Fonctions théurgique et talismanique de la voix chantée d’après le Sode Razaya d’Éléazar de Worms (v. 1165-v. 1230)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 1, n° 39. varia - Auteurs : Abate (Emma), Cerveux (Alexandre)
- Résumé : Cet article propose de mettre en lumière un aspect négligé de la liturgie secrète des Ḥaside Ashkenaz, en analysant l’ouvrage de mystique d’Eléazar intitulé Secret des Secrets, et notamment le premier livre, le Secret de l’ouvrage de la Création, et le troisième, le Livre du Nom. La voix humaine, par les chants liturgiques et les hymnes proférés au cours de performances mystiques, permet de faire le lien entre les mondes terrestre, angélique et divin.
- Pages : 321 à 345
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406107422
- ISBN : 978-2-406-10742-2
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10742-2.p.0321
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/07/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Mystique juive, chant angélique, liturgie ashkénaze, chant liturgique, voix humaine
FONCTIONS THÉURGIQUE ET TALISMANIQUE DE LA VOIX CHANTÉE
D’APRÈS LE SODE RAZAYA
D’ÉLÉAZAR DE WORMS (v. 1165-v. 1230)
La racine de la Piété (ḥasidut) prévoit d’agir toujours en justice, comme il est dit : juste en toutes ses voies (Ps. 145, 17). La racine de la Crainte (yir’ah) se trouve lorsqu’il est difficile d’accomplir [un précepte], car il est dit : j’ai constaté que tu honores Dieu (Gn. 22, 12). La racine de la Prière (tefilah) désigne un cœur heureux d’aimer le Saint, soit-Il béni, car il est écrit : que le cœur de ceux qui recherchent l’Éternel soit en joie ! (Ps. 105, 3), et pour cela David jouait [de la harpe].
Éléazar de Worms, Sode Razaya (Secreta secretorum)1.
La présence juive des territoires de part et d’autre de la vallée du Rhin porte le nom hébreu d’Ashkenaz. Au Moyen Âge, cette aire est le théâtre du mouvement intellectuel et spirituel caractéristique des Ḥaside Ashkenaz. L’expression désigne les pieux juifs de Rhénanie, dont les principaux centres sont Regensburg, Speyer, Worms et Mayence. En hébreu, le terme de ḥasid, ici traduit par « pieux », désigne généralement un savant qui consacre sa vie à la réflexion éthique, à l’étude et à l’enseignement2. Les Ḥaside Ashkenaz ont une conception et une 322pratique traditionnelles du judaïsme, à laquelle ils associent une forte composante ésotérique. Ils comptent de fameux rabbins, érudits en halakhah3, liturgie ou poésie, souvent considérés comme des guérisseurs, saints ou magiciens4. Les textes des Ḥaside Ashkenaz, dont la production culmine dans la première moitié du xiiie siècle, reflètent cette double composante traditionnelle et ésotérique. Ils nous ont laissé des ouvrages d’éthique destinés à promouvoir l’observance rigoureuse des commandements et des valeurs morales du judaïsme. Le plus célèbre de ces ouvrages est le Livre des pieux (Sefer Ḥasidim)5. D’autres textes présentent leur pensée ésotérique en détail. Si l’on se fie à Éléazar de Worms (v. 1165-v. 1230), cette connaissance authentique du judaïsme, cependant imprégnée d’ésotérisme, aurait été enseignée à ses illustres ancêtres, puis transmise de génération en génération6.
Cet article propose de mettre en lumière un aspect de la liturgie secrète de Ḥaside Ashkenaz7, en étudiant la fonction théurgique et talismanique de la voix chantée selon Éléazar de Worms8. Éléazar est l’un des représentants les plus influents du groupe. Son ascendance lui permet de revendiquer l’authenticité des prières que lui et son cercle récitent, de 323même que celle de leur pratique du judaïsme9. Son ouvrage majeur, le Secret des Secrets (Sode Razaya), constitue une synthèse en cinq livres de la tradition mystique et magique juive pré-cabalistique10. Notre analyse portera sur certains passages du premier livre, intitulé Secret de l’ouvrage de la Création (Sod Ma‘aseh Bereshit), et du troisième, le Livre du Nom (Sefer ha-Shem)11. Nous chercherons à savoir comment la voix, dans le registre particulier du chant liturgique, permet de faire le lien entre les mondes terrestre et divin, en favorisant leur communication. Nous verrons que les harmonies vocales et instrumentales surnaturelles, analogues à celles des hommes, en sont incomparablement plus parfaites. Toutefois, même imparfaites, la prière et la voix humaine prennent elles-mêmes part à l’activité divine et sont nécessaires à l’existence du créé.
Avant d’analyser le contenu des textes, commençons par porter notre regard, ou plutôt nos oreilles, vers l’intérieur d’une synagogue ashkénaze. 324Dans un second temps, explorons les traditions reprises par Éléazar de Worms. Ces deux étapes impliquent un retour en arrière, juste après la destruction du Second Temple, à l’époque où les courants ésotériques et mystiques du judaïsme en absorbent la liturgie et l’organisation.
DU TEMPLE DE JÉRUSALEM
À LA SYNAGOGUE ASHKÉNAZE
Le Temple de Jérusalem est considéré comme l’apogée de la culture hébraïque antique. Les Juifs considèrent sa destruction (70 è. c.) comme une catastrophe. Cet évènement les conduit à recréer leurs rites et à former leur liturgie. La synagogue devient alors le centre de gravité du culte public. Afin de commémorer perpétuellement la destruction du Temple, l’emploi d’instruments est proscrit dans la synagogue, à l’exception du shofar12. En dehors de cette enceinte, la musique instrumentale est permise, mais pour certaines fêtes seulement. Il s’agit d’occasions au cours desquelles la manifestation collective de la joie est requise, par exemple pendant les mariages, la célébration annuelle de la dédicace d’un rouleau de Torah, ou l’inauguration d’une synagogue. Des groupes de musiciens professionnels sont alors constitués pour accompagner ces festivités. Quant aux Lévites du Temple, leur fonction de chantre et de musicien professionnels est confiée au guide de la congrégation (shaliaḥ tzibur) et au chantre (ḥazan) de la synagogue, qui dirigent la prière collective13.
À la différence du culte du Temple, le nouveau culte instauré par les rabbins ne dispose plus d’un lieu central où les sacrifices sont réalisés. Le judaïsme rabbinique laisse place à des activités rituelles associées au langage et aux textes, notamment par la prière et la lecture publique 325de la Torah. Suivant ce principe, dans les différentes parties de la diaspora, différentes traditions se développent, avec le soin particulier de parvenir à un juste équilibre entre spiritualité et loi, prière et étude. En Ashkenaz, jusqu’à la fin du xie siècle au moins, les rabbins considèrent que l’étude de la Torah et la prière sont les fondements de la vie religieuse14. L’archéologie des synagogues médiévales ashkénazes montre que la lecture publique de la Torah, moment principal de la liturgie juive, a été un facteur déterminant pour l’organisation de l’espace intérieur. Ainsi, à Worms comme dans d’autres synagogues rhénanes, la bimah (l’estrade de lecture) est située au centre, et les fidèles s’asseyent tout autour15. Chaque individu de la congrégation prend part à la liturgie. Inspirés par la coutume palestinienne, les sages ashkénazes affirment qu’il ne suffit pas de se dire les mots mentalement, car les lèvres doivent bouger : les mots doivent être murmurés assez fort pour que le lecteur puisse entendre sa propre voix16. Cette pratique reflète l’engagement de chacun dans l’accomplissement du rite. Soulignons que les femmes ne peuvent pas prier avec les hommes. Toutefois, la synagogue comporte parfois une section réservée aux femmes (comme à Worms, Speyer, ou Vienne), où elles organisent leur propre liturgie. Il se trouve d’ailleurs certains témoignages attestant l’existence, parmi les Ḥaside Ashkenaz, de femmes qui chantaient la prière17.
Nous ne savons presque rien des mélodies employées dans la liturgie ashkénaze au Moyen Âge, puisqu’elles étaient transmises oralement. Le Livre des pieux (Sefer ḥasidim) donne certes quelques recommandations sur la façon dont les Ḥaside Ashkenaz devaient employer les mélodies, principalement motivées par la crainte que la musique ne conduise au 326culte étranger (ʿavodah zarah)18. Pour ce qui est de la dimension sonore en général, nous pouvons seulement imaginer comment la synagogue de Worms a pu résonner à l’heure de la liturgie : l’office comprend des textes dont la vitesse et l’intensité de lecture varient, ils peuvent être murmurés, fredonnés, chantés, proférés. Si l’on suit l’opinion d’Éléazar de Worms dans le Livre du parfumeur (Sefer ha-roqeaḥ), l’individu en prière recourt à des mélodies qui lui permettent de se concentrer et qui varient, selon les passages de la prière, entre tristesse et joie19. Il devait donc se dégager une atmosphère singulière de la prière collective, les différentes voix du chant ou de la récitation entremêlées résonnant avec autant de nuances d’émotion20.
Une grande attention est portée à l’exactitude de la prière et des gestes qui l’accompagnent. Afin que chacun puisse s’impliquer dans la liturgie et la comprendre, les plus savants l’expliquent et l’interprètent. Dans le rite ashkénaze médiéval, les poèmes liturgiques (piyutim) occupent une place centrale. Ils sont conçus comme des éléments constants et obligatoires de chaque occasion liturgique. Les Ḥaside ashkenaz considèrent en effet que les piyutim favorisent et améliorent l’expérience de la prière21. Les livres de prières (maḥzorim) médiévaux en témoignent et en sont les sources les plus importantes, à l’instar du Maḥzor de Worms (xive s.). Certains contiennent des éléments relatifs à l’interprétation musicale 327des piyutim, en particulier sur les timbres à employer. C’est par exemple le cas d’une des parties du maḥzor tripartite conservée à Londres, datée de 1322, où le scribe a précisé avant de copier un nouveau piyut de Meir de Rothenburg (m. en 1293), dont l’incipit est Ḥay mi-meromo (« vivant de ses hauteurs »), qu’il doit être chanté sur l’air de Yifraḥ le-ami (« il fleurira pour mon peuple »)22. D’autres maḥzorim, à l’instar de celui de Wroclaw, daté des xiiie-xive siècles, informent sur le moment de la liturgie où les piyutim devaient être insérés23. Au plan textuel, la majorité des poèmes religieux destinés à embellir la liturgie suivent le modèle des piyutim de l’Antiquité tardive, en particulier ceux d’Éléazar b. Qallir (570-640)24. Cependant, les piyutim ashkénazes ont, pour certains, la spécificité d’être écrits dans un hébreu complexe, voire hermétique pour les lecteurs qui ne seraient pas rompus à la langue du midrash25. Leur statut et leur caractère ésotérique sont tels que les sages ashkénazes développent une branche d’étude spécifique, consacrée à leur explication et à leur commentaire26. Dans les communautés ashkénazes médiévales, les piyutim font partie du répertoire du ḥazan, personnalité à la double fonction : il est à la fois fonctionnaire de la communauté et dépositaire de la prière, dont il maîtrise les subtilités et l’efficacité27. Avant tout réputé pour son érudition, le ḥazan doit être observant, pieux, dévoué à la communauté. Sa fonction implique également de composer des piyutim28. Si tous les fidèles peuvent diriger les offices ordinaires, la liturgie 328des fêtes et des shabbats spéciaux, particulièrement subtile, requiert la présence d’un ḥazan. Il prête alors sa voix à la communauté pour laquelle il intercède. De plus, le ḥazan organise et dirige la prière de l’assemblée d’Israël réunie à la synagogue, prière considérée comme un instrument d’intercession auprès du divin. Éléazar de Worms précise qu’en prière, Israël doit être assemblé « en un fagot » (be-agudah eḥat) pour demander pardon et dire « Dieu, Dieu, Dieu miséricordieux » (Ex. 34, 6), oraison à laquelle lui, officiant comme ḥazan, répond « Dieu sauve ; fasse que le Roi nous réponde le jour où nous l’appelons » (Ps. 20, 10)29. Ainsi, c’est grâce à l’assemblée d’Israël solidairement unie en prière que les cycles saisonniers et liturgiques se renouvellent annuellement, et c’est grâce à cette perpétuation qu’adviendrait la rédemption. L’important est donc de préserver l’intégrité de la paix de la communauté afin de pouvoir intercéder30.
Les communautés ashkénazes employaient toujours des piyutim en complément des prières anciennes et statutaires31. Il se dégage parfois une tonalité plaintive de leur poésie liturgique, que Johannes Heil explique par la précarité de la situation des Juifs32. Cette tonalité s’explique aussi par le fait que, dès son origine, la poésie liturgique évoquait, simulait et réinterprétait l’évènement sacrificiel et expiatoire du Temple ainsi 329que ses effets purificateurs. De la sorte, le ton pathétique adopté par les payetanim pouvait laisser entrevoir l’amélioration de la situation d’une part, et préluder à la rédemption et au rapprochement de la communauté et de Dieu d’autre part33. Dans cet ordre d’idée, et en considérant la place de ces poèmes dans la liturgie, la condition dans laquelle vit Israël en diaspora, devenue topos poétique, trouve finalement un fondement théologique. Le lyrisme des piyutim termine donc de rendre la liturgie distincte du monde extérieur, il parachève ce temps et cet espace spirituels particuliers dans lequel peut avoir lieu la rencontre entre l’homme et Dieu.
Dans le milieu ésotérique des Ḥaside Ashkenaz, cette rencontre prend la forme d’une imitatio Dei, car l’humain et le divin participent tous deux du rituel liturgique, le premier essayant d’imiter le mieux possible le second34. Quand l’imitation est parfaite, la voix humaine, vecteur de la prière, devient alors prolongement et réceptacle de la Voix divine. Elle est alors investie d’une fonction de médiation avec l’univers angélique. Dotée de ce pouvoir, elle peut devenir un instrument de Création à proprement parler, comme nous le verrons dans le Sod Ma‘aseh Bereshit.
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE
DES HEKHALOT SUR LE SOD MAʻASEH BERESHIT
Pour comprendre les origines de cette conception théurgique de la voix, il est nécessaire de remonter à l’Antiquité tardive, et de mentionner certains des textes rabbiniques et mystiques composés après la destruction du Temple. En effet, cette destruction n’entraîne pas la destruction complète de la musique lévitique organisée pour le culte sacerdotal. Son souvenir est assuré grâce à un transfert du rite et de la 330musique du Temple au plan métaphysique, dans le domaine céleste décrit dans la littérature des Hekhalot et de la Merkavah. Les textes qui la composent proposent un monde spirituel rempli de palais célestes, appelés Hekhalot, et de créatures associées à la vision de la Merkavah, nom donné au Chariot dans la vision du prophète Ézékiel, rapportée dans le livre éponyme. Ce monde est le lieu d’un transfert symbolique du Temple et de ses rites sacerdotaux35. La vision idéalisée et parfaite du Temple portée au firmament permet de pallier la destruction du Temple de Jérusalem et de ses rites36. Ils sont désormais confiés aux anges et autres créatures de la Merkavah, qui les magnifient. Suivant leur analogue terrestre, les rites de la Merkavah incluent les composantes musicale et vocale, s’appuyant sur la prononciation des noms divins et des bénédictions nécessaires dans l’accomplissement rituel37. Les textes des Hekhalot évoquent plusieurs sortes d’anges, tels les kerubim, serafim, ofanim et galgalim38. Ces catégories angéliques s’expliquent par les façons différentes dont ils prennent part aux célébrations du divin, à travers les hymnes, les bénédictions, par la récitation du Nom Ineffable et des noms mystiques. Dans certains textes, Dieu, figure évidemment centrale, est décrit comme un corps mystique anthropomorphique immense (Shiʿur Qomah), assis sur un trône et entouré de créatures célestes39. Dieu et ses hôtes représentent un monde pur et saint constitué de feu mystique et 331d’êtres chantant. Par leur culte céleste, les cohortes divines garantissent le maintien de l’ordre cosmique.
Quant à l’homme, il vit dans la contrepartie du royaume divin, autrement dit dans un monde matériel réputé impur. L’homme, s’il veut être conforme à l’image de Dieu dans l’espoir de monter vers le monde céleste, doit se purifier et apprendre les hymnes angéliques, connaître les codes célestes ou les écrire sur ses membres40. Les auteurs des textes de Hekhalot considèrent qu’ils « descendent » dans la Merkavah et cherchent ainsi à établir des liens entre la communauté terrestre, privée de centre rituel, et les êtres célestes qui perpétuent le culte dans les cieux41. La littérature de Hekhalot explique en effet que le chant et la prière des sages font partie intégrante des procédures permettant l’ascension spirituelle dans les cieux pour y écouter et y apprendre le chant angélique. Rachel Elior a montré que dans le corpus appelé Hekhalot Rabati, il se trouve l’idée que les chants entonnés par les mystiques préparaient au passage d’un ciel à l’autre, à l’ouverture de portes célestes et à la vision de la Gloire divine42 :
R. Ismaël a dit : Quelles sont les chansons qu’une personne chante afin de descendre dans la Merkavah ? Il commence par réciter la partie initiale des chants suivants : le début de la louange [שבח] et l’origine de l’hymne [שירה] ; le début de la réjouissance [גילה] et l’origine du chant de joie [רנה] joué par les chanteurs du service quotidien, à YHWH, le Dieu d’Israël, et à son Trône de Gloire. Ils soulèvent la roue du Trône de Gloire : Chante, chante, Trône suprême ! Crie, Ô crie, objet charmant ! Tu es fait de la manière la plus merveilleuse. Tu feras plaisir certainement au Roi qui est sur toi comme un marié est ravi dans sa chambre nuptiale. Toute la semence de Jacob réjouit et se réjouit […]. Comme le dit l’Écriture : Saint, Saint, Saint, YHWH des armées, Sa Gloire remplit toute la terre (Is. 6, 3) de louanges et de chants de tous les jours, de la joie et de la musique de chaque saison, et d’une mélodie sortant de la bouche des saints, et d’un chant jaillissant de la bouche des ministres, des montagnes de feu et des collines de flammes, entassées et cachées, des chemins pour chaque jour, comme le dit l’Écriture : Saint, Saint, Saint, YHWH des armées […]43.
332Une confirmation indirecte de la mise en place de ce type de pratiques polyphoniques par les théurges de la Merkavah se trouve dans un responsum de Haï ben Sherira Gaon (xe-xie siècle), contemporain de la diffusion de la littérature des Hekhalot :
De nombreux érudits pensaient que lorsqu’un homme distingué, pourvu des nombreuses qualités décrites dans les livres, cherchait à parvenir à la contemplation de la Merkavah et des Palais des anges en haut, il devait suivre une certaine procédure. Il doit jeûner plusieurs jours et placer sa tête entre ses genoux et fredonner de nombreux cantiques et chants dont les textes sont connus par la tradition. Ensuite, il verra en lui-même et dans les chambres [de son cœur] comme s’il voyait les sept Palais de ses propres yeux, comme s’il entrait dans un Palais après l’autre et voyait ce qui s’y trouve44.
THÉURGIE ET MUSIQUE
DANS LE SOD MAʻASEH BERESHIT
Ces pratiques ont vraisemblablement influencé la pensée des Ḥaside Ashkenaz, ainsi que le Sode Razaya d’Éléazar de Worms en atteste. Dans le premier livre, Sod Ma‘aseh Bereshit, l’irruption ésotérique et visionnaire révèle plusieurs composantes originaires de la première mystique juive. Aux références à la littérature des Hekhalot et du Shi‘ur Qomah s’ajoutent renvois et commentaires au Livre de la Formation (Sefer Yetzirah), l’ouvrage de mystique juive considéré comme le plus ancien, datant de l’Antiquité tardive45. Quant à la tradition du piyut liturgique, elle s’y trouve reformulée et enrichie grâce à la technique imaginative et féconde du midrash.
333Le Sod Ma‘aseh Bereshit raconte la formation du monde, des planètes, des astres et des anges qui les gouvernent. Chaque section traite d’une lettre de l’alphabet hébreu et de ses fonctions dans l’architecture du monde ainsi que dans le corps humain. Voyons par exemple un passage qui se trouve sous la première lettre de l’alphabet, le alef. Le Ruaḥ (Vent, Esprit ou Souffle divin) y est décrit comme la « Grande Mère » à l’origine de tous les sons :
Dix Sefirot belimah (sans déterminations), Une, l’Esprit du Dieu vivant (ruaḥ elohim ḥayim). C’est l’Esprit de vie (ruaḥ ḥayim), supérieur à tous esprits, la grande Mère (ha-’em ha-gedolah) à l’origine de toute descendance, la plus précieuse de toute les racines et la plus noble. Elle a plus de force et vigueur que tous les pères, également ce qui en naît et en découle est plus précieux que tout le reste. Esprit (ruaḥ), Voix (qol), Parole (dibur). C’est l’Esprit de vie, appelé Esprit de sainteté, comme on dit : Ils entendirent la voix de l’Éternel-Dieu, parcourant le jardin, du côté du vent du jour (Gn. 3, 8)46.
Ici, Éléazar emprunte au Sefer Yetzirah un thème qu’il développe : les substances dont le monde est constitué, générées par Dieu, émanent de la permutation des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque et des dix nombres primordiaux (sefirot), qui constituent les trente-deux voies mystérieuses de Sagesse47. Le commentaire d’Éléazar insiste sur le fait que les substances ont pris forme surtout grâce aux modulations de la Voix, de la Parole et finalement du Ruaḥ, composante féminine au sein du divin, réputée avoir « plus de force et vigueur que tous les pères48 ». Dans un autre passage, c’est notamment la complicité entre la Parole (donnant la forme) et l’impétuosité vivifiante du Ruaḥ qui permet l’acte de la Création :
Il est écrit : Par la Parole de l’Éternel les cieux se sont formés, par le souffle de sa bouche, toutes leurs milices (Ps. 33, 6). Donc la Parole et l’Esprit [ont contribué à la Création], comme il est écrit : Au souffle de ta face les eaux s’amoncellent (Ex. 15, 6). Et aussi : Tu as soufflé avec ton souffle (Ex. 15, 10) et son souffle [est] comme un torrent impétueux (Is. 30, 28)49.
334Éléazar est également intéressé par « toutes les voix et tous les bruits » de la réalité humaine, des sons quotidiens jusqu’à celui du shofar, évoqué plus haut :
Toutes les voix et tous les bruits ne viennent-ils que du souffle du vent (ruaḥ), comme le craquement du pivot d’une porte, d’un chariot, d’une roue de moulin ou le son du shofar50 ?
Poursuivant notre lecture du Sod Ma‘aseh Bereshit, toujours sous la lettre alef, nous trouvons l’idée que seul le souffle (ruaḥ) qui anime la vie humaine est consubstantiel au Ruaḥ divin :
L’Esprit distingue également la créature forgée par ses mains, comme il est dit : Pourtant tu l’as fait presque l’égal des êtres divins (Ps. 8, 6), et on l’appelle flambeau, comme il est dit : L’âme de l’homme est un flambeau divin (Pr. 20, 27). Il fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie (Gn. 2, 7)51.
Bien que le ruaḥ soit inhérent à ce qui vit, Éléazar insiste sur la distance qui sépare l’homme des autres créatures, ainsi qu’il le précise :
À propos des bêtes il n’est pas écrit : Il fit pénétrer dans ses narines un souffle, mais : Que la terre produise des êtres animés selon leurs espèces (Gn. 1, 24)52.
Quant à la Voix, elle peut prendre plusieurs formes. Pour Éléazar, elles sont autant de types différents de voix (qolot) qui révèlent la présence du divin dans le monde :
Elle est divisée en sept types de voix, comme il est dit : La voix de l’Éternel [éclate] avec force, la voix de l’Éternel, avec majesté (Ps. 29, 4), et aussi : comme le murmure d’eaux puissantes, comme la voix du Tout-Puissant (Éz. 1, 24), et encore : le son de la Parole éclatait comme le bruit d’une multitude (Dan. 10, 6), qui sont en fait des aspects de la Voix des prodiges, quand Il se révèle avec une voix retentissante53.
Cette idée est reprise sous la lettre shin du Sod Ma‘aseh Bereshit, où nous lisons que chaque voix est ambivalente, « grêle d’un côté et feu de l’autre », « bon et mauvais – avec quelque chose au centre, comme 335un arc-en-ciel qui équilibre les parties54 ». Toutes ces manifestations ont pour but de revêtir la Voix primordiale divine, lui permettant de manifester ses pouvoirs et prodiges, uniques dans la Création.
Les inflexions de la Voix de la Parole divine sont principalement destinées à être perçues par l’homme. Le mélange de ses différentes modulations produit une voix inouïe, la Bat qol. Cette voix, ainsi élevée au rang d’hypostase du monde divin, devient une sorte de lien permanent au divin, auquel la prière humaine peut avoir accès :
Cependant, ces sons ne doivent pas être comparés à la Voix de la Parole, dont il est dit : et Dieu appela l’homme. Esprit, Voix et Parole. En fait, la Voix s’est jointe à la brise du jour, placidement55, et Adam n’a pas ressenti de peur quand il a fini de l’écouter, car Il parlait selon sa force, de sorte qu’il pouvait l’entendre. Il a parlé à ses prophètes partout, calmement, comme un homme qui parle à son ami, comme il est écrit : l’Éternel s’entretenait avec Moïse face à face (Ex. 33, 11). La Voix était entendue mais elle n’était pas vue : c’est pour cette raison qu’elle s’appelle Bat qol. Cela peut être comparé à ce qui arrive à un homme qui se promène dans une vallée, entre des montagnes aux pics déchiquetés. Lorsque l’homme parle, il enlève ses mots et les pousse dans les fissures, mais dès qu’il arrête de parler, la montagne lui répète tout : s’il a parlé à voix haute, il répond à voix haute ; à voix basse, il répond à voix basse – et il n’y a que du vent. De cette façon, on entend la Bat qol56.
Les différentes tonalités de la Bat qol, dans ses variations forte-piano originaires des cieux, se manifestent à travers les échos, les réverbérations et les murmures naturels. Les transformations de la Bat qol nous rappellent les différentes intensités des voix à l’heure de la liturgie qui, même murmurées ou chantonnées, passent à travers le plafond de la synagogue pour s’élever vers les cieux. En réponse, la Bat qol en tant que révélation et prophétie faites aux hommes se présente notamment sous la forme d’un doux et subtil murmure :
Lorsque [Dieu] se révéla à Élie, il se révéla dans le vent, à voix basse, comme il est écrit : Et de fait, le Seigneur se manifesta. Devant lui un vent intense et violent, etc. Et voici devant lui, un doux et subtil murmure (1 R. 19, 12). Et à propos de 336Daniel : j’entendis la voix d’un homme. Et à l’égard du don de la Torah : Une grande voix (Dt. 5, 19)57.
Dans la partie finale du livre correspondant à la lettre tav, l’idée de la transmission des secrets à travers la voix murmurée, déjà présente dans les textes des Hekhalot, est reprise de façon plus explicite encore :
Ne dévoilez pas le secret de la Merkavah, sinon dans un murmure (be-laḥash). […] Tel est le récit du Ma‘aseh Merkavah. Et il n’y a pas de rocher comme notre Dieu (1 Sam. 2, 2). Tel est le récit du Ma‘aseh Bereshit et du Sefer Yetzirah. Cessez, cessez vos paroles arrogantes (gevoah gevoah) (1 Sam. 2, 3), mais parlez en murmurant (be-laḥash), car il est écrit : la gloire de l’Éternel, c’est de s’entourer de mystère (Prov. 25, 2) ; et il est écrit : comme une forme ayant apparence humaine par-dessus (Éz. 1, 26)58.
Un aspect en particulier des textes de mystique ancienne est à l’origine d’une autre conception tout à fait propre à Éléazar de Worms. Il s’agit de la prononciation des noms divins. Pour Karl Erich Grözinger, cette couche dite « onomatologique » des Hekhalot est à l’origine de la réflexion d’Éléazar de Worms au sujet du langage59. Dans un passage du Sefer ha-Shem, consacré à l’exégèse du Nom divin et aux techniques performatives et théurgiques fondées sur son usage, l’auteur explique comment le langage permet à l’homme de se conformer à l’image de Dieu :
Qui donna sa bouche à l’homme ? C’est la bouche du Seigneur, pi adonai, qui donna une bouche à l’être humain, comme il est écrit : De sa bouche émanent la science et la raison (Prov. 2, 6) ; De l’Éternel vient la réponse de la langue (Prov. 16, 1) ; Ce que l’Éternel met dans ma bouche, [ne dois-je pas fidèlement le redire ?] (Nb. 23, 12) ; L’Éternel a mis sa parole dans la bouche de Balaam (Nb. 23, 5) ; et comme il est écrit : Je ne pourrais contrevenir à l’ordre de l’Éternel mon Dieu (Nb. 22, 18). Pourquoi [l’Écriture] pointe-t-elle vers la bouche ? Car l’homme est comme l’animal en tout point, à l’exception de sa bouche, par laquelle il ressemble aux créatures célestes. Ainsi, il est dit : Faisons l’homme à notre image, au moyen de la langue sainte qui est avec les créatures célestes60.
337Plus haut, nous avons vu qu’Éléazar établit une distance entre l’homme et l’animal sur la base du ruaḥ. Ce dernier extrait révèle que dans la conception du ḥasid, c’est en réalité le langage qui distingue l’homme de l’animal de façon essentielle. Cependant, il ne s’agit pas simplement de la capacité humaine à utiliser un langage, mais plus précisément de la capacité à prononcer l’hébreu et les lettres qui forment le Nom de Dieu. Ainsi l’homme se conforme-t-il à l’image de Dieu pour devenir Tzelem Elohim61, non seulement imitatio Dei mais imago Dei, en particulier quand il murmure ou psalmodie les mots de la Torah. Pour Éléazar, quand l’homme s’assied et répète les mots de la Torah, il devient comme une effigie de la divinité, qui attire et canalise la voix divine : c’est ainsi que les mots de feu descendent du ciel sur lui et enflamment les mots qui sortent de sa bouche62. Un tel événement se produit durant la révélation au Sinaï, car Moïse, après avoir perçu les mots prononcés par Dieu, les prononce à son tour. Éléazar considère que les mots de l’homme qui étudie la Torah sont équivalents aux mots de Dieu prononcés durant la Révélation. À ce sujet, plus loin dans le Sefer ha-Shem, il donne son interprétation d’une expression tirée de l’Exode :
Moïse parla (Ex. 19, 19) : De cela, nous pouvons conclure que [Dieu] donna à Moïse pouvoir et force et l’aida au moyen de sa voix et de son chant (neʿimah), afin que Moïse l’entendît ; de la même façon, [Moïse] l’annonça à Israël63.
Ainsi, selon la doctrine élaborée par Éléazar, l’homme a la capacité de se conformer à l’image de Dieu, dans la mesure où il est capable de reproduire, dans sa propre voix, les sons de la langue dans laquelle Dieu révéla la Torah au mont Sinaï et par laquelle il créa le monde. Pour Éléazar, la voix de Dieu est l’intermédiaire entre Dieu et sa Création. Cette voix descend des cieux, et se différencie graduellement en mots par lesquels se réalise la Création, en langage et en mots entendus par les Prophètes64.
338LA LITURGIE CÉLESTE ET SA FONCTION THÉURGIQUE
Ces différents éléments mettent en lumière la façon dont la correspondance entre liturgie céleste et terrestre conduit à l’ouverture d’une dimension théurgique importante. Dans cet ordre d’idée, il est notable qu’Éléazar évoque, à plusieurs reprises, l’utilisation du chant, des instruments musicaux et de la danse dans le monde angélique. Dans le Sod Ma‘aseh Bereshit, il se trouve par exemple, sous la lettre nun, un long passage consacré à la description des hymnes angéliques chantées dans le Temple céleste situé dans le troisième ciel, celui qui porte le nom de Sheḥaqim :
Pourquoi est-il appelé Sheḥaqim ? [שחקים] […] Ne lis pas Sheḥaqim mais Soḥeqim [שחקים], car là ils jouent (mesaḥaqim) toutes sortes de chansons, toutes sortes d’éloges et toutes sortes d’hymnes, devant la présence divine (Shekhinah), dans le Temple sublime […]. [Le nom] Sheḥaqim enseigne que mille dix-huit campements se tiennent devant la Shekhinah, dans le Temple qui se trouve en Sheḥaqim, chantant des louanges toute la journée […]. Ces mille dix-huit campements, qui tournent autour de la Shekhinah sur Sheḥaqim, élèvent le nom du Saint, béni soit-Il, avec toutes sortes de louanges et d’hymnes du matin au soir, déclamant : Saint, Saint, Saint ! […] Pourquoi le font-ils ? Parce que la Shekhinah se lève le soir vers ses réceptacles sublimes et cachés, comme on dit : Tu es un Dieu caché (Is. 45, 15)65.
Afin d’expliquer le nom hébreu de ce troisième ciel, Éléazar procède, à la façon des rabbins du Talmud, à une vocalisation différente de son nom. Cette méthode lui permet de rapprocher ce nom du verbe jouer dans une forme collective (« ils jouent »). La lecture ainsi proposée révèle que dans ce troisième ciel sont joués chants, éloges et hymnes. Il s’y produit donc un renversement avec la terre : la liturgie céleste qui s’y déroule est à l’image de la liturgie humaine. Les bénédictions et les louanges qui y sont chantées, tels des offrandes et des sacrifices à Dieu, permettent à la divinité de « s’augmenter » et de déverser ses influx bénéfiques sur la communauté des hommes66. Ces procédures permettent à la Création de se renouveler et de subsister :
339[…] Sur Sheḥaqim, ils jouent (soḥeqim) avec tous les instruments de musique devant le Saint, béni soit-Il : il [le ciel] est présidé par Sandalphon, qui tisse des diadèmes pour son Créateur. […] Sandalphon est appelé comme ça à cause des mots sandal pon, comme Israël prononce ses louanges, il [Sandalphon] se tourne (poneh) pour accueillir la Parole afin de préparer des couronnes pour le Roi glorieux. Puisqu’il attire (moshekh) les hymnes d’Israël sur lui-même, il s’appelle NGWDY’L. Puisque lui sont chères (ḥavivin) les prières d’Israël, il s’appelle également ḤBYBY’L67.
Dans ce passage, il se trouve un mouvement qui va dans le sens contraire de l’influx divin déversé sur les hommes : il s’agit du mouvement de la voix humaine qui monte vers le monde céleste. À travers l’accomplissement de rituels liturgiques, l’assemblée en prière collabore elle-même à l’activité céleste, car le chant d’Israël lui permet d’accéder à la dimension surhumaine. En outre, il se produit ici un nouveau renversement entre ciel et terre : la prière et le chant des hommes modulés et épanchés vers les cieux sont attirés et captés par l’ange Sandalphon. L’ange agit ainsi comme un récepteur d’énergies bénéfiques charriées par les voix humaines. La participation directe des hommes à l’activité céleste s’effectue donc au moyen de procédures qui sont à la fois théurgiques et talismaniques.
Ce passage met également en lumière la façon dont les expressions linguistiques et sonores de la réalité divine correspondent intrinsèquement aux expressions sonores de la réalité humaine. Cette correspondance est illustrée plus loin dans le Sod Ma‘aseh Bereshit, sous la lettre ‘ayin :
Les anges du [ciel] Maon élèvent des cantiques et des louanges le matin et à midi ; le soir, ils prononcent des prières et des cantiques ; la nuit ils se taisent, 340et ils ne bougent pas, car il est écrit : le jour, le Seigneur m’accorde sa grâce, le soir son chant (shirah) est près de moi (Ps. 42, 9). […] Il est écrit shirah au singulier car chaque hymne n’est pas dit deux fois par les anges68.
Dans le ciel de Maon, les anges chantent le jour et jusqu’à la tombée du soir. La nuit, ils ne chantent pas mais restent visiblement attentifs au chant divin. Cette image rappelle celle, dans le Talmud, de David qui prie et étudie la Torah de jour comme de nuit pour se rapprocher de Dieu69. Un peu plus loin se trouve l’idée que les anges chantent certes la louange du Seigneur de jour comme de nuit, toutefois « quand Israël chante un cantique, ils se taisent70 ». L’idée que chaque hymne céleste n’est chanté qu’une fois par les anges peut être mise en parallèle avec l’unicité des cantiques divins. Dans les mêmes pages, Éléazar explique en effet que le Seigneur crée chaque jour un nouvel hôte angélique, et que cette création advient grâce au chant d’une hymne dans les cieux71. Ceci montre combien, dans la conception d’Éléazar, que le mouvement entraîné par le chant est inhérent à chaque niveau de la Création. Dans ces pages, il dit en outre qu’à chaque chœur angélique correspond un répertoire musical diffèrent. Comme les anges ne chantent pas en même temps que la communauté d’Israël, il se produit nécessairement une alternance musicale entre les chanteurs terrestres et célestes.
Sous la lettre pe, nous lisons que les créatures inférieures prononcent des hymnes avec leur bouche, car « l’essence du cantique est dans la bouche72 ». Ainsi, les créatures supérieures partagent cette particularité avec leurs analogues terrestres qu’elles sont dotées d’une bouche pour chanter la louange de l’Éternel. Sous la lettre shin, il est dit que les ḥayot chantent des cantiques avec leur bouche et leurs ailes, également que les serafim se couvrent les yeux avec leurs ailes, afin de ne pas voir le 341Seigneur73. Plus loin, sous la lettre tav, on précise aussi que les ofanim font résonner le tambour74.
Ces différentes mentions illustrent l’analogie et le lien qui, selon Éléazar, existent entre les liturgies céleste et humaine, dans lesquelles la musique s’inscrit. Le but de ces liturgies parallèles est le même, puisqu’elles permettent aux créatures qui les accomplissent respectivement de chanter la louange de leur Créateur et de s’en rapprocher. Si nous nous élevons encore une fois jusqu’au ciel de Sheḥaqim, mentionné plus haut, nous entendrons des voix angéliques chanter en chœur des mots semblables à ceux des hommes :
[…] Qui est comme notre Roi, parmi tous les superbes possesseurs de la royauté ? Qui est comme notre Créateur ? Qui est comme le Seigneur notre Dieu ? Qui est comme lui parmi ceux qui portent des diadèmes ? En fait, à six voix, les anges chantent ses attributs devant lui. Ceux qui soulèvent le Trône de Gloire, les chérubins, les ofanim et les saintes ḥayot, chacun [chante des louanges] avec une voix plus haute que celle de son compagnon et plus étrangère que celle de celui qui est devant lui75.
Le début de cet extrait ressemble à un piyut liturgique dont le sujet est le chant des anges, formellement comparable au chant des hommes. Toutefois, la polyphonie angélique est incomparablement plus sublime que son analogue terrestre. Elle lui est éminemment plus subtile, à tel point que la musique qui résulte de l’étagement des différentes voix devient proprement insupportable pour l’oreille humaine :
Quiconque entend la première voix devient immédiatement fou et est rendu folle ; quiconque entend la deuxième voix est immédiatement perdu et ne peut plus revenir ; quiconque entend la troisième voix éprouve immédiatement de convulsions et doit se tordre de douleur. Quiconque entend la quatrième voix les os [du crâne] se cassent et les côtes lui sont brisées ; quiconque entend la cinquième voix est immédiatement comme versé d’un vase car il devient tout liquide comme le sang ; à quiconque entend la sixième voix, le cœur est aussitôt percé et son cœur tremble ; il vomit les entrailles de son ventre et 342la bile de ses viscères fond et devient comme l’eau, comme il est dit : Saint, Saint, Saint76 !
Ce passage fait écho à différents récits traditionnels dans lesquels il est fait mention des risques encourus par les « mortels » qui essaieraient d’entreprendre le voyage à travers les mondes angéliques77. En effet, une des menaces principales vient du côté des anges gardiens des cieux, qui ne tolèrent pas l’intrusion des humains. Afin de se présenter devant les anges, les mystiques doivent se munir d’amulettes et de sceaux qui leur permettent de ne pas être reconnus et, ainsi, de ne pas être désintégrés par ces créatures de feu78. Le mystique, parvenu au terme de son initiation, devient un véritable expert des secrets. C’est seulement à partir de ce moment qu’il peut écouter les cantiques angéliques, à l’instar de Rabbi Aqiva :
[…] Tous ces cantiques, Rabbi Aqiva les écouta quand il descendit dans la Merkavah, il les a cherchés et les a appris en présence de sa Gloire, car devant Lui ses officiants chantaient. Quand Israël prie avec ferveur, Sandalphon choisit les mots qui viennent du cœur et en fait un diadème vivant. En fait, le souffle des mots est composé d’humidité, d’esprit et de feu79.
Cette mention des éléments primordiaux est vraisemblablement une nouvelle référence au Sefer Yetzirah, dont Éléazar fait le commentaire. Ces éléments sont également caractéristiques du monde sublunaire. Ainsi les mondes inférieur et supérieur possèdent des substances communes. Le souffle constitue le lien qui les rattache, le long duquel la voix humaine transite. Ainsi l’exprime Éléazar :
Sache donc que la voix de l’homme émet un souffle, ses paroles sont humides, comme tu pourras le voir en hiver devant la bouche et sur ta peau, mais ils sont également chauds. Ainsi, les mots s’élèvent vers le ciel et ils sont plus 343précieux que le souffle des anges officiants, qui par leurs bouches émettent des éclairs de feu. Son nom est Sandalphon […]. Sa domination est sur Sheḥaqim, là où les cantiques sont prononcés – cela signifie qu’il n’y a aucune chanson plus chère à Dieu que celle d’Israël : les lettres du mot Yisra’el donnent Shir ’el [héb.] chanson de Dieu80.
Le ḥasid nous dévoile finalement le nom secret d’Israël. Par permutation des lettres, le nom-même d’Israël, autrement dit son essence-même, signifie le chant de Dieu, Shir ’el. De la sorte, la fonction créatrice de la voix et de la prière humaines est mise en lumière. Il est remarquable de noter que les chants des savants d’Israël sont pourvus d’un pouvoir proche du chant des anges, voire même supérieur81. Selon Éléazar, qui mentionne le Midrash Avkir82, rav Aqiva lui-même, désormais devenu expert des secrets de la Merkavah, révéla ces derniers mystères. Selon Aqiva, Israël aurait en effet la mission, par son chant, de revêtir de beauté le corps mystique du divin, avec une robe tissée des mots de la Torah, ornée notamment des occurrences du mot hébreu « az » (adverbe signifiant « puis », « alors ») :
Dans le midrash Avkir, Rabbi Aqiva déclare : Quand Israël a prononcé le chant, puis (az) il a entonné ce cantique (Nm 21, 17) : le Saint, soit-Il béni, portait une robe de splendeur sur laquelle étaient fixés tous les az de la Torah. Alors (az) la vierge se réjouira dans la danse (Jér. 31, 12), alors (az) le boiteux bondira comme un cerf (Is. 35, 6), alors (az) s’ouvriront les yeux des aveugles (Is. 35, 5)… Alors (az) notre bouche sera pleine de rires, de chants de joie notre langue (Ps. 126, 2). C’est ainsi que le Saint s’est montré au prophète dans son vêtement, un diadème de louanges sur sa tête, comme il est écrit : Au-dessus de moi, au son de vos chants (Am. 5, 23)83.
Les effets de cette pratique sur le monde terrestre seraient impressionnants. Ils marqueraient alors le début d’un Âge d’or où se réaliseraient toutes les prophéties messianiques introduites dans la Bible par le mot « az ».
CONCLUSION
Dans le Sod Ma‘aseh Bereshit, Éléazar de Worms reprend et développe des idées empruntées à la littérature juive des Hekhalot. Ces 344textes décrivent une liturgie angélique qui s’appuie sur les souvenirs mytho-poétiques d’un rituel religieux éteint depuis la destruction du Temple. Elle donne lieu à une transformation mystique du Temple et du sacerdoce, afin de perpétuer l’héritage spirituel du Temple terrestre dans les palais célestes. D’après le Sod Ma‘aseh Bereshit, l’homme ne peut désormais plus les atteindre, sauf au terme d’une transformation mystique profonde qui lui permettra de se hisser au rang des anges.
Les textes de la mystique ancienne comme l’ouvrage d’Éléazar de Worms expriment tous la grande disparité qui existe entre la réalité idéale et la réalité empirique de l’époque et du lieu. Toutefois, cette disparité est féconde. Elle laisse place à une existence visionnaire grâce à laquelle il est permis aux hommes, du moins aux initiés, d’entrevoir la beauté et la majesté de la nature, de percevoir les phénomènes merveilleux et les agitations cosmiques qui s’y produisent. Cette existence visionnaire fait également exister un rituel céleste, au cours duquel les créatures supérieures rendent grâce, glorifient, magnifient, entonnent des prières et des bénédictions. Elles chantent et jouent des instruments de musique, officient devant le Trône de Gloire et se coiffent de couronnes. Ces anges sont beaux, majestueux, terrifiants, décrits en termes humains mais considérablement distants de l’homme et du monde terrestre. Toutefois, leur chant et leur musique ont des analogues terrestres, qui sont les chants des mystiques d’Israël en prière. Bien qu’infiniment plus faibles que les chants angéliques, ces derniers sont plus agréables à l’oreille de Dieu, étant consubstantiels à Sa voix.
Les deux liturgies, angélique/céleste et humaine/terrestre, se reflètent et s’influencent mutuellement. Elles permettent aux mondes inférieur et supérieur d’entrer en rapport. Éléazar de Worms précise le but de ces liturgies parallèles, qui ouvrent des perspectives théurgiques et talismaniques. Les deux, anges et hommes, participent de l’œuvre de la Création dont le but, à travers le chant de la gloire de l’Éternel, est de contribuer à l’expansion, à la subsistance et à l’harmonisation des différents niveaux de l’Existant. De plus, Éléazar considère les prières et les cantiques comme des moyens de transformation non seulement du cosmos mais également du mystique lui-même. Prières et cantiques favorisent les conditions de la métamorphose et de l’apothéose du mystique, ainsi destiné à être en Paradis tel un nouvel Adam, assis sur le Trône de Gloire. C’est avec cette image provenant de la lettre tav du Sod Ma‘aseh Bereshit que nous conclurons :
345Et le Sefer Qomah et le commentaire Et tout-puissant [ve-rav koaḥ] (Ps. 147, 5), ils ne peuvent [être] transmis que dans un murmure. Et si quelqu’un le fait, Il le fera asseoir sur le siège de Gloire, comme le premier Adam (= homme). C’est la raison pour laquelle les dernières lettres des mots ve-khise’ khavod yanḥilem (1 Sam. 2, 8 : et il leur donne en héritage un trône de gloire) forment [les consonnes du mot] adam84.
Ces conceptions visionnaires d’Éléazar de Worms, dans lesquelles il attribue une place centrale à l’Adam et à sa voix, influenceront la kabbale dans ses déclinaisons théurgiques, jusqu’à la pensée mystico-musicale de la Renaissance85.
Emma Abate
IRHT-CNRS
Alexandre Cerveux
EPHE-SAPRAT
1 Traduction à partir du ms. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cod. hebr. 81, fol. 10v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, éd. Z. Elimelech, Tel Aviv, Aharon Barzani u-Veno, 2004, p. 7 (héb.).
2 L’introduction du Sode Razaya d’Éléazar de Worms nous renseigne sur le sens du terme ḥasid (litt. pieux) : voir le texte en exergue.
3 Ce terme englobe tous les aspects normatifs de la tradition juive, que nous pourrions décrire comme la loi et le droit juifs. Le Talmud et ses commentaires en sont la source principale.
4 Voir J. Trachtenberg, Jewish Magic and Superstition. A Study in Folk Religion, Philadelphie, Behrman’s Jewish Book House, 1939, nouv. éd., Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004 ; E. Kanarfogel, Peering through the Lattices. Mystical, Magical, and Pietistic Judaism in the Tosafist Period, Détroit, Wayne State University Press, 2000 ; M. Idel, Golem. Jewish Magical and Mystical Tradition on the Artificial Anthropoid, New York, State University of New York Press, 1990.
5 Juda he-Ḥasid, Sefer Hassidim. Le guide des hassidim, trad. É. Gourévitch, Paris, Cerf, 1988.
6 Éléazar de Worms est issu de l’illustre famille des Kalonymides, originaire d’Italie du sud et implantée dans la vallée du Rhin à partir du ixe siècle. Éléazar, dans son Livre du parfumeur (Sefer ha-Roqeaḥ), donne une généalogie des Kalonymides. D’après la version qui figure dans le manuscrit conservé à Paris (BnF, ms. héb. 772, fol. 60r), Juda remonte jusqu’aux origines sud-italiennes de la famille, à l’époque où son ancêtre, R. Moïse b. Kalonymos reçut les prières, entre autres secrets, de la bouche du savant babylonien Abu Aaron, fils de Samuel ha-Nasi. Les Kalonymides ont une solide réputation parmi les savants ashkénazes. Ils tiennent un rôle important dans la communauté à l’époque des Croisades, notamment durant les massacres de 1096. Ils maintiennent ce rôle durant le soulèvement qui suivit, au cours des xiie et xiiie siècles.
7 Voir J. Dan, The Secret Doctrine of the German Pietists, Jérusalem, Bialik Institute, 1968 (héb.).
8 Sur les techniques théurgiques dans la mystique juive, voir Ch. Mopsik, Les grands textes de la cabale, les rites qui font Dieu. Pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la cabale des origines au milieu du xviiie siècle, Lagrasse, Verdier, 1993, notamment p. 68-234.
9 Éléazar entendait défendre la liturgie contre les modifications apportées par certains rabbins de France et d’Angleterre. Il est l’auteur d’un commentaire aux prières (Perushe sidur ha-tefilah la-roqeaḥ, 2 vol., éd. M. Hershler, Jérusalem, Makhon ha-rav Hershler, 1992) et d’un ouvrage sur l’orthopraxie selon la perspective des ḥasidim intitulé Livre du parfumeur (Sefer ha-Roqeaḥ) – son nom de bataille était en effet « le parfumeur ». Au sujet d’Éléazar de Worms, voir J. Dan, « Eleazar ben Judah of Worms », dans Encyclopedia Judaica, éd. M. Berenbaum et F. Skolnik, 2e éd., 22 vol., Détroit, Macmillan Reference USA, 2007, vol. 6, p. 303-305. Sur la conception mystique de la prière dans l’ouvrage d’Éléazar de Worms, voir D. Abrams, « The Secret of Secrets : The Concept of the Divine Glory and the Intention of Prayer in the Writings of R. Eleazar of Worms », Da‘at, 34, 1994, p. 61-81 (héb.).
10 Il existe trois éditions hébraïques du Sode Razaya, dont deux sont plus complètes et récentes : éd. S. Weiss, Jérusalem, Shaarey Ziv Institute, 1988 (héb.) ; éd Elimelech ; plus ancienne est celle préparée par I. Kamelhar, Bilgoraj, Sikora Milner, 1936. Ces trois références ne sont pas des éditions scientifiques.
11 Seuls deux manuscrits complets du Sode Razaya nous sont parvenus : l’un est le manuscrit rédigé par le savant juif Élie Levita (1469-1549) en 1515 pour le cabaliste chrétien Gilles de Viterbe (1469-1532), conservé à Londres, British Library, ms. Add. 27199 (écriture ashkénaze). L’autre est une copie de ce même ms., réalisée en 1555 par le scribe Mosheh Gad pour l’humaniste Johann Albrecht Widmanstetter (1506-1557). Elle est conservée à Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cod. hebr. 81 (écriture ashkénaze). Le Sod Ma‘aseh Bereshit occupe dans les deux exemplaires la première place au sein du Sode Razaya. Les autres traités sont les suivants : Secret de l’œuvre du char (Sod Ma‘aseh Merkavah), Livre du Nom (Sefer ha-Shem), Commentaire au Sefer Yetzirah (Perush Sefer Yetzirah) et Sagesse de l’âme (Ḥokhmat ha-Nefesh). Une partie du Sod Ma‘aseh Bereshit a été publiée pour la première fois dans le Sefer Razi’el ha-gadol au sein du recueil des textes de magie astrale et de kabbale médiévale intitulé Livre de l’ange Razi’el (Sefer Razi’el Ha-Mal’akh) publié à Amsterdam en 1701, fol. 7v-24r. Sur la tradition manuscrite du Sode Razaya, voir E. Abate, « Razi’el a Roma, le copie di Egidio da Viterbo (1469-1532) », dans L’eredità di Salomone. La magia ebraica in Italia e nel Mediterraneo, éd. E. Abate, Florence, Edizioni Fondazione Meis Ferrara, Giuntina, 2019, p. 119-142.
12 Le shofar est un instrument aérophone fait à partir d’une corne de bélier. Il est joué dans la synagogue, notamment lors des cérémonies de début d’année et de Kippour.
13 Voir B. Bayer (et al.), s. v « Music », dans Encyclopedia Judaica, 2e éd., vol. 14, p. 636-701 ; E. Rubin et J. H. Baron, Music in Jewish History, Détroit, Harmony Park Press, 2006, p. 67-72 ; A. Shiloah, Les traditions musicales juives, trad. C. Aslanoff, Paris, Maisonneuve et Larose, 1996. Plus bas, nous verrons que dans la sphère ashkénaze, les termes de shaliaḥ tzibur et de ḥazan n’ont pas tout à fait le même sens que dans ces acceptions modernes.
14 Par la suite, notamment sous l’influence du tossaphiste Rabbenu Tam (1100-1171), c’est l’étude du Talmud qui est progressivement considérée comme l’activité spirituelle la plus élevée. Voir notamment J. R. Woolf, The Fabric of Religious Live in Medieval Ashkenaz (1100-1300). Creating Sacred Communities, Leiden-Boston, Brill, 2015, p. 43-45.
15 Ce plan s’observe dans les synagogues rhénanes et celles de villes où la communauté ashkénaze est importante, comme à Vienne, Prague ou Cracovie.
16 Cf. Talmud de Jérusalem, traité Berakhot, 2, 4. Voir I. Ta-Shma, The Early Ashkenazic Prayer. Literary and Historical Aspects, Jérusalem, Magnes Press, 2003, p. 214-222, en particulier p. 220 (héb.).
17 Quelques témoignages sont parvenus au sujet de Dulca de Worms, épouse d’Éléazar, qui enseignait la façon de chanter les prières aux femmes ; et également de deux chantresses Urania et Richezza. Voir notamment A. Grossman, Pious and Rebellious. Jewish Women in Medieval Europe, trad. J. Chipman, Waltham, MA, Brandeis University Press, 2004, p. 180-181.
18 Voir he-Ḥasid, Sefer Hassidim. Le guide des hassidim. Ainsi, l’auteur du Sefer ḥasidim précise que les Juifs ne sauraient chanter leurs mélodies en présence d’un prêtre, qui risquerait de les introduire dans son culte ; ils ne peuvent pas non plus chanter la louange de Dieu en recourant aux airs chantés par les chrétiens, pieux ou profanes (Sefer Hassidim, p. 305 [§ 528], p. 330 [§ 609] et p. 333 [§ 619]). Un sage juif serait-il pris de toux avant de chanter les psaumes, si un prêtre est présent, le Juif doit attendre son départ avant de demander conseil au médecin, de peur que le prêtre suive le conseil du médecin pour soigner sa propre toux et chanter ses prières (ibid., p. 338 [§ 644]). L’auteur du Sefer ḥasidim précise en outre que le nourrisson au berceau ne saurait être calmé par des chants comme ceux des chrétiens, ni même ceux de la synagogue ; si besoin, il est possible de fredonner quelques extraits bibliques ou talmudiques (ibid., p. 330 [§ 608]).
19 Voir I. G. Marcus, « Prayer Gestures in German Hasidism », Mysticism, Magic and Kabbalah in Ashkenazi Judaism, éd. K. E. Grözinger et J. Dan, Berlin, De Gruyter, 1995, p. 48 : « Une bénédiction mérite une mélodie plaisante / la gloire du chant est dans la grande réjouissance / une voix suppliante requiert l’expression des prières avec une attention concentrée (hemshekh be-kivun). »
20 Voir la gravure d’Abraham Neu, figurant l’intérieur de la synagogue de Worms, vers 1840 : R. Krautheimer, Mittelalterliche Synagogen, Berlin, Frankfurter Verl.-Anst., 1927, p. 105, fig. 22. Précisons qu’il s’agit ici d’une représentation de la partie réservée aux hommes.
21 Voir Ta-Shma, The Early Ashkenazic Prayer, p. 33 et suiv.
22 Londres, British Library, ms. Add. 22413, fol. 87r.
23 Wroclaw, Bibliothèque de l’Université de Wroclaw, ms. Or. I. 1, fol. 297r-299r.
24 Éléazar b. Qallir est le plus grand et le plus prolifique, et le plus influent des poètes liturgiques (payetanim) de la période dite classique. Voir s. v. « Kallir, Eleazar », dans Encyclopaedia Judaica, 2e éd., vol. 11, p. 743-745.
25 Le midrash est une technique herméneutique d’interprétation de la Bible et du Talmud. Il s’agit souvent du commentaire légendaire des textes de la littérature juive ancienne, dont différents passages sont mis en rapport dans le but de créer un nouveau récit, fournissant ainsi significations nouvelles de l’élément interprété et ouvrant de nouvelles perspectives d’interprétation.
26 Voir E. Hollender, Piyyut Commentary in Medieval Ashkenaz, Berlin-New York, De Gruyter, 2008.
27 Voir K. Kogman-Appel, A Mahzor from Worms. Art and Religion in a Medieval Jewish Community, Cambridge, Harvard University Press, 2012, p. 62 et suiv. Notons que dans la communauté ashkénaze médiévale, les termes de shaliaḥ tzibur et de ḥazan sont synonymes et les fonctions auxquelles ils font référence peuvent être endossées par les mêmes individus.
28 Voir E. Kanarfogel, « The Appointment of Hazzanim in Medieval Ashkenaz. Communal Policy and Individual Religious Prerogatives », Spiritual Authority. Struggles Over Cultural Power in Jewish Thought, éd. H. Kreisel, Beer Sheva, Université Ben-Gurion du Negev, 2007, p. 5-31.
29 Éléazar de Worms, Perushe sidur ha-tefilah la-roqeaḥ, p. 710.
30 Il se trouve un point de vue similaire chez Isaac de Vienne, disciple d’Éléazar de Worms et de Juda he-Ḥasid. Il s’appuie sur les imprécations de ce dernier pour affirmer que le directeur de prière (shaliaḥ tzibur) doit être approuvé par tous les fidèles (me-agudah eḥat). Dans le cas contraire, sa lecture de l’admonestation (Toḥakhah) durant la liturgie publique représente un danger pour celui qui ne l’aime pas. Voir Rabbi Isaac de Vienne, Sefer or zaruah, vol. I, Hilkhot shaliaḥ tzibur, no 114.
31 Voir Ta-Shma, The Early Ashkenazic Prayer. En Ashkenaz médiéval, les payetanim utilisent principalement les formes poétiques de la Qedushta et le Yotzer, qui embellissent la première partie de la ʿAmidah et le Shema‘ durant l’office du matin de shabbat et les fêtes. Des piyutim sont également employés pour la ʿAmidah de l’après-midi du shabbat (shivata) et pendant l’office du soir du début du shabbat et des fêtes (ma‘ariv). Il s’en trouve aussi dans les sections pénitentielles des prières, auxquelles sont ajoutées seliḥot et qinot (à l’occasion de tisha be-Av).
32 J. Heil, « Ashkenazic Piyyut : Hebrew Poetic in a Latin Environment (The Tenth to The Twelfth Centuries) », A History of Prayer. The First to the Fifteenth Century, éd. R. Hammerling, Leiden-Boston, Brill, 2008, p. 337-368. Il existe notamment des textes martyrologiques dans lesquels se trouvent des lamentations des Juifs persécutés. À ce sujet, voir S. Einbinder, A Beautiful Death. Jewish Poetry and Martyrdom in Medieval France, Princeton, Princeton University Press, 2002, p. 110-111.
33 Cf. M. Swartz, « Liturgy, Poetry, and the Persistence of Sacrifice », Was 70 C.E. a Watershed in Jewish History ?, éd. D. R. Schwartz et Z. Weiss, Leiden, Brill, 2012, p. 393-412 ; id., « Ritual is with People : Sacrifice and Society in Palestinian Yoma Traditions », The Actuality of Sacrifice : Past and Present, éd. A. Houtman, M. Poorthuis et J. J. Schwartz, Leyde-Boston, Brill, 2014, p. 206-228.
34 M. Idel, Catene Incantate, tecniche e rituali nella mistica ebraica, nouv. éd. trad. de l’hébreu par E. Abate et M. Mottolese, Brescia, Morcelliana, 2019 [2005], p. 179-187.
35 Voir M. Swartz, Mystical Prayer in Ancient Judaism : An Analysis of Ma‘aseh Merkavah, Tübingen, Mohr Siebeck, 1992 ; id., « Magical Piety in Ancient and Medieval Judaism », Ancient Magic and Ritual Power, éd. M. Meyer et P. Mirecki, Leyde, Brill, 1995, p. 167-183.
36 R. Elior, « From Earthly Temple to Heavenly Shrines : Prayer and Sacred Song in the Hekhalot Literature and Its Relation to Temple Traditions », Jewish Studies Quarterly, 4, 3, 1997, p. 217-267, en particulier p. 223-225.
37 Voir K. E. Grözinger, « The Names of God and Their Celestial Powers : Their Function and Meaning in the Hekhalot Literature », Proceedings of the First International Conference of the History of Jewish Mysticism, éd. J. Dan, Jérusalem, The Jewish National and University Library, 1987, p. 53-69.
38 Sur les différentes catégories angéliques et leurs caractéristiques, cf. S. M. Olyan, A Thousand, Thousands, Served Him : Exegesis and the Naming of Angels, Tübingen, Mohr Siebeck, 1993.
39 M. S. Cohen, The Shi‘ur Qomah : Liturgy and Theurgy in Pre-Kabbalistic Jewish Mysticism, New York, University of New York, 1983 ; id., The Shi‘ur Qomah : Texts and Recensions, Tübingen, Mohr Siebeck, 1985 ; E. R. Wolfson, « Images of God’s Feet : Some Observations on the Divine Body in Judaism », People of the Body : Jews and Judaism from an Embodied Perspective, éd. H. Eilberg-Schwartz, Albany, State University of New York, 1992, p. 143-181 ; N. Janowitz, « God’s Body : Theological and Ritual Roles of Shi‘ur Komah », People of the Body, p. 183-201.
40 Voir M. Bar-Ilan, « Magic Seals on the Body among Jews in the First Centuries C. E. », Tarbiz, 67, 1987, p. 37-50 (héb) ; R. M. Lesses, Ritual Practices to Gain Power : Angels, Incantations, and Revelation in Early Jewish Mysticism, Harrisburg, PA, Trinity Press International, 1998.
41 Sur l’origine et la signification de l’expression de « descendeurs dans/vers/de la Merkavah » (yorde merkavah), voir l’introduction du volume de J. Davila, Descenders to the Chariot : The People behind the Hekhalot Literature, Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2001.
42 Elior, « From Earthly Temple to Heavenly Shrines », p. 266.
43 Il s’agit d’un passage de Hekhalot Rabati, voir P. Schäfer, Synopse zur Hekhalot-Literatur, Tübingen, Mohr Siebeck, 1981, § 94.
44 Otzar ha-Geonim. Thesaurus of the Gaonic Responsa and Commentaries, éd. B. M. Lewin, vol. 4, Jérusalem, Université hébraïque, 1931, partie Masekhet Ḥagigah, p. 14 (héb.). Voir M. Idel, « In a Whisper : On Transmission of Shi’ur Qomah and Kabbalistic Secrets in Jewish Mysticism », Rivista di storia e letteratura religiosa, 47, 3, 2011, p. 477-522.
45 Sur les contenus et le texte du Sefer Yetzirah, voir I. Gruenwald, « A Preliminary Critical Edition of Sefer Yezirah », Israel Oriental Studies, 1, 1971, p. 132-177 ; A. P. Hayman, Sefer Yesira : Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, Mohr Siebeck, 2004. Sur les commentaires au Sefer Yetzirah et leur tradition voir T. Weiss, « The Reception of Sefer Yetzirah and Jewish Mysticism in the Early Middle Ages », Jewish Quarterly Review, 103, 1, 2013, p. 26-46.
46 Traduction à partir du manuscrit Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cod. hebr. 81, fol. 12v ; voir aussi Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 12.
47 Voir supra, n. 43.
48 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 12v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 12.
49 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 12v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 12-13.
50 Traduction à partir du ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 12v ; voir aussi Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 12.
51 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 12v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 13.
52 Ibid.
53 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 12v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 12.
54 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 56v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 109.
55 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 12v (ובא הכל לרוח היום בנחת) // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 12 (ובא הקול לרוח היום בנחת).
56 Ibid.
57 Ibid.
58 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 59v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 115.
59 K. E. Grözinger, « Between Magic and Religion – Ashkenazi Hasidic Piety », Mysticism, Magic and Kabbalah in Ashkenazi Judaism, p. 28-43, en particulier p. 33. Grözinger considère toutefois que ce dernier a créé un système et une doctrine complètement neufs, qui relèvent d’une pratique non explicitée dans la littérature des Hekhalot.
60 Ms. Munich, BSB, Cod. Hebr. 81, fol. 139r.
61 Voir Idel, Catene Incantate, p. 55, 105-111 et 124-128.
62 K. E. Grözinger, « Die Gegenwart des Sinai. Erzählungen und kabbalistische Lehrstücke zur Vergegenwärtigung der Sinaioffenbarung », Frankfurter Judaistische Beiträge, 16, 1988, p. 134-183 ; Idel, Catene Incantate, p. 140-148.
63 Ms. Munich, BSB, Cod. Hebr. 81, fol. 219r.
64 Cf. Sode Razaya, éd. I. Kamelhar, Bilgoraj, 1936, p. 42-43.
65 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 40r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 75.
66 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 40r-v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 76. Voir Mopsik, Les grands textes de la cabale, p. 68-234.
67 L’ange Sandalphon (du grec συνάδελφος), considéré traditionnellement le gémeau de l’ange Meṭaṭron, est l’un des protagonistes du mysticisme de la Merkavah et de la littérature midrashique, tandis que ce nom angélique ne se trouve pas dans la Bible. Sandalphon est caractérisé par sa hauteur, s’élevant de la terre jusqu’au ciel des ḥayot, les créatures de la vision mystique d’Ézéchiel 1. Dans le Talmud babylonien, traité Ḥagigah 13b, Sandalphon est décrit dans l’acte de tisser des couronnes pour son Créateur. Sur le rôle de Sandalphon dans l’œuvre d’Éléazar de Worms, voir Perushe sidur ha-tefilah, vol. 2, p. 414 et 440. Moins connus sont les noms des anges NGWDY’L et ḤBYBY’L – qui ne sont pas vocalisés dans les sources ; ils dérivent des racines hébraïques NGD « s’opposer » et ḤBB « aimer », qui caractérisent probablement leur fonction au sein des cohortes célestes et leur pouvoir sur les hommes. Sur les noms des anges et leur fonction, voir M. Schwab, Vocabulaire de l’Angélologie, d’après les manuscrits hébreux de la Bibliothèque nationale, Paris, Imprimerie nationale, 1897 ; R. Margalioth, Malachei ‘Elyon, Jérusalem, Mosad ha-Rav Kook, 1945 (héb.) ; G. Davidson, A Dictionary of Angels Including the Fallen Angels, New York, The Free Press, 1967, p. 257.
68 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 46r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 88.
69 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 46r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 89. Cf. Talmud babylonien, Berakhot 3b.
70 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 46r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 90.
71 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 46r-v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 88-90.
72 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 47r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 90.
73 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 54v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 105.
74 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 59r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 114.
75 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 40v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 77.
76 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 40v-41r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 77.
77 Cf. P. S. Alexander, « 3 (Hebrew Apocalypse of) Enoch (Fifth-Sixth Century A. D.). A New Translation and Introduction », The Old Testament Pseudepigrapha, vol. I : Apocalyptic Literature and Related Works, éd. J. H. Charlesworth, New York, Doubleday, 1983, p. 243-244 ; Talmud babylonien, Shabat 88b. Voir P. Schäfer, The Hidden and Manifest God : Some Major Themes in Early Jewish Mysticism, Albany, State University of New York Press, 1992, p. 37-45.
78 Davila, Descenders to the Chariot, p. 205-208 ; Y. Harari, Jewish Magic before the Rise of Kabbalah, Détroit, MI, Wayne State University Press, 2017.
79 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 41r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 77.
80 Ibid.
81 Voir Mopsik, Les grands textes de la cabale, p. 68-234.
82 Midrash Avkir, éd. S. Buber, dans Hashaḥar, 11, 1883, p. 338-345, 409-418, 453-461.
83 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 42r // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 79.
84 Ms. Munich, BSB, Cod. hebr. 81, fol. 59v // Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, p. 115.
85 Voir notamment D. Harrán, Three Early Modern Hebrew Scholars on the Mysteries of Song, Leyde-Boston, Brill, 2014.