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Classiques Garnier

L’écriture de la catastrophe dans l’Italie en guerre (1494-1559) Une histoire européenne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2019 – 2, n° 38
    . varia
  • Auteur : Fournel (Jean-Louis)
  • Résumé : La nature particulière des guerres incessantes qui se déroulent dans la péninsule italienne durant de 1494 à 1540 a pu induire des déplacements des catégories linguistiques ou rhétoriques (et par contrecoup des catégories esthétiques et éthiques) tels qu’ils jettent les fondements en même temps, et de façon inextricable, d’une nouvelle littérature et d’une nouvelle compréhension du monde, notamment du monde politique, et de l’histoire de ce monde.
  • Pages : 23 à 45
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406104544
  • ISBN : 978-2-406-10454-4
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0023
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Catastrophe, guerre, rhétorique, Italie, Renaissance
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LÉCRITURE DE LA CATASTROPHE
DANS LITALIE EN GUERRE (1494-1559)

Une histoire européenne

Il est à supposer dailleurs que ceux-là seuls dont laventure personnelle va suffisamment profond accèdent au point où le drame de lhistoire et le drame de la personne se rencontrent.

Jean Starobinski, Introduction à la poésie de lévénement1.

En 1855, Michelet publie le tome septième de son Histoire de France, consacré au xvie siècle et auquel il va donner le nom tonitruant de Renaissance, selon l« invention2 » dun mot qui avant dêtre une catégorie critique dune histoire académique eurocentrée, idéaliste et – aux yeux de certains – quelque peu esthétisante3, se présente – on a trop tendance à loublier – comme une proclamation, dénuée dun quelconque déterminant (la renaissance de…), voire même à loccasion dénué darticle, comme un cri, un appel ou un mot dordre4. Lhistorien qui entre tous 24appréciait les mises en scène littérarisées et scénarisées des événements quil avait entrepris dinterpréter engage le premier chapitre de louvrage avec les mots suivants :

Le 31 décembre 1494, à trois heures de laprès-midi, larmée de Charles VIII entra dans Rome, et le défilé se prolongea dans la nuit, aux flambeaux. Les Italiens contemplèrent, non sans terreur, cette première apparition de la France, entrevoyant chez les Barbares un art, une organisation nouvelle de la guerre, quils ne soupçonnaient pas.

La lueur des flambeaux de larmée en marche éclaire symboliquement une sorte de défilé, de parade, et non le heurt de forces militaires – la résistance à linvasion française fut, on le sait, très limitée dans un premier temps. Pour Michelet, il sagit en fait de la mise en scène du choc entre différentes visions du monde, entre des codes expressifs et des façons de faire qui ne sont pas les mêmes, produisant une mise en récit potentiellement variable de ce qui est en train dadvenir. Dun côté, ces « Italiens » de Michelet, habitants dune Italie qui nexiste pas vraiment et dune ancienne ville impériale, devenue pontificale, qui ne leur confère pas ou plus le glorieux nom de « Romains » ; de lautre, ces « Barbares » que lhistorien ne définit pas par leur appartenance à un territoire mais par le jugement culturel (ou linguistique ?) porté sur les envahisseurs par ceux qui sont envahis.

Dans ce face-à-face, ceux qui sont présents – à savoir les sources contemporaines et non Michelet qui ne nous a servi ici que parce que sa narration pointe quelque chose dimportant dans cette affaire – ne voient pas, ne pensent pas et ne peuvent donc pas raconter, à ce moment-là de lhistoire, la même chose car les points de vue diffèrent (comme le montre lusage des italiques pour le mot « Barbares ») : cest dabord cela dont Michelet a lintuition et quil traduit par ce récit. Dans la phrase inaugurale de Michelet, au-delà des effets rhétoriques et de la logique dauteur, voire de lémotion qui pointe souvent dans lécriture de lhistorien, se bousculent ainsi trois éléments majeurs : dabord, la conscience de la nouveauté (la « première apparition » – presque épiphanique – dune France royale et belliqueuse qui existe dans et par la guerre nouvelle) ; 25ensuite, lintensité de la réaction des acteurs (la « terreur », qui habite les victimes abasourdies) ; enfin, une incompréhension partagée (ceux-ci « ne soupçonnent pas » la nature de l« art » de la guerre maîtrisé par ceux-là, et ceux-là sont confrontés à une réalité dont ils navaient pour la plupart quune connaissance imaginée). Ce qui par cet incipit est dit au lecteur, dun bloc et dun coup, cest donc bien que la guerre nouvelle est la rencontre de deux mondes qui ne se comprennent pas vraiment mais qui saisissent tous deux que rien ne sera plus comme avant justement parce que quelque chose dinouï saccomplit avec cette entrée dans Rome.

Il convient donc de penser avec cette nouveauté, et après elle, autant que de penser ladite nouveauté. Michelet énonce ainsi sans le vouloir que la situation inédite ne peut être aisément objectivée par les contemporains, ou pas seulement objectivée, car elle est demblée – sans a priori, sans postulat, sans élaboration préalable mais avec la nécessité que donne la fureur des temps – la matière même du mouvement de la réflexion sur lévénement, comme des représentations de ce dernier que lon pourra en proposer. Dans cette perspective, le lecteur nest pas confronté aux catégories et aux procédures de « linfluence » et de la « transmission » qui animent trop souvent les histoires traditionnelles de lart et de la littérature de la « Renaissance » justement, composant ainsi un système de relations verticalisées où, toujours, les uns apprennent des autres en les imitant, où, souvent, une réalité en remplace, voire en supplante, une autre selon le grand récit de la Renaissance française, fille ou petite sœur de son homologue italienne, plus précoce5. Ce que Michelet pointe dans ces quelques mots initiaux – et que Febvre avait parfaitement compris dans son cours du collège de France consacré à linvention de la Renaissance par Michelet – cest que le choc de la descente en Italie ne relève pas seulement dun tropisme univoque, illustré par ladmiration, voire la sidération, que pouvaient nourrir les cohortes dhobereaux mal dégrossis doutre-monts en découvrant lurbanisme rationnel et le déploiement dœuvres darts dans les riches cités de la péninsule ou en se confrontant aux petites cours cultivées des seigneurs-tyranneaux qui 26fascinaient tant Burckhardt, lautre grand « inventeur » de la catégorie de Renaissance, qui était si soucieux d« italianiser » celle-ci et de sintéresser à l« État » plus quà la guerre6.

En effet, le choc « de » lItalie cest aussi, pas plus mais autant, le choc perçu et vécu par les habitants de la péninsule face à ces autres guerres et à cet autre monde qui souvrait devant eux à la fois comme un gouffre menaçant mais aussi comme un questionnement crucial : un gouffre parce que lenjeu devenait la survie même de ce quils avaient édifié sous autant de formes diversifiées dagrégations socio-politiques ; un questionnement parce que les vieilles grilles danalyse peinaient à rendre compte de ce qui était en train de se passer et quil fallait donc trouver une autre façon de dire ce qui advenait. On a beaucoup écrit sur les enseignements que la monarchie française tira de ce demi-siècle de « guerres dItalie » incessantes, on a longtemps énuméré jusquà plus soif les traces de linfluence des formes italiennes dans les mots comme dans les pierres, dans les statues comme les livres, dans les dessins comme dans les peintures. Jusquà ce que de nombreux travaux montrent que le fossé entre les deux cultures nétait pas toujours aussi profond quon avait pu le dire, et notamment que lhumanisme doutre-monts ne le cédait pas toujours à celui de ses confrères italiques7 ; jusquà ce que lhistoire de lart illustre également les capacités dhybridation, dans les arts plastiques comme dans larchitecture, entre les traditions héritées des deux côtés des Alpes – sans même parler des apports plus septentrionaux. En revanche, il na pas toujours été fait état de ce que le 27déploiement des mots et des phrases devait à la guerre permanente, et non pas simplement aux croisements des individus, à la circulation des œuvres et aux transmissions des modèles. Cest cette transformation de la littérature et de lécriture par la guerre – changement de formes plus que représentation des conflits – que la présente contribution voudrait justement évoquer (en se limitant pour des raisons évidentes despace – et de compétence ! – à une perspective « italienne » et en laissant à dautres la mise en lumière, en miroir, de la même logique de lautre côté des Alpes) ; sans doute et dabord parce que les guerres du xvie siècle non seulement ne furent pas des guerres comme les autres, jy reviendrai, mais aussi parce que ces guerres se déroulèrent en un moment où la parole était démultipliée par limprimerie et où toute langue moderne était transformée par la conscience de lentre-les-langues8, de ce que produisait la multiplication infinie des traductions et la constitution dun système européen des langues vulgaires dans lequel ces dernières entretenaient des relations horizontales et permanentes, sans hiérarchisation obligée a priori des rapports entre les idiomes9.

Dans la péninsule italienne en guerre, émerge ainsi une multiplicité dusages inouïs de lécriture en langue dite « vulgaire » (ladjectif renvoyant à la langue de tous, en tout cas de toutes les personnes alphabétisées). Ces usages, soulignons-le demblée, se développent à côté et non contre la langue latine des doctes ou des lettrés spécialisés – juristes, médecins, etc. On peut évoquer pêle-mêle à cet égard quatre langages, pour partie inédits et appelés tous à une fortune européenne : a) une forme originale de pensée politique (dans la Florence républicaine de Machiavel, brillante par ses lettrés et ses artistes, mais menacée constamment de ruine du fait de sa faiblesse militaire endémique) ; b) une codification littéraire de cette jeune langue vulgaire (entre Venise et Padoue, sous limpulsion de Pietro Bembo) qui va permettre de construire larticulation fondamentale entre langue et littérature ; c) une historiographie qui pour dire la guerre nouvelle adapte la syntaxe des historiens latins classiques et la tension 28politique de lécriture de Thucydide (avec lHistoire dItalie de Francesco Guicciardini) ; enfin, d) une série de « traités de comportements » qui, à partir du Livre du Courtisan de Castiglione, fonde un classicisme éthico-philosophique mondain (qui va savérer structurant pour lespace des cours et des salons dans toute lEurope dAncien régime)10. Tous les auteurs que nous venons de citer font partie de ce que nous pouvons appeler la « génération de la guerre11 » : ils parviennent à lâge adulte au tournant des xve et xvie siècles et, pour la plupart, ils occupent des postes de responsabilités dans les États dont ils sont les citoyens ou les sujets. Sans cette guerre interminable et dont les caractéristiques inédites frappent les contemporains très vite, il est certain quaucun dentre eux naurait écrit ce quil a écrit comme il la fait : chacun des ouvrages considérés, chacune des pratiques décriture évoquée, est indissociable de létat de guerre pas seulement parce quon tenterait de la représenter mais parce quon sy essaie à comprendre cette situation extraordinaire – à sen charger pourrait-on dire – et quon y invente le nouveau monde et les nouveaux récits que cette situation engendre et engage.

Pour être plus précis, lhypothèse que je voudrais ici soumettre est donc la suivante : la nature particulière des guerres incessantes qui se déroulent dans la péninsule italienne durant ces années-là a pu induire des déplacements des catégories linguistiques ou rhétoriques (et par contrecoup des catégories esthétiques et éthiques) tels quils jettent les fondements en même temps, et de façon inextricable, dune nouvelle littérature et dune nouvelle compréhension du monde, notamment du monde politique, et de lhistoire de ce monde. Cette hypothèse naît dun double constat que lon peut aisément tirer de la lecture de bien des textes italiens de lépoque. Dune part, la puissance et la vitalité dun héritage culturel « italien » unique12 ont été en définitive de peu de poids face 29aux armes des « barbares » français, suisses, allemands ou espagnols13. Dautre part, les guerres qui ont commencé depuis que le roi de France Charles VIII a passé le col du Montgenèvre en septembre 1494 sont dune nature nouvelle par leur rythme, leur intensité et limportance de leurs effets : plus rapides, plus violentes et moins circonscrites dans lespace, elles menacent en effet lexistence même des États concernés et transforment à la fois la perception du temps et léquilibre entre la vie civile et la vie militaire (selon létat des lieux proposé par Machiavel dans le prologue de son Art de la guerre).

En six mois, de septembre 1494 à février 1495, Charles VIII a pu conquérir Naples et provoquer au passage la chute du gouvernement des Médicis à Florence. Cette campagne facile, sans grande bataille rangée, est déjà marquée par des massacres pour lexemple, qui sont lébauche dune guerre contre les civils qui va devenir une constante dans les décennies suivantes. À partir de Ravenne (1512) notamment les morts dans les batailles se comptent désormais par milliers et non par dizaines14. Au fil des campagnes qui se succèdent sans cesse durant quarante ans, les mises à sac des villes et les massacres se multiplient ; certains États disparaissent comme le royaume de Naples et passent sous domination étrangère, dautres États, auparavant florissants, comme le duché de Milan, sont réduits à la misère15. Ainsi se fait jour un véritable « ensauvagement » de la guerre16. La guerre nest plus confinée 30aux marges de la société et du territoire mais frappe ceux-ci en leur cœur et du même coup les menace dune disparition pure et simple. Les vieilles formes de rationalités comunale – centrées sur la défense du bien commun – et humaniste – fondée sur le modèle de la Rome antique et sur les ressources de la vertu face à la fortune – ne parviennent plus à rendre compte des événements. Il faut dès lors inventer un autre récit, une rationalité dune nature différente, qui permettent de rendre compte de ce qui se passe en retrouvant une maîtrise du temps. Cet effort peut prendre des formes différentes selon les lieux, les fonctions, les compétences spécifiques des individus considérés mais, quelle que soit la situation – la « qualité des temps » pour reprendre une notion machiavélienne –, les actions et les choix de toutes ces personnes sont conditionnées par létat de guerre. Chacun invente dès lors sa façon déchapper au sentiment dimpuissance et dincompréhension qui domine dès lors que ces hommes ont limpression dêtre agis plutôt que dagir. La péninsule italienne va ainsi voir apparaître de nouvelles analyses, de nouveaux savoirs, de nouveaux textes, de nouveaux mots même : nombre dentre eux vont vite migrer en France et sy déployer, souvent sous dautres formes, dans une autre langue qui les intègre et les adopte autant quelle les transmet (jusquà faire oublier toute auctorialité et toute langue dorigine), qui les conquiert plus quelle ne les imite, favorisant du coup une reprise et un approfondissement local, dans lémulation, plus quune simple reprise passive des discours de lautre.

Ceci passe dabord par la mise à lépreuve de mots nouveaux pour dire les bouleversements… ou pour leur échapper dans lespace de substitution que peut devenir la littérature. Cet espace de substitution na ici rien à voir avec la notion simpliste d« évasion » mais relève de la construction dans les textes dun espace social et esthétique alternatif qui ne soit plus menacé par les aléas de lHistoire. Cest sans doute une des raisons pour lesquelles, jy reviendrai, la construction dune nouvelle codification de la langue, dans la Vénétie et dans les cours septentrionales, ne touche pas dans un premier temps la Toscane, cest-à-dire le territoire où sont nés la plupart des textes littéraires qui aident à poser les canons de la nouvelle littérature17. Un écrivain a sans aucun doute eu une influence primordiale 31dans ce processus. Patricien vénitien, Pietro Bembo est sans doute, de fait, lun des premiers hommes de lettres à comprendre que les guerres permanentes du présent constituent un danger non seulement pour les hommes et pour les territoires mais pour la langue quils emploient. Renonçant à la carrière politique à laquelle sa naissance le prédisposait, Bembo avait quitté Venise dès 1492 pour mieux aller apprendre le grec à Messine et sétait essayé avec succès à lécriture de prose et de vers latin (son De Aetna est publié en 1496). Il semblait ainsi avoir devant lui une destinée toute tracée dhumaniste classique, occupé à limitation des écrivains de lâge dor de la Rome antique18. Pourtant il décide en 1501 de préparer une édition du Canzoniere de Pétrarque (appelé par lui Cose volgari) puis, lannée suivante, une édition de la Comédie de Dante quil publie chez limprimeur humaniste par excellence, Alde Manuce. Ce dernier était jusqualors surtout connu pour ses éditions très soignées des classiques antiques ou des grands philologues contemporains, tel Politien. Chacun connaissait son détachement manifeste à légard des ouvrages en langue vulgaire19. Bembo entend ce faisant appliquer ses compétences dhumaniste, et donc de philologue attentif à la lettre du texte, à des écrits en langue vulgaire, ce qui navait jamais été vraiment fait pour une opération éditoriale. Lenjeu est clair : il sagit de conférer un statut de « classique » aux écrits de Dante et, surtout, de Pétrarque en les délivrant de toute glose, en stabilisant le texte de référence, en lui donnant la noblesse des caractères italiques qui imitent le manuscrit et en assurant une large diffusion grâce au format de poche in-8o. Les œuvres des poètes toscans deviennent des textes que lon peut lire 32quotidiennement et qui sont imitables, pouvant dès lors jouer un rôle de modèles, au même titre que Virgile lest pour la poésie néo-latine, selon la logique de limitation qui est au cœur de la réflexion rhétorique et esthétique traditionnelle des humanistes du Quattrocento.

Mais ce qui importe ici tient aux raisons de cette entreprise surprenante de Bembo, conduite avec la même vitesse et, dans une certaine mesure, la même détermination et la même violence que les campagnes militaires de son temps. Les débats qui sétaient développés au cours du xve siècle sur les origines historiques de la langue vulgaire (et sur ses relations avec le latin) avaient favorisé la diffusion dune thèse que lon peut appeler la « théorie de la catastrophe » : selon celle-ci, la langue vulgaire était née de lécroulement de la langue latine à la suite des invasions barbares20. Cette historicisation de la réflexion linguistique avait conduit tout à la fois à une dramatisation des enjeux représentés par la « question de la langue » mais aussi à une potentielle autonomie de la langue vulgaire, qui nétait plus dès lors subordonnée au latin, dans la mesure où elle était née dans une autre époque. Or Bembo, selon une réflexion analogique qui eût été difficile sans le précédent de la discussion qui avait eu lieu au milieu du Quattrocento, considère que, les mêmes causes pouvant produire les mêmes effets, larrivée de nouveaux « barbares » dans la péninsule pourrait conduire au délitement de la jeune langue vulgaire, et ce dautant plus que la langue vulgaire contrairement au latin classique nétait pas régulée de façon solide. En effet, le vulgaire était encore dénué de toute codification : transformé en une koynê pratique, sans grammaire ni dictionnaire, des cours et des chancelleries, elle restait soumise aux tensions centrifuges des régionalismes et à la contamination lexicale des latinismes. Bembo voulait donc empêcher que cette langue qui, depuis longtemps, avait déjà acquis droit de cité dans la littérature, dans les conversations et dans les usages fonctionnels de la politique, de la diplomatie et du commerce, mais qui restait ouverte à toutes les influences et à toutes les expérimentations lexicales et syntaxiques, ne disparût dans la tourmente 33des nouvelles guerres, du fait de cette nouvelle catastrophe. Au début de son dialogue intitulé Proses de la langue vulgaire21, dans une des rares allusions aux événements contemporains de louvrage, lauteur énonce très explicitement cet enjeu. Par la bouche de Julien de Médicis, répondant en loccurrence à Federico Fregoso qui venait dexposer la théorie de la corruption de la langue latine au contact des barbares dix siècles auparavant, il est ainsi proclamé : « À Dieu ne plaise [] que celle-ci [i.e. la langue vulgaire] nen revienne plus que jamais à parler de façon servile : ce qui, si le ciel ne sy emploie pas, paraît ne pas devoir tarder très longtemps » si lon remet « à la France et aux Espagnes une belle et bonne partie de notre douce campagne22 ». En dautres termes, la langue vulgaire pourrait perdre toute autonomie (« parler de façon servile ») si Français et Espagnols établissent de façon durable leur domination sur le territoire de la péninsule. Dans le véritable dispositif, cohérent, progressif et articulé que Bembo élabore, le troisième volet de son projet (qui est en fait le premier chronologiquement, puisquil accompagne la préparation des éditions de Pétrarque et Dante mais précède de plusieurs années la rédaction du dialogue théorique des Proses de la langue vulgaire) est la rédaction dun autre dialogue intitulé Gli Asolani, à partir des dernières années du xve siècle23. Portant sur lamour, cette œuvre aborde un sujet qui permet à Bembo de conjuguer son expérience de sociabilité courtisane, sa formation dhumaniste et ses réflexions rhétoriques. Le 34dialogue nourrit ainsi la prose de motifs propres à une tradition tout à la fois philosophique (la question de lamour ou de la beauté est au cœur du néo-platonisme post-ficinien) et poétique (la tradition courtoise des échanges amoureux avec la traduction en vers de lexpérience du sentiment). Lauteur entend proposer ainsi un exemple de lapplication des canons littéraires qui seront formalisés définitivement dans ses Proses de la langue vulgaire (limitation de Pétrarque pour les textes poétiques et celle de Boccace pour les textes en prose). Cet exemple sera dailleurs constamment remis sur le métier jusquà sa mort par lauteur puisque la première édition des Asolani en 1505 (toujours chez Alde Manuce) sera suivie par une deuxième édition corrigée en 1530, puis par une troisième publiée posthume en 1553. On pourrait en dire tout autant de lédition des Rime de Bembo – la première édition date de 1530 – qui est conçue comme une application de ce qui a été posé dans les Proses. Au passage, remarquons que les efforts du Vénitien portent dailleurs avant tout sur la langue de la poésie, ce qui provoque une sorte de déséquilibre qui va marquer lhistoire de la littérature italienne pendant tout lAncien Régime. Pour le dire en quelques mots, le modèle pétrarquiste va jouir dune grande fortune, pas le modèle boccacien.

Quoi quil en soit, larticulation des trois volets du processus décrit (publication de textes canoniques du passé proche, élaboration dun exemple de prose ornée contemporaine et formalisation dune codification de lécriture littéraire) est significative : la théorisation réglementaire est précédée par une expérience décriture, qui elle-même a imposé la nécessité dune édition philologique des textes de référence. Dans cette logique, la littérature (celle que lon écrit et celle que lon lit, que lon admire et que lon imite) est première : la possible formalisation des codes, comme résistance à lHistoire, naît de la pratique décriture. Ce qui dailleurs ninterdit pas à cette dernière dans un incessant work in progress dêtre alimentée par la théorie dans un second temps, ce que montre la réélaboration tenace du recueil des Rime et la nouvelle édition, vingt-cinq après la première édition, des Asolani.

La coïncidence avec la chronologie des guerres est parlante : après la publication des Proses en 1525, celles de la deuxième édition des Asolani puis du recueil des Rime, comme double acte fondateur du pétrarquisme européen, ont lieu en 1530. Or, cest au même moment qua lieu le couronnement de Charles Quint comme Empereur, à Bologne, en 35février 1530, marquant la vraie fin des guerres permanentes en Italie et linstauration de la pax hispanica sur la péninsule. Lenjeu de cette affaire pourrait bien être le rapport entre la Littérature et lHistoire. La perception douloureuse dun présent menaçant conduit le lettré à prôner un retranchement de la langue du temps présent. Et ce, non pas au profit dune fuite dans une illusoire évasion, mais au nom de lintangibilité dun espace textuel susceptible de représenter le socle dun véritable projet tout à la fois esthétique, éthique et social. Le pétrarquisme saffirme dabord comme le choix dun code à la fois linguistique, rhétorique et humain24. On assiste à la fondation dune littérature contemporaine qui revendique son autonomie absolue, une autonomie des textes fondée sur lautonomie absolue de linstrument langagier auquel ils ont recours. Dans cette perspective, la littérature se fait constitution dune autre Histoire, alternative à celle qui se déploie dans le sang et la mort sur les champs de bataille. Il sagit en effet de parler avec les mots du xive siècle (ceux de Boccace et Pétrarque, à un degré moindre ceux de Dante) aux lecteurs contemporains et, surtout, aux lecteurs à venir puisque lessence dun véritable écrivain selon Bembo est de se fixer pour objectif de sadresser à la postérité tout en sadressant aux lecteurs de son temps. Voilà pourquoi Bembo rejette la production littéraire en langue vulgaire du Quattrocento (quil sagisse des écrivains de nouvelles, des chroniqueurs, de la poésie toscane des cercles médicéens ou des poètes des petites cours septentrionales). Ces textes sont selon lui nourris dune confiance excessive dans la capacité de la langue à croître et embellir naturellement, sans avoir recours à la moindre règle et sans élire de modèles25. Du même coup, quand Bembo choisit dimposer le toscan comme langue de référence, il précise demblée que cette 36langue ne saurait être celle que parlent les Toscans daujourdhui, trop soumise à la corruption du temps présent et à lincertitude de pratiques quotidiennes non codifiées. Si Bembo « censure » ainsi le présent de lHistoire26, sil fait limpasse sur le passé proche, cest pour défendre, ou plutôt pour fonder, une Littérature présente qui trouve dans les textes la force qui manque à la langue littéraire dont il a hérité, une langue instable et mouvante, dépourvue dun code de référence qui larrache aux contingences historiques. Cest une pensée littéraire et non une pensée linguistique qui se fait jour ou plus exactement une pensée qui subordonne systématiquement la réflexion linguistique à un horizon littéraire comme seul horizon qui vaille, car cest le seul qui confère une force propre à la langue et lui permette de résister à lHistoire belliqueuse. Au présent de la Guerre, Bembo oppose ainsi un présent des Textes, qui peut au passage autoriser une forme de revanche des lettrés de la péninsule (ou dailleurs puisque le dispositif est reproductible dans des situations similaires de crise politique et militaire…) sur les envahisseurs doutre-monts.

En outre, si le latin, depuis lémergence dun puissant humanisme septentrional, incarné par le « prince des humanistes », Érasme, ne peut plus être revendiqué comme une exclusivité italique, il nen va pas de même de la langue vulgaire italienne. Bembo peut ainsi paradoxalement transposer et unir les positions dun Lorenzo Valla qui, au siècle précédent, dans ses Elegantiae proclamait lempire pacifique de la langue latine sur lEurope (en se donnant ainsi la possibilité de ne pas considérer la chute de lempire territorial de Rome) et dun Laurent de Médicis qui, dans lintroduction au commentaire de ses propres sonnets, promettait à la langue toscane un avenir radieux à la condition que pût croître « lempire florentin ». Mais Bembo fait reposer cette confiance dans les mots sur de plus solides fondements en la dissociant, comme Laurent, de la référence au latin (dont les Italiens ne sauraient plus prétendre quil est leur patrimoine exclusif) et en la libérant, comme Valla, de lhypothèque politico-territoriale. À la manière dont le grec des vaincus sétait imposé dans la Rome antique, le toscan, devenu litalien, pourrait ainsi simposer comme langue de la culture (ce qui sera dailleurs pour 37partie le cas jusquau milieu du xviie siècle) dans lEurope des grandes monarchies nationales27.

Sil en va ainsi cest parce que ce code littéraire prend aussi la forme dun code social réglementant lêtre ensemble, la « conversation » des élites. La conquête de lEurope par le pétrarquisme va de pair avec la diffusion dune codification des « comportements » qui ne passe pas seulement par ce que lon a appelé les traités du même nom (écrits notamment par Baldassar Castiglione, Giovanni Della Casa, Stefano Guazzo). Le gouvernement des mots (cette « grammaire de la domination » dont parlait Giancarlo Mazzacurati) est aussi un gouvernement des attitudes en société. La poétique de lamour débouche sur une raison des gestes qui constitue un marqueur social. La posture rhétorique ne concerne pas seulement les mots mais lensemble de lactio des locuteurs : les critères principaux du code pétrarquiste tels quils sont énoncés dans les Proses de la langue vulgaire, au premier chef la gravità et la piacevolezza (la « gravité » et le « plaisir » ou l« agrément » – Proses, II, 9), concernent aussi bien la langue que la vie en société. L« urbanité » qui est fondée par ce code définit ce que lon appellera plus tard la société « polie », chère à la sociologie éliassienne comme à lhistoire de la rhétorique renouvelée de la fin du xxe siècle. La question demeure de savoir si la tradition rhétorique antique (notamment Cicéron et Quintilien) revisitée par des humanistes du xve siècle, tel Giovanni Pontano, ne suffirait pas à fonder cette codification du comportement sans que lon ait besoin de lancer des ponts avec la matrice littéraire du pétrarquisme. Lhypothèse soutenue ici est que, sans le détour par ce code littéraire, lui-même induit par un code linguistique strict, la codification des comportements aurait eu plus de mal à simposer dans les élites italiennes puis européennes car le discours amoureux porté par le pétrarquisme représente alors lun des seuls pôles possibles didéalisation de lexistence humaine et duniversalisation des pratiques sociales28. On comprend mieux dès lors pourquoi dans le dialogue de référence de linstitutio sociale dAncien 38Régime, à savoir le Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione, Bembo est introduit comme un personnage qui ne dit rien sur la discussion du premier livre consacré à la langue à employer dans la conversation courtisane, mais qui, en revanche, intervient longuement dans le dernier livre du dialogue pour décrire lascèse néo-platonicienne du courtisan amoureux accédant à la vérité à travers lamour de sa dame.

Reste toutefois que la diffusion de ce code ne passe pas nécessairement par la langue vulgaire italienne, quel que puisse être lindéniable statut privilégié de celle-ci dans les autres pays européens. Si les humanistes européens avaient pour point commun de partager un instrument langagier commun et antique, à savoir le latin (et parfois le grec), les « pétrarquistes » sils connaissent souvent litalien font passer dans leurs propres langues les codes élaborés dans la péninsule italienne. On pourrait ainsi rapporter à léchelle de lEurope le mot très juste de Mario Pozzi selon lequel, dans la question de la langue en Italie, « ce nest pas la Toscane qui a conquis lItalie mais lItalie qui a conquis la Toscane29 » et affirmer que ce nest pas en loccurrence la langue vulgaire italienne qui conquit lEurope mais les langues vulgaires de lEurope lettrée qui semparèrent de la langue littéraire (notamment amoureuse) et codifiée de la péninsule pour penser lautonomie de leur propre langue et de leur propre littérature30. Rien détonnant dans cette logique-là que des lettrés français aient ainsi revendiqué larrachement de certaines œuvres à leur langue originelle pour enrichir la langue française en refusant denfermer celle-ci dans une position subordonnée ou débitrice par rapport au toscan et en proclamant une sorte de droit de conquête 39dans le territoire des mots, équivalent de celui que les rois de France avaient pu invoquer pendant des décennies dans leurs « descentes » successives dans la péninsule31. Le prix à payer pour cette victoire du code pétrarquisant et son expansion européenne est souvent, toutefois, un certain immobilisme de la production poétique dans laquelle le respect des canons et la restriction de la langue poétique nest pas sans effet sur la création. La stabilité qui se veut éternelle dune écriture projetée demblée dans la postérité rend malaisée lévolution des formes et favorise lauto-engendrement de textes produits, parfois non sans quelque complaisance, par le groupe social qui définit son excellence éthique et culturelle à partir de la maîtrise de ce même code qui constitue le cadre obligé de lécriture32. Le risque existe en effet dune création poétique touchée par la répétition et labstraction (dans son sens originel darrachement au réel). Force et fragilité du classicisme sans doute, dès lors quil renonce à toute réflexivité sur ce quil répète et reproduit, force et fragilité quil ne convient pas didentifier trop vite avec la « modernité » littéraire.

Il nest pas sans intérêt à cet égard de comparer rapidement le choix de Bembo – et sa fortune littéraire européenne à travers le développement du pétrarquisme – avec un autre espace de frottement de la langue avec le temps de la guerre. Jentends parler de la Florence républicaine. Il ne sagit plus ici de poser les bases dune littérature mais, avec (entre autres) Savonarole, Machiavel et Guicciardini, de trouver une façon politique de dire lhistoire du passé très proche et celle du temps présent, pour aider à sauver la République. Ce nest que de surcroît que ces textes prennent une valeur philosophique, rhétorique ou esthétique. Cette façon de parler et décrire différente, cette disposition des mots inédite ouvre la 40voie sans le vouloir à une nouvelle rhétorique dont lobjectif nest pas de constituer un autre Monde pacifié et clos mais de comprendre – dans le double sens de ce terme – le monde bouleversé et infiniment ouvert de la conjoncture belliqueuse. Rien détonnant donc à ce que, jusquau début des années 1530, Florence soit restée largement à lécart du mouvement de codification linguistique et rhétorique développé à Padoue, à Venise et dans les petites cours septentrionales.

La foisonnante parole républicaine florentine qui voit le jour à partir de 1494 (traités, chroniques, discours, dialogues, sermons, poésies politiques, livres de raison, aphoristique se multiplient justement dans ces années-là) ne répond à aucun code unificateur : son principal enjeu nest pas dailleurs de donner à voir quelque chose de connu mais plutôt de dévoiler ce qui ne lest pas ou ne lest plus, de montrer comment résister à la tourmente des guerres en cours. Savonarole a en commun avec Machiavel de recourir, pour ce faire, à un verbe qui surprend leurs auditeurs et leurs lecteurs. Savonarole détonne par rapport aux formes attendues de la rhétorique de la chaire et lon dit quil parle « comme les apôtres » dans la mesure où il délaisse le cicéronianisme de la cour de Rome33, en préférant dans ses sermons latticisme et la maïeutique socratique aux recherches sophistiquées dun Politien, taxé dasianisme par les fidèles du prieur dominicain. Machiavel, de son côté, tord les formes classiques du traité politique et proclame au cœur de la lettre de dédicace au Prince (dans un écho étonnant pour quelquun qui naimait pas beaucoup le prieur de San Marco) quil faut refuser tous les ornements de lécriture. Savonarole et Machiavel ont en commun de devoir procurer à leurs auditeurs ou à leurs lecteurs une lecture rapide, immédiate et efficace du temps présent (cest ici que réside sans doute, au-delà de la critique des « gouvernements imaginés » et de l« empirisme » supposé de Machiavel, la justification de linjonction à suivre la « vérité effective 41de la chose » dans le chapitre xv du Prince). La parole républicaine dans ses différences mêmes acquiert une nécessité propre – et le terme de « nécessité » est utilisé de façon récurrente par Machiavel et ses contemporains pour désigner la contrainte exercée sur les hommes par la guerre… La nouveauté de cette parole ne naît pas des mots auxquels elle a recours (les néologismes y sont rares) mais de lusage quelle en fait, de lanalyse critique des lieux communs qui leur sont attachés et de la resémantisation qui en découle pour certains termes centraux. La libertà, lo stato, la legge (la liberté, lÉtat, la loi) sont par exemple convoqués dans leur indétermination même et lexamen des frontières poreuses de leurs significations nourrit une réflexion iconoclaste. Si la poésie pétrarquisante condense, voire fige, lexpérience personnelle dans une série circonscrite de termes et dimages savamment agencés au profit de lharmonie du rythme et de léthique de la mesure, la parole politique florentine ouvre sans limite le prisme dune expérience collective dans une recherche interminable et infinie du sens quelle peut prendre – dun sens dont le contenu reste radicalement ouvert. Alors que lhomme poli mesure son attitude en société à laune des codes que lui fournit lexpression philosophico-poétique de lamour pétrarquisant, lacteur de la politique républicaine florentine passe les mots au crible des événements pour apprécier sans a priori le sens quils recouvrent vraiment. Les mots doivent dire lHistoire en cours, dans son indétermination même, au lieu de servir à fonder une autre Histoire où les seuls faits auxquels ils devraient se mesurer sont le respect du code de l« honnêteté » par ceux qui les énoncent. La réception des Florentins dans la France des Valois perçoit très vite lenseignement des Florentins. Ainsi, Jacques Gohory, un des premiers traducteurs de Machiavel en français, notait que le Florentin avait été le premier à savoir conjuguer « les mots propres et naturels » et les « termes dÉtat34 » : dun côté, la langue florentine, nourrie de la quotidienneté la plus matérielle quabhorrait Bembo et, de 42lautre, la langue technique du gouvernement, censée pouvoir dire les choses de lÉtat (la « longue expérience des choses modernes » évoquée par Machiavel dans sa lettre de dédicace du Prince). Du même coup, on ne peut tirer de cette écriture dimprobables lois de la politique, encore moins les grands axes dune science du politique : Machiavel fonde une rhétorique politique en acte, tirant ainsi toutes les conséquences de la polysémie radicale du lexique quil utilise et de lunicité des cas quil étudie. Ses « exemples » ne sauraient être des modèles et justifier une lecture analogique de lHistoire : ils ne sont lourds daucun code ni daucune institutio parce que les mots partent des faits de lHistoire en cours et nentendent pas créer une « autre » histoire35. La chose a son importance pour les lecteurs doutre-monts qui trouvent ainsi dans ces lectures des outils de réflexion adaptables à dautres crises, y compris quand le temps et lespace de déploiement de la réflexion ne sont pas les mêmes : les langages politiques des Florentins sont utiles pour toutes les saisons et cest bien là ce qui va faire de larticulation du machiavélisme et de lanti-machiavélisme un chapitre important de lhistoire de la pensée politique européenne à lâge moderne.

Comme Machiavel, Savonarole et Guicciardini se méfient de la « douceur des mots », quil sagisse des mots pleins de certitudes des philosophes (ces « sages de notre monde » raillés par le dominicain) ou des mots agréables des poètes ou des rhéteurs. De façon différente, ces derniers séloignent en effet des « cas » de lexpérience vécue (de la « substance des choses » écrit Guicciardini dans son Dialogue sur la façon de régir Florence). Laboutissement le plus accompli de cette rhétorique critique est probablement la rédaction par Guicciardini de son Histoire dItalie, écrite entre 1535 et 1540. Sur près de deux mille pages, lauteur rédige une histoire politique des guerres de son temps qui nest, selon le titre apocryphe, une « histoire dItalie » que dans la mesure où lessentiel de lhistoire européenne se déroulait alors dans la péninsule. Cette histoire des « choses qui se sont déroulées en Italie », pour reprendre les premiers mots de lHistoire dItalie, est ainsi une histoire « européenne » autant et plus quune histoire « italienne ». En ce 43sens, louvrage propose exactement le contraire dune histoire « locale », à limage de ces chroniques dont les auteurs parlent dabord et avant tout à ceux qui sont nés et vivent dans le même lieu queux.

Ainsi, au fil de lécriture, si lauteur retrouve la syntaxe des grands historiens de lAntiquité romaine, il ny a pas recours au nom dun choix rhétorique abstrait mais parce que cette organisation du discours est la seule susceptible de rendre compte de la complexité des causalités de la guerre. Linsertion dinterminables incises ou léloignement des sujets par rapport aux verbes daction principaux retranscrivent ainsi la multiplicité dun réseau de faits quil faut tous prendre en compte et ordonner pour comprendre ce qui est advenu. La posture panoptique ou la perspective cubiste de lauteur, tendant à décrire en même temps lobjet sous des angles différents, est dailleurs loin de toujours proclamer lunicité de lexplication fournie. Elle tend souvent à souligner au contraire sa fragilité et sa dépendance par rapport à la fortune, ce mot ancien, repris pour traduire ce qui échappe à la connaissance de lhomme en un moment donné, qui devient souvent une image immatérielle des incertitudes des temps de guerre. Il nen reste pas moins que, du coup, la syntaxe guichardinienne peut également sembler en France et ailleurs dune grande proximité aux lecteurs familiers des historiens antiques : louvrage se trouve ainsi doté dune sorte duniversalité manifeste qui en fait un ouvrage qui nest pas enfermé dans son origine toscane, ni même italienne.

Dans la même perspective, les choix lexicaux faits par Guicciardini permettent également de retisser, encore et pour finir, les fils de la comparaison avec le geste théorique de Bembo décrit plus haut. Il est notable à cet égard que Guicciardini choisisse de limer sa langue pour la « déflorentiniser », comme la bien montré Mario Pozzi36. Lhistorien a voulu nuancer la « florentinité » contemporaine de sa langue en adoptant pour partie le modèle « boccacien » proposé par Bembo. Les manuscrits de lœuvre témoignent dune étude serrée de lauteur sur les textes de Bembo afin de corriger les régionalismes lexicaux. Par ailleurs, il avait confié à un de ses amis, Giovanni Corsi, homme de lettres37, fin 44connaisseur des Proses, le soin de lui proposer en ce sens toute correction utile. Doit-on voir dans cette entreprise de correction une inflexion qui ferait se croiser ces deux lignes jusqualors parallèles de rapports à la langue que nous avons tenté de suivre dans lItalie en guerre ? La tentation de répondre positivement est dautant plus forte quau moment où Guicciardini, quelques mois avant sa mort, entreprend ce travail infini de correction de son manuscrit, la république florentine a définitivement sombré et Bembo a été couronné par un chapeau de cardinal en 153938. Pourtant, il semble difficile de sen tenir là. En effet, lauteur de lHistoire dItalie est loin daccepter toutes les propositions de corrections qui lui sont faites et son texte reste, par endroits, marqué par la langue florentine la plus matérielle, celle des marchands et des boutiques de la vieille cité guelfe. Par ailleurs, et surtout, les raisons qui conduisent Guicciardini à polir sa langue ne sont quapparemment comparables à celles de Bembo : si lui aussi entend livrer à la postérité un texte détaché de son origine géographique « florentine », ce nest pas pour le faire échapper à lHistoire du temps présent mais pour rendre plus universelle lexplication achevée de cette Histoire des guerres de son temps. Lauteur entend adopter une posture décrivain au-dessus des parties en présence pour retrouver une union possible des mots et des faits, des verba et des res. Cest là une condition nécessaire pour sortir de cette ère du soupçon que les bouleversements contemporains avaient imposé à la langue de la politique et de lhistoire. La question nest pas celle dun code à reproduire mais celle dune explication à donner. Du même coup, Guicciardini aurait pu représenter un modèle de prose, au moins de prose scientifique, pour la littérature italienne, à légal de ce modèle quavait imposé Bembo pour la poésie. Ce ne sera pas le cas, ce ne pouvait lêtre, dans une péninsule italienne que la guerre avait laissé exsangue et sous domination étrangère. Sur la politique et lhistoire, il nétait pas possible en Italie décrire après comme on avait écrit pendant. En revanche, il en va autrement en France et ailleurs en Europe, comme le montre la diffusion rapide de lHistoire dItalie de Guicciardini dans toutes les principales langues du continent (français, latin, espagnol, anglais, allemand), surtout si lon pense à la taille de louvrage à traduire.

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Tout comme Machiavel était devenu la lecture obligée des politiques, et pas seulement pour le condamner39, Guicciardini devient la lecture obligée de ceux qui questionnent la complexité des guerres modernes et tentent den restituer un récit un tant soit peu linéaire. Là encore il ne sagit ni de plagier ni dimiter mais de travailler lécriture et la narration du monde bouleversé par la guerre à laide de Guicciardini, à laide des outils que Guicciardini fournissait à quiconque voulait écrire lhistoire pour la comprendre. On se rappellera encore une fois du mot du neveu de Colbert qui dans son manuscrit préparatoire pour la création dune école dambassadeurs soulignait au chapitre des lectures que « ils doivent commencer par lire Guichardin40 ».

Jean-Louis Fournel

Université Paris 8

1 J. Starobinski, La poésie et la guerre. Chroniques 1942-1944, Genève, Zoe, 1999, p. 10.

2 Stricto sensu, il est bien connu que le terme d« invention » est en loccurrence discutable puisque rinascimento ou renaissance pouvaient être employés avant Michelet mais il est non moins certain que dans ces cas-là il sagissait toujours de faire part de la « renaissance de quelque chose » (art, sciences, lettres, etc.) et non dune catégorie historiographique employée sans déterminant en sens absolu.

3 On connaît lanalyse très critique quen propose par exemple J. Goody dans Le vol de lHistoire. Comment lEurope a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.

4 Voir, sur ce point, pour lanalyse de la genèse de cette « invention » dun mot chargé despoir et étroitement lié à la conjoncture politique française de la fin du règne de Louis-Philippe et à la conjoncture psychologique de ce moment de la vie de Michelet, L. Febvre, Michelet et la Renaissance, Paris, Flammarion, 1992 (édition dun cours au Collège de France dispensé durant la guerre entre décembre 1942 et avril 1943). Voir aussi sur ce « mot dordre » les considérations proposées par C. Mettra dans la préface au volume de lHistoire de France intitulé Renaissance et Réforme, publié dans la collection « Bouquins », Paris, Laffont, 1982, p. 7-30.

5 Ce paradigme lié à une perspective optimiste dun progrès intellectuel partagé inscrit dans un espace et un temps déterminés mais changeant selon les époques de lhistoire est encore bien vivace si lon en juge par le récent (et important) ouvrage de B. Roeck, Der Morgen der Welt : Geschichte der Renaissance, Munich, Beck, 2017.

6 Burckhardt emprunte dailleurs très probablement le mot de « renaissance » au français (écartant dautres mots allemands possibles) mais avec toutefois deux grandes différences par rapport à la position de Michelet : dun côté, il passe dune point de vue français à un point de vue italien (ce quillustre dailleurs le titre de son ouvrage de référence (Die Kultur der Renaissance in Italien – La civilisation de la Renaissance en Italie, 1860) avec une autre chronologie mettant laccent sur le xve siècle autant voire plus que sur le xvie siècle et, de lautre, il nadhère pas sans nuance à la nouvelle catégorie en manifestant même quelques réticences, évoquant à loccasion une formulation « trop unilatérale » (so einseitige Name) ou encore la « soi-disant Renaissance » (die sogenannte Renaissance). Voir sur ce point A. Cotugno, Dal Risorgimento al Rinascimento, Venice, Marcianum Press, 2017, p. 76.

7 Voir notamment les travaux de Franco Simone et de son école. Cf. Studi francesi, 171 (LVII-III), 2013, Franco Simone e la storiografia letteraria (Atti della giornata di studi nel centenario della nascita promossa dallAccademia delle Scienze di Torino in collaborazione con « Studi Francesi » Torino - 24 maggio 2013) notamment larticle de J. Balsamo intitulé « Une révision historiographique : Franco Simone, la littérature française du xvie siècle et le paradoxe de litalianisme » (p. 525-533) qui propose une bibliographie des travaux de Simone les plus importants.

8 Cf. H Wissmann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012.

9 Sur la notion de traductions « verticales » et « horizontales », cf. G. Folena, Volgarizzare e tradurre, Turin, Einaudi, 1991 (une traduction française de ce bref essai fondamental vient de paraître sous le titre Traduire en langue vulgaire, édition de L. Marignac, Paris, Éditions Rue dUlm, 2018). Sur limportance des traductions horizontales voir Fedeli, diligenti, chiari e dotti. Traduttori e traduzioni nel Rinascimento, sous la direction de E. Gregori, J.-L. Fournel et I. Paccagnella, Padova, CLEUP, 2016.

10 Sur ce point, voir P. Burke, Le fortune del Cortegiano. Baldassarre Castiglione e i percorsi del Rinascimento europeo, Rome, Donzelli, 1998, ainsi que C. Ossola, Dal Cortegiano alluomo di mondo. Storia di un libro e di un modello sociale, Turin, Einaudi, 1987.

11 À cette liste pourraient sajouter dautres langages comme, par exemple, lapparition dune forme moderne de théâtre ou encore une poésie épico-chevaleresque, qui avec le Roland Furieux de lArioste se détache clairement de ses modèles passés, tout en se nourrissant de ces derniers. Nous les laissons ici de côté car ces textes relèvent moins directement du raisonnement de la présente contribution.

12 Pour la majorité des humanistes italiens le patrimoine de la latinité antique est propriété exclusive de la péninsule (voir notamment sur ce point la querelle du cicéronianisme – sur laquelle voir le début de louvrage classique de M. Fumaroli, Lâge de léloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de lépoque classique, Genève, Droz, 1980). Par ailleurs, lItalie est riche de la seule culture « nationale » européenne qui puisse revendiquer une tradition littéraire forte en langue vulgaire (avec les « trois couronnes » toscanes, Dante, Pétrarque et Boccace).

13 Ce qui conduira dailleurs à des débats infinis sur la place respective des armes ou des lettres dans léducation et dans la vie politique.

14 Voir sur ce point J.-L. Fournel, « La bataille de Ravenne (avril 1512) : la première bataille moderne ? », dans La Bataille. Du fait darmes au combat idéologique, sous la direction dA. Boltanski, Y. Lagadec et F. Mercier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 79-91, ainsi que lentrée Ravenna dans lEnciclopedia Machiavelli (Rome, Treccani, 2014, t. II) rédigée avec J.-Cl. Zancarini.

15 J.-L. Fournel, « La barbarisation de la guerre des guerres dItalie aux guerres de religion », dans Asterion, no 2, ENS Editions, 2004 (on line). Pour une présentation générale des Guerres dItalie, voir J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, Les guerres dItalie. Des batailles pour lEurope, Paris, Gallimard, 2003. Les travaux de traduction et les études qui fondent cet article ont été depuis longtemps conduit pour la plupart en collaboration étroite avec Jean-Claude Zancarini.

16 Longtemps avant la boucherie de la Grande Guerre de 1914-1918 qui a conduit G. Mosse à forger ce concept (cf. G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999).

17 Il nest pas sans intérêt de sattarder sur les effets significatifs induits par le retard avec lequel cette codification simpose dans lespace florentin, lieu par excellence du surgissement dune pensée politique nouvelle au cours du « moment machiavélien ».

18 Sur Pietro Bembo (1470-1547), voir lentrée que C. Dionisotti lui a consacrée dans le Dizionario biografico degli italiani, ainsi que le recueil darticles de ce même Dionisotti, Scritti su Bembo, a cura di C. Vela, Turin, Einaudi, 2003. Voir aussi G. Mazzacurati, « Pietro Bembo », dans Storia della cultura veneta : Dal primo Quattrocento al Concilio di Trento, vol. 4, Venise, Neri Pozza, 1980, p. 1-59, ainsi que, plus récemment, le catalogue dexposition Pietro Bembo e linvenzione del Rinascimento, sous la direction de G. Beltramini, D. Gasparotto, A. Tura, Padoue, Marsilio, 2013, et la biographie écrite par M. Faini, Pietro Bembo. Les lauriers et la pourpre, Fondation Barbier-Mueller pour létude de la poésie italienne de la Renaissance / Somogy éditions dArt, Genève, 2016.

19 Les deux seuls textes en vulgaire que Manuce publia avant 1501 furent les lettres de Catherine de Sienne, pour des raisons religieuses, et lHypnerotomachia Poliphili, livre anonyme, attribué ensuite à Francesco Colonna, qui est un exemple dexpérimentalisme linguistique latinisante vouée à léchec (on peut lire sa traduction dans une récente réédition de la traduction française de Jean Martin au xvie siècle – Le songe de Poliphile, Paris, Imprimerie nationale, 2004 ; réédition Paris, Pocket Agora, 2017).

20 Le point de départ de ce débat sur lorigine de la langue vulgaire peut être reconduit aux discussions qui eurent lieu à Florence en 1435 entre Flavio Biondo et Leonardo Bruni (voir M. Tavoni, Latino, Grammatica, Volgare : storia di una questione umanistica, Padoue, Antenore, 1984). Sur ce que les critiques modernes ont appelé la « théorie de la catastrophe », voir C. Marazzini, Storia e coscienza della lingua in Italia dallUmanesimo al Risorgimento, Turin, Rosenberg & Sellier, 1989, p. 17-46.

21 Les Proses de la langue vulgaire est, on le sait, un ouvrage crucial dans la question de la langue. Il fut publié en 1525 mais son élaboration avait probablement commencé dès la fin de la première décennie du siècle et les manuscrits des deux premières parties du dialogue circulèrent longtemps avant sa publication. Le dialogue en question devint très vite après sa publication une référence obligée des débats sur la langue vulgaire, même si la plupart de ses lecteurs ne perçoivent pas toujours un des postulats essentiels de Bembo : il entendait penser une solution pour la seule langue écrite noble, celle des « auteurs », celle de la littérature dirions-nous aujourdhui, et non pour la langue vulgaire en général, surtout pas pour la langue orale de la conversation. Le propos de Bembo sinscrit donc dans une réflexion dordre exclusivement esthétique et rhétorique, et ne relève pas dune proposition de type linguistique.

22 P. Bembo, Prose della volgar lingua, dans Trattatisti del Cinquecento, édition par M. Pozzi, Milan-Naples, Ricciardi, 1978, p. 70 (cest moi qui traduis).

23 Ce titre (les Asolains) renvoie aux personnes qui se réunissent dans la petite cour de Caterina Cornaro, « reine de Chypre » en exil, cour située à Asolo, non loin de Venise. Louvrage fut assez vite traduit en français par Jean Martin (Paris, Vascosan, 1545) et réédité plusieurs fois en France au xvie siècle (1552, 1555, 1572). On en a une édition moderne préparée par M.-F. Piéjus et préfacée par M. Pozzi (Paris, Les Belles Lettres, 2006).

24 Sur la catégorie de pétrarquisme voir K. Hempfer, Per una definizione del petrarchismo, dans Testi e contesti. Saggi post-ermeneutici sul Cinquecento, Naples, Liguori, 1998, p. 147-176 (lédition originale allemande date de 1987).

25 Lintroduction au commentaire de ses propres sonnets que Laurent de Médicis écrit quelques années avant le déchaînement de la guerre est un exemple éloquent de cette confiance dans la beauté « naturelle » de la langue toscane (cf. Lorenzo de Medici, Comento dei miei sonetti, édition par T. Zanato, Florence, Olschki, 1991, p. 133-152 ; dans ce texte Laurent le Magnifique ne voit pas de limite à la progression de la langue florentine – cf. p. 149 « potrebbe facilmente, nella iuventù e adulta età sua, venire ancora in maggior perfezzione, e tanto più aggiungnendosi qualche prospero successo e augumento al fiorentino imperio », où lempire florentin qui est convoqué, selon une étrange notion juridico-politico-linguistique, relève moins dune expansion territoriale que dune hégémonie culturelle et littéraire).

26 Le mot est de Giancarlo Mazzacurati dont limportant essai intitulé Il Rinascimento dei moderni (Bologne, Il Mulino, 1985 – réédition 2016) nest pas étranger à une partie des réflexions présentées ici.

27 Voir J. Balsamo, Les rencontres des Muses. Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du xvie siècle, Genève, Slatkine, 1992.

28 Voir M. Pozzi, « Aspetti della trattatistica damore », dans Lingua, cultura, società, Alessandria, Edizioni dellOrso, 1989, p. 57-100, et J.-L. Fournel, « Rhétorique et langue vulgaire en Italie au xvie siècle : la guerre, lamour et les mots », Histoire de la rhétorique dans lEurope moderne (1450-1950), sous la direction de M. Fumaroli, Paris, PUF, 1999, p. 313-340.

29 Cette boutade qui nen est pas une reprend la position défendue dans lintroduction donnée par M. Pozzi au recueil de textes de différents auteurs de la question de la langue rassemblés sous le titre Questioni linguistiche del Cinquecento (Turin, UTET, 1986, p. 9-23 ; cf. citation p. 11 : « Alla fine, è vero, il toscano letterario si affermò ma non perché la Toscana avesse esercitato unegemonia linguistica sulla penisola ma al contrario perché lItalia si era annessa la Toscana e quindi si sentiva in diritto di utilizzare il patrimonio linguistico e letterario secondo le proprie prospettive e necessità »). Sur toutes ces questions, voir les volumes issus du programme de recherches dirigé par Elsa Kammerer et Jan Dirk Muller, « Laboratoires européens des langues vulgaires » (Eurolab) dont les résultats ont été publiés récemment aux éditions Droz dans la collection De lingua et linguis.

30 Voir Il Petrarchismo. Un modello di poesia per lEuropa, sous la direction de F. Calitti et R. Gigliuci, Rome, Bulzoni, 2006, 2 vol. (le premier volume est le plus important pour notre propos). Voir aussi W. J. Kennedy, The Site of Petrarchism. Early Modern National Sentiment in Italy, France and England, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 2003.

31 Voir sur ce point par exemple les remarques selon lesquelles Machiavel se comprend mieux en français quen toscan (cf. J.-Cl. Zancarini, « “Et favellar francese non gli spiace”. Sulle traduzioni francesi del Principe, xvi-xvii secolo », dans Machiavelli cinquecento : mezzo millennio del Principe, sous la direction de G. M. Anselmi, R. Caporali et C. Galli, Milan, Mimesis, 2015, p. 73-90, et J.-L. Fournel, « Laristotelizzazione di Machiavelli nella Francia del secondo Cinquecento : una questione linguistica ? », en cours de publication). Certains traducteurs et lettrés français peuvent même revendiquer explicitement ce curieux avatar du droit de conquête : cest le cas de Du Bellay par exemple ou de Loys Le Roy. Sur cette question voir récemment P. Casanova, La langue mondiale. Traduction et domination, Paris, Seuil, 2015, p. 59-76 (notamment le chapitre « La traduction comme conquête »).

32 Giulio Ferroni put ainsi mettre laccent sur ce quil nomme la « nature tautologique » dans son « Introduction » à Poesia italiana. Il Cinquecento, Milan, Garzanti, 1978, p. xi.

33 Celui qui a été étudié par le père jésuite J. OMalley dans son ouvrage Praise and Blame in Renaissance Rome. Rhetoric, Doctrine, and Reform in the Sacred Orators of the Papal Court (c. 1450-1521), Duke University Press, 1979 et dont, à Florence, Fra Mariano da Genazzano était une des illustrations. Sur ce prédicateur dominicain rival de Savonarole, voir D. Gutierrez, « Testi e note su Mariano da Genazzano (d. 1498) », Analecta Augustiniana, 32, 1969, p. 117-204 ; et M. Deramaix, « Consumatum est. Rhétorique et prophétie dans un sermon de Mariano da Genazzano contre Savonarole », dans Savonarole. Enjeux, débats, questions. Actes du Colloque international (Paris, 25-26-27 janvier 1996), sous la direction de A. Fontes, J.-L. Fournel et M. Plaisance, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 173-197.

34 Lexpression se trouve dans la lettre de dédicace à lédition de 1571 du Prince et des Discours (fol. 3v). Il nest pas sans intérêt de rappeler que cette remarque est insérée dans un passage où Gohory critique durement les choix de traduction de Gaspard dAuvergne dans sa traduction du Prince (1553) en déclarant que, dans celle-ci, DAuvergne a « tenu une voye contraire a la mienne de iuger toujours son style meilleur, dautant que il sesloigneroit plus de son auteur, lequel avait premier anticipe les mots propres et naturelz et les termes destat » (ibid., fol. 3v). Il ne sagit pas pour Gohory de séloigner du texte de Machiavel mais de lannexer à la langue française.

35 Cest peut-être là une des raisons pour lesquelles il adopte pour chacune de ses œuvres un « genre » différent : poésie morale en vers (terza rima dantesque) des Decennali, traité dialogique avec le Prince, forme éclatée des Discours, dialogue classique avec lArt de la guerre, historiographie des Histoires florentines…

36 Cf. M. Pozzi, « Machiavelli e Guicciardini : Appunti per un capitolo di storia della prosa italiana », dans M. Pozzi, Lingua e cultura del Cinquecento, Padoue, Liviana, 1975, p. 49-72.

37 Quand Corsi avait remplacé Guicciardini comme ambassadeur en Espagne en 1513, ce dernier lavait raillé avec un proverbe castillan qui le qualifiait de « plus fou quun lettré » (cf. R. Ridolfi, Vita di Francesco Guicciardini, Milan, Rusconi, 1982, p. 325).

38 Une lettre de Guicciardini félicitant Bembo pour sa nomination montre dailleurs que les deux hommes se connaissaient et sappréciaient.

39 J.-L. Fournel, « Machiavelli europeo : una prospettiva dalla Francia del secondo Cinquecento », dans Rinascimento fra il Veneto e lEuropa. Questioni, metodi, percorsi, sous la direction de E. Gregori, Padoue, CLUEP, 2018, p. 71-88.

40 Voir BnF manuscrits Clérembault, Clair 519, Projet destude, fol. 329.