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Classiques Garnier

The term « satire » in Jean Drouyn’s Nef des folz, 1498

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2019 – 2, n° 38
    . varia
  • Author: Metzger-Rambach (Anne-Laure)
  • Abstract: This paper examines the use of the word ‘satire’ in La Nef des folz by Jean Drouyn and its consequence for the definition of the genre. The spelling confusion satire/satyre leads to a fictitious literary history based on the addition of the Greek comedy to the attested Latin origin of the genre. Overshadowing the verse form in the generic definition, the adapter insists on the ethical dimension and develops a stronger relationship between the content of the criticism and the targeted sinner.
  • Pages: 415 to 427
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406104544
  • ISBN: 978-2-406-10454-4
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0415
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-01-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Satire, satyr, potpourri, insanity, Narrenschiff, Ship of Fools, Sebastian Brant
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LE TERME DE SATIRE DANS LA NEF DES FOLZ
DE JEAN DROUYN, 1498

La Nef des folz de Jean Drouyn publiée en 1498 chez léditeur Guillaume Balsarin à Lyon1 est une version en prose française du Narrenschiff de Sebastian Brant (Bâle, 1494), réalisée à partir de la version de Pierre Rivière dont les octosyllabes avaient eux-mêmes été composés à partir de la Stultifera navis de Jacob Locher. Le texte de Drouyn fait par la suite lobjet dune traduction en anglais par Henry Watson, The Shyppe of fooles (Wynken de Worde, 1509). Ainsi la Nef née sur les rives du Rhin, accoste sur celles de la Seine, puis du Rhône, de la Tamise enfin.

Nous sommes redevables à Jean Drouyn de deux Nefs françaises : lune fait lobjet de cet article, lautre est une adaptation des Stultiferae naves de Josse Bade : La Nef des folles selons les cinq sens de nature (1498), pendant féminin dont Olga Anna Duhl a procuré une précieuse édition critique2. Dans sa Nef des folz, Jean Drouyn fait un usage inédit du terme satire qui désigne sous sa plume une œuvre non plus en vers mais en prose. Cet usage revêt une importance particulière pour la définition du genre de la satire à la toute fin du xve siècle. Il saccompagne dune confusion orthographique introduite par les humanistes, indissociable dune réflexion sur le genre à laquelle Jean Drouyn apporte sa contribution dans les liminaires de son texte. Lanalyse se prolongera ensuite par lexamen des occurrences du terme « satire » dans les chapitres qui recensent les différents types de fous, en sappuyant pour ce faire sur le contexte dinsertion de ces termes. Un dernier éclairage sur ce que Drouyn entend par satire sera obtenu grâce à lexamen des termes avec lesquels satire est mis en concurrence afin de compléter la définition générique initiale.

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LHISTOIRE DE LA SATIRE DANS LA NEF DES FOLZ :
GENRE ET FILIATIONS

Limportante somme de Pascal Debailly3 commence par retracer lhistoire de la satire depuis ses origines latines et se concentre très significativement sur la satire en vers à la Renaissance. Elle insiste sur le rôle des nouvelles éditions dHorace et Juvénal dans le développement du genre à la Renaissance, notamment en France, sans ignorer le caractère précurseur des satiriques italiens dans le champ du vulgaire. Dans La Muse indignée, la satire est lapanage du vers. La Nef de Drouyn constitue dès lors un cas particulier puisque le terme satire sapplique ici à un texte en prose, il est vrai adapté dune Nef en octosyllabes français. Alors quil a une réelle portée sur la définition du genre satirique, le passage à la prose a lieu sans que Drouyn veuille sy appesantir. Il semble dabord relever dun opportunisme qui trouve sa raison dêtre dans la diversité des publics susceptibles dêtre intéressés par une Nef :

Cognoissant que Melius est habundare quam deficere. Il vault mieulx avoir habondance de plusieurs choses que de en avoir necessité, pour ce je me suis mis à translater ce livre nommé la nef des folz de rime en prose [] Jay considéré que les ungz se delectent au latin, les aultres au francoys, les ungs en rime, les aultres en prose à ceste cause ay ce fait4.

Lissant la différence entre traduction interlinguistique – du latin au français – et intralinguistique – du vers à la prose – le translateur justifie la publication de sa Nef par la diversité des préférences chez les lecteurs. La démarche nest pourtant pas sans incidence sur la définition de la satire : elle aboutit à définir le genre avant tout par son contenu et ses 417buts, plutôt que par son écriture : il sagit dun texte didactique qui prend pour sujet les multiples vices du genre humain et la nécessité de les corriger. À linstar de La Nef anonyme de 1500, qui, le rappelle Mireille Huchon, « a largement contribué à la diffusion en français du terme de satire appliqué à des textes en prose5 », La Nef de Drouyn participe de cette extension de lusage du terme. Elle précède même de quelques années La Nef de lAnonyme de Marnef dans cet usage. Limportance de la dimension morale du texte est confirmée par la définition donnée par Raoul de Presle dans sa traduction de la Cité de Dieu : « les satires ce sont vers ou diz qui demonstrent, blasment et reprennent generalment tous les vices daucunes personnes6 », même si Robert Estienne sen tient à « une satyre ou poesie reprenant aigrement les vices, satyra » (1549).

Largement inspirée par Locher7, la reconstitution de lhistoire de la satire dans les liminaires de La Nef des folz ne se limite pas à la seule tradition latine (Juvénal, Horace et Perse) qui va de pair avec la forme en vers. Une filiation avec les Grecs est aussi revendiquée qui remonte dabord à Socrate et Platon et met en relief la dimension éthique de lœuvre puis évoque les poètes parmi lesquels Aristophane, Eupolis et Cratin :

Les aultres [parmi les auteurs grecs] ont prisé et honnouré les comedies avec grant liberté de dire. Du nombre desquelz ont corusqué et resplendiy Aristophane, Eupolis, et Cratin tres louables poetes, lesquelz quant ils ont veu la jeunesse des Atheniens sapplicquer à toutes libidinitez ont eux prins loccasion descripre, et par leur langaige commun de mordre et corriger les vices et peches des hommes. Sur lancienne comedie desquelz ont après les poetes latins prins et formé stile non inelegant, desquelz Lucilius fut le premier qui nommeement corrigea les crimes des princes romains et bourgeois privez par une satyre latine que premierement es latins donna par laquelle en doulces parolles et joyeux langaige toute la cité reprenoit non pour exercer lascivité de parler et procacité effrenee : mais pour les separer de vices et exciter aux estudes de vertus et salubres doctrines, au moyen de quoy satire a du tout prins son exorde des latins, ainsy que dit fabius en.x. livre des institutions8.

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Ce passage condense un certain nombre des traits spécifiques à la définition de la satire chez les humanistes. De fait, Drouyn prête aux comiques grecs, Aristophane, Eupolis et Cratin9, une fonction réformatrice qui est celle du satiriste, puisquils « ont eux prins loccasion descripre, et par leur langaige commun de mordre et corriger les vices et pechés des hommes ». Lutilisation du verbe mordre, traditionnellement attaché à laction agressive et déplaisante du poète, fait revêtir lhabit du satiriste à ces trois modèles – on se souvient de la phrase dHorace « lividus et mordax videor tibi10 ». Le caractère intrinsèquement déplaisant de la satire réapparaît dans les louanges que Quintilien décerne à Lucilius : « libertas atque inde acerbitas et abunde salis11 ». Dans le cas de Drouyn, cette « liberté de dire » est dabord celle quil reconnaît aux Grecs.

Accorder de telles origines au genre de la satire relève certes de la fiction. Celles-ci contribuent cependant à souligner limportance du registre bas pour caractériser la satire selon les humanistes, la comédie étant naturellement associée à ce registre. La suite du passage met en évidence à quel point la satire constitue un genre instable oscillant dans ses moyens, entre violence et douceur – à la morsure succèdent les « doulces parolles » – dans sa réception, entre franchise dérangeante et excès injustifiable. La mention du « langaige commun » jointe au reproche bien vite écarté de « lascivité de parler et procacité effrenée » agite le spectre dun satirique aux motivations troubles, dont la dénonciation 419du mal, par sa fougue, prend le risque de manquer son but en raison de son absence de mesure.

De manière quelque peu paradoxale, la démonstration se poursuit avec la citation de la formule de Quintilien qui revendique la satire comme proprement latine : « Satira quidam tota nostra est12 », inventée quelle est par Lucilius, Perse, Horace et Juvénal. Cest à juste titre que lon peut parler dune « distorsion entre le discours critique sur la satire et sa pratique chez les poètes13 » dont lexistence tient aussi à la nature composite dun genre en harmonie avec lattrait des humanistes pour les formes hybrides14 dont le « pot-pourri » satirique est un exemple remarquable.

Lentrelacement des littératures grecque et latine, plus précisément de la satire latine et de la comédie grecque, dans la construction théorique retraçant lorigine de la satire trouve son prolongement dans la confusion orthographique présente dans la page : Drouyn écrit indifféremment satire et satyre, il en est ainsi tout au long de La Nef des folz. Les textes liminaires réunissent les éléments constitutifs de la satire humaniste : les satyres du drame grec, le pot-pourri, la satire latine de Perse, Horace et Juvénal.

Dans le cas des Nefs, ces aspects peuvent être renforcés par dautres éléments qui précisent le genre de la Nef à lintérieur de la satire. Limportance de la filiation théâtrale est renforcée par le lien particulièrement fort entre sottie15 et nef, du fait même de la figure du fou, au point que Jean Bouchet fait de la sottie le vocable français de satyre :

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Mais parautant que de detraction

Usent souvent par folle affection

Nommans aucuns, & faisant du scandalle

On dit Satyre estre une chose malle.

En France elle a de sotie le nom,

Par ce que sotz des gens de grant renom

Et des petits jouent les grandes follies

Sur eschaffaulx en parolles polies16.

Un tel usage est dautant plus significatif quand on se souvient que Jean Bouchet avait entrepris, dans sa jeunesse, la traduction en français de la Stultifera navis. Drouyn rejoint Bouchet pour accorder à la satire et par conséquent au genre de la Nef une dimension dramatique ; particulièrement révélateur, le passage ne se trouve pas dans les pages liminaires, plus théoriques, mais dans le dernier quart de la Nef, lorsque le satiriste sen prend aux blasphémateurs. La lourdeur de la faute commise peut expliquer le besoin de sadresser à la muse :

O Thalia la doulce, aide moy à faire ceste ouvrage, et getter cris et pleurs piteux, regretz et gemissemens qui me martire tellement que je ne les puis nombrer ny dire. Et pour les crimes mondains jay perdu mes espritz apporte tes instrumens affin que à point puissons pleurer les peches grans et innumerablez qui sont regnans parmy le monde. O Thalia pleure avec mon ame. Je te pry nayons en nos penseez les vices ne les choses preterites, les corriger en plus grant multitude ne sommes pour leur faire encombre, car tous ces folz rien nen feroyent, ains plustost se mocqueroyent de nous. Et combien quilz soyent pleins des gros et vilains pechez qui maintenant regnent au monde, neautmoins ont les cueurs si salez qui veullent jour et nuyt faire choses viles et inferiores de jesus qui est contre leur salut17.

Le choix de Thalie, muse de la comédie, confirme limportance de la filiation grecque incarnée par les comiques Aristophane, Eupolis et Cratin, et confirme chez Drouyn la légitimité dun rapprochement entre comédie et satire. Dans ce moment de pause, le satiriste exprime sa lassitude avant de repartir à lassaut des fous. Lappel reste cependant paradoxal, notamment lorsque le satiriste évoque ses « cris et pleurs piteux, regretz et gémissemens », demande à la muse de « pleurer avec [s]on âme ». Le 421pathétique du propos vient enrichir la figure de lauteur qui revendique la difficulté quil y a à écrire, lui qui est confronté à labondance et la puissance du vice. La double menace dune incapacité à écrire et dun échec du texte dont les attaques resteraient inefficaces donne plus de gravité à la démarche satirique. Elle contribue à rendre inconfortable la position du satiriste saisi par le doute, dépassé par la situation. Mais le désespoir ainsi exprimé renouvelle aussi le bien-fondé de la satire, tout en galvanisant le satirique qui met fin à sa lamentation pour intensifier son propos. Létat du monde y suffit, et il nest nul besoin de chercher ailleurs un motif au redoublement de leffort.

Le caractère composite de la Nef sexprime dans la diversité des tons, des registres et des sujets abordés dans la centaine de chapitres qui composent le livre : le comique du mari cocu complaisant et le goût pour les extravagances vestimentaires sassocient au tragique de la fin des temps, argument massue pour faire céder lobstination des fous, à lindignation face au mépris de la pauvreté ou au renversement des valeurs qui autorise la célébration du mal ; la diversité est à la base du foisonnement même du texte. Enfin, la présence dans les marges des références aux satiriques latins dépasse la simple révérence pour des autorités indispensables, elle accompagne la vivacité et lénergie dune dénonciation qui oublie parfois les précautions de la modération.

Si la graphie en –Y– intègre dans limaginaire de la satire la figure du satyre mi-homme mi-bouc, il nen est cependant pas fait usage ici. Cette figure centrale du drame satyrique grec prenait vigoureusement à partie son public et se moquait de lui sans ménagement. Pour le genre de la Nef, la figure du fou, dont la grossièreté et le sens de la provocation sont indissociables de son amour obstiné du vice, vient recouvrir celle du satyre avec lequel il partage grotesque et subversion.

LE TERME DE SATIRE
ET SES SUBSTITUTS DANS LA NEF

Si lon compare la Nef de Drouyn avec celle de Pierre Rivière qui lui a servi de point de départ, on ne peut manquer dêtre frappé par 422labondance du métalangage dans celle-là. Lemploi du terme de satire se déploie de manière progressive : encore sporadique dans les premiers chapitres (faut-il parler de réticence ?), il devient régulier dans la suite. La structure de chacun des chapitres obéit avec régularité à un système bien établi : au titre fait place un sizain doctosyllabes, directement repris de la Nef en vers de Rivière : ce dernier entretient un rapport étroit avec la gravure qui accompagne le chapitre – lassociation des deux nest pas sans rappeler les livres demblèmes. Une apostrophe en prose vient ensuite : elle a pour objet dattirer lattention du lecteur sur le thème du chapitre ; puis le centre du texte lui-même se consacre à la dénonciation du vice traité dans le chapitre. Le plus souvent, la réaffirmation de la punition qui attend le fou sil namende pas sa conduite vient clôturer le chapitre. Lapostrophe au lecteur/fou, en raison de sa forte dimension métalinguistique, est le lieu délection du terme satire que lon lit dans environ la moitié des chapitres, le plus souvent orthographié avec un Y. On en trouve un relevé ci-dessous, qui sans être exhaustif donne une idée claire de son emploi :

Venes veoir en ceste satire et vous congnoistres le mal ou vous estes18 []

Lises ma satyre folz orgueilleux19 []

Entendes ceste satyre qui vous corrige et instruit à bien vivre20 []

Laissez voller la cornille aux champs et venes prendre ma satyre21 []

Malheureulx folz qui cuidez scavoir et cognoistre la mesure du ciel et de la terre approches vous et venes mesurer ceste satyre et vous y comprendres chose utile22 []

Venes veoir si vous trouvez dans ceste nef quelque chose qui vous puist profiter. Car la grant ferveur davarice ne veult point que je me taise descripre une satire des folz qui ne sont point contens de leurs biens23 [] 

Ainsi le terme de satire fait lobjet dune réelle appropriation24 par Jean Drouyn : celui-ci lui a été soufflé par Locher qui, dans son Prologue 423à la traduction latine du Narrenschiff, qualifie de satire le schympff red de son maître. Linterprétation de Locher intervient à un moment stratégique, alors que le passage de lallemand au latin confère une dimension européenne à lœuvre de Brant et que la tradition latine incarnée par Lucilius, Perse, Horace et Juvénal vient accueillir dans son giron un objet encore inclassable. La confrontation avec La Nef de Rivière permet de mesurer létendue de cette appropriation du terme, dont Drouyn fait un usage bien plus fréquent que le jeune rhétoriqueur poitevin. De plus, le passage consacré à lapostrophe de linsensé est un lieu dexpression privilégié pour ladaptation personnelle du texte source, lauteur en second concentrant dans ces quelques lignes lobjet même du chapitre et nhésitant pas à enrichir la version initiale en vers. On voit dans quelle mesure, lors de sa propre composition de La Nef des folz en prose, le genre de la satire représente pour Drouyn à la fois un modèle et un horizon dattente dont il sempare de manière décisive.

La confrontation avec dautres termes entrés en concurrence avec le mot satire va maintenant permettre de mieux cerner, grâce aux proximités sémantiques établies à lintérieur du texte, ce quon peut entendre par satire lorsquon compose une Nef au tournant des xve et xvie siècles. Avant dadopter sans hésitation satire, Drouyn privilégie le terme « doctrine25 », reliant ainsi sa Nef au genre du doctrinal. Cela lui permet de rattacher fermement son texte à la littérature didactique et de saffranchir de la méfiance dont la satire est entourée, elle que lon soupçonne tout en même temps de complaisance à légard du mal et de médisance pure et simple à lendroit de ceux quelle critique, notamment dans le cas de la veine juvénalienne. Dautres termes viennent conforter cet ancrage didactique comme « leçon26 », « enseignement27 », ou encore « miroir28 ». Certains mots plus neutres ne permettent pas de situer la satire telle que la conçoit Jean Drouyn. Mais leur intérêt réside dans leur insertion dans une phrase dadresse directe au lecteur :

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rues vos deux yeux sur ma lettre29

Entendes vous à mes parolles30

Entendes icy folz estourdis31

Le plus souvent la fonction de cette injonction, qui peut sembler moins précise dans la définition littéraire de la Nef, est de rappeler la dimension morale du texte en soulignant son utilité : « Entendes à ce que vous diray et pourres quelque chose comprendre qui vous prouffitera32 », « venes veoir que je propose et vous apprendres a bonnement parler33 ». Cette dimension est souvent complétée par la mention des destinataires particuliers du chapitre. Elle est constituée sur le modèle suivant : venez, accourres, escoutes… // mes paroles, ma doctrine… // vous qui… Ainsi la désignation du texte à lentame du chapitre peut sinscrire dans une variation qui délaisse le terme satire :

venes charrier ce sentier, vous y trouveres bonne terre qui porte fruit odorant et fleur de bonne doctrine34,

venes faire une aubade de bouche ou dinstrumens devant la porte de mon livre et ouvres la porte et vous trouverez un banquet qui vous sera moult delectable35,

resveilles voz esperitz folz qui desirez la mort de voz parens pour avoir la succession et venes veoir le testament où on vous laisse de belles doctrine[s]36,

venes lire en ce breviaire37.

La variation est à chaque fois déterminée par le destinataire de la satire, celui dont les défauts sont précisément critiqués dans le chapitre. Ainsi le bréviaire est destiné aux clercs qui font du bruit dans les églises, le testament aux héritiers impatients, le banquet aux gourmands impénitents, laubade dun nouveau genre aux aubadeurs indélicats, le trésor aux riches, etc. Dans ces différents passages, lusage du langage figuré permet dinsister sur le caractère dutilité du propos pour celui qui est critiqué puisque le texte est chaque fois présenté comme un objet ou 425une réalité utile au fou mais surtout valorisé par lui : la satire est tout à la fois un bien adapté précisément au pécheur en fonction du vice qui le tient et un bien supérieur à ce que ce dernier privilégie spontanément. Ainsi en est-il des riches interpellés dans le chapitre « Du mespris de pouvreté » :

ne dormes plus folz riches qui desprises tant pouvreté esveilles vous et venes veoir ce beau tresor que jay cy fait pour vous instruyre38.

Le trésor de sagesse vient se substituer ici à lobjet qui cristallise le péché du fou. La stratégie propre à toute satire fonctionne à plein, qui cherche à convaincre inlassablement de son utilité et à renverser une échelle de valeur qui place le vice à son sommet. La recherche dune telle prise de conscience est une gageure et son succès est loin dêtre assuré, puisque le pécheur a toutes les peines du monde à reconnaître son péché.

Drouyn procède de surcroît à un travail dadaptation subtil qui témoigne dune conception nuancée de la satire, lorsquil sappuie sur un jeu homophonique entre mire (le médecin) et mirer (se regarder) pour donner toute sa complexité à la définition générique de la Nef. Lapostrophe destinée aux malades indociles dans « De limpaciens en maladie » retentit ainsi : « Entres vous folz impaciens qui ne croyez les opinions des medecins mires vous cy et vous pourres congnoistre quelle folye souvent vous tient39. » Léconomie du sens dans la phrase ne laisse pas de place au doute et « mires » doit être ici pris comme un verbe, cependant la collusion des deux termes donne une cohérence nouvelle à linvitation du satiriste : elle incite le lecteur à prendre en compte la réalité poétique du langage, à se mettre, par ce biais, à distance dun usage habituel de celui-ci mais aussi dune accoutumance au vice qui rend impossible toute réflexion et tout changement personnel. Or linvitation à se mirer rapproche la Nef de Drouyn dun autre type de texte, le miroir, dont le Narrenschiff de Brant se réclame lorsque le poète conseille à son lecteur de se regarder dans son livre comme dans un miroir, pour sy retrouver et retrouver la voie de la sagesse. Le conseil est même adapté aux illettrés qui pourront se reconnaître a minima dans les gravures de la Nef. Alors que Drouyn, sans doute parce quil na pas lu Brant, ne reprend pas cet argument dans ses liminaires, il 426rejoint la suggestion du strasbourgeois, signe que le modèle du miroir est tout aussi valide pour un auteur de langue allemande que pour un adaptateur français. La superposition des sens du terme miroir est au fondement de la stratégie utilisée par le satiriste pour engager le fou à la conversion : elle vaut aussi pour le terme de nef qui désigne à la fois lembarcation dans laquelle sont rassemblés les fous et lobjet-livre que le lecteur tient entre ses mains, lui qui est le véritable destinataire de la satire. Tout comme le Miroir peut guérir le pécheur de son mal, la Nef, si elle parvient à une réelle efficacité au-delà de la seule sphère livresque, aura atteint son but.

Le rappel constant de la présence du texte chez Drouyn nest pas un hasard, il contribue à lefficacité de la satire dans la mesure où il interdit au lecteur de sabandonner à la rêverie, aux délices de la fiction. Les apostrophes confèrent de la vivacité aux mises en garde qui est renforcée par la désignation répétée du texte sous des vocables variés. La satire apparaît comme une littérature de combat incapable de se satisfaire dune quiétude peu propice aux remises en question quexige le mal. Elle promet lexpérience de la torture à ceux qui restent insouciants : « Jeunes et pouvres folz, approches vous de ma satyre : car certes sy vous ne approches vous seres escorches pour vostre obstination, et tousjours vous seres folz40. »

Concluons. Lusage du terme satire dans La Nef de Drouyn est conforme à lhétérogénéité du genre. Lutilisation de la double orthographe en –I– ou –Y– trouve sa raison dêtre dans la fiction dune double filiation grecque et latine de la satire humaniste. La fiction dun lien avec la tradition grecque ne sincarne cependant pas dans la figure du satyre chèvre-pied, mais plutôt dans la référence à Cratin, Eupolis et Aristophane. Celle-ci est confirmée chez Drouyn par la convocation de Thalis, alors que le satiriste, confronté à la difficulté de sa tâche et momentanément découragé, cède à la plainte. Dans La Nef des folz, la figure du fol se développe au détriment du satyre et rend compte de manière plus pertinente des débordements du genre. Elle sert une stratégie de justification qui fait léconomie dune figure tutélaire tirée de la tradition grecque et sappuie davantage sur lobservation du monde qui 427entoure le satiriste, sur lomniprésence du mal. Ce choix correspond aussi à un déplacement du centre de gravité de la satire : lexcès nest pas du côté du satyre qui invective le public et se moque de lui sans vergogne, mais du fou, incarnation particulière dune des multiples facettes du mal, même si, dans un second temps, le satiriste se reconnaît lui-même fou et confirme par ce moyen sa légitimité critique.

Parmi les Latins, cest le modèle juvénalien qui entretient le plus de proximité avec La Nef : la situation à laquelle est confronté lauteur de cette dernière ne peut plus se contenter dune aimable critique, à limage dHorace : son efficacité est insuffisante. Recomposant sa propre Nef à partir de celle de Rivière, le satiriste le déclare hautement : lintensité du mal « ne veult point que je me taise descripre une satyre41 ». Il entend dailleurs donner toutes ses chances à sa démarche par le biais dune construction des chapitres, au sein desquels le métalangage cherche constamment à rappeler lambition réformatrice de sa démarche. Dans cette perspective, les adresses directes constituent une arme privilégiée, destinée à secouer linertie du pécheur. Mais conjuguées à lusage abondant du métalangage elles ont aussi pour objectif de dépasser le cadre du livre. Comme le miroir entend dépasser lanalogie toute fictive pour faire de la ressemblance entre le livre et la réalité la base dune action de la satire dans le monde, de même La Nef joue-t-elle sur un double niveau de signification : réceptacle dune collection de fous qui ne méritent pas dautre avenir que le naufrage, elle constitue aussi le livre qui doit par son engagement et son efficacité permettre aux lecteurs de résister aux assauts du mal.

Anne-Laure Metzger-Rambach

Université Bordeaux-Montaigne

University of Sydney

1 GW05058. Édition consultée, BnF Res YH 2. La page de titre manquant dans lexemplaire de la BnF, je me réfère à lexemplaire de la Österreichische Bibliothek pour celle-ci.

2 La Nef des folles, adaptation de Jean Drouyn, et alii, éd. O. A. Duhl, Paris, Classiques Garnier, 2013.

3 P. Debailly, La Muse indignée. Tome I. La satire en France au xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012. Lire aussi B. Renner, « From Satura to Satyre : François Rabelais and the Renaissance Appropriation of a Genre », Renaissance Quarterly, 67, Summer 2014, p. 377-424 ; puis P. Debailly, « La satire lucilienne et la poétique du blâme », Poétique de la Renaissance, éd. P. Galland-Hallyn, F. Hallyn, Genève, Droz, 2001, p. 379-389 ; S. Duval et M. Martinez, La Satire. Littératures française et anglaise, Paris, A. Colin, 2000 ; C. Burrow, « Roman Satire in the Sixteenth Century », Cambridge Companion to the Roman Satire, éd. K. Freudenburg, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 243-260.

4 Jean Drouyn, La Nef des folz du monde, Lyon, Guillaume Balsarin, 1498, p. 1. Pour cet ouvrage, la numérotation des pages est de notre fait.

5 M. Huchon, « La prudence de La Nef des folz : Bouchet et Rabelais », La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, dir. E. Berriot-Salvadore, C. Pascal, F. Roudaut, T. Tran, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 223-239, ici p. 225.

6 Cité de Dieu, 1371-1375, ms. Paris, BnF, fr 22912, V. 26, glose, fol. 278 b, cité par le DMF.

7 Sur la traduction latine du Narrenschiff, voir N. Hartl, Die « Stultifera navis » : Jakob Lochers Übertragung von Sebastian Brants « Narrenschiff », Münster-New York-München, Waxmann, 2001.

8 Drouyn, La Nef des folz du monde, p. 1.

9 Ce trio est initialement établi par Horace, Sermones, I, 4 : Eupolis atque Cratinus Aristophanesque poetae / atque alii, quorum comoedia prisca virorum est, / siquis erat dignus describi, quod malus ac fur, / quod moechus foret aut sicarius aut alioqui / famosus, multa cum libertate notabant. / Hinc omnis pendet Lucilius, hosce secutus, / mutatis tantum pedibus numerisque, facetus, / emunctae naris, durus conponere versus [Eupolis, Cratinus, Aristophane, tous les poètes de lancienne comédie, lorsquil soffrait à leurs pinceaux un fourbe, un voleur, un adultère, un assassin, quelque homme infâme et décrié, ils nhésitaient point à le flétrir sans ménagement. Cest là tout Lucilius ; voilà ceux quil a suivis, en vers dautre mesure seulement, poète enjoué, spirituel, à lodorat subtil, mais dune versification dure et négligée, trad. Henri Patin].

10 Horace, Sermones, I, 4, 93.

11 Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 93. Perse, pour sa part, sentend demander par un interlocuteur fictif quil lui parle « ex adverso » (v. 44) « sed quid opus teneras mordaci radere vero / auriculas » (Mais quel besoin y a-t-il de gratter de tendres oreilles avec une vérité mordante), Satires, I, 107-108. Ce à quoi il répond quil ny renoncera pas. Voir pour dautres références encore : J. L. Ferris-Hill, Roman Satire and the Old Comic Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, pour le lien entre rire et morsure, notamment la section « Truth-Telling Laughter », quoique son travail adopte un tout autre point de vue sur les rapports entre comédie grecque et satire latine, p. 23-37.

12 Le passage de lInstitution oratoire de Quintilien auquel il est fait référence est le suivant : « La satire est tout à fait nôtre ; et Lucilius, qui le premier sy est fait un grand nom, a encore aujourdhui des partisans si passionnés, quils ne font pas difficulté de le préférer non seulement à tous les satiriques, mais même à tous les poètes. Pour moi, je suis aussi éloigné de leur sentiment que de celui dHorace, qui se borne à dire quil y a quelquefois du bon dans ce torrent limoneux ; car je trouve en lui une érudition admirable, et un franc-parler qui lui donne du mordant et beaucoup de sel. Horace est beaucoup plus châtié et plus pur, et excelle principalement dans la peinture des mœurs. Perse sest acquis beaucoup de vraie gloire par une seule satire. Nous avons aujourdhui de célèbres écrivains qui travaillent dans le même genre, et dont on citera un jour les noms avec éloge. Il y a une autre espèce de satire, et plus ancienne, dont Terentius Varron, le plus savant des Romains, nous a laissé un modèle, qui consiste dans un mélange de vers et de prose. [trad. Nisard]

13 Debailly, La Muse indignée, p. 178.

14 Sur ce point voir F. Lavocat, Le Syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à lâge baroque, Genève, Droz, 2005, p. 240-245.

15 Voir O. A. Duhl, Folie et rhétorique dans la sottie, Genève, Droz, 1994.

16 « Epistre XIII, a messieurs les Escoliers de lUniversité de Poitiers », Les Epistres morales et familieres du Traverseur, Poitiers, Jacques Bouchet, 1545, fol. 32v, cité par Debailly, La Muse indignée, p. 180.

17 Drouyn, La Nef des folz, p. 111.

18 Drouyn, La Nef des folz, « De envye », p. 67.

19 Drouyn, La Nef des folz, « Du douloureux depart de la puissance de ce siecle », p. 71.

20 Drouyn, La Nef des folz, « Des petitions et veux inutiles », p. 38.

21 Drouyn, La Nef des folz, « De predestination », p. 73.

22 Drouyn, La Nef des folz, « De celluy qui veut descripre et senquerir de toutes regions », p. 87.

23 Drouyn, La Nef des folz, « De trouver les biens daultruy et de ne les rendre », p. 33.

24 Voir sur ce point B. Renner, « Juvénal et les Nefs des folz : rhétorique et translatio studii », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, LXXII, 2, 2010, p. 283-300, plus particulièrement p. 292-294 et 297-297.

25 Drouyn, La Nef des folz, p. 17, 31, 42, 60, 95.

26 Drouyn, La Nef des folz, p. 44.

27 Drouyn, La Nef des folz, p. 54.

28 Drouyn, La Nef des folz, p. 52. Voir plus loin sur ce terme.

29 Drouyn, La Nef des folz, p. 56.

30 Drouyn, La Nef des folz, p. 75.

31 Drouyn, La Nef des folz, p. 88.

32 Drouyn, La Nef des folz, p. 75.

33 Drouyn, La Nef des folz, p. 93.

34 Drouyn, La Nef des folz, p. 61.

35 Drouyn, La Nef des folz, p. 79.

36 Drouyn, La Nef des folz, p. 119.

37 Drouyn, La Nef des folz, p. 94.

38 Drouyn, La Nef des folz, p. 104.

39 Drouyn, La Nef des folz, p. 52.

40 Drouyn, La Nef des folz, p. 88. La gravure qui accompagne ce chapitre rend plus explicite encore le propos, elle représente Marsyas lié sur une table dont la peau vient dêtre incisée.

41 « Venes veoir se vous trouveres en ceste nef quelque chose qui vous puist proffiter. Car la grant ferveur davarice ne veult point que je me taise descripre une satire des folz qui ne sont point contens de leurs biens, mais par grant cuatelle detiennent les biens daultruy. » Drouyn, La Nef des folz, p. 33. On reconnaît ici le topos cher au satiriste de labsolue nécessité de sa prise de parole, imposée par la situation extérieure.