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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2019 – 2, n° 38
    . varia
  • Auteur : Ruggiero (Raffaele)
  • Résumé : Le cadre du parcours de recherche ici proposé est celui des relations diplomatiques au début de la modernité, et des liens particuliers entre la France et les États seigneuriaux de la Péninsule. L’aspect qui semble le plus évident est la différence d’échelle entre les phénomènes pris en considération : c’est justement cet aspect qui a poussé les auteurs des contributions ici réunies à s’interroger sur la façon plurielle de construire l’espace politique et sa représentation.
  • Pages : 15 à 21
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406104544
  • ISBN : 978-2-406-10454-4
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Renaissance, diplomatie, États seigneuriaux, Italie, France
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INTRODUCTION

Le parcours de recherche que nous proposons ici a pour cadre les relations diplomatiques et culturelles au début de la modernité et les liens particuliers entre la France et les États seigneuriaux de la Péninsule. Les phénomènes pris en considération relèvent déchelles différentes. Cet aspect a poussé les contributeurs de ce dossier à sinterroger sur les façons de construire lespace politique et sa représentation. Les déclinaisons multiples de ce fil rouge nous ont conduits à mettre en perspective des compétences disciplinaires différentes en tentant darticuler un cadre problématique et un questionnement qui restent ouverts.

Aux chercheurs travaillant sur les relations entre la France et lItalie, de la fin du xve siècle aux premières décennies du xvie siècle, les Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane (1859-1886), les travaux sur les rapports des ambassadeurs vénitiens, et plus récemment lédition critique des écrits diplomatiques de Machiavel et celle toujours en cours de la correspondance de Guichardin fournissent un panorama des échanges culturels et politiques entre la Péninsule et les élites dirigeantes françaises. Les relations entre la France et lItalie au début de lépoque moderne ont récemment suscité des recherches novatrices, qui permettent de reconstituer dans toute leur complexité lactivité politique et la vie culturelle des deux pays. La particularité de ces relations tient à labsence dune unité politique italienne : aussi bien lactivité diplomatique que la vie culturelle et la production artistique prennent la forme dune polyphonie. La vie des cours italiennes est soumise à linfluence de la politique continentale des grandes monarchies européennes, donnant vie à des échanges multiples où la littérature assume la fonction de témoigner et celle dorganiser le consensus.

Le dossier thématique que nous proposons naspire ni à faire le point sur les recherches multiples entamées sur ce sujet dans différents domaines ni à construire une perspective historiographique densemble. En revanche, nous suivons lapproche méthodologique proposée par 16Passeron et Revel en 2005 (Penser par cas), de sorte que, en répondant à linvitation de ces chercheurs à éviter tout raccourci ou généralisation banalisante et en nous efforçant à chaque fois dévaluer ce que le cas singulier que nous examinons a de représentatif, nous soumettons les représentations, les textes, les phénomènes politiques et culturels à une enquête qui adopte des perspectives multiples. Cest pour cette raison que nous renonçons à toute tentative dinscrire ce dossier dans une reconstruction densemble, et que nous préférons rassembler des expériences de recherche diverses, où lintérêt réside justement dans la pluralité des approches, consonantes ou dissonantes, parce que cest à la faveur de la mise en évidence des écarts que se révèlent les clés dinterprétation les plus innovantes. Le dossier sinscrit dans des traditions de recherche déjà solides, mais létude de cas singuliers a parfois conduit à mettre en discussion les connaissances acquises.

Un premier noyau se fonde évidemment sur lœuvre des écrivains politiques et des historiens florentins du début du xvie siècle : cest dans les pages de Machiavel et de Guichardin que la crise italienne prend sa forme et quune réflexion sur cette crise en propose aussi bien le diagnostic que les remèdes. La contribution de Jean-Louis Fournel, qui ouvre le dossier, porte exactement sur le tournant radical que les « guerres dItalie » impriment dans la langue et dans la pensée européenne. La perception soudaine dune guerre permanente et violente déclenche une modification « moléculaire », pour utiliser le lexique de Gramsci, de la rhétorique et par conséquent des catégories politiques. La première découverte rendue possible par ce nouvel outil épistémologique, est la condamnation à une marginalité de lespace politique italien, lorsque les territoires de la Péninsule sont le champ de bataille dune guerre européenne. Le dossier poursuit justement avec la réflexion que je propose sur la nouvelle notion de « territoire » qui se manifeste dans lécriture politique et historiographique de Machiavel et de Guichardin : si les découvertes géographiques, les nouvelles techniques cartographiques et les recherches sur la perspective en tant quoutil de la représentation ont contribué à la construction dune perception différente de lespace, Machiavel et Guichardin abandonnent progressivement une notion strictement juridique, qui relie le territoire au dominium selon une conception qui conduit à exercer le pouvoir en « propriétaire », au profit dune vision administrative 17et bureaucratique de lespace politique soumis aux intérêts prépondérants des nouvelles formes déconomie. Cette première section est conclue par la contribution dAlessia Loiacono, qui met en relation les dynamiques de la grande politique internationale européenne dans les deux premières décennies du xvie siècle avec les espoirs et plus souvent avec les craintes suscitées par ces dynamiques, du point de vue italien. Le lieu dobservation privilégié de cette analyse est la correspondance familiale entre Machiavel et Francesco Vettori. Cette correspondance met en lumière deux aspects fondamentaux de ces recherches : dun côté le rôle rhétorique et politique joué par lécriture épistolaire – un aspect qui a fait désormais lobjet de plusieurs initiatives scientifiques, par exemple par le groupement de recherche ARCHILET – ; de lautre côté le lien symptomatique unissant dune part une évidente différence déchelle entre le cadre continental de la nouvelle politique de puissance et le cadre plus étroit des États seigneuriaux et régionaux de la Péninsule, et dautre part les pratiques rhétoriques et politiques propres à la tradition classique italienne, qui demeurent inchangées et dont lutilité est même revendiquée par les nouveaux acteurs de la politique internationale.

Cest justement au cas emblématique dune Seigneurie italienne étroitement mêlée aux équilibres internationaux, la cour ferraraise, quest consacrée la deuxième partie de ce dossier. Cette cour représente un cas particulièrement évident, mais non exceptionnel, du lien entre le développement dune tradition culturelle humaniste de haut niveau et son utilisation dans les pratiques politiques et notamment dans la logique dune construction étatique. La première contribution, de Béatrice Charlet-Mesdjian, porte en effet sur le double rôle de poète et dhomme dÉtat dErcole Strozzi, et notamment sur sa Venatio, un epyllion consacré à une partie de chasse fictive qui aurait été organisée par Charles VIII à la veille de sa descente en Italie. Les rapports entre les notables italiens, la cour de France et les projets politiques du roi sont représentés par la poésie dune façon ambiguë et selon une perspective qui prend en compte les changements soudains de coalition qui caractérisèrent cette première phase des guerres dItalie. Ressort de cet article le rôle multiple joué dans ce cadre par la littérature : outil dorganisation du consensus, véhicule dune représentation politique en mouvement, trait reconnaissable dappartenance à une élite, source 18historique où apparaissent les traces dune perspective différente. Le duché de Ferrare se prête particulièrement bien à une étude de cas parce que les relations de la cour dEste avec la France furent continuelles jusquau mariage dErcole II avec Renée de France (1528) et à la mission diplomatique dIppolito II en France (1536) : la reconstruction de ces relations fait lobjet de la contribution de Jean Sénié. Si dun côté les intérêts stratégiques émergent comme lélément le plus remarquable du cadre, de lautre la pluralité des plans sur lesquels cette alliance durable a été construite et a été maintenue tout au long des xve et xvie siècles démontre la permanence des logiques propres au pouvoir seigneurial et à sa représentation dans les dynamiques des États modernes, aussi bien que la persistance dune polyphonie politique dans la Péninsule même après le Sac de Rome et linstauration solide de la prédominance hispano-impériale. Les lettres de Lucrezia Borgia, qui font lobjet de la contribution de Bruno Capaci, apportent la preuve de lactivité incessante déployée par la duchesse de Ferrare dans ladministration de lÉtat, et lalliance avec la France apparaît à nouveau comme le pilier de la construction possible dune politique autonome du duché. Létude de lécriture épistolaire appuyée sur une analyse rhétorique permet non seulement de tracer un portrait personnel de Lucrezia, mais de révéler son activité complexe de médiatrice entre les Este et la papauté et sa recherche de lappui du roi de France, qui en effet se fit garant de lindépendance relative du duché. Dans la correspondance de Lucrezia se font jour non seulement lentrelacement entre le public et le privé, entre ce qui est politique et ce qui est personnel, mais aussi lattention constante accordée à la représentation, en premier lieu rhétorique, de lexercice du pouvoir en tant quoutil de maintien de lÉtat. Le problème de la représentation est au cœur de la contribution de Jean-Marc Rivière, qui sinterroge sur le décalage entre lirruption de la violence guerrière la plus cruelle dans la vie politique italienne au début du xvie siècle et le manque dune véritable figuration artistique de la guerre dans la période 1494-1529 par des artistes italiens (si lon excepte deux gravures et un tableau sur bois). Labsence presque totale de représentation picturale dune réalité perturbante, qui a envahi violemment la vie quotidienne de la génération de Machiavel, découle évidemment du fait que cette réalité est devenue illisible et que les catégories nécessaires à sa compréhension sont encore à élaborer. Par 19rapport à la labilité de cette histoire bouleversée, les cours de Ferrare et Mantoue présentent un caractère commun : il sagit dentités politiques qui gardent leur autonomie, notamment grâce à leur alliance avec la France, et qui offrent un cadre pour créer de nouvelles formes de la représentation. La représentation de lespace territorial y joue un rôle significatif : elle caractérise le territoire comme défendable, borné quil est par des forteresses, dont la représentation picturale devient progressivement plus réaliste entre la fin du xve et le début du xvie siècle.

La pluralité des réalités politiques impliquées dans cette relation entre la France et la Péninsule exige un élargissement progressif du cadre. À cette fin nous avons conçu une troisième section qui puisse assurer une perspective historique ou géographique plus étendue. Lhistoire continentale se mêle avec la représentation littéraire et la reconstruction du milieu courtisan dans la contribution de Jean-Luc Nardone, consacrée à la lecture en parallèle du Voyage de Gênes de Jean Marot et dun petit poème en octaves de Giacomo de Sorci, dit le Cortonese, dont Nardone nous propose lédition critique. Les différences entre les deux perspectives ne découlent pas seulement des points de vue des deux auteurs, mais de leur choix en matière de genre littéraire. Le rôle de la littérature dans lorganisation du consensus politique, et la nécessité pour lhomme de lettres de sadresser à des lecteurs de niveaux socio-culturels divers se manifeste clairement aussi bien par le caractère populaire du poème du Cortonese que par le fait que le manuscrit est complété par une plaisanterie dun autre auteur sur les dissensions des Italiens. La République de Venise ainsi que les compétences très variées que requièrent les tâches de lambassadeur et de lagent diplomatique au début du xvie siècle sont au centre de la contribution de Guillaume Alonge. Au moment de son arrivée à Venise en 1546, lambassadeur de François Ier, Jean de Morvillier, dut faire face à une situation très difficile et même hostile, après que les Vénitiens eurent démantelé un véritable réseau despionnage monté par son prédécesseur, Guillaume Pellicier. Cette contribution non seulement nous amène à adopter une perspective différente sur les relations diplomatiques entre la France et Venise, mais aussi à considérer plus largement la gamme des compétences dun diplomate au début de la modernité. Dun point de vue politique, lhabileté de Morvillier consiste, après plusieurs mois 20de travail ardu, à récupérer la confiance des Vénitiens et à redonner une place significative aux relations diplomatiques franco-vénitiennes dans le cadre dune Italie contrôlée de plus en plus par Charles Quint. Dun point de vue culturel, Morvillier renouvelle la tradition des ambassadeurs mécènes et, tout comme ses prédécesseurs, il sentoure dhommes de lettres, dartistes, dhumanistes, et devient lui-même un protagoniste de la vie culturelle et éditoriale de la Sérénissime. De plus, le lien entre Morvillier et lévêque Pier Paolo Vergerio souligne le rôle politique que les instances réformatrices eurent dans les structures de lÉglise catholique : un positionnement religieux qui demeure en porte-à-faux entre lacceptation plus ou moins timide de lexigence croissante dune réforme et des replis vers le terrain plus stable de lorthodoxie. Lhumanisme ferrarais est encore présent dans la dernière contribution : Patrizia De Capitani a étudié la traduction française de lInnamoramento de Orlando de Boiardo adressée par François de Rosset à Louis XIII et publiée à Paris en 1618. En raison des insertions encomiastiques et moralisantes de lauteur, cette traduction constitue un exemple dinstitutio principis, mais elle est surtout un cas singulier daller-retour dun thème littéraire entre la France et lItalie pour des raisons éminemment socio-politiques. Lorsque Boiardo a réinventé le poème chevaleresque en langue italienne, il na pas choisi la matière de France par hasard : il entendait sadresser aux nouvelles élites du Nord de la Péninsule avec des modèles reconnaissables – ceux de lépopée française médiévale –, auxquels les cours seigneuriales pouvaient sidentifier. Cette opération fut bien évidemment consciente et nourrie par lhumanisme ferrarais et notamment par la pédagogie de Guarino de Vérone. Même si le texte de Rosset na pas lélan de celui de Boiardo et si sa forme est quelque peu scolaire et marquée par la tragédie de son temps, il parvient à restituer le sens du projet du poète italien et à linscrire à nouveau dans la tradition française.

Lensemble des contributions de ce dossier nous a permis de souligner des points très significatifs. Les pratiques politiques et diplomatiques des xve et xvie siècles connaissent des changements remarquables que lécriture littéraire et la production artistique rendent visibles, en portant la parole de nouvelles instances, sans cesser dêtre les dépôts dune tradition. Cest désormais à léchelle continentale que sétablissent les équilibres de puissance entre les grandes monarchies nationales. Même à 21ce niveau, les cérémonies et lapparat apportent une contribution essentielle à lautoreprésentation des élites. Lhéritage de lhumanisme italien retrouve entièrement son rôle et un espace souvre entre la conception machiavélienne de la politique en tant que remède et de nouvelles logiques dexercice du pouvoir.

Raffaele Ruggiero

Aix-Marseille Université

Centre Aixois dÉtudes Romanes

Aix-en-Provence