulignent la proximité des travaux à portée historiographique de Jean Marot avec les faits historiques :

Jean Marot, avait accompagné le roi, dans le voyage de Venise, comme il avait fait au voyage de Gênes ; mais, cette fois, il sétait borné au rôle dhistoriographe, sans mêler la fiction à ses récits simples et circonstanciés. Le long poème, en vers de différentes mesures, intitulé le Voyage de Venise, [] ressemble à un journal rimé de lexpédition, si détaillé et si exact, que 84Jean dAuton naurait eu quà le mettre en prose, pour remplir sa charge de chroniqueur []. On remarque, dans cette description fidèle, un style clair et concis, des tableaux chaudement colorés, des images ingénieuses et une souplesse de rythme inusitée24.

[] deux poëmes intitulés lun Voyage de Gènes, lautre Voyage de Venise, où lemploi du merveilleux ne nuit en rien à lexactitude historique25.

[Dans son Voyage de Gênes,] il fut un chroniqueur fidèle, mais un maladroit metteur en scène, incapable de donner aux fictions une apparence de vérité26.

Quel quait été le statut officiel du poète lors de ces expéditions, force est de constater que dans la relation quil en fait, lhistoire véridique, lHistoire, occupe un certain nombre de vers. Toutefois, celle-ci est entremêlée dambitions symboliques et politiques :

Les longs poèmes héroïques latins et vernaculaires consacrés aux premières victoires des rois de France en Italie, sur Naples, Gênes ou Venise, sapparentent à la chronique en ce quils rapportent assez fidèlement le déroulement des campagnes militaires, mais ils ont aussi une fonction de soutien de la politique royale et de célébration du souverain27.

Dautres textes, qui relèvent moins du compte-rendu que du commentaire, célèbrent la victoire française à Gênes : Jean Marot rédige son Voyage de Gênes, qui associe le récit des faits à la fiction allégorique, et qui est analysé par Cynthia Brown comme un tournant dans la production des auteurs de cour sous Louis xii ; car après 1507, la pression politique obligera les poètes à une nouvelle écriture, qui laisse davantage encore de place aux dimensions historiques et politiques de leur discours28.

Lun des récits composés à la suite de lexpédition, le Voyage de Gênes de Jean Marot, relate avec force détails la prise dudit bastillon. [] Il décrit tout 85dabord le doute qui assaille les lansquenets du roi []. En dépeignant ainsi le comportement timoré des alliés, lauteur met en exergue le prestige militaire dune nation qui ignore la peur29 .

Relater, décrire, dépeindre… sont des verbes souvent utilisés pour évoquer lœil du poète historiographe présent sur les lieux30. Jean-Luc Nardone, parfois très critique – il qualifie le Voyage de Gênes de « médiocre épopée historique31 » –, analyse avec justesse la composition de ces deux prosimètres. Il rappelle ainsi le statut du poète et les rapports entre ces deux textes :

Dans cet ensemble, les Voyage de Gênes et Voyage de Venise occupent une place spécifique et prépondérante. [] Marot est envoyé en Italie en tant quobservateur et que chroniqueur des campagnes du roi. Aussi les deux textes sont-ils proches. [] Dun point de vue historique, le récit quil fait est convaincant, souvent minutieux et, dans les meilleurs moments, le rythme des vers se mêle à celui de laction32.

Dans le Voyage de Venise, Marot devient un chroniqueur plus exigeant et plus didactique, qui nhésite pas à convertir des vers entiers en dates explicites []. Le terme de « chroniques » [] fait son apparition []. Les premiers éléments de narration historique qui [] dans le Voyage de Gênes, attestaient dune réelle volonté descriptive de lauteur prennent donc ici une ampleur encore plus manifeste33 [].

Dans ce second Voyage, Jean Marot devient un chroniqueur plus minutieux encore que dans le Voyage de Gênes : des dates précises jalonnent le discours sans rien perdre du goût de lauteur pour lenumeratio, pour la peinture visuelle et sonore des combats ou des fêtes qui compose ses « tableaux34 ».

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Sons, images, picturalité, descriptions, listes, tout concourt à confirmer la présence du poète-historien lors de ces deux premières expéditions : les sens sont convoqués pour mieux rendre compte et faire ressentir a posteriori latmosphère des Voyages et lhorreur de certains combats qui mêlent le bruit et lodeur :

Marot est un peintre minutieux et les trente-neuf douzains de la narration sont autant de tableaux, souvent très colorés de rouge, de blanc ou dor. Et ces peintures se fondent sur lexpérience de lartiste qui assiste aux scènes, comme lindique la fréquente répétition du « lors eussiez veu » dont on mesure aisément lobjet rhétorique. Marot nécrit pas lhistoire : il la décrit, il la peint []. Mais plus encore quà lœil, cest à louïe quil offre ses plus beaux vers. Ce ne sont partout que tambours de guerre et fifres de victoire, tonnerres de feu et bruits de la poudre []35.

Cest ici, en partie, que le statut des textes change avec le Voyage de Milan. Si lon y retrouve bien des allusions sonores et visuelles, quelques anaphores significatives pourraient bien faire basculer le texte dans une autre dimension.

« Jusques à ce quen France elle te voye/ 
Ou quau retour tu te mettes en voye36 »

Alors que dans les précédents Voyages, lœil était celui du poète et décrivait la bataille, il semblerait que dans la série de textes qui composent le Voyage de Milan, lœil soit resté à Paris.

Preuve de véridicité, la vue est constamment sollicitée dans le Voyage de Gênes, par exemple : « Quon ne vit onc de si grandes ruades » (v. 523), « Voyans ce roc quasi incaccessible » (v. 552), « En ceste fuyte vous eussiez veu villains/ Aller du pié comme bisches et dains » (v. 569-570)37.

La même insistance se retrouve dans le Voyage de Venise : Marot décrit en cinq cents vers (soit presque un huitième de lœuvre), la journée 87décisive dAgnadel (v. 2065-2569). Les mouvements de troupes dans la nuit et la matinée du 14 mai (v. 2065-2182) montrent le regard dun Jean Marot ébloui par le bel ordonnancement de larmée française :

Adonc veissiez enseignes, estandars,

Jecter au vent, gensdarmes et souldars

Crians « Marcou », tirans vers leur(s) enseigne. (v. 2089-2091)

Quatre scadrons y eut en lexcercite,

Qui fist beau veoir. (v. 2103-2104)

Adonc veissiez marcher en ordonnance

Le camp Françoys. (v. 2155-2156)38

Linsistance oculaire permet tantôt de souligner lorganisation des troupes, tantôt de mettre en scène lhorreur des combats : « D[a]ns les fossez peult on veoir aterrez/ Maintz povres corps de glaives enferrez » (v. 2259-2260).

En 1515 en revanche, lœil semble resté à Paris :

Et ne souffrir que soyons si long temps

Sans te reveoir. (EDPRF, v. 41-42)

Aussi affin que pitié tadmonneste

Nous venir veoir. (v. 89-90)

Et que dedans Paris

Te peust veoir sain de corps et desperitz. (v. 107-108)

Si vous convye à venir à Paris

Pour reveiller noz tristes esperitz.

Là pourrez veoir

Et concevoir

Que la Françoise

Faict son devoir. (EDPCF, v. 7-12)

Comme dans les précédents Voyages, on retrouve bien une allusion à visée testimoniale39 (« Adonc veissiez deffences canonnieres », CERC, v. 199), lors de la prise de Novare, mais celle-ci laisse la place au bruit :

88

Que lon eust dit proprement que la fouldre

Partoit du ciel pour les reduyre en pouldre. (v. 201-202)

Tant quont occis en ce cruel oraige [] (v. 205)

Mect feu en pouldre, et faict ung tel tonnerre

Quil ny a mur qui ne vienne par terre. (v. 209-210)

Les autres allusions visuelles ont moins de portée historique. Lhistoire contée dans les épitres se passe plus à Paris quen Italie. Notamment quand il décrit la liesse parisienne à lannonce de victoires du roi en Italie (EDPRF, v. 121-136) : « Qui veit adonc flammes voller en laer, / Faire bancquetz, chanter, rire, baller » (v. 129-130).

Jean Marot a-t-il vécu lexpédition milanaise depuis Paris, via les échos quen rapportaient les sources officielles ? On retrouve en effet très peu lœil du témoin. Il y a bien une allusion aux Suisses (« Sans trent mil Suisses gens de pied, / Dont nen ay point de meilleurs espié », CERC, v. 75-76) mais cette mention na dintérêt que dans le blâme qui suit : « Et meritoient destre bons appellez, / Si trahison ne les eust maculez » (v. 77-78).

Dans lépître à la reine Claude, l« historiographe royal » a perdu une partie de son style caractéristique40. Certes, cette œuvre est parcellaire mais le ton en est différent. Pour nous, lœil y cède le pas à louïe, qui elle-même sappuie sur des sources orales.

89

« [I]cy court ung caquet41 »

Les trois épîtres qui composent le Voyage de Milan accordent une large place à loralité. Dans le cas des deux premières, les dames de France écrivent au roi et aux courtisans qui séjournent en Italie mais la relation qui leur est faite des événements est avant tout auditive :

Heraulx adonc la nouvelle anoncerent [] (EDPRF, v. 125)

Cecy oyant, o Prince de hault pris,

Tu peulx penser si nos povres espritz

Furent joyeulx. (v. 171-173)

Car il ny a dame ne damoyselle

Qui ne saultelle en oyant les rapports

De voz tresbeaulx et louables effors. (EDPCF, v. 226-228)

Que bon rapport du sien espoux avoir. (CERC, v. 16)

Les mentions sonores des canons servent désormais à souligner la joie et la liesse en France plus que leffroi et les combats en Italie – à lexception peut-être de la prise de Novare citée ci-dessus. Les sons de joie fusent en France quand on annonce une victoire :

Tabours sonnoient, et fiffres resonnerent.

Prestres chantoient, et les cloches sonnerent

Si haultement quà tous estoit notoire

Quilz rendoient grace à Dieu de ta victoire. (EDPRF, v. 121-124)

Les femmes aussi poussent des chants de liesse : « Qui nous induict chanter pour ta victoire/ Mottetz et dictz deternelle memoire » (v. 175-176). Chant qui est bien supérieur à celui des Italiennes : « Oyez leur chant, cest rompement de teste » (EDPCF, v. 163).

Dans lépître inachevée, il y a peu dallusions sonores du conflit directement recueillies sur place : « Bruyans torrens » (v. 82), « Non extimant du travail les vacarmes » (v. 87), « Sonnant tabours, tenans ordre de guerre » (v. 153). On est bien loin de la dimension multisensorielle relevée pour les deux précédents Voyages. Néanmoins, il y a bien 90des allusions à des scènes de joie, en Italie, qui font écho à celles qui se passent en France. Mais on les retrouve moins pour des faits guerriers que dans une portée encomiastique, notamment quand il sagit de louer le roi François (v. 173-214) ou de célébrer la naissance de Louise (v. 99-122) :

Trompes, tabours, et clerons à plaisance

Sonnoient alors, le peuple crioit France, []

Lung chante et dance, et lautre se resjoye,

Faisant beaulx ditz en treseloquent stille []

Musiciens en leurs voix argentines

Rendoient louenge aux haulx cours celestines. (v. 103-110)

Jean Marot lui-même semble parfois à court didées ou dinformations pour poursuivre son récit et souligne à plusieurs reprises ces sources orales, notamment via des anaphores.

« [M]ais faulte de savoir/ 
Nous clost la bouche, et tout bon concevoir42 »

Ces vers sont assez symptomatiques dun rapport du dit et du tu, de la connaissance et de lignorance qui parcourt les trois poèmes. On retrouve ainsi un procédé anaphorique dans lEpistre des dames de Paris au Roy Françoys avec la répétition de la question oratoire « Que te dirons ? » (v. 95), « Que diray plus » (v. 109). Le procédé sert à souligner la situation désespérée des dames de Paris en labsence du roi (processions, prières…). Ces artifices rhétoriques sont repris plus tard (« Que te dirons ? », v. 135) pour accentuer la joie des Françaises à lannonce de la première victoire du roi.

Le dispositif est alors immédiatement rompu par larrivée dun héraut qui narre les exploits guerriers du roi :

Ung jour apres nous arriva ung poste

Tresbien parlant, et devisant à poste,

Lequel apres plusieurs humbles requestes

Faictes par nous, nous dist de tes conquestes

Si amplement, quà bien noter ces termes,

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Il en parloit non point comme clerc darmes :

Car telle geste avoit en racomptant

Que bien sembloit que encor fust combatant. (v. 137-144)

Ce porte-parole est lexact opposé de notre poète à l« humble salut/ Comme cestuy » (v. 4-5). Il ne sagit pas dun escroc ou dun bonimenteur (« clerc darmes ») mais bien dun témoin direct qui peut reproduire les « gestes ». Jean Marot nest-il ici que le porte-parole des dames de Paris ? On pourrait considérer quil est aussi un des destinataires de ces hérauts venus dItalie. Resté près de la reine, en France, il recueille les échos des combats transalpins et en propose une retranscription plaisante au roi, destinataire de lépître. En 1515, Marot ne parle pas comme « clerc darmes » parce quil sait ce que vit le roi François en Italie, layant déjà vu et vécu avec son prédécesseur. En outre, rien dans ces poèmes ne vient attester sa présence aux côtés du roi. Defaux et Mantovani soulignent le contraire au sujet des « longues serpentines » (v. 148) : « le poète décrit ici très vraisemblablement ce quil a vu43 ». Il est pourtant possible dimaginer que Marot fasse appel à ses souvenirs (il a déjà vu des canons et autres pièces dartillerie franchir les Alpes, en 1507 et en 1509) mais aussi que la description qui lui en est faite soit très fidèle, cest ce quil suggère : « Car telle geste avoit en racomptant/ Que bien sembloit que encor fust combatant » (v. 143-144).

Marot insiste sur son style (« moy simple orateur » CERC, v. 5 ; « Pour te narrer, au gros stille de moy », v. 165) mais aussi sur la dimension écrite de son récit : « Ay osé prendre audace de tescrire : / Car le subject que je pretens inscrire » (v. 7-8). Bien plus, si lon retrouve la dimension anaphorique de la question oratoire « Que diray plus ? » (v. 113, 157), celle-ci est rompue symboliquement par le silence de lauteur qui se tait (« A tant me tais, Royne treshonnorée, / De leur retraicte assez mal asseurée », v. 163-164) – il arrête décrire, en quelque sorte – pour raconter (narrer), à sa façon (au gros stille de moy), ce quon lui en a raconté44. Marot se tait 92sur la retraite parce quelle a peut-être manqué dassurance dans le conflit, mais aussi parce que sa source nest pas sûre. Cela conforte lidée quil ny était peut-être pas physiquement. Le poète insiste sur ce silence : 

A tant me tais, et ce propos je lesse

Pour te compter comment en grand noblesse

Vint à Noarre : où en grant reverence

Fut recueilly de toute lassistence. (v. 230-234)

Dix-sept vers plus tard, Marot interrompt son récit, comblé par le sizain de son fils. Les allusions fréquentes à loralité des sources dans ces trois poèmes peuvent ainsi suggérer que Marot est resté à Paris, auprès de la reine et quil écrit davantage au roi quà celle-ci. Mais qui est le destinataire du Voyage de Milan ?

« Dire pourroys quonques Prince ne leut/ 
De ses subjectz ung tant humble salut45 »

Si lon consulte les variantes apportées par la leçon manuscrite46 de lépître aux courtisans de France, qui en est lautre témoin, on remarque que cest à François ier que le texte est adressé (à gauche ; à droite, la version imprimée, v. 1-5) :

Rescription des Dames de Paris au Roy françoys estans dela les montz

Tresexcellant et trespuissant seigneur

Salut, honneur, santé et bonne vie.

Vous suppliant que la present teneur

De cest escript voullez estre teneur

Car de bon cueur lavons faict sans envye.

Nobles mignons, courtisans plains dhonneur,

Salut, bon heur, santé et bonne vie.

Ne soit vostre œil ingrat, ne contempneur

De cest escript : mais lisez la teneur,

Car de bon cueur lavons faict sans envye.

93

Le roi est personnellement interpellé dès le premier vers mais est aussi présenté comme le véritable destinataire du texte (v. 3-4). Ce rapprochement est à nouveau en jeu dans lavant-dernière strophe (v. 221-225).

Pour faire fin, monseigneur souverain,

De cueur humain / vous prions de bon zelle,

Quil vous plaise ains enuyt que demain

Venir en France, & rapporter en main

La palme & raim de lennemye mortelle.

Conclusion : Roy nostre souverain,

De cueur humain vous prions et bon zelle,

Cest quil vous plaist, ains anuyt que demain,

Venir en France, et rapporter en main

La palme et raim de louenge immortelle.

On pourrait lire à gauche la version écrite au moment des faits, proche des combats, et à droite une version remaniée a posteriori, qui vise davantage à pacifier la figure royale ; un passage de la figure du guerrier, du roi combattant (« raim de lennemye mortelle »), à un souverain digne de louanges (« raim de louenge immortelle »).

Ces variantes mettent « en évidence les différences de temporalité et la complémentarité entre des pièces brèves, immédiatement diffusées, et les comptes rendus plus longs, plus élogieux et plus travaillés, mais qui adhèrent moins aux événements47 ». Cela confirmerait cependant que le poète sadresse directement au roi (« De cest esript voullez estre teneur »), quil naccompagne pas puisquil est resté en France aux côtés de la reine. Marot sait que son sujet est peut-être différent (« present teneur ») et quil ne vise pas une dimension purement historiographique comme certains de ses précédents écrits48. Cest peut-être ce que laisse entendre le titre manuscrit du poème : il sagit dune rescription, cest-à-dire, une « chose récrite ou écrite après coup, surcharge décriture (sur un document officiel)49 ». Rien nempêche de lire cette rescription comme la mise par écrit de rapports oraux de la campagne milanaise ; Jean Marot avouerait ainsi quil se trouve en France et non en Italie.

La proximité géographique du poète et de la reine accompagnée de sa cour explique aussi la différence de temporalité et de complétude des écrits. Contrairement aux précédents, le Voyage de Milan nest quune 94« modeste chronique » et son « écriture nest donc pas parfaitement concomitante avec les événements de la campagne de Marignan50 ». Le délai de latence entre le récit de Marot et les événements historiques est dû à la distance de lauteur avec la campagne militaire du roi, quil ne connaît que par les échos qui en arrivent en France, ce qui justifie linsistance sur la parole rapportée plus que sur la vue.

Bien plus, le format des poèmes de plus grande envergure, lépître, rapproche les absents :

Quoique modeste et respectueux, lécrivain tutoie la reine parce quil partage ses émotions, celle de son époux, et surtout parce quil les rapproche. Cest le rôle de la lettre, conçue comme un dialogue entre absents ; sauf que, dans ce cas, lépistolier nest pas un des absents, mais lagent par lequel le roi et la reine peuvent partager leurs joies et leurs craintes. En outre Marot met ici en place le protocole rhétorique de la lettre, qui doit moins établir des faits que relayer des émotions51.

Jean Marot se fait porte-parole à plusieurs niveaux : il retranscrit (pour la reine, à ses côtés, et pour le roi qui les lira plus tard) les échos de la campagne militaire de Milan obtenus par la bouche des messagers ; il donne le ton des sentiments et émotions que ces événements produisent en France, notamment sur le peuple52 ; il est enfin le porte-parole des dames qui sont également « une figure du poète rédigeant une épître historiographique et épidictique qui prend place au sein du concert des “mottetz et dictz deternelle mémoire”53 ». En quelque sorte, le Voyage de Milan acte le passage de lœil à la bouche, de lautopsie54 et du regard 95plein dacuité de lhistoriographe à la voix du chantre dun autre type de communication.

« Faisant beaulx ditz en treseloquent stille/ 
En decorant la mere avec la fille55 »

Au terme de ce parcours, certes incomplet, du Voyage de Milan, il nous semble que cette œuvre na jamais existé en tant que telle dans lesprit du poète, pas avec lambition qui était celle des précédents Voyages.

Jean Marot est plus âgé, il le souligne à plusieurs reprises après la mort de la reine Anne dans ses poèmes de requêtes. Il na pas lintention de (re)partir, cest ce quil déclare à plusieurs reprises en insistant sur sa santé, son âge et ses jambes. Mais il faut aussi relire ces œuvres comme un manifeste métapoétique :

Ces rondeaux [] mêlent inspiration villonienne de la requête humoristique et métadiscours sur le devoir dhistoriographe, au moyen de jeux de mots sur les “pieds” – partie du corps ou mesure poétique – et les “jambes” []. [S]ans les conditions minimales réunies pour sa survie et son transport, cest autant sa personne que sa poésie historiographique qui en pâtit []. Faute dun cheval permettant de le transporter sur les lieux de la campagne militaire du roi, le poète en est réduit à ne plus formuler que des syllabes (des “pieds”), dépourvus dharmonie et de sens. Le ton humoristique témoignant même dune certaine assurance [] est un argument éthique puissant pour faciliter loctroi de la requête56.

Relisons en ce sens le huitième vers du 33e rondeau : « Raison pour quoy ?/ mes jambes auroient treve/ Daller à pied ». Bien plus quune contingence matérielle (devenir cavalier, obtenir plus de confort dans les déplacements), cest linspiration qui en vient à faire défaut au poète57. Il joue ici de léquivoque sur plusieurs tableaux : la guerre (« piéton »), 96la poésie (« pied, jambe »), et la fausse maladie. Son écriture a changé et il ne souhaite plus se lancer dans de grandes œuvres historiographiques, il le souligne dans le 34e rondeau : « A pié je suys, et fault partir, / Et suys tant las, que sans mentir/ Je nay jambe qui ne me tremble » (v. 1-3). Dans le même ordre didée, on pourrait comprendre le « courtault » (v. 12) quil quémande au roi non comme un cheval à proprement parler mais comme un accord sur son changement de style (poème plus court58), comme la « beste damble » (v. 12) qui suggère une allure plus modérée.

Le changement de ton est évident et le poète a désormais dautres ambitions que la seule histoire. Il nest plus le « povre escripvain, serviteur treshumble des vostres treshumbles et tresobeyssants serviteurs » du Prologue du Voyage de Gênes à la reine Anne, il a acquis une certaine expérience et une relative renommée qui lui permettent de prétendre à autre chose. Partant, il revendique une certaine légitimité en tant quauteur : il nest plus un simple « serviteur59 » mais est devenu un « sujet » : « oncques Prince ne leut/ De ses subgectz ung tant humble salut » (EDPRF, v. 3-4). Il se rapproche ainsi de ses destinataires, Claude et François. Il peut dautant mieux se le permettre quil pourrait être le père du jeune couple royal, cest pour cette raison que le thème de la paternité et le lien avec lhéritage des anciens60 parcourent les épîtres du Voyage de Milan.

Sil reprend son topos de lhumilité à lentame de lépitre à Claude (« moy simple orateur, / De ta maison le moindre serviteur », v. 5-6), cest pour mieux souligner dans les vers qui suivent le changement de ton de son œuvre poétique : « Car le subgect que je pretens inscrire/ En ceste carte, est si tresfavorable » (v. 8-9). Lapparition progressive du je chez Jean Marot est aussi le signe de nouvelles revendications littéraires :

Sur les quatre épîtres recueillies par Defaux et Mantovani dans leur édition de Jean Marot, trois portent sur la campagne de 1515 : cest dire à quel point 97ce genre est la fin de lœuvre historiographique du poète de Caen. « Fin » est dailleurs à entendre au double sens de but à atteindre, mais aussi de terme au-delà duquel Jean Marot nécrira pour ainsi dire plus de poème à vocation historique ou propagandaire61.

François Cornilliat constate également la fin de la « poétique historiale » de Jean Marot et la naissance dun « ethos de la familiarité62 ». Si le ton du poète est plus familier, cest peut-être aussi parce quil est proche, physiquement, de la reine et quil nest pas parti accompagner le roi en Italie. Le Voyage de Milan forme un chiasme avec les précédents Voyages : ils étaient écrits avec le roi pour la reine63 ; les poèmes de 1515 sont écrits avec la reine pour le roi. Même sil faut nuancer cette affirmation64, tout concorde pour laisser entendre les nouvelles ambitions du poète, dautres velléités de « communication interpersonnelle65 » :

Dans le récit de Marignan, le choix de la forme épistolaire, nécessitant un decorum moins grandiloquent, permet à Jean Marot de conjuguer exhaustivité (mais ce nest plus celle des faits, cest celle des “cueurs”), éloge non flatteur et humilité personnelle tout en établissant, à travers cette communauté des émotions, une communication entre égaux66.

Sil nest pas parti à Milan, Jean Marot a manqué de matière prise directement sur les lieux des événements et dans laction, cest pour cela que son épître à Claude est inachevée. Nest-ce pas ce que suggère Clément dans son sizain : « Temps est quailleurs repos il voyse prendre » ? On pourrait relire ce vers à laune de ce qui précède : Jean est ailleurs quà Milan (en France) et il prend du repos par rapport à son 98œuvre historiographique67, il tente décrire dans une autre veine. Dune cour (Anne et Louis) à lautre (Claude et François), le ton a changé et les ambitions aussi68.

Conclusion

En devenant linterprète des femmes – et plus seulement leur défenseur –, en prenant leur voix pour écrire au roi, Jean Marot modifie quelque peu son style (anaphores, changements dans lemploi des images oculaires et auditives), tout comme lampleur et la finalité de ses épîtres – genre jusqualors peu utilisé par lui, ou avec des ambitions (politiques) différentes (Epistre dung complaignant labusif gouvernement du pape). Il présente ainsi de nouvelles facettes de son inventio qui donnent lieu à dautres accents dans son œuvre poétique, notamment son abandon de lHistoire au profit de la « petite histoire », celle des sentiments (joies des naissances, du couple et des retrouvailles) sans négliger pour autant une nouvelle position dauteur au statut plus assuré mais aussi sans doute plus complice.

Ce Voyage de Milan, tout virtuel, dément en quelque sorte ladage qui apparaît dans notre titre. Il ny a pas de continuité évidente avec la production précédente du poète mais bien une volonté de rupture à différents niveaux : abandon de lhistoire événementielle et factuelle, amoindrissement des velléités de peintre-poète, nouvelle proximité avec les souverains (plus « paternaliste », volonté de conseil plus que de leçon), importance accordée à lémotion plus quà lhistoire69, tonalités plus 99familières, passage du docere au placere70. Jean Marot nest plus lœil des souverains, il est le porte-parole de leur relation avec le peuple :

Lors ouyssiez par ung ardant desir

France cryer : bref, cestoit ung plaisir

Douyr les motz que ce peuple disoit. (CERC, v. 179-181)

Laurent Bozard

Haute École de la Province de Liège

1 « Les trois épîtres ici rassemblées sont à lire ensemble. Elles constituent, avec le rondeau “De la deffaicte des Suisses” [], les disjecta membra du Voyage de Milan, voyage que Jean na jamais pu écrire, la mort étant apparemment venue linterrompre. » Jehan Marot, Les deux Recueils, éd. G. Defaux et Th. Mantovani, Genève, Droz, 1999, p. 276.

2 Nous abrégeons le titre des principaux textes étudiés issus des Deux Recueils : EDPRF, Epistre des Dames de Paris au Roy Françoys premier…, p. 20-26 ; EDPCF, Epistre des Dames de Paris aux Courtisans de France…, p. 27-34 ; CERC, Commencement dune Epistre de Jehan Marot à la Royne Claude…, p. 35-43.

3 Les deux Recueils, p. 43.

4 Voir, notamment, les considérations de Defaux et Mantovani sur cet épigramme (note 21, p. 301) et la date du décès de Jean Marot (introduction, p. cxviii-cxxx).

5 F. Preisig, « Clément Marot éditeur de son père », Travaux de Littérature, 14-1, 2001, p. 119-137. Cl. Thiry, « Jean Marot revu et corrigé par Clément », Lettres romanes, 55, 1-2, 2006, p. 17-30. G. Berthon, LIntention du poète. Clément Marot « autheur », Paris, Classiques Garnier, 2014 (v. notamment p. 138, 391, 406-408). E. Delvallée, Poétiques de la filiation. Clément Marot et ses maîtres : Jean Marot, Jean Lemaire et Guillaume Cretin, thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes/Rutgers University, 2017, p. 786-813.

6 E. Delvallée, « Le Recueil Jehan Marot : un manuscrit inachevé et perdu édité par Clément ? », Ad hoc 6, 2017 [en ligne].

7 L. Bozard, « Le poète et la princesse. Jean Molinet, Jean Lemaire de Belges, Jean Marot et leurs “muses” : Marguerite dAutriche et Anne de Bretagne », Le Moyen Français, 57-58, 2005-2006, p. 27-40.

8 A. Varvaro, Première leçon de philologie, trad. de J.-P. Chambon et Y. Greub, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 25 et 22.

9 Cinquante Rondeaux, le 33e rondeau, v. 1-2, p. 80.

10 Les deux Recueils, p. 340.

11 Les deux Recueils, p. 350.

12 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 807-808.

13 L. Bozard, « “Mince de biens et povre de sancté” : la “trilogie” médicale de Jean Marot », Les Lettres romanes, 57, 2003, p. 12-32.

14 Les deux Recueils, p. 196-198.

15 Les deux Recueils, p. 499-500.

16 Berthon, LIntention du poète, p. 181.

17 Ce vers fait écho à la Ballade à Monseigneur de Valois : « Et quil soit vray : Il y a pres dun an/ Que demeuré je suis nud comme Adam », v. 11-12.

18 Il y a trois allusions équines dans ce rondeau : chevaulcher (v. 9), courtault et beste damble (v. 12). Si elles ne concernent que lanimal proprement dit, il sagit bien de transformer Marot en cavalier, lassé dêtre pieton (33e rondeau). En ce sens, ces termes rapprochent le poème du rondeau précédent demandant « ung courtault de moyenne valeur » (v. 7) ; la demande dun moyen de locomotion serait alors amplifiée. Mais elle ne justifie pas lexpression deux ensemble : qui serait le compagnon de route de Marot qui la déjà accompagné ? Pas un cheval puisquil était jusqualors piéton, pas non plus le roi qui nest plus Louis xii. En réalité, le rejet du vers 9 (« Par trop chevaulcher deux ensemble/A pié ») fait sans doute allusion aux deux précédents Voyages, deux longs (trop) poèmes (« A pié ») historiographiques. Marot est las parce quil a déjà « chevaulch[é] deux ensemble », cest-à-dire composé deux grandes œuvres dans une veine quil cherche à quitter pour un style différent et plus court (« Si vous supply quau departir/Il vous plaise me departir/Quelque courtault, ou beste damble », v. 10-12). Le cheval nest plus une demande de confort physique pour les déplacements mais une métaphore poétique pour signaler un changement de style. Le courtault ou la beste damble font alors écho, dans une taille moindre, aux longues « cavalcades » historiographiques des précédents Voyages, cest ce que suggère notamment la rime qui oppose la « petitesse » des nouvelles formes (« beste damble », allure modérée) à la « grandeur » des expéditions poétiques précédentes (« chevaulcher deux ensemble »).

19 La fin de la version manuscrite de lECFRF précise « De crier, Sire, revenez » alors que la version éditée propose « De crier, Sire, retournez ! ». La nuance est peut-être faible, mais « revenir » signifie « revenir à nouveau, venir dun lieu où lon était avant ; apparaître, se manifester à nouveau » tandis que « retourner » signifie « diriger dans le sens inverse ; orienter, diriger dans le sens opposé à la direction antérieure ; aller au lieu doù lon est venu, à lendroit où lon est normalement ». La version manuscrite, même si ces propos sont dans la bouche des dames de Paris, suggère que Marot souhaite revoir le roi, ce qui suppose quil nest pas à ses côtés en Italie. La version publiée renforce la « fiction éditoriale » dun poète ayant accompagné le roi en Italie mais qui désire rentrer.

20 Le rondeau « Sire, le povre maistre Jehan » serait ainsi exclu du Recueil parce quil ne correspond pas vraiment à sa ligne éditoriale. Il insisterait trop sur la demande de statut, dans la lignée des textes de supplique, dans une phase de transition entre les règnes, en amont du départ pour le Milanais. Là où les 33e et 34e rondeaux sont rédigés lors du départ, ou après, mais ne cherchent plus à obtenir une quelconque sécurité financière mais bien physique.

21 P. Bayard, Comment parler des lieux où lon na pas été ?, Paris, Minuit, 2012, p. 15.

22 CERC, v. 8-10.

23 J. Marot, Le Voyage de Gênes, éd. G. Trisolini, Genève, Droz, 1974, p. 103, v. 585-586.

24 P. Lacroix, Louis xii et Anne de Bretagne. Chronique de lhistoire de France, Paris, Georges Hurtrel, 1882, p. 439.

25 « Marot (Jean) », Biographie universelle ancienne et moderne (Michaud), Paris, Desplaces, s. d., t. 27, p. 45.

26 H. Guy, Histoire de la poésie française au xvie siècle. Tome 1. Lécole des Rhétoriqueurs, Paris, Honoré Champion, 1910, p. 247. Dans la précédente version de ce passage, Henry Guy applique cette remarque aux deux Voyages : H. Guy, « Jean Marot », Revue des Pyrénées, 1905, 17, p. 369.

27 S. Provini, « Les rois de France sur les traces de César en Italie. La figure de César dans la poésie héroïque du début de la Renaissance (1496-1515) », Cahiers de recherches médiévales, 13 spécial, 2006, p. 91-105, ici p. 91. Lauteure évoque notamment le Voyage de Gênes et le Voyage de Venise.

28 F. Alazard, La bataille oubliée. Agnadel, 1509 : Louis xii contre les Vénitiens, Rennes, PUR, 2017, p. 71. Au sujet du Voyage de Venise : Marot « brosse ici un portrait remarquable du royaume de France de Louis xii, traversé par des opinions contraires » (p. 212).

29 J. Dumont, « Lilia florent ». Limaginaire politique et social à la cour de France durant les Premières Guerres dItalie (1494-1525), Paris, Honoré Champion, 2013, p. 109, voir aussi p. 454.

30 Présence en Italie et force de la description sont deux caractéristiques soulignées par J. Britnell, par exemple : « Dès 1507 au service de la reine Anne, il accompagne larmée française lors de la descente à Gênes ; il présente à la reine par la suite un splendide manuscrit décrivant ce “voyage” dans un poème de 1306 vers [] ». J. Britnell, Le roi très chrétien contre le pape. Écrits antipapaux en français sous le règne de Louis xii, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 54.

31 J.-L. Nardone, « Le Voyage de Venise de Jean Marot. Analyse structurelle et définition du texte », De Florence à Venise. Études en lhonneur de Christian Bec, éd. Fr. Livi et C. Ossola, Paris, Presses universitaires Paris Sorbonne, 2006, p. 347-359, ici p. 347.

32 J.-L. Nardone, « Le Voyage de Gênes de Jean Marot : définition du texte », Les Guerres dItalie. Histoire, pratiques, représentations, éd. D. Boillet et M. E. Piejus, Paris, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 49-71, ici p. 52 et 71.

33 Nardone, « Le Voyage de Venise », p. 350-351.

34 Nardone, « Le Voyage de Venise », p. 359.

35 Nardone, « Le Voyage de Gênes », p. 68-69.

36 EDPRF, v. 111-112.

37 Le Voyage de Gênes, p. 102-103.

38 Jehan Marot, Le Voyage de Venise, éd. G. Trisolini, Genève, Droz, 1977, p. 97-100, 102.

39 La formule « Adonc veissiez » est bien connue dès les chansons de geste ; on la retrouve aussi dans des écrits historiographiques comme chez Froissart. Cette anaphore peut ainsi sinscrire dans une triple filiation, au-delà du seul sens oculaire : épique, historiographique et poétique.

40 Sandra Provini parle, au sujet du Voyage de Venise, de « véritable spectacle visuel et sonore », de limportance de lekphrasis et dune « esthétique de la vive description » ; Provini, « Le renouveau du poème héroïque en France au début de la Renaissance : Le Voyage de Venise de Jean Marot (1509) », Lépopée en vers dans la littérature française du xvie au xixe siècle, dir. J.-M. Roulin, Cahiers de lAssociation Internationale des Études Françaises, 65, 2013, p. 261-276. Gérard Defaux souligne, lui, limportance de la chose vue : « Jean Marot entend avant tout rester un témoin scrupuleux. [] Lexactitude demeure son beau souci, son ambition majeure, et la vérité son guide ». Marot veille à ce que « ce quil décrit corresponde exactement, trait pour trait, à ce quil a vu, entendu et senti – à ce dont il a lui-même été le témoin » ; Defaux, « Une poétique dhistoriographe : subjectivité, vérité et “rhétorique seconde” dans lœuvre de Jehan Marot », Littératures, 21-22, 2000, p. 61-96, ici p. 79 (voir aussi p. 80, 87, 89).

41 EDPCF, v. 201.

42 EDPRF, v. 5-6.

43 Les deux Recueils, n. 18, p. 283.

44 Une formule assez similaire existe dans le Voyage de Gênes : « Taire me veuil, car il est tout notoire/ Que impossiblest quung homme eust le mémoire/ De retenir tant dœuvres singulieres ; / Mais de descrire me plaist bien les manieres » (v. 803-806), Le Voyage de Gênes, p. 110. Mais lexpression est employée différemment, il sagit alors dune feinte prétérition puisque le poète ne peut sempêcher de décrire. Dans le Voyage de Milan, Marot se tait parce quil est à court dinformations. En 1507, il ne peut se taire ; en 1515, il ne peut parler. E. Delvallée avait déjà noté que Marot « insiste sur ce quil ne voit pas, ce quil ne dit pas » mais selon elle, il sagit dune autre volonté : « Ces silences ont évidemment une fonction épidictique et soulignent la facilité avec laquelle François ier mène son expédition. Les prétéritions ont une fonction semblable » ; Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 350. Les deux lectures ne sont pas incompatibles mais elles trouvent leur origine dans une explication différente.

45 EDPRF, v. 3-4.

46 Publiée dans son intégralité dans les notes de lédition Defaux-Mantovani des deux Recueils, p. 284-290.

47 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 326, p. 490.

48 Ce changement de ton, vers une poésie parfois plus grivoise, sexplique aussi par le fait que François ier portait peu dintérêt à lhistoriographie, voir Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 293.

49 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 346-347.

50 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 352.

51 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 353.

52 « Chez Cretin comme chez Jean Marot, la représentation du peuple est un puissant argument déloge ou de défense de la politique royale. En outre, chez Jean Marot, cette attention particulière pour les petites gens est parfois soutenue par la première personne du poète, puisque cest la classe sociale dont il est issu et dont il se fait le porte-parole », Delvallée, op. cit., p. 374. Voir aussi Dumont, « Lilia florent », p. 115-116.

53 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 350.

54 Dans Le Voyage de Venise, « le poète répète le principe dautopsie qui gouverne son écriture dans les passages où lon pourrait laccuser daffabuler : “je vis” (v. 2507), “or vous ay dit, sans allez au contraire/ De verité, le triumphant mistere/ Ainsi que ay peu doeil et plume distraire” (v. 4005-4006). Cette présence répétée de la première personne a pour but explicite de “descrire” ou “descrire au vray” (v. 1493 et 1592) les événements, den assurer la vérité et donc de conforter la posture dhistoriographe assertor du poète. La question de la vérité se trouve subordonnée à celle de lauthenticité de lénonciation. » Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 297. Voir aussi p. 293.

55 CERC, v. 107-108.

56 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 492-494.

57 Ce qui expliquerait aussi en partie pourquoi « les derniers vers du Recueil Jehan Marot sont pratiquement une réécriture du Voyage de Venise », Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 370.

58 Dans le 33e rondeau, il évoque « ung courtault de moyenne valeur » (v. 7).

59 « En présentant ses Voyages avec toute lhumilité qui sied à un simple “serviteur”, Marot souligne la distance qui sépare le récit que sa “povre simplicité” a pu achever de celui quauraient mérité les exploits du roi et quil place à une hauteur inaccessible. », Provini, « Le renouveau du poème héroïque en France… », p. 266.

60 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 354-357.

61 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 330-331.

62 Fr. Cornilliat « La place du vers dans le travail historiographique des Grands Rhétoriqueurs », Le Moyen Français, 44-45, 2000, p. 124.

63 Le « Voyage de Venise raconte en parallèle les actions de Louis xii en Italie et celles de la reine Anne restée en France. [] Marot fait en effet de sa maîtresse un acteur-clé des événements quil sapprête à raconter ». Provini, « Le renouveau du poème héroïque en France », p. 269.

64 Cynthia J. Brown (The Queens Library : Image-Making at the Court of Anne of Brittany, 1477-1514, « Political Tensions and Contradictions in Jean Marots Voyage de Gênes : Ambiguous Images of Female Modes of Empowerment », p. 81-107) « suggère que le Voyage de Gênes est moins adressé à la reine quà Louis xii lui-même et à la cour qui le soutient », cité daprès Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 333.

65 Cornilliat « La place du vers », p. 126.

66 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 353.

67 « Le “repos” serait une activité plus légère ou plus récréative que lécriture dun vaste poème historiographique. L“ailleurs” dont parle Clément pourrait alors renvoyer à un autre genre de poésie, aux formes plus brèves des chants royaux et rondeaux, au calme spirituel des uns (littéralement présentés “ailleurs”, à Rouen) et au caractère plaisant des autres. », Delvallée, « Le Recueil Jehan Marot », p. 7.

68 Cornilliat subodore ce changement dès les Prieres sur la restauration de la sancté. Voir Fr. Cornilliat, Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses « arguments », Genève, Droz, 2009, p. 623. Cest encore plus marqué selon lui dans lépître inachevée : « cest alors que Jean trace le chemin de Clément ; le chemin dun jeu de cour qui se mène aux marges de lhistoire » (n. 37, p. 964).

69 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 348.

70 Delvallée, Poétiques de la filiation, p. 485.