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Classiques Garnier

Introduction Le rapt politique, acteurs chosifiés et fonctions magnifiées

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2020 – 1, n° 39
    . varia
  • Auteur : Lecuppre (Gilles)
  • Résumé : Le rapt fait partie de l’arsenal des coups de force dont la vie politique médiévale et moderne est ponctuée. La dérivation politique de l’enlèvement des femmes, largement attesté dans ces sociétés, inclut aussi les princes fragiles, jeunes ou déments, et les adversaires du souverain. Souvent improvisé, rarement qualifié pour ce qu’il est, le rapt constitue une préoccupation croissante des milieux curiaux, confirmant l’importance cruciale de l’incarnation du pouvoir.
  • Pages : 13 à 25
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406107422
  • ISBN : 978-2-406-10742-2
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10742-2.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/07/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Rapt des femmes, fragilité princière, incarnation du pouvoir, Moyen Âge et Temps Modernes
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Introduction

Le rapt politique, acteurs chosifiés et fonctions magnifiées

Malgré la genèse de ­lÉtat moderne et le processus de civilisation, la vie politique, entre le xiiie et la fin du xviiie siècle, reste marquée par les coups de force. Si les mutilations plus ou moins rituelles ont pour ­lessentiel disparu avec le haut Moyen Âge, la gamme des violences inclut notamment ­lassassinat direct ou celui des favoris, les captivités sévères, accompagnées de tortures et ­dintimidations, ou les exécutions formelles1. Dans tous ces cas, ni les démarches légales ni le code ­dhonneur ne président bien sûr à ­lélimination ou à la ­conversion brutale de ­ladversaire.

La définition même du rapt varie selon les dictionnaires, les uns soulignant ­lillégalité de ­lacte, là où ­dautres se souviennent de la dose de séduction ­quil implique ou évoquent ­lidée ­dobtenir une ­compensation, financière ou autre. Quoi ­quil en soit, la place du rapt politique dans ­léventail des violences qui viennent ­dêtre mentionnées mérite ­quon ­sy arrête. Son usage tend à se développer dans la période ­considérée, et il peut être interprété ­comme une modalité relativement douce de la violence, enregistrant les progrès du respect pour la personne royale en même temps que ­lextension de son arsenal, selon que le souverain est la victime ou le ­commanditaire de ­lenlèvement.

­Cest essentiellement sous ­langle social et judiciaire que le rapt a été envisagé par les historiens2, tandis que nos collègues littéraires ont analysé 14ce phénomène ­comme un motif de la narration particulièrement prisé dans les veines courtoises, puis ­comiques, au point de devenir un lieu ­commun dans la première moitié du xviie siècle3. Toutefois, sa variante politique a ­comparativement peu attiré ­lattention, en raison peut-être de la défaveur dont ce secteur de ­lhistoire a souffert après ­lavènement de ­lécole des Annales ou simplement par manque de ­comparaisons réglées. Pour avoir travaillé successivement sur ­limposture, sur la ­compétition royale ou la fragilité princière, ­lauteur de ces lignes est de ceux qui pensent que ­lincident dépasse ­laccident, et nous en apprend davantage sur la société que ne le donne à penser de prime abord son allure de péripétie. ­Cest pourquoi il ­convient ­dores et déjà de remercier celles et ceux qui ont pris part à cette réflexion et qui ­contribueront à réhabiliter le rapt politique dans sa dignité ­dobjet historique.

Proposons, en guise de prolégomènes aux études de cas qui ­constituent ce dossier, quatre jalons à notre enquête. Le modèle du rapt des femmes ­simpose en premier lieu, car il est le plus massif et le mieux étudié à ce jour. Nous verrons par ­conséquent quelles relations éventuelles il entretient avec ce qui pourrait en être une déclinaison de haut vol. Comme les femmes elles-mêmes font partie des cibles de ces enlèvements, la nature des « victimes » alimentera un deuxième foyer de questionnements. Les circonstances, au sens large, ­comprenant le ­contexte immédiat, les parties prenantes du ­complot, les lieux, temporalités et moyens de ­laction, nous ­confirmeront sans doute que ­loccasion fait le larron. Enfin, une lecture plus distanciée de cette matière permettra ­den évaluer la juste place dans les représentations et dans les imaginaires politiques de cette vaste période.

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Le rapt des femmes, inspiration originelle ?

Honneur aux dames, donc, et déshonneur à leurs familles et à leurs maris ou fiancés. Car elles sont omniprésentes dans la mémoire, dans la littérature, dans ­liconographie, dans les archives judiciaires et dans les études scientifiques ­consacrées au phénomène.

Significativement, les autorités ont cherché à deux reprises à séparer les notions ­denlèvement et de viol ­concomitantes dans le terme latin raptus. Une première fois à ­lépoque de ­lempereur Constantin, vers 320, ­lorsquil ­sest agi de définir le rapt ­comme ­lenlèvement ­dune femme dans le but de ­lépouser ­contre le gré de ses parents. Et une seconde fois vers la fin du xiiie siècle, avec des préoccupations au fond strictement semblables, ce qui montre ­combien le terme recèle ­dambiguïtés.

Sylvie Joye est ­aujourdhui la spécialiste de ce sujet pour le haut Moyen Âge. Elle a démontré que derrière ce crime ­contre ­lhonneur et ­contre ­lordre se cache une volonté de captation ­dun héritage matériel et symbolique qui ­sinscrit également dans le cadre ­dune ­compétition avec un autre prétendant. Le ravisseur y trouve un instrument ­dascension sociale. Souvent soutenu par des puissants, il est rarement puni et la voie du ­compromis, malgré les fulminations des lois et de ­lÉglise, est la plus ordinairement empruntée4.

Vers les xive-xvie siècles, quelques traits caractéristiques demeurent. Ainsi, les riches veuves sont-elles toujours en butte à ce genre de pratiques, car leur patrimoine et leur position sociale suscitent les ­convoitises. Le panorama des rapts ­sest cependant diversifié. Caroline Dunn estime ­quentre 1100 et 1500, 2/3 des femmes kidnappées en Angleterre sont des femmes mariées, dont la plupart cherchent à fuir un mari cruel ou à ­consacrer un adultère. Les fugues amoureuses, les relations extraconjugales, les remariages illégaux côtoient donc sous un même chef de poursuite légale les actes horribles de viol. Une grande fluidité matrimoniale se fait jour au travers des archives, sans ­compter les travestissements en rapts ­descapades ratées, les enlèvements ­conçus ­comme des représailles, ou les accusations portées ­contre des clercs ­concubinaires. Les femmes, 16vraisemblablement moins agies ­quon ne le croirait, apparaissent certes ­comme des clefs de ­laccès à la propriété – cette question des biens ­lemporte en fait sur les notions de ­consentement ou de chasteté et elle est plus décisive que les ­considérations religieuses dans la répression ­dune série de sexualités hors-normes5.

Il existe simultanément une mythologie et un imaginaire du rapt des femmes qui se colorent de teintes ­contrastées. ­Lhistoire antique offre des exemples hautement antinomiques avec la belle Hélène et les Sabines – la première provoquant par son enlèvement un long ­conflit qui débouche sur la destruction ­dune glorieuse cité, tandis que les secondes participent à la fondation ­dune ville plus prestigieuse encore, qui ressuscite précisément sa devancière déchue6. Le rapt des femmes revêt avec le temps une dimension fondatrice : Baudouin ier ­na-t-il pas fait jaillir sa dynastie flamande du rapt ­complice de Judith, la fille de Charles le Chauve, en 8627 ? À ­léchelle individuelle, il bénéficie de ­léclat de ­laventure amoureuse, maintes fois revendiqué par les princes tels que Jean ier de Brabant, qui mourut dans une joute à la veille de ­lenlèvement de la ­comtesse de Bar8, ou par des poètes ­comme Friedrich der Knecht, Chaucer ou Mallory9.

La réalité est trop répandue pour ne pas se couvrir ­dimplications politiques. Ne serait-ce que parce que la société est structurée par des réseaux : la protection des nobles et des dirigeants doit ­sétendre à la famille des alliés. Aussi lorsque peu après ­lexécution à Gand de Guy de Brimeu, seigneur de Humbercourt, ami de Charles le Téméraire et 17chevalier de la Toison ­dOr, sa veuve est enlevée par le bien-nommé Adrien Vilain, Marie, la fille du duc, et son mari Maximilien, donnent un tour politique à ­laffaire par leur intervention en faveur de leur cliente10. Plus radicalement encore, un enlèvement se révèle politique par la personnalité mise en cause. Mariée à Thomas de Lancastre, principal opposant au roi Édouard ii, Alice de Lacy, ­comtesse de Lincoln, est une première fois enlevée par les hommes de son ennemi, le ­comte de Warenne, en 1317. Un peu moins de vingt ans plus tard, alors ­quelle est une seconde fois veuve et a fait vœu de chasteté, à ­lâge de 54 ans, elle est de nouveau enlevée, et cette fois violée et ­contrainte au mariage par Hugh de Freyne, qui fait main basse sur ses terres11.

On le voit, ­léthique chevaleresque ­nentrave en rien les projets ­contre les femmes et notamment ­contre les veuves. Enjeux et actrices, on le verra, les femmes, reines, princesses, maîtresses, dames, épouses et mères, participent pleinement à cet usage et en tirent même quelquefois les ficelles.

Victimes, cibles ou objets du rapt

La fragilitas sexus ­nest ­quun motif parmi ­dautres quand il ­sagit de déterminer la nature de ­lobjet du rapt. Ce terme ­d« objet » est préférable à celui de « victime », car ce dernier tait les possibles ­complicités et ­lintérêt ultime de la personnalité enlevée. Bien des projets ne visent pas à lui nuire, mais plutôt à ­lextraire ­dun milieu hostile pour lui permettre de garder son libre-arbitre et ­dexercer son pouvoir en lieu sûr. On pourrait arguer du fait que je reproduis là exactement le discours des ravisseurs – mettre en sécurité tel ou tel et le soustraire aux mauvaises influences. Force est de ­constater que ­lenlèvement ­sest révélé à diverses reprises un remède au moins potentiel à la captivité. ­Lorsquen 1418, Tanneguy du Chatel fait saisir le dauphin (futur Charles vii) au petit 18matin et ­lemmène enroulé dans ses draps à la Bastille, ­doù il gagne ensuite Melun, ­cest pour lui éviter de tomber entre les mains quelquefois criminelles de Jean sans Peur et de ses sbires qui se sont emparés de Paris12. Quand la situation exige que ­lInfant Ferdinand de Portugal soit livré aux Maures en 1442, les plans pour un rapt rocambolesque sont une des options à côté des interminables négociations qui le laisseront mort entre les mains de ses ennemis puis exposé aux murailles de la ville13. ­Lenlèvement lui aurait toutefois ravi la palme du martyre. Marie Tudor, rendue illégitime par son propre père Henri viii, est le centre de ­conspirations entre la papauté, ­lambassadeur impérial Chappuis et les catholiques ­dAngleterre, dont ­lacte fondateur serait ­lextirpation de la princesse et sa mise en sécurité sur le ­continent14 – scénario ­quon retrouve ébauché pour Marie Stuart quelques décennies plus tard15.

Le profil du prince fragile, qui ­mest cher, figure naturellement en bonne place dans la typologie des kidnappés. Et parmi eux, ­létymologie toute récente du terme « kidnapping » est parlante, les enfants ou adolescents occupent une place de choix, symbolisée à la fin du Moyen Âge par le rapt de Cyrus au berceau. Tout ­concourt à leur manipulation : la situation toujours inconfortable de la régence ou de la transition des règnes, leur absence ­dautonomie, leur suggestibilité. Ils sont la glaise dans laquelle on peut façonner ­lavenir ­dun royaume. Dans notre dossier, ils sont du reste statistiquement les plus nombreux. Il ­nest pas indifférent, par ailleurs, que les seuls épisodes ­denlèvements des dauphins de France correspondent à la vacance du pouvoir causée par la folie de Charles vi, au début du xve siècle, ou plus justement à la ­compétition acharnée ­quelle autorise16. La tutelle imposée au prince ou au leader en devenir équivaut à une domination du ­conseil, à ­laccès au Trésor et, en définitive, à la décision dans tous les domaines.

Le cas de Charles vi nous introduit à une autre catégorie, celle des souverains amoindris par la déficience physique. Le roi dément a été lui 19aussi déplacé hâtivement – ou menacé de ­lêtre – à la faveur de deux ou trois épisodes de la guerre entre Armagnacs et Bourguignons. Si la faiblesse du personnage ne souffre pas le moindre doute, elle est plus discutable quand on en vient à simplement jauger un acteur politique à ­laune des critères de ­lhistorien, qui sont souvent plus cyniques que les ­contemporains. Car le rapt signe ­linconsistance ou la débilité du dirigeant qui ­sest laissé prendre, et ­laccuse et ­laccentue simultanément en le livrant à un parti qui le soumet à sa volonté. Quelquefois, cette faiblesse a des causes strictement ­conjoncturelles, en outre : ainsi du leader en exil ou en voyage, livré aux aléas ­dune terre incertaine où il peut se retrouver pris au piège. De ce point de vue, on ne saurait balayer dans le champ de ­lhistoire politique la part des ­contingences : lorsque, désireux ­darracher sa progéniture déjà diminuée à la brutalité des luttes de clans, le roi ­dÉcosse Robert iii place son fils Jacques sur un navire en partance pour le ­continent, il ne se doute certainement pas que celui-ci va se faire arraisonner par des pirates, et que Jacques va être livré à ­lAngleterre pour y rester prisonnier dix-huit longues années17.

Enfin, ­noublions pas que les seuls princes ne détiennent pas ­lapanage de ­lenlèvement. Un opposant ou un seigneur trompé peut faire les frais des méthodes musclées que les puissants ne se refusent pas. En 1366, Aubert de Bavière, régent de Hainaut, fait traîtreusement enlever Siger ii, sire ­dEnghien, ­quil avait invité au château de Baisieux, près de Valenciennes, puis le fait décapiter avant de ­semparer de son château et de sa ville18. ­Dune certaine manière, ­lévénement préfigure ­léquipée des dragons du premier ­consul Bonaparte, qui ­semparent en 1804 à Ettenheim, dans le pays de Bade, de Louis Antoine de Bourbon-Condé, le fait ramener, juger et exécuter à Vincennes pour saper toute ­conspiration royaliste19. Cette fameuse mésaventure, qui aurait pu ­constituer le terminus ante quem de notre réflexion, fait ­dautant plus écho à sa devancière médiévale que les deux victimes étaient homonymes, dans la mesure où Bourbon-Condé portait le titre de duc… ­dEnghien.

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SCÈNES, DÉCORS ET ACTEURS :
DES DRAMES IMPROVISÉS

­Lenvironnement de ces menées en dit long sur la chaleur de ­laction – au sens fort du terme. Ce serait une platitude sans nom que de qualifier le ­contexte de toutes ces intrigues de « crises ». Il est en fait étonnant que nombre de collègues ne se soient pas encore aperçus que dans la plupart des sociétés politiques ­dAncien Régime et au-delà, ­linstabilité est la norme. ­Cest pourquoi on enlève des personnalités sur fond de querelles de succession, de régence difficile, de scission du ­conseil, de révolte ou de fronde aristocratique, de guerre civile doublée ou non ­dune dimension ­confessionnelle ou patriotique. En somme, les occasions sont légion.

Les parties prenantes de la manœuvre ressortissent ­dune frange initialement étroite de la société politique : le roi, la reine, les princes du sang. Les enlèvements sont ­dabord une affaire de famille, qui ­sappuie sur la ­complicité ­dune certaine domesticité, et qui trouve des relais auprès de la noblesse ­contestataire – encore une expression qui relève du pléonasme, à certains égards. Des puissances étrangères arment celle-ci de leur main invisible : le petit groupe de seigneurs hollandais qui se saisit du ­comte Florent v en 1296 est à la solde du roi ­dAngleterre Édouard ier, parce que Florent a eu ­limpudence de candidater au trône ­dÉcosse et de déclarer la guerre à la Flandre alliée de ­lAngleterre20. Les exemples similaires abondent. Vers la fin du xve siècle, les ambassadeurs ­commencent à servir de relais pour ces opérations. Avant Chappuis à Londres, lord Bothwell agit déjà vers 1495 pour les intérêts du roi Henri vii à la cour ­dÉcosse ­contre le prétendant Perkin Warbeck, dont on envisage ­larrestation subreptice et ­lextradition21. ­Cest cependant un fait que la participation aux affaires ­sélargit : ­lorsquil est enlevé en 1771, le roi de Pologne Stanislas Poniatowki est désormais dans le collimateur ­dune ligue de belle taille, la Confédération de Bar, qui lutte pour sa ­conception ­dune Pologne indépendante22.

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Nous en apprendrons énormément, dans les pages qui suivent, sur les données matérielles relatives aux rapts. Existe-t-il des lieux et des temps plus propices ? Vers le début du xve siècle, et sur la base ­dun bouquet ­dexemples français, de petits ­commandos semblent à ­laise dans ­lespace labyrinthique du palais et dans les insondables forêts où les parties de chasse offrent une opportunité rêvée pour isoler un roi et le circonvenir23. ­Cétait déjà le cas pour Florent v, saisi lors ­dune chasse au faucon. La route ou le domicile particulier de la victime peuvent également être invoqués, a priori. De manière exceptionnelle, ­comme nous le découvrirons, la cérémonie, avec sa profusion et sa ­confusion, est perçue ­comme propice, à ­linstar des funérailles ­dun chevalier de ­lordre du Collier et de ­lAnnonciade, en 143324. Pour ce qui ­concerne la taille du groupe des ravisseurs, il excède rarement la quinzaine ­dhommes, si ­lon excepte le corps expéditionnaire napoléonien évoqué tout à ­lheure, qui devait approcher le millier de soldats.

Enfin, à ce stade, il ­nest pas déraisonnable de ­conjecturer une forte dose ­dimprovisation dans les rapts politiques, inhérente à la réactivité des acteurs et actrices. Les projets les plus planifiés sont ceux qui ne voient pas le jour, le plus généralement. ­Lurgence est le maître-mot : il ­sagit de parer une menace, ­lavancée de troupes, les pleins pouvoirs ­dune faction, la répression venue des adversaires. Comme la plupart des révoltes, avec lesquelles les enlèvements entretiennent un lien de parenté, ils possèdent un caractère brouillon. Le fiasco est toujours possible. Après avoir emmené Florent v au château de Muiden, en Hollande septentrionale, les ­conjurés sont tout étonnés de voir marcher sur eux une horde de paysans qui viennent libérer leur prince. Aussi Gérard de Velzen se sent-il obligé ­destourbir celui-ci avant que les nobles doublement criminels ne prennent la fuite25.

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Vocabulaire et lectures du rapt

­Linterprétation politique de ces affaires évolue notamment avec ­laffirmation monarchique. En 1405, Louis ­dOrléans, frère du roi, qui avait tenté de faire venir les enfants royaux auprès de lui et de leur mère Isabeau de Bavière de façon un peu brusque, expédie des lettres accusant sans détour Jean sans Peur de lèse-majesté pour avoir pris sur lui de ramener le jeune dauphin et sa ­compagnie à Paris. Pourtant, les chroniqueurs usent rarement de formules aussi lourdes de sens pour qualifier les rapts qui se multiplient alors à ­lencontre de la famille royale. Ils recourent à des périphrases peu expressives : « Emmener le roi », « mené », « ­conduit », « pris », « arrêté », « envoyé quérir », « fait partir ». Seul le Religieux de Saint-Denis, alors partisan de la faction bourguignonne fait appel à des vocables plus spécifiques (raptus, substractio) pour re-criminaliser ce que les Armagnacs ­considèrent au bout du ­compte ­comme une simple variante de la mobilité royale26. Lorsque les ravisseurs remportent la partie, les récits standards diffusent leur version des faits. En 1402, David de Rothesay, fils aîné de Robert iii ­dÉcosse, est enlevé puis assassiné sur ­lordre de son oncle Albany, qui rencontre ­lassentiment de la ­communauté du royaume, puis des historiens. Ces derniers ne lisent plus dans le rapt que la mise hors ­détat de nuire ­dun blanc-bec devenu ingouvernable27. En revanche, la ­conjuration ­dAmboise, en 1560 est suivie ­dune répression terrible qui ne minimise en rien le sacrilège qui se tramait28.

­Lattitude des Armagnacs, parti qui se pense royal et dédramatise les déplacements forcés du roi, se rapproche étrangement de celle des grands de Castille du premier xve siècle, pour qui ­semparer du roi est un geste dépassionné, un rituel qui ­lintègre pleinement à la ­communauté politique29. On pourrait ­sétonner de voir se rejoindre sur cette question de 23­lenlèvement deux positions antithétiques sur ­léchiquier de ­lÉtat moderne. ­Cest que le prince, ­quil soit empereur en son royaume, primus inter pares ou même monarque ­constitutionnel, demeure un symbole indispensable et la clef de ­lexercice réel du pouvoir.

Le rapt, en tout cas, est affaire de discours autant que ­daction. Il nourrit peu à peu un imaginaire déjà hanté par des épisodes bibliques (Dinah), littéraires (Guenièvre, Celinde, ­lépouse de Segurades dans le Tristan de Léonois…) ou historiques, sans cesse revisités, ­commentés et illustrés à frais nouveaux. Pour être tout à fait honnête, je le croyais néanmoins ­jusquà très récemment un motif mineur du climat présidant aux relations intérieures et internationales, loin derrière la crainte du poison, par exemple, partout attestée dans les chroniques et objet ­dune littérature prophylactique spécifique30, ­jusquà découvrir la récurrence des angoisses liées à ce type de coup fourré au cours des journées ­consacrées à la Paix des Dames par les collègues de Liège et notamment Jonathan Dumont, qui revient un peu plus loin sur cette paranoïa ­dun genre nouveau et, me semble-t-il, découplé de ­lactualité récente à cette date.

Bien entendu, ­lenlèvement a ceci de préférable à la suppression physique ­quil peut aboutir à la ­conversion apparente de ­lennemi, à son ­consentement exprès en une manœuvre ­conçue dans son intérêt profond. Quand il ne ­sagit pas simplement de mettre la main sur un opposant dont on disposera avec fermeté, la transmutation opérée est de ­lordre de ­lalchimie.

Le roi est un sceau ­quon appose au bas ­dun acte qui dénie son caractère révolutionnaire, un totem qui suscite le respect, une figure de proue nécessaire ­quon cherche à protéger, à ­sarroger, ou à redessiner – on dirait ­aujourdhui reformater.

Enfin, et ce ­nest pas son moindre mérite, le rapt est parfois un prélude à la captivité, qui définit à son tour un temps de la négociation et de la menace, car le ravisseur et maître peut faire mine à tout moment de prolonger la garde, de la durcir, ou de ­lécourter et de remettre en jeu un acteur chosifié dont certaines parties de la société politique ont pris ­lhabitude de se passer. Ainsi les rois ­dAngleterre peuvent-ils peser sur la politique des régents ­dÉcosse, en brandissant ­lépouvantail de leur rendre leur roi31.

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Conclusion

En somme, le rapt dit beaucoup de la fragilité des hommes et femmes politiques et de leur majesté nouvelle. Le choix de la période ­concernée amène à une surreprésentation logique des princes parmi les rangs des victimes, effet ­quaurait corrigé un élargissement de notre champ à ­lépoque ­contemporaine. Pourtant, des traits qui nous sont familiers se reconnaissent sans peine derrière des exemples puisés dans ­lhistoire des xxe et xxie siècles. ­Lexfiltration de Benito Mussolini par le ­commando aux ordres ­dOtto Skorzeny, en septembre 1943, est certes un coup ­déclat pour la propagande hitlérienne, mais ­lopération vise avant tout à rétablir le Duce au pouvoir et à ouvrir un nouveau front32. Le rapt ­dun opposant tel que Mehdi Ben Barka, en 1965, débouche sur sa disparition et sa mise hors ­détat de nuire33. ­Lidée de peser sur les décisions du gouvernement par ­lenlèvement et la prise ­dotages en série érigée en méthode par les FARC en Colombie est en revanche une relative nouveauté au regard de notre problématique34.

Le programme du dossier redistribue et entremêle aussi, on le verra, les approches évoquées dans cette introduction. Les effets antagoniques de ­lenlèvement – producteur de chaos et de réorganisation – occupent une première partie (Éloïse Adde, Alain Marchandisse, Hans Cools). Les articles médians montrent à qui en doute encore que la place des femmes dans la vie politique était proportionnellement plus importante à la fin du Moyen Âge ­qu­aujourdhui (Ana Maria Rodrigues, Annette Kehnel, Gilles Lecuppre, Élodie Lecuppre-Desjardin). Enfin, ­lombre portée du rapt et les représentations qui lui sont attachées closent logiquement la réflexion (Daniela Cereia, Sophie Tejedor, Jonathan Dumont, Suzanne Levin).

Le thème ici développé a ­dabord fait ­lobjet ­dun colloque organisé à ­lUCLouvain (26 et 27 mars 2018). Je tiens à remercier, bien entendu, 25les oratrices et orateurs qui ont pris part à cet événement, venus de six pays ­dEurope pour mettre leurs capes et leurs épées au service ­dune lecture neuve du politique, avant de se ­conformer de bonne grâce à la logique et aux impératifs de notre revue. Je ne saurais manquer, pour terminer, ­dassocier à ces remerciements le FNRS pour le soutien financier apporté à cet événement (projet « La figure princière dans les Pays-Bas, 13e-16e siècle », J023916F), ainsi que le LaRHis et IACCHOS, pour leur ­concours logistique et humain.

Gilles Lecuppre

UCLouvain, LaRHis / IACCHOS

1 Quelques ouvrages, sans prétention ­dexhaustivité : Der Fall des Günstlings : Hofparteien in Europa von 13. bis 17. Jahrhundert, éd. J. Hirschbiegel et W. Paravicini, Ostfildern, Jan Thorbecke, 2004 ; La face noire de la splendeur : crimes, trahisons et scandales à la cour de Bourgogne aux xive et xve siècles, éd. W. Paravicini et B. Schnerb, Revue du Nord, 380, 91, 2009 ; Passions et pulsions à la cour (Moyen Âge – Temps Modernes), éd. B. Andenmatten, A. Jamme, L. Moulinier-Brogi et M. Nicoud, Florence, SISMEL, 2015 ; Violences souveraines. Travaux ­dune école historique, éd. F. Foronda, C. Barralis, B. Sère, Paris, PUF, 2015.

2 Voir en particulier le cas de ­lAngleterre, particulièrement bien cerné : S.S. Walker, « Common law juries and feudal marriage customs in medieval England : the pleas of ravishment », University of Illinois Law Review, 3, 1984, p. 705-718 ; Ead., « Punishing ­convicted ravishers : statutory strictures and actual practice in thirteenth and fourteenth-century England », Journal of Medieval History, 13, 1987, p. 237-250.

3 Rapts. Réalités et imaginaire du Moyen Âge aux Lumières, éd. G. Vickermann-Ribémont et M. White-Le Goff, Paris, Classiques Garnier, 2014.

4 S. Joye, « Le rapt de ­lAntiquité tardive au haut Moyen Âge. Crime privé, crime public, sacrilège », Rapts. Réalités et imaginaire…, p. 19-34.

5 C. Dunn, Stolen Women in Medieval England. Rape, Abduction, and Adultery, 1100-1500, Cambridge, C.U.P, 2013.

6 Voir, par exemple, M.-R. Jung, « Hélène dans le Roman de Troie du xiie au xve siècle », Hélène de Troie dans les lettres françaises, éd. L. Nissim et A. Preda, Milan, Cisalpino, 2008, p. 45-62 ; J. Musacchio, « The rape of the Sabine women on Quattrocento marriage-panels », Marriage in Italy, 1300-1650, éd. T. Dean et K.J.P. Lowe, Cambridge, C.U.P., 1998, p. 66-82.

7 S. Joye, « Le rapt de Judith par Baudoin de Flandre (862) : un clinamen ­sociologique ? », Les élites au haut Moyen Âge : crises et renouvellements, éd. F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan, Turnhout, Brepols, 2006, p. 361-379.

8 R. Stein, « Het beeld van Jan i in de brabantse historiografie », Queeste : Tijdsschrift over middeleeuwse letterkunde in de Nederlanden, 10/2, 2003, p. 162-181.

9 ­Limage même du poète ravisseur est à retrouver dans le Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. Germ. 848, fol. 316v ; C. Cannon, « Raptus in the Chaumpaigne release and a newly discovered document ­concerning the life of Geoffrey Chaucer », Speculum, 68/1, 1993, p. 74-94 ; H.A. Kelly, « Statutes of rape and alleged ravishers of wives : a ­context for the chargings against Thomas Malory, knight », Viator, 28, 1997, p. 361-419.

10 W. Paravicini, Guy de Brimeu. Der burgundische Staat und seine adlige Führungsschicht unter Karl dem Kühnen, Bonn, Ludwig Röhrscheid Verlag, 1975, p. 502-504.

11 L.E. Mitchell, Portraits of Medieval Women : Family, Marriage and Social Relationships in Thirteenth Century England, 1225-1350, New York, Palgrave Macmillan, 2019.

12 G. Lecuppre, « Rapts royaux à la fin du Moyen Âge : le cas français », Une Histoire pour un royaume (xiie-xve siècle), éd. A.-H. Allirot, M. Gaude-Ferragu, G. Lecuppre, É. Lequain, L. Scordia et J. Véronèse, Paris, Perrin, 2010, p. 264-280.

13 P.D. Braga, « Portugal e o cativeiro do infante D. Fernando (1437-1443) », Al-Qantara : Revista de estudios árabes, 13/1, 1992, p. 47-61.

14 L. Porter, Mary Tudor. The First Queen, Londres, Piatkus Books, 2009.

15 J. Guy, My heart is my ­own. The Life of Mary Queen of Scots, Londres, Harper Perennial, 2004.

16 Lecuppre, « Rapts royaux… ».

17 S. Boardman, The Early Stewart Kings : Robert ii and Robert iii, 1371-1406, East Linton, Tuckwell Press, 1997.

18 A. Mathieu, « Aubert ou Albert de Bavière », Biographie nationale, t. I, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1866, p. 521-529.

19 J.-P. Bertaud, Le duc ­dEnghien, Paris, Fayard, 2001.

20 J.W. Verkaik, De moord op graaf Floris v, Hilversum, Verloren, 1996.

21 I. Arthurson, The Perkin Warbeck Conspiracy, 1491-1499, Stroud, Alan Sutton, 1994.

22 R. Butterwick, « The enlightened monarchy of Stanisław August Poniatowski, 1732-1798 », The Polish-Lithuanian Monarchy in European Context, c. 1500-1795, éd. R. Butterwick, Basingstoke et Londres, Palgrave Macmillan, 2001, p. 192-217.

23 Lecuppre, « Rapts royaux… ».

24 T. Brero, « Les funérailles des chevaliers de ­lordre du Collier et de ­lAnnonciade (Savoie, xive-xvie siècles) », Mourir à la cour. Normes, usages et ­contingences funéraires dans les milieux curiaux à la fin du Moyen Âge et à ­lépoque moderne, éd. B. Andenmatten et E. Pibiri, Lausanne, Losann : Université de Lausanne, 2016, p. 111-150, ici plus particulièrement p. 119.

25 Outre J.M. Verkaik, De moord…, voir J.A. Kossmann-Putto, « Florence v, count of Holland, claimant to the Scottish throne in 1291-1292 : his personal and political background », Scotland and the Low Countries, 1124-1994, éd. G.G. Simpson, East Linton, Tuckwell Press, 1996, p. 15-27.

26 Lecuppre, « Rapts royaux… ».

27 S. Boardman, « The man who would be king : the lieutenancy and death of David, duke of Rothesay, 1378-1402 », People and Power in Scotland : Essays in Honour of T.C. Smout, éd. R. Mason et N. Macdougall, Édimbourg, John Donald, 1992, p. 1-27.

28 L. Romier, La Conjuration ­dAmboise : ­laurore sanglante de la liberté de ­conscience, le règne et la mort de François ii, Paris, Librairie académique Perrin et Cie, 1923.

29 F. Foronda, « ­Semparer du roi : un rituel ­dintégration politique dans la Castille trastamare », Coups ­dÉtat à la fin du Moyen Âge ? Aux fondements du pouvoir politique en Europe occidentale, éd. F. Foronda, J.-P. Genet et J. M. Nieto Soria, Madrid, Casa de Velázquez, 2005, p. 213-329.

30 F. Collard, Le crime de poison au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003.

31 K. Hunt, « The governorship of Robert, duke of Albany (1406-1420) », Scottish Kingship, 1306-1542 : Essays in Honour of Norman Macdougall, éd. M. Brown et R. Tanner, Édimbourg, John Donald, 2008, p. 126-154.

32 O. Skorzeny, ­Skorzenys Special Missions : the Memoirs of the Most Dangerous Man in ­Europe, Londres, Greenhill Books MBI Pub. Co, 2006. Skorzeny est impliqué dans de nombreuses affaires ­denlèvements de personnalités (Tito, le fils de ­lamiral Horthy, etc.) ou même de prévention ­denlèvements (le maréchal Pétain)…

33 J. Derogy et F. Ploquin, Ils ont tué Ben Barka, Paris, Fayard, 1999.

34 D. Pécaut, Les Farc, une guérilla sans fins ?, Paris, Lignes de Repères, 2008.