“The whole undertaking was aimed at seizing me” Stakes and impacts of the representations of abduction at the time of the Amboise conspiracy
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 1, n° 39. varia - Author: Tejedor (Sophie)
- Abstract: This article aims to analyze how the imaginary of abduction may have influenced the political reflection during the short reign of Francis II. In March 1560, the French King, who is only 15 years old, is the target of a Protestant conspiracy which aims at abducting him according to Catholic rumors. The royal government is inspired by this imaginary when, two months later, it begins to rebuild the monarchical figure.
- Pages: 165 to 178
- Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406107422
- ISBN: 978-2-406-10742-2
- ISSN: 2273-0893
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10742-2.p.0165
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-14-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Francis II, Charles, Cardinal of Lorraine, royal minority, protestant libels
« Et n’estoit autre leur entreprinse que de se saisir de ma Personne1 »
Enjeux et effets de l’imaginaire du rapt au temps
de la conjuration d’Amboise (1560)
Le 10 juillet 1559, alors qu’Henri ii vient de succomber à la blessure qu’il a reçue lors du tournoi organisé dix jours plus tôt à l’occasion des festivités de la paix du Cateau-Cambrésis, François ii, son fils âgé de quinze ans, monte sur le trône de France. Le jour de son avènement, guidé par le conseil de sa mère Catherine de Médicis, le nouveau roi confie la gestion du royaume à ses oncles par alliance, le cardinal Charles de Lorraine et le duc François de Guise. Dès la fin de l’été, l’exclusivité du pouvoir remis aux Guise par le souverain et la poursuite de la répression contre les calvinistes du royaume favorisent l’émergence d’une forte opposition au nouveau gouvernement. Le roi et ses oncles en saisissent l’ampleur au début du mois de février 1560 lorsque faisant route vers le château d’Amboise, la cour découvre in extremis le projet de conjuration d’un protestant du Périgord, Jean Du Barry, seigneur de la Renaudie, visant à soustraire le jeune souverain à l’influence de ses conseillers.
Si l’historiographie des guerres de religion a longtemps vu dans cette conjuration manquée un projet de rapt du roi de France, cette lecture de la tentative d’Amboise doit être ramenée au rang d’hypothèse. Les sources du règne, souvent contradictoires sur le sujet, ne permettent en rien de confirmer ce qui ne relève, faute de preuves supplémentaires, que de la lecture officielle du complot livrée par les autorités. Le 17 mars, à la faveur des informations qu’il accumule depuis plusieurs semaines, le gouvernement diffuse en effet la nouvelle de la conjuration qu’il vient de découvrir : annonce est faite que des hommes en armes se sont mis 166en marche vers le château d’Amboise dans le but de s’emparer du roi et de la famille royale. Cette version du complot – que les autorités extrapoleront d’ailleurs jusqu’à l’accusation de tentative de meurtre collectif de la cour –, est reprise tout au long du printemps et de l’été 1560 dans les opuscules de Jean Du Tillet. Ce fidèle des Guise, greffier au Parlement de Paris, a été sollicité par le pouvoir pour répondre à une autre version de l’entreprise, celle diffusée au même moment par des libelles dits « justificatifs » de la conjuration. Rédigés par des plumes protestantes favorables aux conjurés, ces écrits décrivent au contraire l’épisode d’Amboise comme une tentative de libération du roi, de sa mère et des enfants royaux dont les Guise se seraient saisis depuis le début du règne2. À l’issue de la conjuration, ce sont donc deux accusations de tentative d’enlèvement et de mise en captivité du roi qui sont lancées sur le terrain de la polémique. L’une est fondée sur une tentative de coup de force violent contre le souverain ; l’autre reproche un rapt plus insidieux de la personne royale.
Dans cette guerre des mots qui pointe l’audace scandaleuse des uns et l’ambition tyrannique des autres, ce ne sont ni les responsabilités réelles ou inventées des ravisseurs, ni les modalités de l’enlèvement qui nous intéressent. Alors qu’avec le choc de la mort d’Henri ii et l’avènement d’un jeune souverain le royaume de France entre dans une période d’incertitudes, notre étude entend plutôt comprendre comment le corps royal, ravi ou menacé de l’être, devient un lieu de concentration des tensions politiques et religieuses. Dans le même temps, les rapts réels ou inventés de François ii ouvrent une fenêtre sur les représentations et les mentalités politiques du temps : ils donnent l’occasion d’une réflexion sur les conséquences d’une incarnation défaillante de l’autorité royale à la veille des guerres de religion. Après l’étude des deux réquisitoires dressés contre les supposés ravisseurs, nous analyserons les effets de ces accusations de rapt sur la figure monarchique ainsi que sur la réorientation de la politique royale.
167Rapt et contre-rapt.
Les accusations en miroir des ravisseurs du roi
Il faut premièrement s’attacher à montrer comment, dans le cadre du jeu polémique qui suit l’échec de la conjuration, l’imaginaire du rapt intervient dans la double accusation du printemps 1560, à la fois celle lancée par le pouvoir contre les conjurés d’Amboise et celle lancée par les libellistes protestants contre les deux conseillers de François ii. De part et d’autre, les accusateurs cherchent à discréditer l’action et les justifications de l’adversaire. Les accusations reposent sur l’ignominie de l’atteinte à la personne du roi, à la Majesté royale et à la Couronne elle-même.
La conjuration d’Amboise, un rapt manqué
C’est autour du 12 février 1560 que François ii et les Guise découvrent qu’un complot dont l’exécution est prévue pour le début du mois de mars est en préparation. Arrivés au château d’Amboise, ils rassemblent des informations plus ou moins précises sur l’identité et les motivations des conjurés. À la faveur des renseignements qui leur parviennent notamment de l’étranger, ils se construisent l’idée d’une entreprise destinée à enlever le roi et la famille royale. Le 1er mars, peut-être le 2, deux courriers en provenance des Pays-Bas et du duché de Savoie les informent que près de 800 hommes sont attendus dans les environs de Blois et qu’ils seront rejoints par 4000 cavaliers et 30 000 autres soldats dans le but d’avancer vers Amboise. 400 ou 500 de ces hommes armés auront alors pour mission d’entrer dans le château et de capturer François ii, sa mère et les enfants royaux ainsi que les Guise3. Dans les jours qui suivent, les interrogatoires des premiers conjurés arrêtés dans les forêts de Touraine précisent ces informations sans toutefois permettre au pouvoir de faire toute la lumière sur le projet envisagé. Le manque de renseignements alimente alors les rumeurs de la cour. Le 13 mars, sans aucune preuve de ce qu’il avance, le Toscan Alfonso Tornabuoni confirme le projet 168d’enlèvement du roi4. Deux jours plus tard, le Ferrarais Alvarotti complète ces bruits d’une manière pour le moins surprenante : d’après les rumeurs propagées par certains courtisans, les conjurés n’auraient d’autre objectif que d’enfermer le roi et sa mère dans une cage5. Sans pousser jusqu’à ce niveau de détails, c’est sur la version d’un projet visant à capturer le souverain que le gouvernement décide de s’arrêter. Le 17 mars, alors que le château d’Amboise est attaqué par les troupes de Bertrand de la Roche-Chandieu, des lettres royales désignant le duc de Guise comme lieutenant général du royaume lui donnent la pleine autorité pour mener la répression de la révolte. Dans ces lettres, le roi affirme avoir appris qu’
aucuns de [ses] sujets, méchants et malheureux sans avoir esgard à l’honneur, révérences et fidélité que ils [lui] doyvent et sont tenus porter […] auroyent délibéré de [le] venir trouver en ce lieu d’Amboise comme de faict ils ont fait en intention de se saisir de [sa] persone, de la Roine [son] espouse, de [ses] très honorée dame et mère la Roine, de [ses] très chers et très amez frères et sœurs, et d’aucuns des princes et seigneurs estans près de [lui] ; ayans opinion que cela fait, ils pouroyent faire toutes choses indifféramment à leur volunté, disposer de [son] royaume, le mettant en proye de tos costez, et [lui] oster et priver de la couronne de [ses] antécesseurs, chose qui [lui] a tant despleu d’entendre qu’il n’est possible de plus6.
La découverte du projet et son échec n’enlèvent rien à la gravité de l’action prévue par les conjurés : sous l’Ancien Régime, la jurisprudence assimile en effet l’acte tenté à l’acte consommé et recommande d’ailleurs la même peine dans les deux cas. Pour aggraver l’accusation, la suite des lettres insiste sur la jeunesse du souverain et l’innocence de la famille royale également prise pour cible. Et parce que l’outrage au corps royal induit nécessairement un outrage à la Couronne, les lettres vont plus loin que la simple accusation de rapt en dénonçant une volonté de subversion de l’État tout entier. L’accusation fait écho aux rumeurs rapportant au même moment que les conjurés cherchent à installer en France une république sur le modèle de Genève7. Elle tient peut-être 169aussi à ce qu’auraient révélé les interrogatoires des premiers prisonniers, à savoir le désir des conjurés de réunir les États Généraux pour imposer au roi un conseil de régence dont les Guise seraient exclus. À l’accusation de rébellion et d’atteinte à la personne royale s’ajoute alors une accusation de sédition et de trahison, tous ces crimes relevant de la lèse-majesté.
Peu importe que ce projet de rapt ait été avéré ou non, peu importe également le crédit qu’y ont véritablement donné les autorités monarchiques, c’est la lecture qui en a été livrée qui nous intéresse. Celle-ci témoigne de la stratégie choisie par le gouvernement royal pour répondre à une mobilisation d’autant plus menaçante pour le pouvoir qu’une partie de la noblesse de France y a apporté son soutien. D’après ce qui ressort de la confrontation entre les imprimés officiels et la correspondance des autorités au printemps 1560, la description d’un rapt manqué sert la volonté royale d’insister sur la dimension politique de la révolte pour, au contraire, en minimiser la dimension religieuse. Les Guise ne sont pas sans savoir que depuis l’automne 1559 les communautés réformées de France – la communauté parisienne en particulier – s’efforcent de trouver des arguments politiques permettant de justifier leur éventuel renversement8. Elles sont guidées par les pasteurs parisiens François Morel et Antoine de la Roche-Chandieu, par les penseurs réformés de Strasbourg, François Hotman et Jean Sturm, mais aussi par les autorités genevoises, Théodore de Bèze plus particulièrement. Les interrogatoires des conjurés ont d’ailleurs révélé les liens de ces derniers avec les milieux réformés du royaume. Les rebelles d’Amboise ne sont pourtant jamais explicitement présentés comme hérétiques dans les textes officiels condamnant la conjuration. Ce n’est ni le cas dans les lettres du 17, ni dans celles du 31 mars qui, une fois la répression royale terminée, diffusent pour la dernière fois la version officielle du complot manqué. Bien au contraire, les écrits royaux s’efforcent de distinguer hérésie et sédition dans le but de discréditer la révolte et de légitimer la répression menée par le pouvoir. La stratégie monarchique est liée à la crainte d’un embrasement général des foyers calvinistes du royaume dont on connait l’audace grandissante depuis le printemps 1559. Le roi et les Guise craignent peut-être aussi que le mauvais exemple des protestants d’Écosse – dont François ii est également souverain depuis son 170mariage avec Marie Stuart – incite les réformés français à se rassembler pour venger l’échec de la conjuration. Enfin, le gouvernement royal n’a pas oublié les troubles consécutifs au martyre du conseiller Anne Du Bourg quelques semaines avant la conjuration ; il anticipe sans doute le danger de conjurés qui, s’ils étaient châtiés en hérétiques, deviendraient à leur tour des martyrs de la foi.
Jusqu’à la fin du mois de mars et tout au long du printemps 1560, la condamnation officielle des conjurés se fonde donc sur leur dessein de s’en prendre à la personne royale par seul désir de sédition. Le projet manqué de rapt du roi, qui fonde l’accusation, interdit alors par anticipation toute tentative de défense des rebelles. La réception de telles accusations est bien sûr difficile à mesurer mais le projet d’enlèvement du roi semble en tout cas être resté dans les esprits des contemporains comme le plus probable. Ainsi, dans une de ses lettres à Christophe de Fonsomme, le juriste Étienne Pasquier, connu pour sa modération religieuse, écrit que la résolution des conjurés était bien de « s’emparer du Roy à quelque prix que ce fust9 ». À partir du mois d’avril, des libelles justificatifs de la conjuration renversent toutefois cette version des faits dans une contre accusation de rapt tout aussi stratégique.
Le contre-rapt de François ii
ou les États de France au secours du roi
C’est sur le cadavre du secrétaire de la Renaudie, Jean de la Bigne, tué dans les forêts d’Amboise au cours de la répression, que les soldats du duc de Guise ont retrouvé le premier libelle rédigé en soutien aux conjurés. Ce texte, intitulé Les États de France opprimez par la tyrannie de ceux de Guise10, a certainement été préparé au début du mois de février pour anticiper, avec raison, les accusations de sédition. La stratégie utilisée dans cet opuscule comme dans les autres écrits justificatifs imprimés à l’issue de l’entreprise est assez traditionnelle. Dans ce texte essentiellement politique comme dans ceux s’autorisant une dimension 171religieuse, il s’agit de nier l’accusation lancée contre les conjurés d’avoir voulu attenter à la Majesté royale et surtout de retourner l’accusation de rapt contre les Guise.
La contre-argumentation des libellistes prend comme point de départ la prétendue minorité du jeune François ii. Pour ces auteurs protestants, le souverain, pourtant légalement majeur selon l’ordonnance de 1374 fixant la majorité royale à quatorze ans, aurait dès son avènement dû être placé entre les mains d’un conseil de régence dirigé par les princes du sang. Cet argumentaire a l’avantage de servir les ambitions confessionnelles des pamphlétaires. Le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, roi de Navarre, attire en effet l’attention des activistes calvinistes depuis le milieu des années 1550, moment où il commence à montrer des signes de sympathie envers la Réforme. Pour étayer leur argumentation, les libellistes se prévalent d’exemples tirés de l’histoire de France. Ainsi, tout comme en 1484 les États généraux ont été réunis à l’occasion de la minorité de Charles viii, à l’été 1559 les États auraient dû être assemblés pour décider de la composition du conseil de régence de François ii. Parmi les libelles publiés, L’histoire du tumulte d’Amboise est celui qui revient le plus explicitement sur cette question :
Or comme dernièrement l’an 1559, Henri second de ce nom Roy de France eust laissé par sa mort le royaume entre les mains de Francois second, son fils, aagé de quinze à seize ans, tout le monde attendoit la convocation légitime des susdits trois estats11.
Au lieu de ça, les libelles racontent comment les Guise ont arraché l’héritier d’Henri ii à ses conseillers naturels. D’après Les États de France opprimez par la tyrannie de ceux de Guise, le rapt du roi se serait produit le 10 juillet 1559, soit « incontinent après le décès du feu Roy », moment où les Lorrains se seraient « saisis » de la personne royale et du gouvernement de son royaume12. Ce passage du libelle retrouvé sur La Bigne fait référence aux événements parisiens qui ont suivi à la mort d’Henri ii. L’après-midi du trépas, vers 16 heures, François ii et sa mère quittèrent en effet le palais des Tournelles escortés par les Guise portant les frères cadets du roi dans leurs bras. C’est sous les yeux des 172Parisiens que tous montèrent dans des coches en direction du Louvre13. Mais parce que la captivité royale n’est que la suite logique du rapt, les libelles expliquent aussi comment, une fois placés à la tête des affaires, les Lorrains manœuvrèrent pour maintenir le souverain, sa mère et les enfants royaux dans une « extrême servitude ». La critique exagère en réalité les traits d’une pratique liée au durcissement de la compétition nobiliaire depuis le règne de François ier14. Pour se conserver la faveur du souverain, les conseillers-favoris ont appris la nécessité de contrôler l’accès à la personne royale. Les Guise, soucieux de s’affirmer dans la sphère monarchique depuis le règne d’Henri ii, sont coutumiers des réprimandes associées à ces manœuvres courtisanes. En 1560, parce que les oncles du roi s’efforcent en tant que favoris de maîtriser l’accès à François ii, ces critiques refont surface en s’associant à l’imaginaire du rapt ravivé par l’épisode d’Amboise. Dans un autre libelle, La Response chretienne et deffensive sus aucuns poinctz calumnieux, le jeune souverain, auquel l’accès est rendu impossible par les Lorrains, est ainsi décrit comme « enclos entre ceux de Guise, comme une bague dans une boîte15 ». L’accusation, également reprise dans les autres imprimés, cible particulièrement le cardinal de Lorraine sévèrement attaqué dans la violente Épitre envoyée au Tigre de la France. C’est à lui également que s’adresse l’auteur de la Supplication et remonstrance adressée au Roy de Navarre lorsqu’il écrit : « C’est à toy que ce Royaume demande son Roy avec Messieurs ses Freres et la royne Mere que tu nous as ravis16 ». Mais avec le roi, c’est aussi la Couronne elle-même qui a été capturée et en conséquence, usurpée. Selon La Response chretienne et deffensive,
il n’y a aujourd’huy personne qui ne scache bien et voye à l’œil que Francoys de Valoys, a présent roy de France et nostre souverain et légitime seigneur et prince, à raison de son jeune aage et l’inexpérience de gouverner, ne 173gouverne point son royaume, ne par soy, ne par légitime conseil : ains a esté ravi, usurpé et tyranniquement possédé le gouvernement par l’ambition et tyrannie du cardinal de Lorraine et de ses frères de Guyse : contre tout droit, toutes coutumes, toutes loix divines, humaines et francoyses, voire sans le consentement des Estats dudit royaume17.
L’enjeu de la contre-accusation de rapt et de l’accusation d’usurpation qui l’accompagne est clair. La double accusation doit permettre aux libellistes de faire des conjurés – et de manière générale de tout opposant aux Guise – des défenseurs de la Couronne de France. Un peu plus loin dans le même texte, le contre-rapt est ainsi présenté au roi comme une tentative de « délivrance de sa Personne » mais aussi de « restauration et rétablissement des Estats de son royaume18 ». C’est par la mise en pratique d’un « devoir de révolte19 » contre la tyrannie des Guise que les libelles justifient alors la tentative d’Amboise. Sur ce point, les écrits du printemps 1560 s’inspirent, tant dans les catégories que dans la terminologie politique utilisée, des manifestes polémiques de la fin du Moyen Âge. Ainsi, dans Les États de France, c’est au nom du « Bien Public » que l’action des conjurés et celle des libellistes dit avoir été et être menée. Le texte, adressé au roi, est d’ailleurs signé de la main de ses « très humbles et obéissants, les amateurs du Bien Public20 ». La référence à la Ligue de 1465 et aux princes qui s’unirent contre le pouvoir dit despotique de Louis xi est explicite. Bien que les princes furent à l’époque eux-mêmes considérés comme des rebelles, la référence renvoie à un précédent dont les conjurés de 1560 attendent qu’il vienne légitimer leur action en l’élevant au-dessus des querelles politico-religieuses propres au règne de François ii. Mais en plus de chercher à justifier l’entreprise, la contre-accusation de rapt et le recours aux exemples du passé activent une mémoire qui confère une résonnance particulière aux questions de minorité et de captivité du roi ainsi qu’à celle, plus large, de la faiblesse royale. Cette mobilisation de l’imaginaire du rapt ne reste dès lors pas sans effet sur la politique monarchique.
174LES LEÇONS D’UN IMAGINAIRE DU PASSÉ
L’imaginaire du rapt politique réactivé par les imprimés de 1560 se fonde sur une mémoire médiévale de l’offense faite à la personne et à l’honneur du prince. Ce référentiel historique a une résonnance d’autant plus forte en 1560 que l’accident de tournoi funeste à Henri ii a largement fragilisé le pouvoir sur le plan de l’incarnation de la dignité monarchique. Si le rapt d’Amboise n’a donc pas eu lieu, les conséquences politiques de l’imaginaire ravivé par cet épisode sont alors, et quant à elles, bien réelles.
Une mémoire du rapt
À l’été 1559, après deux règnes d’« héroïsation de la personne royale21 », l’accident d’Henri ii et l’avènement du jeune François ii sont venus rappeler avec brutalité l’incarnation humaine de la dignité monarchique et l’irrémédiable fragilité du pouvoir. Le corps charnel de l’héritier du trône véhicule en outre une impression de faiblesse royale d’autant plus inquiétante pour le royaume qu’au jeune âge du nouveau roi s’ajoute la réputation d’une santé fragile depuis longtemps22. En témoignent les rumeurs qui circulent à la cour sur la mort prochaine du souverain dès le lendemain de son accession au pouvoir23. Au printemps et à l’été 1560, en mobilisant l’imaginaire du rapt, les libelles protestants et les textes officiels, accélèrent ce processus amorcé de désacralisation de l’individu royal. En décrivant la captivité dans laquelle le roi serait maintenu ou l’enlèvement dont il aurait pu être la victime à Amboise, ces écrits témoignent de l’impossibilité pour François ii de s’élever à la hauteur de la dignité monarchique. Plus largement, les descriptions 175de ces atteintes au roi – que la faiblesse royale rend possibles et semble presque autoriser –, désenchantent un pouvoir dont l’incarnation défaillante ne parvient plus à se faire oublier.
La mémoire des rois précédents réactivée dans la polémique du printemps 1560 participe de ce désenchantement. Outre la référence à la Ligue du Bien Public, des exemples de rois mineurs, présentés comme faibles, soi-disant ravis et placés sous le joug de leurs conseillers – à l’image de Charles vi ou de Charles viii – sont convoqués dans les libelles. Ils forcent la comparaison avec le souverain de 1560 alors même que celui-ci, contrairement à ses prédécesseurs, est bel et bien en âge de gouverner de sa pleine autorité. Il faut d’autant moins sous-estimer les effets polémiques de ces souvenirs de fragilité monarchique que ceux-ci constituent des références vivaces dans la culture politique française du xvie siècle. Aux côtés des nombreuses éditions des Mémoires de Philippe de Commynes – dont certains passages sont d’ailleurs insérés dans les libelles d’Amboise –, les éditions de discours adressés aux souverains des xive et xve siècles, ainsi que les exemples mentionnés dans les cahiers des États généraux réunis en décembre 1560, témoignent d’un référentiel historique et d’une mémoire des rois passés largement entretenus. Et même si cela n’était pas le cas, l’argumentaire déployé dans les libelles et dans les réponses de Jean Du Tillet suffit à associer le règne de François ii aux règnes incertains de ses prédécesseurs. Ainsi, en 1560, la figure monarchique se trouve dans tous les cas affaiblie par les représentations mentales que charrie l’imaginaire du ravissement et de la captivité royale. En atteignant la réputation monarchique, les accusations de rapt du printemps et de l’été 1560 fragilisent en outre plus largement le lien presque magique censé lier le roi à ses sujets dans le cadre de la religion royale sur laquelle s’appuie l’obéissance des gouvernés. Ni François ii, ni les Guise n’ignorent d’ailleurs les conséquences politiques de cette fragilisation de l’image royale. Nous l’avons dit, ils ne restent pas passifs devant la diffusion des libelles diffamatoires : Jean Du Tillet est mandaté pour y répondre et en mai 1560, l’édit de Romorantin les condamne en déclarant leurs auteurs, imprimeurs, vendeurs et semeurs criminels de lèse-majesté24. En outre, dès le début 176du printemps 1560, le gouvernement de François ii s’engage dans une politique de mise en scène du pouvoir monarchique dans un objectif de recharge symbolique du corps royal.
François ii, roi menacé, roi désiré
C’est Catherine de Médicis, que l’épisode de la conjuration rappelle aux affaires, qui dès la fin de la répression d’Amboise engage une politique de rétablissement de l’image monarchique. Peu importe là aussi l’exactitude des critiques diffusées par les opposants aux Guise sur la captivité du pouvoir : la reine-mère cherche à faire mentir les libelles et à apaiser les tensions provoquées par l’enjeu que représente l’accès au corps royal. Le dimanche 31 mars 1560, elle accueille sur ses terres de Chenonceau les triomphes qu’elle a fait organiser par le Primatice. Ce sont les premières festivités réellement fastueuses du règne et les seules avec l’entrée solennelle d’Orléans quelques mois plus tard à faire l’objet d’un livret imprimé assurant l’interprétation et la diffusion de l’événement25. Les objectifs de ces fêtes sont explicités par le décor : au lendemain de la répression d’Amboise, François ii est célébré en roi de grâce et de clémence ainsi qu’en roi restaurateur de l’ordre. Mais l’intention de la reine-mère dépasse la seule célébration de l’ordre retrouvé après les événements du mois de mars. Catherine tire en effet les premières leçons de la révolte et de l’état de l’image monarchique qu’elle a révélé. À Chenonceau, il s’agit donc aussi d’exposer un corps royal dont les conjurés interrogés et les premiers libelles retrouvés disent qu’il a été caché par les Guise. Il s’agit aussi de réactiver le lien unissant le roi à ses sujets. En août 1560, le conseil élargi réuni à Fontainebleau répond aux mêmes objectifs, cette fois auprès d’un public restreint composé des plus éminents membres de la noblesse du royaume. Le choix du château de Fontainebleau, écrin de la puissance des Valois-Angoulême depuis François ier, tout comme les modalités de convocation de l’assemblée sont de nature à répondre aux frustrations exprimées par la noblesse depuis le début du règne. Pour la première fois depuis le sacre du roi 177en septembre 1559, les principaux Grands du royaume, parmi lesquels figurent les favoris disgraciés du règne d’Henri ii, sont réunis autour du souverain et de sa mère. Officiellement, la réunion répond à la nécessité pour François ii de prendre l’avis de ses conseillers sur la politique à mener devant l’aggravation des troubles. Dans les faits, le conseil de Fontainebleau constitue pour le roi une occasion de s’offrir visuellement à sa noblesse et de se mettre physiquement en situation de lui ouvrir son accès26. Comme à Chenonceau, l’exposition du corps royal doit ainsi avoir pour effet de reconstituer l’unité d’un corps politique au bord de la guerre civile. En exposant le corps de son fils aux yeux de tous, Catherine de Médicis entend en effet placer le roi au-dessus des rivalités et divisions : il s’agit d’en faire le pilier autour duquel un royaume divisé par la religion peut imaginer se réunir à nouveau. D’un lieu de convergence et d’expression des frustrations, le corps royal est désormais envisagé comme le lieu d’une unité retrouvée. C’est cette même nécessité de réunion du corps politique autour du prince qui incite la reine-mère à ne pas trop différer l’ouverture des États Généraux convoqués à l’issue de la réunion de Fontainebleau. Le 5 décembre 1560, François ii succombe à une fièvre qui l’affaiblit depuis plus de quinze jours. Les funérailles du souverain sont expédiées pour que dès le 13 décembre, son successeur, Charles ix, puisse apparaître devant les députés du royaume.
Les rapts royaux manqué ou inventé de 1560 ne sont donc pas restés sans conséquence sur la royauté française. Si la mobilisation de l’imaginaire du rapt a conduit à la diffusion d’un discours affaiblissant l’image et la réputation royales, la polémique consécutive à l’épisode d’Amboise a également incité la monarchie à reconsidérer la place allouée au corps du roi dans l’exercice du pouvoir. Les critiques des libelles en particulier semblent avoir agi comme des arts de gouverner inversés, comme des miroirs des princes cachés sous le discours diffamatoire. C’est sur l’exposition d’un corps royal jusqu’ici caché que le gouvernement de 1560 a ainsi fondé sa stratégie de restauration de l’autorité monarchique. Sur ce point, les efforts de Catherine de Médicis se poursuivent à l’avènement 178de Charles ix. Leurs effets demeurent néanmoins limités du fait de la minorité, cette fois-ci réelle, du nouveau souverain. Ainsi, en 1567, sept ans après l’épisode d’Amboise, Louis de Condé, capitaine muet de la conjuration de 1560, fomente un second complot pour s’emparer du roi. Si la surprise de Meaux est elle aussi un échec, elle continue toutefois de témoigner de l’importance politique du corps royal, y compris en dehors des cérémonies rituelles du pouvoir.
Sophie Tejedor
Sorbonne Université
Centre Roland Mousnier
IRCOM (UMR 8596)
1 François ii à Antoine de Navarre, 9 avril 1560 (Mémoires de Condé ou recueil pour servir à l’histoire de France, contenant ce qui s’est passé de plus mémorable dans le royaume, sous le règne de François ii, Londres, Rollin fils, 1743, t. 1, p. 398.
2 Tous ces libelles ont été édités dans les Mémoires de Condé, t. 1.
3 Des extraits de ces lettres sont édités dans C. Paillard, « Additions critiques à l’histoire de la conjuration d’Amboise », Revue historique, t. XIV, 1880, p. 61-108, ici p. 80.
4 Alfonso Tornabuoni à Cosme ier, 13 mars 1560 (Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, éd. A. Desjardins, 1865, t. III, p. 409).
5 Giulio Alvarotti au duc de Ferrare, 15 mars 1560 (Archivio di stato di Modena, Ambasciatori, busta 36, carte 82, Alvarotti, fol. 46).
6 « Pouvoir obtenu par le Duc de Guise, du Roy François ii. À Amboise, 1560 », Mémoires de Condé, t. 1, p. 342-346, ici p. 343.
7 Alfonso Tornabuoni à Cosme ier, 23 mars 1560 (Négociations diplomatiques, t. III, p. 409).
8 Pour plus de détails sur l’argumentaire antiguisard de l’automne 1559, voir H. Daussy, Le parti huguenot. Chronique d’une désillusion (1559-1572), Genève, Droz, 2014, p. 119-126.
9 É. Pasquier, Lettres historiques pour les années 1556-1594, éd. Dorothy Thickett, Genève, Droz, 1966, p. 40.
10 « Les États de France opprimez par la tyrannie de ceux de Guise », Mémoires de Condé, t. 1, p. 405-410. Sur ce texte, voir M. Droin-Bridel, « Vingt-sept pamphlets huguenots (1560-1562) provenant de la bibliothèque Tronchin. Recherches bibliographiques et comparaisons de textes », Polémiques religieuses. Études et textes, Genève, Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 1979, p. 212 et H. Daussy, Le parti huguenot, p. 152-153).
11 « Histoire du tumulte d’Amboise, 1560 », Mémoires de Condé, t. 1, p. 320-330, ici p. 320.
12 « Les États de France … », Mémoires de Condé, t. 1, ici p. 407.
13 P. de la Place, Commentaires de l’état de la religion et de la république sous les rois Henri et François second et Charles neuvième, 1565, p. 35.
14 F. Nawrocki, L’amiral Claude d’Annebault, conseiller favori de François Ier, Paris, Classiques Garnier, 2015.
15 « Response chrestienne & deffensive sus aucuns poinctz calumnieux contenuz en certaines lettres envoyees aux baillifz, seneschaulx, & lieutenans de France au nom du roy. Par lesquelles le cardinal de Lorraine, & son frere », Mémoires de Condé, t. 1, p. 360-397, ici p. 360.
16 « Supplication et remontrance adressée au roy de navarre et autres princes du sang de France pour le delivrance du roy et du royaume », Mémoires de Condé, t. 1, p. 490-528, ici p. 524.
17 « Response chrestienne & deffensive… », Mémoires de Condé, t. 1, p. 360.
18 Ibid., p. 365.
19 A. Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne (1559-1561), Paris, Fayard, 1989.
20 « Les États de France … », Mémoires de Condé, t. 1, p. 360.
21 A. Jouanna, Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Paris, Gallimard, 2013, p. 139.
22 La faible composition du souverain alimente d’ailleurs les rumeurs, y compris celle d’un roi lépreux qui se baignerait dans le sang d’enfants innocents pour se soigner.
23 Alfonso Tornabuoni à Cosme ier, 1er et 6 août 1559 (Négociations diplomatiques…, t. III, p. 402-403) ; Christopher Mundt à Élisabeth ire, 5 octobre 1559 (Calendar of State papers, Foreign Series of the Reign of Elizabeth, 1558-1561, éd. J. Stevenson, Londres, Longman, 1863, t. 1 (1558-1559), no 26) ; Nicholas Throckmorthon à Élisabeth ire, janvier 1560 (A full view of the public transactions in the reign of Queen Elizabeth, éd. P. Forbes, Londres, 1740, p. 307).
24 Jean Du Tillet répond aux libelles par deux opuscules, Pour la majorité du Roy Très Chrestien contre les escrits des rebelles, Paris, chez G. Morel, 1560 (aussi édité dans Mémoires de Condé, t. 1, p. 437-448) et Pour l’entière majorité du Roy Très Chrestien contre le légitime conseil inventé par les rebelles, Paris, chez G. Morel, 1560. L’édit de Romorantin est édité dans Les Édits et ordonnances des rois de France depuis Louis vi, dit le Gros, jusques à présent…, éd. A. Fontanon, t. IV, p. 229-230.
25 A. Le Plessis-Richelieu, Les triomphes faicts à l’entrée de François ii et de Marie Stuart au chasteau de Chenonceau le dimanche dernier jour de mars MDLIX, éd. Techener, Paris, 1857.
26 Sur le conseil de Fontainebleau, voir « Discours de ce qui feust faict au conseil privé du roy, l’an 1560 » (Bibliothèque nationale de France, Ms. Fr. 4812 fo 1) Cette relation est reproduite dans P. de La Place, Commentaires de l’état de la religion…, p. 75-95) et éditée dans Recueil de pièces originales et authentiques : concernant la tenue des États-Géneraux d’Orléans en 1560, Paris, Barrois l’ainé, 1789, t. 1, p. 66-118.