Des instruments de musique concurrents de la magie Roger Bacon et le pouvoir de la musique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 1, n° 39. varia - Auteur : Weill-Parot (Nicolas)
- Résumé : Roger Bacon, notamment dans les Communia mathematica et l’Opus tertium, emprunte à une tradition remontant à l’Antiquité des témoignages sur le pouvoir de la musique sur les corps et sur les âmes, mais il leur confère un sens renouvelé en les inscrivant dans son projet scientifico-technique de transformation du monde guidé par une perspective eschatologique. Des instruments de musique extraordinaires deviennent des armes concurrençant victorieusement les fraudes des magiciens.
- Pages : 221 à 235
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406107422
- ISBN : 978-2-406-10742-2
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10742-2.p.0221
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/07/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Pouvoir thérapeutique, instruments, science expérimentale, pouvoir de la musique, usage médical de la musique
DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE CONCURRENTS DE LA MAGIE
Roger Bacon et le pouvoir de la musique
Les inventions extraordinaires : navires sans rameur, chars sans chevaux, machine à voler etc. apparaissent à plusieurs reprises dans les différentes œuvres du savant franciscain Roger Bacon à partir des années 12601. Elles s’inscrivent dans un projet global de réforme du savoir orienté par une préoccupation eschatologique et une volonté de promouvoir une « science expérimentale2 ». Cette science expérimentale serait capable de conférer à l’homme la capacité d’aller au-delà de la nature grâce aux ressources inépuisables de son ars, son aptitude à inventer et réaliser toutes sortes d’« instruments ». La science expérimentale peut se comprendre comme une utopie scientifico-technique qui s’oppose chez Bacon à la magie : la magie s’appuie sur des procédés frauduleux qu’il s’agisse de la ruse des prestidigitateurs (joculatores) ou des procédés faux ou 222démoniaques des véritables magiciens3. La science expérimentale permet de réaliser des instruments capables de l’emporter sur les prétentions des magiciens et d’armer les fidèles contre l’antéchrist. Les buts que ces instruments permettent d’atteindre sont plus extraordinaires que ceux auxquels aspirent les magiciens, et beaucoup plus efficaces parce qu’ils sont fondés sur une raison scientifique explicite, et non sur une fausse raison ou l’intervention cachée d’un démon, et qu’ils répondent tous à une utilité véritable, essentiellement militaire, pour les fidèles dans leur lutte à venir contre l’antéchrist4.
Bien que la musique n’occupe pas une place centrale chez Bacon (elle est bien moins évoquée que l’astrologie ou l’optique), ce dernier ne manque pas de puiser en elle les ressources pour servir son projet scientifico-technique. Dans ce domaine, comme dans tous ceux qu’il évoque (statique, science des astres, optique etc.), Bacon extrapole à partir de récits et d’exemples, parfois bien connus, pour bâtir une véritable science utopique de la musique. C’est ce que je souhaiterais montrer dans cet article.
Les travaux de Nancy van Deusen ont souligné notamment le rôle attribué par le savant franciscain, dans le sillage de saint Augustin, à la connaissance de la musique dans l’étude de la Bible5. Dans deux ouvrages, Bacon accorde une attention particulière à la musique : les Communia mathematica et l’Opus tertium. Les Communia mathematica sont une œuvre datée des années 1260. Comme le titre l’indique, l’ouvrage est consacré aux mathématiques, ou plus exactement, ainsi que le résume Jeremiah Hackett, à « une présentation des “notions communes” qui sont importantes pour une multiplicité de pratiques mathématiques ». Pour Bacon, les mathématiques sont censées « contribuer à la connaissance et aider l’activité missionnaire6 ». Conformément à la classification des 223disciplines « mathématiques » du quadrivium connue depuis l’Antiquité, la musique arrive en bonne place dans l’ouvrage de Bacon. Quant à l’Opus tertium, rédigé vers 1267, il fait partie de l’ensemble formé également par l’Opus maius et l’Opus minus, et destiné à être présenté au pape comme un projet global de réforme du savoir de la chrétienté7.
Afin de cerner l’originalité du modèle d’utilisation de la musique présenté par Bacon, nous essaierons de repérer le point de bascule entre l’effet naturel qui est alors communément accordé à la musique par une tradition remontant à l’Antiquité et l’utilisation technico-scientifique originale qu’il met en avant. Pour ce faire, nous commencerons par le premier registre pour comprendre ensuite les modalités qui permettent par extrapolation de construire le second registre proprement baconien. Cela nous permettra, pour finir, d’envisager, à titre d’hypothèse, une explication pour un passage obscur de l’Epistola de secretis operibus artis et naturae.
ROGER BACON ET LE POUVOIR MORAL
ET THÉRAPEUTIQUE DE LA MUSIQUE
Dans l’une et l’autre de ces œuvres précédemment citées (Communia mathematica et Opus tertium), Bacon énumère toute une série d’exemples attestant le pouvoir de la musique sur l’âme et sur le corps. Ces cas n’ont rien d’original et s’inscrivent dans une longue tradition remontant au moins au De institutione musica de Boèce et, à travers cette œuvre, à d’autres sources antérieures.
Dans les Communia mathematica, dans un chapitre consacré à la louange de la musique, Bacon énumère les témoignages du pouvoir de la musique pour incliner la volonté des hommes et pour contraindre les bêtes sauvages. Dans l’Opus tertium, il énumère successivement des exemples d’effets de la musique : sur l’âme (effets moraux), sur le corps (effets thérapeutiques), et sur les animaux (contrainte). Les exemples étant à peu près les mêmes dans ces deux passages, nous regroupons leur présentation.
224Bacon énumère des cas où la musique manifeste son pouvoir de susciter la dévotion. Il cite l’exemple du prophète Élisée qui – comme le rapporte le Second Livre des Rois (II Rois 3, 14-15) – consulté par Josaphat, le roi de Juda, fait appeler un musicien pour être inspiré8. Le savant franciscain mentionne également saint François d’Assise qui « ordonna au frère joueur de cithare de faire retentir <ses sons> plus doucement, de façon à faire s’élever l’âme jusqu’aux harmonies célestes qu’il entendit plusieurs fois9 ».
Une série de témoignages est sollicitée pour montrer le pouvoir moral de la musique. Bacon emprunte à Boèce l’exemple d’Empédocle qui grâce à la « puissance de l’harmonie » apaisa un homme qui s’apprêtait à en tuer un autre10. Il lui emprunte aussi l’exemple de Pythagore qui, grâce à « la douceur d’une mélodie », rendit ses esprits à un homme si ivre qu’il voulait détruire la maison d’une prostituée11, et qui également calma l’ardeur de jeunes hommes ivres qui voulaient attenter à la pudeur d’une femme12.
Outre cette efficacité de la musique contre les débordements de l’ivresse, Bacon emprunte, sans doute à Isidore de Séville, l’exemple d’Asclépiade qui soigna un frénétique grâce à la « puissance de la musique13 ». Il se réfère aussi à l’exemple biblique de David qui, comme 225il l’écrit dans la Communia mathematica, « par sa cithare a libéré de son délire Saül qui était démoniaque (demoniacum)14 », ou comme il le dit plus brièvement dans l’Opus tertium, « a libéré Saül de sa possession démoniaque ». Le terme demoniacus a une double acception : théologique (possédé par le démon) et médicale (fou furieux). Le texte biblique (1 Samuel 16 : 14-23) lui-même oriente nettement vers le premier sens ; au demeurant, le terme de demoniacus n’apparaît pas dans la Vulgate ; c’est en effet spiritus malus qui est employé. L’esprit du Seigneur avait abandonné Saül et c’est un « esprit mauvais » qui venait le tourmenter. Quand David joue de sa cithare, l’esprit mauvais s’éloigne de Saül. Comme Béatrice Delaurenti l’a montré, ce motif biblique est utilisé aussi par Guillaume d’Auvergne, qui l’emprunte sans doute aux Étymologies d’Isidore de Séville15. L’exemple d’Hippocrate guérissant de cette façon Démocrite devenu fou est emprunté à Boèce, mais l’histoire rapportée par ce dernier est différente : Démocrite, qui était en prison et que tous les citoyens croyaient fou, aurait enseigné à Hippocrate venu lui rendre visite les liens entre les émotions et les battements du cœur16.
Pour l’usage médical de la musique, Bacon explique aussi que, dans le premier livre de son Canon de la médecine, Avicenne fait du chant le meilleur exercice pour la santé. La cause tient au fait que « le corps se réjouit » et que « les nerfs se détendent, ainsi que les veines », et que, par conséquent, les « vapeurs corrompues » peuvent s’évaporer par les pores favorablement pour le rétablissement de la santé17. Le renvoi de Bacon à Avicenne est assez imprécis. Dans le livre I de son Canon medicine, Avicenne 226évoque au moins trois fois la musique. D’abord, dans la fen II consacrée à « la définition de la médecine, de ses sujets et des choses naturelles », à propos du rythme du pouls qu’il compare à l’art de la musique. Tout comme la musique est réalisée par l’addition de sons « selon la proportion les accompagnant entre l’aigu et le grave », suivant des intervalles de temps variés, il en va de même de « la disposition du pouls » eu égard aux temps et à la force des battements18. Ensuite, dans la même fen II, à propos de l’allaitement, Avicenne conseille le bercement de l’enfant pour aider le corps et « l’harmonie de la musique » (consonantia musice) pour aider l’âme19. Enfin, dans la fen IV consacrée aux « divisions des modes de médications selon les maladies universelles », Avicenne mentionne brièvement, outre les médicaments sédatifs, d’autres moyens de soulager la douleur comme se promener longtemps, utiliser des graisses et des huiles, et, ajoute-t-il, chanter « un chant doux », efficace surtout quand il provoque le sommeil20.
L’utilisation de la musique dans des buts thérapeutiques est un thème connu au Moyen Âge, ne serait-ce que par les remarques d’Isidore de Séville. Mais, comme l’a montré Danielle Jacquart, les mentions qui s’y rapportent dans les écrits des médecins ne dépassent guère des généralités21. 227La musique n’est mentionnée qu’au milieu d’autres remèdes comme les promenades et autres divertissements susceptibles de chasser la tristesse. Par contraste, des écrits médicaux arabes semblent avoir été un peu plus précis techniquement22. Parmi les maladies, les troubles mentaux sont particulièrement visés par ce genre de pratique23.
Pour l’effet de la musique sur les bêtes sauvages, Bacon cite l’autorité de Varron qui évoque l’efficacité de la cithare pour les faire fuir. Dans les Rerum rusticarum libri III, connus au Moyen Âge, Varron rapporte comment Orphée fut invoqué et mit en fuite les bêtes sauvages en jouant de cet instrument24.
Cette efficacité naturelle de la musique est à distinguer chez Bacon de l’usage néfaste des incantations magiques. À plusieurs reprises, il rejette ces incantations recourant à l’aide des démons et les oppose à son usage naturel des sons et de la musique. Dans l’Opus tertium notamment, il précise que les incantations et les charmes, qui sont effectués arbitrairement sans tenir compte des conditions naturelles et astrologiques requises, ne sont pas naturelles et il indique donc que le pouvoir, s’ils en obtiennent un, provient des démons25.
À première vue, rien ne distingue l’emploi des exemples de l’efficacité musicale sur le corps et l’âme de celui que plus tôt lui reconnaît Guillaume d’Auvergne dans son De universo (1231-1235). Ce passage a bien été analysé par Béatrice Delaurenti26. Il se trouve dans le chapitre (II.iii.21) 228consacré notamment au pouvoir de la musique. Il s’agit de savoir si, « par les harmonies, c’est-à-dire par les accords d’instruments de musique », on peut obtenir le splendor prophétique. Il se réfère à un prophète de l’Ancien Testament qui eut recours au joueur de cithare (psaltem) pour prophétiser27 ; on reconnaît là l’histoire d’Élisée. Guillaume explique ensuite que la musique est efficace contre « de nombreuses maladies spirituelles » (multos morbos spirituales), comme la folie (insaniam) ou la mélancolie28. La « douceur de certains accords charme merveilleusement les âmes humaines et les ravit, et, à cause de cela, les arrache à d’autres passions29 ». C’est pour illustrer ce point qu’il mentionne, sans le nommer, l’exemple de David libérant Saül de sa fureur démoniaque. Guillaume évoque alors la puissance attribuée par Platon, dans le Timée, aux harmonies pour adoucir les douleurs de l’âme humaine30. Comme l’écrit fort bien Béatrice Delaurenti, « Guillaume d’Auvergne attribue ainsi à la musique le pouvoir qu’il refuse aux incantations31 ». Sur ce point, sa position se rapproche de celle de Bacon. Pourtant, ces considérations sur la musique ont chez le savant franciscain une signification bien différente, puisqu’elles s’inscrivent dans son projet utopique.
L’UTILISATION UTOPIQUE DE LA MUSIQUE
Le chapitre des Communia mathematica consacré à la louange de la musique s’ouvre et se clôt par des considérations qui donnent sens à la liste des exemples de son pouvoir. Au début Bacon précise bien ce sens :
Je dis donc que cette science, outre les instruments communs et les harmonies communes, enseigne à trouver des instruments spéciaux et des sons 229proportionnés et des gestes recherchés par lesquels non seulement les êtres naturels sont changés, mais aussi les êtres volontaires sont inclinés et les animaux sauvages sont attirés selon le bon plaisir de la volonté de l’homme32.
Dans ces lignes, Bacon s’éloigne du simple constat de l’effet apaisant ou excitant des instruments de musique normaux, comme la cithare ; il envisage la fabrication d’instruments spéciaux susceptibles d’étendre considérablement le pouvoir du joueur d’instrument en imposant sa volonté. Il se singularise donc par rapport à ses prédécesseurs qui ont pu citer ces exemples depuis Boèce en ceci qu’il suggère une exploitation technicienne des ressources de l’instrument de musique. À la fin du chapitre, Bacon revient sur ce pouvoir extraordinaire de la musique :
Ainsi, donc, un musicien expérimenté peut pousser les esprits des hommes à tout acte qu’il veut, étant sauve cependant la liberté de l’arbitre en toutes choses, car la volonté n’est pas contrainte, mais la force de l’harmonie est introduite pour qu’il veuille gratuitement choisir ce à quoi il est poussé efficacement. Et non seulement les esprits humains, mais les âmes des bêtes sauvages et des serpents et des poissons et d’autres, de sorte qu’elles sont prises dans le sens de la volonté des hommes, comme les livres des Anciens l’enseignent ; et cela est prouvé par l’expérience chez les grands poissons, comme chez les dauphins et autres, et chez les bêtes comme les cerfs et de nombreux animaux, qui sont attirés non seulement par des séductions harmonieuses et des instruments spéciaux suivant la volonté des hommes, mais aussi par des instruments communs comme le sont les cithares, les flûtes de Pan, des vielles, et autres de cette sorte33.
Il s’agit donc d’un pouvoir de contrainte assumé de l’âme animale ou de l’esprit humain, exception faite du libre arbitre. Tout comme l’influence des astres incline les hommes à des choix sans contraindre 230leur volonté, cette musique pousse les hommes à agir selon la volonté du joueur d’instrument, à moins que ces derniers ne résistent à cette impulsion en usant de leur libre arbitre. L’exemple des animaux, dont les dauphins, séduits par la musique, est peut-être encore une fois inspiré d’Isidore de Séville34. Ici, à côté des instruments de musique communs dont l’efficacité est réaffirmée, les instruments spéciaux désignent aussi bien les appeaux utilisés pour les bêtes sauvages que d’autres instruments qui restent à inventer. Le fondement de l’efficacité repose sur l’harmonie particulière, l’accord particulier de sons musicaux susceptibles de « ravir » l’âme des êtres animés35.
Dans l’Opus tertium, les indices de cette insertion du pouvoir de la musique dans le projet de transformation du monde sont encore plus patents. Dans le chapitre déjà mentionné, l’utilisation délibérée de l’immense puissance de la musique est assumée comme moyen de pousser à la plus grande dévotion, et le procédé est significativement appelé « arcanes de cette science36 ». L’expression revient à la fin du chapitre :
Et si tu as vu que toutes ces choses chez les hommes et les animaux sauvages sont accomplies par les douceurs divulguées de mélodies et par des instruments communs, qu’en sera-t-il si, vers les arcanes extrêmes de cette science, on fabriquait des instruments recherchés et les harmonies les meilleures, avec une douceur excellente du rythme et de la métrique, de sorte que toutes les parties de la musique convergeraient vers un seul effet parfait de séduction37 ?
Cette phrase exprime on ne peut mieux toute la démarche baconienne. En premier lieu, les témoignages ordinaires (les exemples et anecdotes de la tradition) de l’effet des mélodies et des instruments communs sur les hommes et les bêtes sont une invitation à extrapoler à partir du pouvoir de la musique instrumentale. En deuxième lieu, 231cette extrapolation repose sur une maîtrise scientifique et technique des harmonies et des rythmes et de l’élaboration d’instruments spéciaux. En troisième lieu, enfin, cette extrapolation va jusqu’aux confins (extrema) des « arcanes de cette science » ; la science expérimentale en effet repose sur une conception progressive et ouverte de l’exploration des territoires des « secrets de l’art et de la nature38 ». Roger Bacon poursuit ainsi son développement :
Assurément, les animaux sauvages seraient entraînés à toute notre volonté, de sorte qu’ils seraient capturés par la main, paralysés et contraints par cette douceur excessive. Et de la même manière les esprits des hommes seraient entraînés à n’importe quel degré de dévotion et ils seraient poussés au plein amour de n’importe quelle vertu, et à toute santé et toute vigueur. Mais parce que la puissance de cette musique n’est pas habituelle, la foule de ceux qui philosophent n’aspire pas à ces choses, et elle ne revient pas aux livres des anciens sages, et ne se confie pas à une expérience attentive, c’est pourquoi les choses que j’ai écrites ne sont pas connues de beaucoup. Cependant, elles sont très vraies et doivent être accueillies par tout savant39.
Les trois buts énoncés sont la chasse (pour les animaux sauvages), l’incitation à la dévotion et à l’amour de ce qui est vertueux, et l’octroi d’une bonne santé et d’un bon état physique (pour les hommes). Le caractère extraordinaire est de nouveau souligné par le fait qu’une telle musique est inconsueta (inhabituelle) et le caractère de secret est de nouveau suggéré par le fait que ces procédés demeurent inconnus au plus grand nombre et relèvent, comme toujours chez Bacon, d’un savoir très ancien dont on n’a malheureusement pas exploité toutes les ressources.
Dans les sections de l’Opus tertium éditées par Little, la liste célèbre des inventions extraordinaires déjà mentionnée est introduite en ces termes :
Après cela j’ai ajouté les œuvres de la géométrie, de l’arithmétique et de la musique, qui ont trait semblablement aux plus grands secrets de la nature et des arts merveilleux, et là rien selon la vérité n’est magique, ni selon 232l’apparence, mais sont produites des œuvres très utiles selon la vérité de la philosophie et d’une si grande sagesse qu’il n’y a pas de fin40.
La musique est donc expressément mentionnée, au même titre que deux autres arts du quadrivium (géométrie et arithmétique) avant d’énoncer les exemples d’inventions extraordinaires qui pourront être faites (ou refaites) à l’avenir et qui sont justement à distinguer de la magie. Ce savoir de la « science expérimentale » est infini (« pas de fin »).
De fait, dans la liste des inventions extraordinaires qui suit, après les miroirs ardents pour brûler des cibles à distance, les engins de vol, les engins de navigation transportant de nombreux guerriers et se mouvant grâce à l’effort d’un seul rameur, les chars munis de faux mus sans force animale, vient cette occurrence :
Et semblablement au sujet des instruments et des harmonies musicales dont j’ai traité précédemment, et surtout si elles étaient produites sous les constellations appropriées, pour qu’elles reçoivent des vertus célestes spéciales41.
Dans l’Opus maius, Roger Bacon articule le pouvoir des mots et le pouvoir des astres comme l’a montré Béatrice Delaurenti, tout en soulignant que, malgré l’importance qu’accorde généralement le savant franciscain à l’astrologie, ce n’est pas le trait dominant de sa théorie de la virtus verborum42.
UNE ÉNIGME ÉLUCIDÉE GRÂCE À LA MUSIQUE ?
Dans la liste des inventions extraordinaires présentée dans l’Epistola de secretis artis et naturae (dont l’authenticité n’est plus sérieusement 233mise en doute43), Bacon évoque deux inventions, qui ne figurent pas dans la courte liste de l’Opus tertium, d’abord un instrument de petit volume destiné à lever des poids « presque infinis », grâce auquel on pourrait faire s’évader des prisonniers, puis une étrange invention difficile d’interprétation :
On pourrait aussi aisément fabriquer un instrument par lequel un homme attirerait à lui mille hommes par violence et malgré leur volonté, et de même pour l’attraction d’autres choses44.
Bacon ne donne aucun indice clair du mécanisme dont il évoque seulement le résultat : l’attraction des hommes contre leur volonté et des choses plus généralement. Trois interprétations peuvent être suggérées à titre d’hypothèses.
La première repose sur une articulation avec l’invention précédente. Dans cette invention, Bacon extrapole à partir des découvertes de la statique (en particulier, celles de Jordanus de Nemore45) pour imaginer des engins de petite taille capables de faire s’élever des poids d’une lourdeur quasi infinie. On pourrait alors supposer que cet instrument qui attire les hommes et les choses s’appuie sur un mécanisme du même type, à savoir un système de levier capable de contraindre par une très grande force les hommes à venir vers soi. Mais cette solution n’est que partiellement convaincante, car on voit mal comment à un premier stade de ce dispositif les hommes seraient pris par cette machine « contre leur volonté ».
234La deuxième interprétation s’appuie sur le grand intérêt que Roger Bacon accorde à l’aimant et aux travaux expérimentaux de Pierre de Maricourt sur ce sujet. Dans l’Epistola et dans d’autres œuvres, il consacre plusieurs passages à l’exploitation de la force magnétique en citant la sphère magnétique se mouvant d’elle-même suivant la rotation de la voûte céleste46. Ne serait-il pas possible d’imaginer un aimant capable d’attirer non seulement le fer, mais aussi d’autres êtres comme les hommes ? Albert le Grand, dans le lapidaire de son De mineralibus, mentionne des aimants capables d’attirer la chair humaine47. Mais évidemment on manque de preuves pour une telle interprétation.
La troisième interprétation enfin pourrait reposer sur cette précision d’hommes attirés contre leur volonté. Peut-être est-il possible d’imaginer que le dispositif envisagé repose précisément sur un usage utopique de la puissance de la musique. Les passages que nous avons analysés reviennent à plusieurs reprises sur ce pouvoir qu’ont certains instruments musicaux d’imposer aux hommes et aux bêtes sauvages la volonté de celui qui en joue. Évidemment le « de rebus aliis » semble pointer aussi vers les êtres inanimés, ce qui pourrait constituer une objection recevable.
La réflexion de Roger Bacon sur le pouvoir de la musique s’inscrit donc dans le cadre plus général de son projet scientifico-technique de modification du monde. Il se fonde sur une liste d’exemples, qui en eux-mêmes n’ont rien d’original, mais il leur confère un tout autre horizon, celui de son dessein utopique de faire acquérir aux fidèles de nouveaux pouvoirs contre les forces de l’antéchrist. On retrouve donc, dans cette réflexion relativement brève sur la puissance de la musique, les éléments constitutifs de sa conception de la science expérimentale et de son usage : à partir de faits attestés dans le passé (par la tradition textuelle notamment) du pouvoir de la musique, il lui est loisible d’extrapoler et de proposer de fabriquer tout exprès des instruments de musique spécialement conçus pour imposer à des foules la volonté de celui qui les utilise. Il s’agit par-là de défricher les secrets, les « arcanes », 235d’une science ou art de la musique jusqu’à ses confins les plus extrêmes pour en faire une arme dans la lutte des fidèles contre les magiciens et contre l’antéchrist. La musique baconienne est une utopie anti-magique.
Nicolas Weill-Parot
EPHE, PSL
1 Roger Bacon, Communia mathematica, I.3.2-3, éd. R. Steele, Oxford-Londres, Clarendon-H. Milford (Opera hactenus inedita Rogeri Baconi, 16), 1940, p. 42-47 ; Roger Bacon, Opus maius, VI.12, éd. J. H. Bridges, 3 vol. Oxford, Clarendon, 1897-1900, vol. 2, p. 218 ; Roger Bacon, Opus tertium, A. G. Little, Aberdeen, The University Press, 1912, p. 18 ; Roger Bacon, Epistola de secretis operibus artis et naturae et de nullitate magie, cap. 4, éd. J. S. Brewer, Londres, Longman, Green, Longman and Roberts (Fr. Rogeri Bacon Opera quaedam hactenus inedita, vol. 1), 1859, Appendice I, p. 523-551, ici p. 532-533.
2 Sur la « science expérimentale » chez Roger Bacon, voir notamment J. Hackett, « Roger Bacon on Experimental Science », Roger Bacon and the Sciences, éd. J. Hackett, Leyde-New York-Cologne, Brill, 1997, p. 277-315. Sur la préoccupation eschatologique de Roger Bacon, en général ou en lien avec son projet de réforme scientifico-technique : S. C. Easton, Roger Bacon and His Search for Universal Science, Oxford, Blackwell, 1952 ; rééd. Westport, Conn, Greenwood Press, 1970 ; G. Beaujouan, « La prise de conscience de l’aptitude à innover (le tournant du milieu du 13e siècle) », Le Moyen Âge et la Science : approche de quelques disciplines et personnalités médiévales, éd. B. Ribémont, Paris, Klincksieck, 1991, p. 5-14 ; Z. Matus, « Reconsidering Roger Bacon’s Apocalypticism in Light of His Alchemical and Scientific Thought », The Harvard Theological Review, 105, 2012, p. 189-222 ; A. Sannino, « Riforma degli studi e della società nel Compendium studii Philosophiae di Ruggero Bacone », Studi filosofici, 21, 1998, p. 25-47 ; A. Power, Roger Bacon and the Defence of Christendom, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
3 Sur le rejet des joculatores : Roger Bacon, Epistola de secretis operibus artis et naturae, 1, p. 523-525 ; je me permets de renvoyer à mon article de vulgarisation : N. Weill-Parot, « La cause cachée : magie et prestidigitation au Moyen Âge », Les Amis du Vieux Saint-Germain, 54, 2017, p. 227-247. Sur Bacon et la magie, parmi nombre de publications, on peut mentionner : S. P. Marrone, A History of Science, Magic & Belief from Medieval to Early Modern Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, p. 138-142.
4 Sur la définition du projet de Roger Bacon comme utopie scientifique : N. Weill-Parot, « Histoire des sciences dans l’Occident médiéval », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 149, 2018, mis en ligne le 09 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/ashp/2435.
5 N. van Deusen, « Roger Bacon on Music », Roger Bacon and the Sciences, p. 223-241.
6 J. Hackett, « Roger Bacon », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Printemps 2015), éd. E. N. Zalta, URL : https://plato.stanford.edu/archives/spr2015/entries/roger-bacon/. Consulté le 1/11/2019.
7 Ibid.
8 Roger Bacon, Opus tertium, éd. J. S. Brewer, Londres, Longman, Green, Longman, and Roberts (Fr. Rogeri Bacon Opera quaedam hactenus inedita, vol. 1), 1859 [= désormais OT], chap. 73, p. 298.
9 OT, p. 298 : Sic beatus Franciscus jussit fratri cytahrista ut dulcius personaret, quatenus mens excitaretur ad harmonias celestes, quas pluries audivit. Sur l’emploi par François d’Assise pour sa prédication du chant accompagné à la cithare, voir, par exemple : A. Vauchez, François d’Assise entre histoire et mémoire, Paris, Fayard, 2009, rééd. Fayard/Pluriel, 2018, p. 454-455.
10 OT, p. 299 ; cf. Boethius, De institutione musica, I.1, éd. Gottfried Friedlein, Leipzig, Teubner, 1867, p. 185 ; Boèce, Traité de la musique, trad. C. Meyer, Turnhout, Brepols, 2004, p. 29. Signalons l’ouvrage récent de A. Hicks, Composing the World : Harmony in the Medieval Platonic Cosmos, Oxford, Oxford University Press, 2017, qui accorde une place importante au De institutione musica de Boèce, dans une perspective cependant différente.
11 OT, p. 299 : Pythagoras ebrium et vino plenius delibutum, frangere domum scorti cupientem, melodiae suavitate et sui compotem reddidit, et luxuriosum animum ad statum debitum revocavit. Cf. Boethius, De Institutione musica, I.1, p. 184-185 ; trad. C. Meyer, p. 27.
12 OT, p. 299 ; cf. Boethius, De institutione musica, I.1, p. 299 ; trad. C. Meyer, p. 29 (Boèce se réfère à Cicéron qui, dans son De consiliis (perdu), donne là, selon Boèce, en fait, deux versions de la même histoire).
13 OT, p. 299 ; cf. Isidore de Séville, Liber Etymologiarum, IV.13 ; Martianus Capella, De nuptiis Philologiae et Mercurii, lib. IX (De harmonia), § 926 ; Martianus Capella, Les Noces de Philologie et Mercure, éd. et trad. J.-B. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2011 (collection des universités de France publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé), p. 29 : Perturbationibus animorum corporeisque morbis medicabile crebrius carmen insonui ; nam phreneticos symphonia resanaui ; quod Asclepiades quoque medicus imitatus.
14 Roger Bacon, Communia mathematica fratris Rogeri, éd. R. Steele, Oxford-Londres, Clarendon-H. Milford, 1940, (Opera hactenus inedita Rogeri Baconi, 16) [= désormais CM], I.4.4, p. 56 : Et sicut nostra historia firmat, David per citharam Saulem demoniacum a sua furia expedivit.
15 B. Delaurenti, La Puissance des mots, “virtus verborum” : débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, Cerf, 2007, p. 219-220 ; cf. Guillaume d’Auvergne, De universo, dans Id., Opera omnia, Venise, 1591, II.3.21, 996 col. 1 (E) ; cf. Isidorus Hispalensis, Etymologiae, éd. G. Gasparotto, collab. J.-Y. Guillaumin, et trad. J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2009, III.16.3 (« Quid possit musica »), p. 59 : Excitos quoque animos musica sedat, sicut de David legitur, qui a spiritu inmundo Saulem arte modulationis eripuit. Voir aussi pour les sources patristiques : L. Wuidar, Fuga Satanae. Musique et démonologie à l’aube des temps modernes, Genève, Droz, 2018, p. 57-62.
16 OT, cap. 73, p. 299 ; cf. Boèce, De institutione musica, I.1, p. 186 ; trad. C. Meyer, p. 29.
17 CM, I.4.4, p. 56 ; OT, cap. 73, p. 299.
18 Avicenne, Liber Canonis primus [-quintus] […], translatum a magistro Gerardo cremonensi in Toledo ab arabico in latinum, Venise, Petrus Maufer, Nicolò Contugo et associés, 1483, I.2.3.2.1, sign. c 3v [p. 76, col. 1] : Debes autem scire quod in pulsu reperitur natura musice, quoniam quemadmodum ars musice completur per adiunctionem sonorum secundum proportionem comitantem eos inter acuitatem et gravitatem per circulos casuum et temporum quod sunt inter eorum percussiones, sic est dispositio pulsus, quia proportio suorum temporum in velocitate et spissitudine et debilitate et in quantitate est sicut proportio adiunctionis eius. Pour une analyse technique de cette comparaison : voir aussi O. Cameron Gruner, A Treatise on the Canon of Medicine of Avicenna, Incorporating a Translation of the First Book, Londres, Luzac & Co, 1930, p. 292. Sur la relation entre musique et pouls : N. G. Siraisi, « The Music of Pulse in the Writing of Italian Academic Physicians (Fourteenth-Fifteenth Centuries) », Speculum, 4, 1975, p. 689-710 ; L. Mauro, « La musica del polso in alcuni trattati del Quattrocento », Anima e corpo nella cultura medievale, éd. C. Casagrande et S. Vecchio, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 1999, p. 235-257.
19 Avicenne, Liber Canonis, I.3.1.2, [p. 90, col. 1] : Et preter hoc etiam due res sunt faciende iuvamen ei conferentes ad hoc ut eius complexio fortis fiat, quarum una lentus motus et altera est consonantia musice quorum unum est corporis alterum anime.
20 Avicenne, Liber Canonis, I.4.30, n. pag. [p. 126, col. 2] : Ex sedantibus preterea dolorem, emolitur [emmolitur ed.] longo tempore incedere propter illud quod in ipso exit ex virtute faciendi fluxa. Et similiter adipes subtiles noti et olea que nominamus et dulcis cantilena et proprie quando ex ea provocatur somnus. Et occupari in eo quod gaudium efficit doloris vehementiam sedat.
21 D. Jacquart, « La musique dans les écrits médicaux parisiens de la fin du Moyen Âge », Musica e Storia, 8, 2000, p. 237-256 ; ead., « Médecine et consonance musicale à la fin du Moyen Âge », Les Représentations de la musique au Moyen Âge. Actes du colloque des 2 et 3 avril 2004, Paris, Cité de la musique, 2005 (Les Cahiers du Musée de la musique, 6), p. 67-73 (qui se concentre ensuite sur la contribution d’Évrart de Conty).
22 Ch. Burnett, « Sound and its Perception in the Middle Ages », The Second Sense : Studies in Hearing and Musical Judgement from Antiquity to the Seventeenth Century, éd. Ch. Burnett, M. Fend et P. Gouk, Londres, The Warburg Institute, 1991, p. 43-70 ; id., « “Spiritual Medicine” : Music and Healing in Islam and its Influence in Western Medicine », Musical Healing in Cultural Contexts, éd. P. Gouk, Aldershot, Variorum, 2000, p. 85-91.
23 C. de la Rosa Cubo, « La música como medio de curación y terapia de las afecciones mentales », Terapia e guarigioni, éd. A. Paravicini Bagliani, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2010, p. 199-214.
24 M. Terenti Varro, De re rustica, éd. F. Semi, Venise, F. Pesenti del Thei, 1965, III.13, p. 164-165 ; sur la connaissance de Varron au Moyen Âge, voir F. Brunhölzl, « Varro im Mittelalter », dans Lexikon des Mittelalters, vol. VIII, Turnhout, Brepols, 1997, p. 1414-1415.
25 OT, 26, p. 99 : Si igitur hujusmodi voces quae vocantur incantationes et carmina, non fiant consideratis speciebus quatuor, et conditionibus animae et corporis, sed a casu et secundum nutum cujuslibet, tunc sunt magica ; et non habent virtutem naturalem alterandi ; sed si est operatio tunc daemones faciunt. Passage cité et analysé par Delaurenti, La Puissance des mots, p. 199.
26 Delaurenti, La Puissance des mots, p. 217-230.
27 Guillaume d’Auvergne, De universo, p. 995, col. 2 / p. 996, col. 1.
28 Guillaume d’Auvergne, De universo, p. 996, col. 1.
29 Ibid. : Causa autem in hoc est, quoniam concentuum quorundam suavitas mirabiliter est demulcens animas humanas, et rapiens eas, et propter hoc eripiens eas ab aliis passionibus. Sur une autre contribution à l’idée de raptus par la musique : F. A. Gallo, « Anima e corpo nell’ascolto della musica : il raptus secondo Pietro d’Alvernia », Anima e corpo nella cultura medievale, p. 230-233.
30 Delaurenti, La Puissance des mots, p. 220-221 ; cf. Timée (67a-c).
31 Delaurenti, La Puissance des mots, p. 229.
32 CM, p. 255 : Dico igitur quod hec sciencia preter communia instrumenta et armonias communes docet invenire specialia instrumenta et sonos proporcionatos et gestus exquisitos quibus non solum naturalia varientur sed et voluntaria inclinentur et bruta animalia alliciantur secundum humane beneplacitum voluntatis.
33 CM, p. 257 : Sic igitur animos hominum in quemcumque actum voluerit musicus peritus potest excitare, salva tamen in omnibus arbitrii libertate, nam non cogitur voluntas, sed vehemencia armonie inducitur ut gratis velit eligere illud ad quod efficaciter excitatur. Et non solum mentes humanas set animas brutorum et serpentum et piscium et aliorum ita quod capiantur pro hominum voluntate. Et non solum mentes humanas set animas brutorum et serpentum et piscium et aliorum ita quod capiantur pro hominum voluntate, sicut libri antiquorum docent et expertum est in piscibus magnis, ut in delphinibus et aliis, et in bestiis ut cervis et multis animalibus, que non solum per armonicas delectaciones et specialia instrumenta allecta sunt secundum hominum voluntatem, sed per communia instrumenta sicut sunt cithare, fistule, vidule, et hujusmodi alia […].
34 Isidore de Séville, Etymologiae, III.16.3, p. 59-61 : Ipsas quoque bestias, necnon et serpentes, uolucres atque delphinas ad auditum suae modulationis musica prouocat.
35 Sur la notion de ravissement chez Guillaume d’Auvergne et Bacon, voir Delaurenti, La Puissance des mots, p. 223-224.
36 OT, cap. 73, p. 298 : […] praecipue si instrumenta fierent musicalia secundum hujus scientiae arcana, caeterarumque partium musicae praedictarum virtus jungeretur, ut non solum cantus promoveret, sed simul cum eo toti musicae potestas exquisita humanae melodiae motibus consimilibus et proportionibus aequalibus conformaretur.
37 OT, cap. 73, p. 300 : Et si hec omnia in hominibus et in brutis videris adimpleri per vulgatas melodiarum suavitates et instrumenta communia, quid erit si, juxta ultima istius scientiae arcana, fierent instrumenta exquisita et harmoniae electissimae, cum excellenti suavitate rhythmi et metri, ut omnes partes musicae in unum effectum delectationis perfectum convenirent ?
38 N. Weill-Parot, « Encadrement ou dévoilement : l’occulte et le secret dans la nature chez Albert le Grand et Roger Bacon », Micrologus, 14, 2006, p. 151-170.
39 OT, cap. 73, p. 300 : Certe raperentur bruta in omnem voluntatem nostram, ut manu caperentur, stupefacta et oppressa nimia suavitate. Et similiter hominum animi in quemlibet gradum devotionis raperentur et in plenum cujuslibet virtutis amorem excitarentur, et in omnem sanitatem et vigorem. Sed quia haec musicae potestas non est consueta nec vulgus philosophantium ad haec aspirat, nec libros antiquorum sapientum revolvit, nec se experientiae diligenti commendat, ideo non sunt multis nota, quae scripsi. Sed tamen verissima et ab omni sapiente recipienda.
40 OT, éd. Little, p. 18 : Post hec adjunxi opera geometrie et arismetice et musice, que sunt similiter de maximis secretis nature et arcium magnalium, et ibi nichil secundum veritatem est magicum, nec secundum apparentiam, sed fiunt opera utilissima secundum veritatem philosophie et tante sapientie quod non est finis.
41 OT, éd. Little, p. 18 : Similiter de instrumentis et armoniis musicalibus de quibus prius tetigi, et maxime si fierent in constellacionibus debitis, ut celestes virtutes reciperent speciales (Little indique que ce passage est absent du ms. Winchester College 39).
42 Delaurenti, La Puissance des mots, p. 259-261.
43 Ce sont essentiellement les derniers chapitres sur l’alchimie qui avaient pu faire l’objet de ces soupçons ; cependant William Newman a montré que ces chapitres aussi sont sans doute authentiques ou comprennent au moins des passages authentiques (W. Newman, « An Overview of Roger Bacon’s Alchemy », Roger Bacon and the Sciences, p. 317-336, ici p. 328). Les chapitres qui nous retiennent ici présentent des parallèles évidents avec les œuvres indubitablement authentiques ; il n’y a guère de raisons donc de douter de la paternité baconienne.
44 Roger Bacon, Epistola de secretis operibus artis et naturae, cap. 4, p. 533 : Posset etiam de facili fieri instrumentum quo unus homo traheret ad se mille homines per violentiam, mala eorum voluntate ; et sic de rebus aliis attrahendis.
45 Sur la statique de Jordanus de Nemore : M. Clagett et E. A. Moody, The Medieval Science of Weights. Scientia de ponderibus. Treatises ascribed to Euclid, Archimedes, Thabit ibn Qurra, Jordanus de Nemore and Blasius of Parma, Edited, with Introductions, English Translations and Notes, Madison, University of Wisconsin Press, 1952 ; E. Grant, « Jordanus de Nemore », Dictionary of Scientific Biography, éd. Ch. Couston Gillispie, 16 vol., New York, Charles Scriber’s Sons, 1970-1980, vol. 7, p. 171-177.
46 Voir notamment R. Halleux, « Entre philosophie naturelle et savoir d’ingénieur : l’Epistola de magnete de Pierre de Maricourt », Archives internationales d’histoire des sciences, 56/156-157, 2006, p. 3-17.
47 Albert le Grand, De mineralibus, II.2.11, Alberti Magni Opera omnia, éd. A. Borgnet, vol. 5, Lyon, L. Vivès, 1890, p. 40a : Aristoteles dicit quod est quoddam genus aliud magnetis quod trahit carnes hominis.