Introduction Political abductions, objectified actors and idealised functions
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 1, n° 39. varia - Author: Lecuppre (Gilles)
- Abstract: Abduction used to belong to the arsenal of violence which punctuated medieval and early modern political life. The political adaptation of the abduction of women, a widespread phenomenon in those societies, also targeted frail, young or mad princes, as well as the monarch’s enemies. Kidnappings were often improvised and rarely named with proper words, but they became an increasingly absorbing concern among courtly environments, thus confirming the decisive importance of the embodiment of power.
- Pages: 13 to 25
- Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406107422
- ISBN: 978-2-406-10742-2
- ISSN: 2273-0893
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10742-2.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-14-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Abductions of women, princely frailty, embodiment of power, Middle Ages and Early Modern Times
Introduction
Le rapt politique, acteurs chosifiés et fonctions magnifiées
Malgré la genèse de l’État moderne et le processus de civilisation, la vie politique, entre le xiiie et la fin du xviiie siècle, reste marquée par les coups de force. Si les mutilations plus ou moins rituelles ont pour l’essentiel disparu avec le haut Moyen Âge, la gamme des violences inclut notamment l’assassinat direct ou celui des favoris, les captivités sévères, accompagnées de tortures et d’intimidations, ou les exécutions formelles1. Dans tous ces cas, ni les démarches légales ni le code d’honneur ne président bien sûr à l’élimination ou à la conversion brutale de l’adversaire.
La définition même du rapt varie selon les dictionnaires, les uns soulignant l’illégalité de l’acte, là où d’autres se souviennent de la dose de séduction qu’il implique ou évoquent l’idée d’obtenir une compensation, financière ou autre. Quoi qu’il en soit, la place du rapt politique dans l’éventail des violences qui viennent d’être mentionnées mérite qu’on s’y arrête. Son usage tend à se développer dans la période considérée, et il peut être interprété comme une modalité relativement douce de la violence, enregistrant les progrès du respect pour la personne royale en même temps que l’extension de son arsenal, selon que le souverain est la victime ou le commanditaire de l’enlèvement.
C’est essentiellement sous l’angle social et judiciaire que le rapt a été envisagé par les historiens2, tandis que nos collègues littéraires ont analysé 14ce phénomène comme un motif de la narration particulièrement prisé dans les veines courtoises, puis comiques, au point de devenir un lieu commun dans la première moitié du xviie siècle3. Toutefois, sa variante politique a comparativement peu attiré l’attention, en raison peut-être de la défaveur dont ce secteur de l’histoire a souffert après l’avènement de l’école des Annales ou simplement par manque de comparaisons réglées. Pour avoir travaillé successivement sur l’imposture, sur la compétition royale ou la fragilité princière, l’auteur de ces lignes est de ceux qui pensent que l’incident dépasse l’accident, et nous en apprend davantage sur la société que ne le donne à penser de prime abord son allure de péripétie. C’est pourquoi il convient d’ores et déjà de remercier celles et ceux qui ont pris part à cette réflexion et qui contribueront à réhabiliter le rapt politique dans sa dignité d’objet historique.
Proposons, en guise de prolégomènes aux études de cas qui constituent ce dossier, quatre jalons à notre enquête. Le modèle du rapt des femmes s’impose en premier lieu, car il est le plus massif et le mieux étudié à ce jour. Nous verrons par conséquent quelles relations éventuelles il entretient avec ce qui pourrait en être une déclinaison de haut vol. Comme les femmes elles-mêmes font partie des cibles de ces enlèvements, la nature des « victimes » alimentera un deuxième foyer de questionnements. Les circonstances, au sens large, comprenant le contexte immédiat, les parties prenantes du complot, les lieux, temporalités et moyens de l’action, nous confirmeront sans doute que l’occasion fait le larron. Enfin, une lecture plus distanciée de cette matière permettra d’en évaluer la juste place dans les représentations et dans les imaginaires politiques de cette vaste période.
15Le rapt des femmes, inspiration originelle ?
Honneur aux dames, donc, et déshonneur à leurs familles et à leurs maris ou fiancés. Car elles sont omniprésentes dans la mémoire, dans la littérature, dans l’iconographie, dans les archives judiciaires et dans les études scientifiques consacrées au phénomène.
Significativement, les autorités ont cherché à deux reprises à séparer les notions d’enlèvement et de viol concomitantes dans le terme latin raptus. Une première fois à l’époque de l’empereur Constantin, vers 320, lorsqu’il s’est agi de définir le rapt comme l’enlèvement d’une femme dans le but de l’épouser contre le gré de ses parents. Et une seconde fois vers la fin du xiiie siècle, avec des préoccupations au fond strictement semblables, ce qui montre combien le terme recèle d’ambiguïtés.
Sylvie Joye est aujourd’hui la spécialiste de ce sujet pour le haut Moyen Âge. Elle a démontré que derrière ce crime contre l’honneur et contre l’ordre se cache une volonté de captation d’un héritage matériel et symbolique qui s’inscrit également dans le cadre d’une compétition avec un autre prétendant. Le ravisseur y trouve un instrument d’ascension sociale. Souvent soutenu par des puissants, il est rarement puni et la voie du compromis, malgré les fulminations des lois et de l’Église, est la plus ordinairement empruntée4.
Vers les xive-xvie siècles, quelques traits caractéristiques demeurent. Ainsi, les riches veuves sont-elles toujours en butte à ce genre de pratiques, car leur patrimoine et leur position sociale suscitent les convoitises. Le panorama des rapts s’est cependant diversifié. Caroline Dunn estime qu’entre 1100 et 1500, 2/3 des femmes kidnappées en Angleterre sont des femmes mariées, dont la plupart cherchent à fuir un mari cruel ou à consacrer un adultère. Les fugues amoureuses, les relations extraconjugales, les remariages illégaux côtoient donc sous un même chef de poursuite légale les actes horribles de viol. Une grande fluidité matrimoniale se fait jour au travers des archives, sans compter les travestissements en rapts d’escapades ratées, les enlèvements conçus comme des représailles, ou les accusations portées contre des clercs concubinaires. Les femmes, 16vraisemblablement moins agies qu’on ne le croirait, apparaissent certes comme des clefs de l’accès à la propriété – cette question des biens l’emporte en fait sur les notions de consentement ou de chasteté et elle est plus décisive que les considérations religieuses dans la répression d’une série de sexualités hors-normes5.
Il existe simultanément une mythologie et un imaginaire du rapt des femmes qui se colorent de teintes contrastées. L’histoire antique offre des exemples hautement antinomiques avec la belle Hélène et les Sabines – la première provoquant par son enlèvement un long conflit qui débouche sur la destruction d’une glorieuse cité, tandis que les secondes participent à la fondation d’une ville plus prestigieuse encore, qui ressuscite précisément sa devancière déchue6. Le rapt des femmes revêt avec le temps une dimension fondatrice : Baudouin ier n’a-t-il pas fait jaillir sa dynastie flamande du rapt complice de Judith, la fille de Charles le Chauve, en 8627 ? À l’échelle individuelle, il bénéficie de l’éclat de l’aventure amoureuse, maintes fois revendiqué par les princes tels que Jean ier de Brabant, qui mourut dans une joute à la veille de l’enlèvement de la comtesse de Bar8, ou par des poètes comme Friedrich der Knecht, Chaucer ou Mallory9.
La réalité est trop répandue pour ne pas se couvrir d’implications politiques. Ne serait-ce que parce que la société est structurée par des réseaux : la protection des nobles et des dirigeants doit s’étendre à la famille des alliés. Aussi lorsque peu après l’exécution à Gand de Guy de Brimeu, seigneur de Humbercourt, ami de Charles le Téméraire et 17chevalier de la Toison d’Or, sa veuve est enlevée par le bien-nommé Adrien Vilain, Marie, la fille du duc, et son mari Maximilien, donnent un tour politique à l’affaire par leur intervention en faveur de leur cliente10. Plus radicalement encore, un enlèvement se révèle politique par la personnalité mise en cause. Mariée à Thomas de Lancastre, principal opposant au roi Édouard ii, Alice de Lacy, comtesse de Lincoln, est une première fois enlevée par les hommes de son ennemi, le comte de Warenne, en 1317. Un peu moins de vingt ans plus tard, alors qu’elle est une seconde fois veuve et a fait vœu de chasteté, à l’âge de 54 ans, elle est de nouveau enlevée, et cette fois violée et contrainte au mariage par Hugh de Freyne, qui fait main basse sur ses terres11.
On le voit, l’éthique chevaleresque n’entrave en rien les projets contre les femmes et notamment contre les veuves. Enjeux et actrices, on le verra, les femmes, reines, princesses, maîtresses, dames, épouses et mères, participent pleinement à cet usage et en tirent même quelquefois les ficelles.
Victimes, cibles ou objets du rapt
La fragilitas sexus n’est qu’un motif parmi d’autres quand il s’agit de déterminer la nature de l’objet du rapt. Ce terme d’« objet » est préférable à celui de « victime », car ce dernier tait les possibles complicités et l’intérêt ultime de la personnalité enlevée. Bien des projets ne visent pas à lui nuire, mais plutôt à l’extraire d’un milieu hostile pour lui permettre de garder son libre-arbitre et d’exercer son pouvoir en lieu sûr. On pourrait arguer du fait que je reproduis là exactement le discours des ravisseurs – mettre en sécurité tel ou tel et le soustraire aux mauvaises influences. Force est de constater que l’enlèvement s’est révélé à diverses reprises un remède au moins potentiel à la captivité. Lorsqu’en 1418, Tanneguy du Chatel fait saisir le dauphin (futur Charles vii) au petit 18matin et l’emmène enroulé dans ses draps à la Bastille, d’où il gagne ensuite Melun, c’est pour lui éviter de tomber entre les mains quelquefois criminelles de Jean sans Peur et de ses sbires qui se sont emparés de Paris12. Quand la situation exige que l’Infant Ferdinand de Portugal soit livré aux Maures en 1442, les plans pour un rapt rocambolesque sont une des options à côté des interminables négociations qui le laisseront mort entre les mains de ses ennemis puis exposé aux murailles de la ville13. L’enlèvement lui aurait toutefois ravi la palme du martyre. Marie Tudor, rendue illégitime par son propre père Henri viii, est le centre de conspirations entre la papauté, l’ambassadeur impérial Chappuis et les catholiques d’Angleterre, dont l’acte fondateur serait l’extirpation de la princesse et sa mise en sécurité sur le continent14 – scénario qu’on retrouve ébauché pour Marie Stuart quelques décennies plus tard15.
Le profil du prince fragile, qui m’est cher, figure naturellement en bonne place dans la typologie des kidnappés. Et parmi eux, l’étymologie toute récente du terme « kidnapping » est parlante, les enfants ou adolescents occupent une place de choix, symbolisée à la fin du Moyen Âge par le rapt de Cyrus au berceau. Tout concourt à leur manipulation : la situation toujours inconfortable de la régence ou de la transition des règnes, leur absence d’autonomie, leur suggestibilité. Ils sont la glaise dans laquelle on peut façonner l’avenir d’un royaume. Dans notre dossier, ils sont du reste statistiquement les plus nombreux. Il n’est pas indifférent, par ailleurs, que les seuls épisodes d’enlèvements des dauphins de France correspondent à la vacance du pouvoir causée par la folie de Charles vi, au début du xve siècle, ou plus justement à la compétition acharnée qu’elle autorise16. La tutelle imposée au prince ou au leader en devenir équivaut à une domination du conseil, à l’accès au Trésor et, en définitive, à la décision dans tous les domaines.
Le cas de Charles vi nous introduit à une autre catégorie, celle des souverains amoindris par la déficience physique. Le roi dément a été lui 19aussi déplacé hâtivement – ou menacé de l’être – à la faveur de deux ou trois épisodes de la guerre entre Armagnacs et Bourguignons. Si la faiblesse du personnage ne souffre pas le moindre doute, elle est plus discutable quand on en vient à simplement jauger un acteur politique à l’aune des critères de l’historien, qui sont souvent plus cyniques que les contemporains. Car le rapt signe l’inconsistance ou la débilité du dirigeant qui s’est laissé prendre, et l’accuse et l’accentue simultanément en le livrant à un parti qui le soumet à sa volonté. Quelquefois, cette faiblesse a des causes strictement conjoncturelles, en outre : ainsi du leader en exil ou en voyage, livré aux aléas d’une terre incertaine où il peut se retrouver pris au piège. De ce point de vue, on ne saurait balayer dans le champ de l’histoire politique la part des contingences : lorsque, désireux d’arracher sa progéniture déjà diminuée à la brutalité des luttes de clans, le roi d’Écosse Robert iii place son fils Jacques sur un navire en partance pour le continent, il ne se doute certainement pas que celui-ci va se faire arraisonner par des pirates, et que Jacques va être livré à l’Angleterre pour y rester prisonnier dix-huit longues années17.
Enfin, n’oublions pas que les seuls princes ne détiennent pas l’apanage de l’enlèvement. Un opposant ou un seigneur trompé peut faire les frais des méthodes musclées que les puissants ne se refusent pas. En 1366, Aubert de Bavière, régent de Hainaut, fait traîtreusement enlever Siger ii, sire d’Enghien, qu’il avait invité au château de Baisieux, près de Valenciennes, puis le fait décapiter avant de s’emparer de son château et de sa ville18. D’une certaine manière, l’événement préfigure l’équipée des dragons du premier consul Bonaparte, qui s’emparent en 1804 à Ettenheim, dans le pays de Bade, de Louis Antoine de Bourbon-Condé, le fait ramener, juger et exécuter à Vincennes pour saper toute conspiration royaliste19. Cette fameuse mésaventure, qui aurait pu constituer le terminus ante quem de notre réflexion, fait d’autant plus écho à sa devancière médiévale que les deux victimes étaient homonymes, dans la mesure où Bourbon-Condé portait le titre de duc… d’Enghien.
20SCÈNES, DÉCORS ET ACTEURS :
DES DRAMES IMPROVISÉS
L’environnement de ces menées en dit long sur la chaleur de l’action – au sens fort du terme. Ce serait une platitude sans nom que de qualifier le contexte de toutes ces intrigues de « crises ». Il est en fait étonnant que nombre de collègues ne se soient pas encore aperçus que dans la plupart des sociétés politiques d’Ancien Régime et au-delà, l’instabilité est la norme. C’est pourquoi on enlève des personnalités sur fond de querelles de succession, de régence difficile, de scission du conseil, de révolte ou de fronde aristocratique, de guerre civile doublée ou non d’une dimension confessionnelle ou patriotique. En somme, les occasions sont légion.
Les parties prenantes de la manœuvre ressortissent d’une frange initialement étroite de la société politique : le roi, la reine, les princes du sang. Les enlèvements sont d’abord une affaire de famille, qui s’appuie sur la complicité d’une certaine domesticité, et qui trouve des relais auprès de la noblesse contestataire – encore une expression qui relève du pléonasme, à certains égards. Des puissances étrangères arment celle-ci de leur main invisible : le petit groupe de seigneurs hollandais qui se saisit du comte Florent v en 1296 est à la solde du roi d’Angleterre Édouard ier, parce que Florent a eu l’impudence de candidater au trône d’Écosse et de déclarer la guerre à la Flandre alliée de l’Angleterre20. Les exemples similaires abondent. Vers la fin du xve siècle, les ambassadeurs commencent à servir de relais pour ces opérations. Avant Chappuis à Londres, lord Bothwell agit déjà vers 1495 pour les intérêts du roi Henri vii à la cour d’Écosse contre le prétendant Perkin Warbeck, dont on envisage l’arrestation subreptice et l’extradition21. C’est cependant un fait que la participation aux affaires s’élargit : lorsqu’il est enlevé en 1771, le roi de Pologne Stanislas Poniatowki est désormais dans le collimateur d’une ligue de belle taille, la Confédération de Bar, qui lutte pour sa conception d’une Pologne indépendante22.
21Nous en apprendrons énormément, dans les pages qui suivent, sur les données matérielles relatives aux rapts. Existe-t-il des lieux et des temps plus propices ? Vers le début du xve siècle, et sur la base d’un bouquet d’exemples français, de petits commandos semblent à l’aise dans l’espace labyrinthique du palais et dans les insondables forêts où les parties de chasse offrent une opportunité rêvée pour isoler un roi et le circonvenir23. C’était déjà le cas pour Florent v, saisi lors d’une chasse au faucon. La route ou le domicile particulier de la victime peuvent également être invoqués, a priori. De manière exceptionnelle, comme nous le découvrirons, la cérémonie, avec sa profusion et sa confusion, est perçue comme propice, à l’instar des funérailles d’un chevalier de l’ordre du Collier et de l’Annonciade, en 143324. Pour ce qui concerne la taille du groupe des ravisseurs, il excède rarement la quinzaine d’hommes, si l’on excepte le corps expéditionnaire napoléonien évoqué tout à l’heure, qui devait approcher le millier de soldats.
Enfin, à ce stade, il n’est pas déraisonnable de conjecturer une forte dose d’improvisation dans les rapts politiques, inhérente à la réactivité des acteurs et actrices. Les projets les plus planifiés sont ceux qui ne voient pas le jour, le plus généralement. L’urgence est le maître-mot : il s’agit de parer une menace, l’avancée de troupes, les pleins pouvoirs d’une faction, la répression venue des adversaires. Comme la plupart des révoltes, avec lesquelles les enlèvements entretiennent un lien de parenté, ils possèdent un caractère brouillon. Le fiasco est toujours possible. Après avoir emmené Florent v au château de Muiden, en Hollande septentrionale, les conjurés sont tout étonnés de voir marcher sur eux une horde de paysans qui viennent libérer leur prince. Aussi Gérard de Velzen se sent-il obligé d’estourbir celui-ci avant que les nobles doublement criminels ne prennent la fuite25.
22Vocabulaire et lectures du rapt
L’interprétation politique de ces affaires évolue notamment avec l’affirmation monarchique. En 1405, Louis d’Orléans, frère du roi, qui avait tenté de faire venir les enfants royaux auprès de lui et de leur mère Isabeau de Bavière de façon un peu brusque, expédie des lettres accusant sans détour Jean sans Peur de lèse-majesté pour avoir pris sur lui de ramener le jeune dauphin et sa compagnie à Paris. Pourtant, les chroniqueurs usent rarement de formules aussi lourdes de sens pour qualifier les rapts qui se multiplient alors à l’encontre de la famille royale. Ils recourent à des périphrases peu expressives : « Emmener le roi », « mené », « conduit », « pris », « arrêté », « envoyé quérir », « fait partir ». Seul le Religieux de Saint-Denis, alors partisan de la faction bourguignonne fait appel à des vocables plus spécifiques (raptus, substractio) pour re-criminaliser ce que les Armagnacs considèrent au bout du compte comme une simple variante de la mobilité royale26. Lorsque les ravisseurs remportent la partie, les récits standards diffusent leur version des faits. En 1402, David de Rothesay, fils aîné de Robert iii d’Écosse, est enlevé puis assassiné sur l’ordre de son oncle Albany, qui rencontre l’assentiment de la communauté du royaume, puis des historiens. Ces derniers ne lisent plus dans le rapt que la mise hors d’état de nuire d’un blanc-bec devenu ingouvernable27. En revanche, la conjuration d’Amboise, en 1560 est suivie d’une répression terrible qui ne minimise en rien le sacrilège qui se tramait28.
L’attitude des Armagnacs, parti qui se pense royal et dédramatise les déplacements forcés du roi, se rapproche étrangement de celle des grands de Castille du premier xve siècle, pour qui s’emparer du roi est un geste dépassionné, un rituel qui l’intègre pleinement à la communauté politique29. On pourrait s’étonner de voir se rejoindre sur cette question de 23l’enlèvement deux positions antithétiques sur l’échiquier de l’État moderne. C’est que le prince, qu’il soit empereur en son royaume, primus inter pares ou même monarque constitutionnel, demeure un symbole indispensable et la clef de l’exercice réel du pouvoir.
Le rapt, en tout cas, est affaire de discours autant que d’action. Il nourrit peu à peu un imaginaire déjà hanté par des épisodes bibliques (Dinah), littéraires (Guenièvre, Celinde, l’épouse de Segurades dans le Tristan de Léonois…) ou historiques, sans cesse revisités, commentés et illustrés à frais nouveaux. Pour être tout à fait honnête, je le croyais néanmoins jusqu’à très récemment un motif mineur du climat présidant aux relations intérieures et internationales, loin derrière la crainte du poison, par exemple, partout attestée dans les chroniques et objet d’une littérature prophylactique spécifique30, jusqu’à découvrir la récurrence des angoisses liées à ce type de coup fourré au cours des journées consacrées à la Paix des Dames par les collègues de Liège et notamment Jonathan Dumont, qui revient un peu plus loin sur cette paranoïa d’un genre nouveau et, me semble-t-il, découplé de l’actualité récente à cette date.
Bien entendu, l’enlèvement a ceci de préférable à la suppression physique qu’il peut aboutir à la conversion apparente de l’ennemi, à son consentement exprès en une manœuvre conçue dans son intérêt profond. Quand il ne s’agit pas simplement de mettre la main sur un opposant dont on disposera avec fermeté, la transmutation opérée est de l’ordre de l’alchimie.
Le roi est un sceau qu’on appose au bas d’un acte qui dénie son caractère révolutionnaire, un totem qui suscite le respect, une figure de proue nécessaire qu’on cherche à protéger, à s’arroger, ou à redessiner – on dirait aujourd’hui reformater.
Enfin, et ce n’est pas son moindre mérite, le rapt est parfois un prélude à la captivité, qui définit à son tour un temps de la négociation et de la menace, car le ravisseur et maître peut faire mine à tout moment de prolonger la garde, de la durcir, ou de l’écourter et de remettre en jeu un acteur chosifié dont certaines parties de la société politique ont pris l’habitude de se passer. Ainsi les rois d’Angleterre peuvent-ils peser sur la politique des régents d’Écosse, en brandissant l’épouvantail de leur rendre leur roi31.
24Conclusion
En somme, le rapt dit beaucoup de la fragilité des hommes et femmes politiques et de leur majesté nouvelle. Le choix de la période concernée amène à une surreprésentation logique des princes parmi les rangs des victimes, effet qu’aurait corrigé un élargissement de notre champ à l’époque contemporaine. Pourtant, des traits qui nous sont familiers se reconnaissent sans peine derrière des exemples puisés dans l’histoire des xxe et xxie siècles. L’exfiltration de Benito Mussolini par le commando aux ordres d’Otto Skorzeny, en septembre 1943, est certes un coup d’éclat pour la propagande hitlérienne, mais l’opération vise avant tout à rétablir le Duce au pouvoir et à ouvrir un nouveau front32. Le rapt d’un opposant tel que Mehdi Ben Barka, en 1965, débouche sur sa disparition et sa mise hors d’état de nuire33. L’idée de peser sur les décisions du gouvernement par l’enlèvement et la prise d’otages en série érigée en méthode par les FARC en Colombie est en revanche une relative nouveauté au regard de notre problématique34.
Le programme du dossier redistribue et entremêle aussi, on le verra, les approches évoquées dans cette introduction. Les effets antagoniques de l’enlèvement – producteur de chaos et de réorganisation – occupent une première partie (Éloïse Adde, Alain Marchandisse, Hans Cools). Les articles médians montrent à qui en doute encore que la place des femmes dans la vie politique était proportionnellement plus importante à la fin du Moyen Âge qu’aujourd’hui (Ana Maria Rodrigues, Annette Kehnel, Gilles Lecuppre, Élodie Lecuppre-Desjardin). Enfin, l’ombre portée du rapt et les représentations qui lui sont attachées closent logiquement la réflexion (Daniela Cereia, Sophie Tejedor, Jonathan Dumont, Suzanne Levin).
Le thème ici développé a d’abord fait l’objet d’un colloque organisé à l’UCLouvain (26 et 27 mars 2018). Je tiens à remercier, bien entendu, 25les oratrices et orateurs qui ont pris part à cet événement, venus de six pays d’Europe pour mettre leurs capes et leurs épées au service d’une lecture neuve du politique, avant de se conformer de bonne grâce à la logique et aux impératifs de notre revue. Je ne saurais manquer, pour terminer, d’associer à ces remerciements le FNRS pour le soutien financier apporté à cet événement (projet « La figure princière dans les Pays-Bas, 13e-16e siècle », J023916F), ainsi que le LaRHis et IACCHOS, pour leur concours logistique et humain.
Gilles Lecuppre
UCLouvain, LaRHis / IACCHOS
1 Quelques ouvrages, sans prétention d’exhaustivité : Der Fall des Günstlings : Hofparteien in Europa von 13. bis 17. Jahrhundert, éd. J. Hirschbiegel et W. Paravicini, Ostfildern, Jan Thorbecke, 2004 ; La face noire de la splendeur : crimes, trahisons et scandales à la cour de Bourgogne aux xive et xve siècles, éd. W. Paravicini et B. Schnerb, Revue du Nord, 380, 91, 2009 ; Passions et pulsions à la cour (Moyen Âge – Temps Modernes), éd. B. Andenmatten, A. Jamme, L. Moulinier-Brogi et M. Nicoud, Florence, SISMEL, 2015 ; Violences souveraines. Travaux d’une école historique, éd. F. Foronda, C. Barralis, B. Sère, Paris, PUF, 2015.
2 Voir en particulier le cas de l’Angleterre, particulièrement bien cerné : S.S. Walker, « Common law juries and feudal marriage customs in medieval England : the pleas of ravishment », University of Illinois Law Review, 3, 1984, p. 705-718 ; Ead., « Punishing convicted ravishers : statutory strictures and actual practice in thirteenth and fourteenth-century England », Journal of Medieval History, 13, 1987, p. 237-250.
3 Rapts. Réalités et imaginaire du Moyen Âge aux Lumières, éd. G. Vickermann-Ribémont et M. White-Le Goff, Paris, Classiques Garnier, 2014.
4 S. Joye, « Le rapt de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge. Crime privé, crime public, sacrilège », Rapts. Réalités et imaginaire…, p. 19-34.
5 C. Dunn, Stolen Women in Medieval England. Rape, Abduction, and Adultery, 1100-1500, Cambridge, C.U.P, 2013.
6 Voir, par exemple, M.-R. Jung, « Hélène dans le Roman de Troie du xiie au xve siècle », Hélène de Troie dans les lettres françaises, éd. L. Nissim et A. Preda, Milan, Cisalpino, 2008, p. 45-62 ; J. Musacchio, « The rape of the Sabine women on Quattrocento marriage-panels », Marriage in Italy, 1300-1650, éd. T. Dean et K.J.P. Lowe, Cambridge, C.U.P., 1998, p. 66-82.
7 S. Joye, « Le rapt de Judith par Baudoin de Flandre (862) : un ‘clinamen sociologique’ ? », Les élites au haut Moyen Âge : crises et renouvellements, éd. F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan, Turnhout, Brepols, 2006, p. 361-379.
8 R. Stein, « Het beeld van Jan i in de brabantse historiografie », Queeste : Tijdsschrift over middeleeuwse letterkunde in de Nederlanden, 10/2, 2003, p. 162-181.
9 L’image même du poète ravisseur est à retrouver dans le Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. Germ. 848, fol. 316v ; C. Cannon, « Raptus in the Chaumpaigne release and a newly discovered document concerning the life of Geoffrey Chaucer », Speculum, 68/1, 1993, p. 74-94 ; H.A. Kelly, « Statutes of rape and alleged ravishers of wives : a context for the chargings against Thomas Malory, knight », Viator, 28, 1997, p. 361-419.
10 W. Paravicini, Guy de Brimeu. Der burgundische Staat und seine adlige Führungsschicht unter Karl dem Kühnen, Bonn, Ludwig Röhrscheid Verlag, 1975, p. 502-504.
11 L.E. Mitchell, Portraits of Medieval Women : Family, Marriage and Social Relationships in Thirteenth Century England, 1225-1350, New York, Palgrave Macmillan, 2019.
12 G. Lecuppre, « Rapts royaux à la fin du Moyen Âge : le cas français », Une Histoire pour un royaume (xiie-xve siècle), éd. A.-H. Allirot, M. Gaude-Ferragu, G. Lecuppre, É. Lequain, L. Scordia et J. Véronèse, Paris, Perrin, 2010, p. 264-280.
13 P.D. Braga, « Portugal e o cativeiro do infante D. Fernando (1437-1443) », Al-Qantara : Revista de estudios árabes, 13/1, 1992, p. 47-61.
14 L. Porter, Mary Tudor. The First Queen, Londres, Piatkus Books, 2009.
15 J. Guy, ‘My heart is my own’. The Life of Mary Queen of Scots, Londres, Harper Perennial, 2004.
16 Lecuppre, « Rapts royaux… ».
17 S. Boardman, The Early Stewart Kings : Robert ii and Robert iii, 1371-1406, East Linton, Tuckwell Press, 1997.
18 A. Mathieu, « Aubert ou Albert de Bavière », Biographie nationale, t. I, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1866, p. 521-529.
19 J.-P. Bertaud, Le duc d’Enghien, Paris, Fayard, 2001.
20 J.W. Verkaik, De moord op graaf Floris v, Hilversum, Verloren, 1996.
21 I. Arthurson, The Perkin Warbeck Conspiracy, 1491-1499, Stroud, Alan Sutton, 1994.
22 R. Butterwick, « The enlightened monarchy of Stanisław August Poniatowski, 1732-1798 », The Polish-Lithuanian Monarchy in European Context, c. 1500-1795, éd. R. Butterwick, Basingstoke et Londres, Palgrave Macmillan, 2001, p. 192-217.
23 Lecuppre, « Rapts royaux… ».
24 T. Brero, « Les funérailles des chevaliers de l’ordre du Collier et de l’Annonciade (Savoie, xive-xvie siècles) », Mourir à la cour. Normes, usages et contingences funéraires dans les milieux curiaux à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, éd. B. Andenmatten et E. Pibiri, Lausanne, Losann : Université de Lausanne, 2016, p. 111-150, ici plus particulièrement p. 119.
25 Outre J.M. Verkaik, De moord…, voir J.A. Kossmann-Putto, « Florence v, count of Holland, claimant to the Scottish throne in 1291-1292 : his personal and political background », Scotland and the Low Countries, 1124-1994, éd. G.G. Simpson, East Linton, Tuckwell Press, 1996, p. 15-27.
26 Lecuppre, « Rapts royaux… ».
27 S. Boardman, « The man who would be king : the lieutenancy and death of David, duke of Rothesay, 1378-1402 », People and Power in Scotland : Essays in Honour of T.C. Smout, éd. R. Mason et N. Macdougall, Édimbourg, John Donald, 1992, p. 1-27.
28 L. Romier, La Conjuration d’Amboise : l’aurore sanglante de la liberté de conscience, le règne et la mort de François ii, Paris, Librairie académique Perrin et Cie, 1923.
29 F. Foronda, « S’emparer du roi : un rituel d’intégration politique dans la Castille trastamare », Coups d’État à la fin du Moyen Âge ? Aux fondements du pouvoir politique en Europe occidentale, éd. F. Foronda, J.-P. Genet et J. M. Nieto Soria, Madrid, Casa de Velázquez, 2005, p. 213-329.
30 F. Collard, Le crime de poison au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003.
31 K. Hunt, « The governorship of Robert, duke of Albany (1406-1420) », Scottish Kingship, 1306-1542 : Essays in Honour of Norman Macdougall, éd. M. Brown et R. Tanner, Édimbourg, John Donald, 2008, p. 126-154.
32 O. Skorzeny, Skorzeny’s Special Missions : the Memoirs of ‘the Most Dangerous Man in Europe’, Londres, Greenhill Books MBI Pub. Co, 2006. Skorzeny est impliqué dans de nombreuses affaires d’enlèvements de personnalités (Tito, le fils de l’amiral Horthy, etc.) ou même de prévention d’enlèvements (le maréchal Pétain)…
33 J. Derogy et F. Ploquin, Ils ont tué Ben Barka, Paris, Fayard, 1999.
34 D. Pécaut, Les Farc, une guérilla sans fins ?, Paris, Lignes de Repères, 2008.