Aller au contenu

Classiques Garnier

Les premières phases de la transmission du Prince de Machiavel

465

LES PREMIÈRES PHASES DE LA TRANSMISSION DU PRINCE DE MACHIAVEL1

DES EDITIONES PRINCIPES
JUSQUAUX ÉDITIONS CRITIQUES MODERNES

Sauf pour le dialogue de lArt de la guerre, dédié à Lorenzo di Filippo Strozzi et certainement publié sous la surveillance de lauteur, nous navons pas dinformations certaines concernant la publication des œuvres de Machiavel, même pour le premier Decennale et pour la Mandragore, qui parurent du vivant de Niccolò ; un manuscrit définitif des Histoires florentines fut présenté au pape Clément VII (Jules de Médicis), au printemps de 1525, mais lédition imprimée des Histoires florentines ne fut mise en chantier quaprès la mort de lauteur. En revanche, lhistoire éditoriale des œuvres de Machiavel, et notamment celle de ses œuvres politiques, commence par un plagiat, à savoir la publication en 1523 du De regnandi peritia dAgostino Nifo, une réécriture en latin du Prince2.

466

Linitiative éditoriale pour la publication des œuvres de Machiavel fut prise fort probablement par Giovanni Gaddi (prélat de la Chambre apostolique et frère du cardinal Niccolò Gaddi) sous la protection des Médicis : le 23 août 1531, quatre ans après la mort de Machiavel, Clément VII octroyait un privilège éditorial à léditeur Antonio Blado de Rome, qui publia en octobre les Discours sur la première décade de Tite-Live : il vaut la peine de sinterroger sur les motivations qui ont mené au choix de commencer lédition des œuvres de Machiavel par lœuvre la plus intrinsèquement républicaine, du moins à nos yeux. En tout cas, le mois suivant, en novembre 1531, la maison dédition florentine de Bernardo Giunti, toujours grâce à un privilège papal, sempressa de publier une nouvelle édition des Discours, dans le but de revendiquer pour la ville de Florence une sorte de primauté, et ainsi de diffuser les œuvres du chancelier « nella sua prima purità » (dans sa pureté originelle). Les deux séries éditoriales procédèrent en parallèle : en janvier 1532 fut publié chez Blado le Prince (avec la biographie de Castruccio Castracani et lopuscule sur le Modo che tenne il duca Valentino), et en mars les Histoires florentines, dédiées à Giovanni Gaddi ; juste après, les Istorie parurent à Florence. Enfin, au mois de mai 1532 le Prince fut édité à Florence, cette fois-ci avec une dédicace à Gaddi lui-même, reconnu comme le vrai promoteur de lédition des œuvres de Machiavel3. La publication du Prince dans le même volume que le Modo et que la biographie de Castruccio constitue bien évidemment une orientation pour les lecteurs : cette mise en page donne en effet une centralité au chapitre vii du Prince et en général aux interprétations de lopuscule qui se fondent sur le problème de la principauté nouvelle, tout en négligeant en revanche la dialectique entre le chapitre ix du Prince et les chapitres xvii-xviii du premier livre des Discours, à savoir la principauté civile comme remède pour une république corrompue. La faible fortune (même sur le plan linguistique) de la notion de principauté civile a été récemment reconsidérée par Jean-Louis Fournel : en effet, alors que la langue politique de Machiavel eut un succès immédiat auprès de ses contemporains, 467lexpression « principauté civile » est absente, et elle ne sera réutilisée que deux fois dans les Storie Fiorentine de Bernardo Segni, à propos de Guichardin et de Vettori qui proposèrent à Côme de Médicis de prendre le pouvoir, en espérant de le mener vers linstitution dune principauté civile (et ils restèrent évidemment déçus)4.

En 1549, avec la permission de Guido Machiavelli, fils de Niccolò, léditeur Giunta publia un volume contenant les principaux écrits littéraires de Machiavel (lAsino, la Favola, les Decennali, les Capitoli). On peut donc dire quen 1559, lorsque le pape Paul IV promulgua lIndex librorum prohibitorum, lœuvre de Machiavel était déjà presque intégralement publiée, hormis sa correspondance évidemment et quelques textes brefs importants tel le Discursus Florentinarum rerum. Quoi quil en soit, en fait, elle fut condamnée dans sa totalité, ce qui incluait au passage les textes non publiés et publiables potentiellement. Pendant les années 1570-1580, Giuliano de Ricci, petit-fils de Machiavel (il était le fils de Bartolomea Machiavelli, dite Baccia, fille de Niccolò), rechercha et copia plusieurs manuscrits des œuvres et documents machiavéliens, presque certainement dans le but de donner une nouvelle édition : le projet resta inachevé mais la copie de Giuliano de Ricci (le ms. Palatino E.B.15.10 de la Bibliothèque nationale centrale de Florence), connu sous le nom d« Apografo Ricci », constitue le véritable début de la philologie machiavélienne. Il faudra toutefois attendre les recherches dOreste Tommasini, auteur dune biographie scientifique de Machiavel parue entre 1883 et 1911, pour une première étude intégrale de lApografo Ricci5.

En 1899, Giuseppe Lisio, un élève de Carducci qui était professeur de collège, sengagea dans la première édition critique du Prince conduite sur la base de la méthode philologique de Lachmann, prévoyant la collation des témoins manuscrits et la recherche de leurs parentés fondées sur la présence de fautes communes. La méthodologie appliquée par Lisio est, encore aujourdhui, irréprochable : malheureusement, le jeune philologue (promis à une mort prématurée, à 42 ans, pour cause de phtisie) ne put avoir accès quaux manuscrits quaujourdhui nous appelons « buonaccorsiani » (à savoir copiés par Biagio Buonaccorsi ou 468dérivés de ceux-ci), tous représentants dune seule branche, et il neut pas accès au ms. Gothanus (G), représentant dune autre branche, qui fut connu par Tommasini, utilisé pour la première fois par Adolf Gerber dans une étude de 1912-1913, et ensuite par Mario Casella dans lédition de 1929 (à loccasion du quatrième centenaire de la mort de Machiavel). Or le ms. G (ou un jumeau de celui-ci), sétait trouvé dans latelier typographique de Blado, et à partir de lui il fut possible, dans leditio princeps, de sauvegarder des leçons authentiques (par rapport à des leçons qui sont en revanche corrompues dans les mss. buonaccorsiani), notamment dans les trois derniers chapitres de lopuscule. Lédition de Casella eut donc la possibilité de corriger des fautes sur la base de la lignée stemmatique représentée par G, mais sa reconstruction des parentés restait défectueuse en raison notamment de sa tendance (quil a montrée aussi bien dans ses recherches sur le texte de Dante) à postuler des parentés sur la base non seulement de fautes communes, mais aussi de bonnes leçons communes ; de plus il fut incapable de donner une place satisfaisante au ms. M (le Marcianus) qui montre aussi bien des lacunes communes avec les buonaccorsiani que des leçons en commun avec G6.

Les années 1950 et 1960 ont été marquées par les recherches de Roberto Ridolfi et de Gennaro Sasso ; la tâche dune nouvelle édition du Prince fut confiée par lAccademia della Crusca au philologue Antonio Enzo Quaglio, qui essaya de reprendre la question du stemma et de la place du ms. Marcianus. À loccasion de la parution du troisième volume de lIter italicum de Paul Oskar Kristeller, en 1983, il fut possible de localiser un nouveau manuscrit à Munich (le ms. D), manifestement indépendant de la branche des mss. buonaccorsiani, et plus proche de G.

Cest justement sur la base de D que Giorgio Inglese publia son édition critique de 1994 à lIstituto storico italiano per il Medio Evo de Rome, et lannée suivante une édition avec commentaire chez Einaudi. Sur la base de cette nouvelle édition critique Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini donnèrent une édition avec traduction française en 2000 aux Presses Universitaires de France. Cette traduction française put accueillir de notables améliorations textuelles, par exemple en donnant au début du chapitre viii (§ 3) une intonation beaucoup moins péremptoire :

469

E parlando del primo modo si mosterrà con dua esempli, uno antico, laltro moderno, sanza entrare altrimenti ne meriti di questa parte : perché io iudico ch e bastino a chi fussi necessitato imitargli [iudico che basti a chi fussi necessitato αM ; iudico achi fussi necessitato che basti β] (Principe 1994, p. 217-218 et n. ; Principe 1995, p. 54-55 et n.).

Et, pour parler de la première de ces façons, on montrera ce quil en est avec deux exemples, lun ancien et lautre moderne, sans entrer plus avant dans le vif du sujet ; en effet, jestime quils suffisent, pour qui serait dans la nécessité de les imiter (Le Prince 2014, p. 135).

Nous pouvons maintenant examiner le stemma proposé par Inglese en 1994 (et réexaminé par le même auteur en 1999)7.

Les mss. L (Laurentianus XLIV, 32), R (Riccardianus 2603) et P (Parisinus, It. 709, le seul ms. où les titres des chapitres sont en italien et non en latin) ont été copiés par Biagio Buonaccorsi et tous dépendent de β, une minute datelier peut-être copiée aussi par Biagio. Il est en outre possible de formuler lhypothèse que la branche α1 provienne aussi de latelier de Biagio, car seuls le Marcianus (M), le Gothanus (G) et le Monacensis (D) semblent être indépendants dun premier projet de diffusion manuscrite de lœuvre, conçu par lauteur avec laide de Biagio, qui nétait pas seulement son collaborateur à la deuxième chancellerie florentine, mais aussi un calligraphe reconnu.

470

Bien que le ms. M ait un certain nombre de leçons communes avec G ou bien, dans des endroits différents, avec D, son appartenance à la branche y (mais bien sûr dans une position autonome par rapport à β et α) semble, selon Inglese, démontrée, parce que les concordances de M avec D et G peuvent sexpliquer par des innovations introduites par β, ou par la polygenèse des variantes dans une tradition très active comme celle du Prince.

Dans lédition critique de 1994, Inglese laissait deux questions irrésolues : lexistence dun archétype commun (sur la base de lexistence dun petit nombre de fautes effectivement communes et requérant une correction par conjecture) et léventuelle dépendance de D et G dun même hyparchétype. Inglese est revenu sur ces questions en 1999 et dernièrement en 2013, en considérant D et G comme descendant dun hyparchétype z, et les hyparchétypes y et z comme descendant dun même archétype ω, une transcription (pas du tout méticuleuse) dun autographe lui-même rédigé dun seul jet et sous la forme dune minute. Significative est à ce propos une variante concernant le roi Louis XII dans le chapitre xvi, § 9 :

El re di Francia presente ha fatto tante guerre senza porre uno dazio straordinario à sua, solum perché alle superflue spese ha subministrato la lunga parsimonia sua.

« Le présent roi de France a mené tant de guerres sans lever une seule taxe extraordinaire sur les siens, solum parce quaux dépenses superflues il a pourvu par une constante parcimonie. »

Le roi de France qui « a mené tant de guerres » est bien évidemment Louis XII : la tradition textuelle presque dans sa totalité omet le mot presente, sauf les mss. M, D, G (cest-à-dire la lignée z et le Marcianus, qui appartient à y mais – comme on la vu – de façon autonome par rapport à α, β). La correction (à savoir la suppression de presente) qui a eu lieu en α, β, a été perçue comme nécessaire après la mort de Louis XII (31 décembre 1514). En revanche la branche z a gardé le texte dans son état précédent, ainsi que M, qui appartient à y, mais dans un état du texte antérieur à la correction introduite après la mort de Louis XII. Il faut ajouter que dans le même passage, au paragraphe suivant, il est question du roi dEspagne présent, avec référence à Ferdinand le Catholique : ce deuxième présent na pas été effacé par le copiste, et nous sommes donc amenés à penser que la correction a eu lieu après la mort de Louis XII, mais avant celle de Ferdinand le Catholique (23 janvier 1516).

471

En 2006, la maison dédition Salerno de Rome, dans le cadre de lédition nationale des œuvres de Machiavel, a publié lédition du Prince par Mario Martelli avec la collaboration de Nicoletta Marcelli8.

Le copiste principal du ms. A (le ms. de Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine 303) est le même que celui du ms. de lArt de la guerre conservé à la Biblioteca Civica de Vérone, 511, lequel a été copié sous le contrôle direct de Machiavel et porte plusieurs corrections autographes de lauteur (dans la terminologie italienne on appelle « idiografi » cette catégorie de manuscrits, rédigés par un secrétaire-chancelier sous la surveillance de lauteur). Cest sur cette base que Martelli a évalué le ms. A, quil a donc considéré comme le codex optimus. Mais, bien que le copiste de A soit le même que celui de lArt de la guerre, cela ne suffit pas à démontrer que le ms. A ait lui aussi été copié sous la surveillance de Machiavel. En revanche, Martelli a conçu un stemma dans lequel larchétype du Prince semble être une entité mobile : il descend de lautographe, puis, sous une première forme (Arch1), aurait généré le ms. A, et sous une deuxième forme (Arch2), les mss. descendants de α ; sous une forme successive (Arch2i), il aurait généré les mss. buonaccorsiani ; enfin sous une dernière forme (Arch3) il aurait généré les mss. D et G. Sur la base de ce raisonnement, Martelli a conféré un privilège absolu aux leçons de A, en prenant ce manuscrit, selon la méthode de Joseph Bédier, comme texte de base pour son édition. Il en résulte une régression évidente dans la constitution du texte.

Dans lédition du cinquième centenaire (2013), Inglese a eu la possibilité de mettre en valeur aussi bien la dépendance de la tradition dans sa totalité dun même archétype, que la source commune à D et à G (à savoir la branche z) par opposition à la branche y. La tradition du Prince se présente donc aujourdhui comme un exemple typique de tradition textuelle bipartite (avec deux branches conservées), ce qui a permis la récupération de certaines bonnes leçons sauvegardées dans la branche y, tout en prenant pour base de la construction du texte les mss. D et G, les seuls, en fait, qui gardent le titre originel de lopuscule, tel que Machiavel lavait annoncé à Vettori dans sa célèbre lettre du 47210 décembre 1513 : de principatibus. En effet le titre machiavélien est absent de la plus grande partie des mss. de la branche y sauf, parmi les trois buonaccorsiani, P (où il se trouve sous sa forme vernaculaire) et L, où il est repris, également en langue vernaculaire, dans la lettre de dédicace de Biagio à Pandolfo Bellacci (« ti mando loperetta composta nuovamente de principati del nostro Niccolò9 », « je tenvoie la petite œuvre sur les princes récemment rédigée par notre Niccolò »).

DE LATELIER DE MACHIAVEL
JUSQUAUX EDITIONES PRINCIPES

La première mention de l« opuscolo de principatibus », on le sait, se trouve dans la célèbre lettre de Machiavel à Vettori du 10 décembre 1513. À ce moment-là Vettori était lambassadeur florentin auprès de la cour pontificale, alors que Machiavel était assigné à résidence dans sa propriété de SantAndrea in Percussina, dans les alentours de San Casciano.

io ho [] composto uno opuscolo De principatibus, dove io mi profondo quanto io posso nelle cogitazioni di questo subbietto, [] però io lo indirizzo alla Magnificenza di Giuliano. Filippo Casavecchia lha visto ; [], ancora che tutta volta io lingrasso e ripulisco [].

Io ho ragionato con Filippo [Casavecchia] di questo mio opuscolo, se gli era ben darlo o non lo dare ; []. El non lo dare mi faceva dubitare che da Giuliano e non fussi, non chaltro, letto, []. El darlo mi faceva la necessità che mi caccia, [] appresso al desiderio arei che questi signori Medici mi cominciassino adoperare, se dovessino cominciare a farmi voltolare un sasso []10.

« jai composé un opuscule De principatibus, où je me plonge autant que je le peux dans les cogitations à ce sujet, [] cest pourquoi je ladresse à la magnificence de Julien. Filippo Casavecchia la vu ; [], même si je continue toujours à lengraisser et à le polir. []

473

Jai discuté avec Filippo de mon opuscule, sil était bon de le donner ou de ne pas le donner ; []. Si je ne le donnais pas moi-même, je craignais que Julien, pour le moins, ne le lise pas, []. La nécessité qui me pousse mincitait à le donner, [] sans compter le désir que jaurais que messeigneurs les Médicis commencent à se servir de moi même sil devaient commencer à me faire rouler une pierre []. » (trad. Fournel-Zancarini dans Prince 2014, p. 399-401).

Lessentiel du livre est déjà bien mis en lumière : il y a le titre, il y a une liste des sujets, il y a le nom du possible dédicataire. Lon a aussi une requête adressée à Vettori sur la manière la meilleure de présenter cet ouvrage à Julien de Médicis, dans le but dobtenir une charge administrative quelconque dans le nouveau régime politique à Florence. Le 24 décembre Vettori répond à Machiavel en se disant intéressé par cette « opera di stati » ; finalement, dans sa lettre du 18 janvier 1514, la dernière où le Prince est mentionné, Vettori écrivait : « ho visto e capitoli dellopera vostra, e mi piacciono oltre a modo ; ma se non ho il tutto, non voglo fare judicio resoluto » (« jai vu les chapitres de votre œuvre, mais sans avoir reçu lensemble, je ne veux pas donner un avis définitif »).

Ho visto e capitoli. Linterprétation habituelle de cette phrase consistait à supposer que Machiavel avait effectivement envoyé lœuvre à Vettori, ou du moins une partie du texte, dans un état presque achevé (Machiavel précisait en effet que « tutta volta io lingrasso e ripulisco », « mainte fois je lengraisse et le toilette »). Dernièrement aussi bien Giorgio Inglese que Francesco Bausi ont justement suggéré que e capitoli signifie les capita, cest-à-dire les titres (latins) des chapitres11. Donc Vettori aurait reçu seulement le plan de louvrage : mais il se disait prudent pour ce qui est de donner les renseignements voulus, à savoir « se gli era ben darlo o non lo dare » à Julien de Médicis. Après ces indications tirées de la correspondance avec Vettori, il ny a pas dautre information au sujet du Prince sous le plume de Machiavel. Mais il faut rappeler ici que la tradition manuscrite unanime, ainsi que les editiones principes, nont aucune trace dune dédicace à Julien, et que tous les mss. contiennent unanimement la dédicace à Laurent de Médicis le Jeune. Il est impossible et impensable que Machiavel ait pu dédier le Prince une deuxième fois à Laurent, si lopuscule avait préalablement été présenté à Julien. Nous sommes donc amenés à conclure que le Prince ne fut jamais présenté à Julien.

474

À cette époque-là, la santé de Julien était déjà très fragile : en 1515, à loccasion de la bataille de Marignan (13-14 septembre), il ne put pas conduire les milices, et son neveu Laurent agit aussi bien comme commandant de larmée florentine que de larmée pontificale (et à la suite de la défaite, comme ambassadeur aussi bien de Florence que du Pape). La milice florentine – à laquelle Machiavel avait consacré beaucoup defforts pendant les années de son service dans la deuxième chancellerie – avait finalement été reconstituée le 19 mai 1514 : labsence dune mention de cette nouvelle milice florentine dans le chapitre xxvi du Prince, lorsque Machiavel écrit quil faut « provedersi darme proprie » (« de se pourvoir darmes propres », § 20), montre suffisamment, selon Giorgio Inglese et Gennaro Sasso (et je suis daccord avec eux, compte tenu de limportance de ce sujet dans la pensée de Machiavel), que ce chapitre fut achevé avant mai 151412.

Dans une autre lettre de Machiavel à Vettori, du 31 janvier 1515, les projets politiques semblent se fonder sur Julien. Il sagit dune lettre très importante, où Machiavel, informé de la possible constitution dune principauté pour Julien dans lItalie du Nord, comprenant les villes de Parme, Plaisance, Modène et Reggio, et aussi de la tâche de gouverneur qui pourrait être confiée par Julien à Paolo Vettori, frère de Francesco, offre à ce dernier un résumé du chapitre vii du Prince. De plus, dans la conclusion de la lettre, Machiavel ajoute :

Io credo che questa cosa si potesse facilmente persuadere [à savoir lopportunité dassurer un gouvernement unique aux quatre provinces de Parma, Piacenza, Modena et Reggio liées dans une même principauté, selon les suggestions tirées par lexemple du Valentino dans le chap. vii du Prince], perché è vera ; et quando e toccasse a Pagolo vostro [la responsabilité de gouverneur], sarebbe questo un grado da farsi conoscere non solo al signore Magnifico, ma a tutta Italia ; et con utile et honore di sua Signoria [à savoir de Julien de Médicis], potrebbe dare riputazione a sé, a voi, et alla casa sua. Io ne parlai seco ; piacqueli, et penserà daiutarsene. Mi è parso scriverne a voi acciò sappiate i ragionamenti nostri et possiate, dove bisognasse, lastricare la via a questa cosa13.

« Je crois que cet argument pourra être aisément présenté de façon convaincante, parce quil est vrai ; et si cette tâche était attribuée à votre frère Pagolo, il sagirait dune responsabilité propre à se faire apprécier non seulement de la part du Seigneur Magnifique, mais de toute Italie ; et en contribuant à lutilité 475et à lhonneur de sa Seigneurie, il pourrait donner une réputation à lui-même, à vous, à votre famille. Jen ai parlé avec lui ; il appréciait la chose, et il pense sen prévaloir. Jai cru bien de vous en écrire afin que vous connaissiez nos raisonnements et que vous puissiez, sil le fallait, faciliter ce projet. »

Aiutarsene = sen prévaloir : mais à quoi le pronom enclitique italien -ne se réfère-t-il ? Assurément, selon une syntaxe un peu brusque, on peut penser quil serait fait référence en général aux suggestions données par Machiavel à Paolo Vettori à loccasion dune rencontre. Mais en fait lexpression italienne semble avoir ici une valeur forte : « Io ne parlai seco ; piacqueli, et penserà daiutarsene ». Machiavel semble faire une référence explicite au Prince, au livre quil a écrit, que Francesco Vettori a bien reçu et lu, où il y a un exposé sur la principauté nouvelle et lopportunité de donner un gouvernement unique à plusieurs provinces différentes. Aiutarsene semble ici signifier se prévaloir de son livre, se prévaloir du Prince (en présentant ou bien en rappelant le livre à Julien de Médicis)14.

Le texte du Prince, achevé au plus tard pendant le printemps 1514 (à une époque où Louis XII était sur le trône, était donc « le roi de France présent »), reste dans le tiroir de Machiavel. Les réticences de Vettori manifestent le souci de ne pas trop simpliquer avec Machiavel, une personne compromise avec le régime de Soderini. De son côté, en revanche, Machiavel ne cesse pas de nourrir lespoir dêtre recruté par les Médicis, même si le projet initial dapprocher Julien est progressivement remplacé par la possibilité de sadresser à Laurent le Jeune. À partir du mois daoût 1513, Julien sest transféré auprès de la cour pontificale, en laissant le gouvernement de facto de Florence à son neveu. Mais Julien eut le souci de rédiger une Instructione à lintention de Laurent, dans laquelle il recommandait « tucto quello che secondo me sia utile et necessario a quel governo » (« tout ce qui à mon avis est utile et nécessaire à ce gouvernement »), et notamment un comportement discret à légard des organes institutionnels florentins15. Le souci que le comportement de Laurent donnait à ses oncles, le pape et Julien, ne semble pas tout à fait 476injustifié : il y a une note manuscrite de Machiavel, apparemment un post-scriptum à une lettre (peut-être à Francesco Vettori), où il prodigue les louanges sur le comportement de Laurent.

Io non voglio lasciare indreto di darvi notizia del modo di procedere del magnifico Lorenzo, che è suto infino ad qui di qualità che gli ha ripieno di buona speranza tucta questa città ; et pare che ciascuno cominci ad riconoscere in lui la felice memoria del suo avolo. [].

Fassi in summa et amare et reverire, più tosto che temere ; il che quanto è più difficile ad observare, tanto è più laudabile in lui. Lordine della sua casa è così ordinato che, anchora vi si veggha assai magnificenza et liberalità, nondimeno non si parte da la vita civile ; [].

Et benché io sappia che da molti intenderete questo medesimo, mi è parso di scrivervelo [], et possiate, quando ne habbiate occasione, farne fede per mia parte alla santità di Nostro Signore16.

« Je ne veux omettre de vous donner des nouvelles concernant la façon dagir de Laurent le magnifique, qui a été jusquici propre à remplir de bon espoir toute cette ville ; et il semble que tout le monde commence à reconnaître en lui lheureuse image de son aïeul. []

Il se fait en somme aimer et respecter, plutôt que craindre ; un comportement qui est autant plus louable chez lui quil est plus difficile à conserver. Le ménage de sa maison est si bien ordonné que, quoiquon y voie beaucoup de magnificence et de libéralité, néanmoins il ne séloigne pas de la vie convenable ; [].

Et bien que je sache que vous entendrez le même propos par plusieurs personnes, jai cru opportun de vous lécrire [], et puissiez-vous, lorsque vous en aurez loccasion, en témoigner de ma part à la sainteté de Notre Seigneur. »

Le style particulièrement soutenu par rapport à la correspondance habituelle entre Machiavel et Vettori semble conçu dans le but (en tout cas explicite) de montrer la lettre au pape ou bien au cardinal Jules de Médicis. À mon avis, il est possible quil sagisse dune opération convenue : quelquun a exprimé des reproches auprès du pape à propos du comportement de Laurent ; et ce même Laurent, ou Vettori, a demandé à Machiavel de rédiger une sorte dexcusatio non petita afin de la montrer au pape. La date de cette note épistolaire est incertaine : selon Edoardo Alvisi, le fragment peut être daté daoût 1513, juste après le départ de Julien et la mainmise de Laurent le Jeune sur Florence ; selon le biographe Roberto Ridolfi (suivi par Giorgio Inglese) le fragment peut 477remonter à février-mars 1514, à loccasion dun court séjour à Florence de Machiavel, revenu en ville après son assignation à résidence à San Casciano ; selon Corrado Vivanti il peut être au plus tard daté de 151517. Il faut souligner en tout cas que, quelle que soit la date de la note, ce texte nest pas nécessairement en rapport direct avec la dédicace du Prince et sa datation. Il témoigne seulement des multiples tentatives de Machiavel pour approcher les Médicis (soit Julien, soit Laurent). En revanche il est évident que la personnalité la plus aisément approchable pour Machiavel était celle de lhomme de lettres Julien, poète, amateur de la musique et des arts. Le même Julien auquel Machiavel adressa des sonnets pendant sa détention au début de lannée 1513. Et comme le montre la lettre du 31 janvier 1515, jusquà cette date Niccolò envisagea la possibilité dentrer au service de Julien18. Mais la maladie de Julien fit que, de mois en mois, il était toujours moins utile de lui dédier le Prince, et symétriquement rendit cruciale la relation potentielle avec Laurent le Jeune.

En tout cas, les attentes de Machiavel furent bientôt déçues : le 14 février 1515 le secrétaire apostolique Pietro Ardinghelli écrivait à Julien de Médicis aussi bien pour lui dire, de la part du cardinal Jules de Médicis, de « non simpacciare con Niccolò », que pour lui exprimer la gêne du même cardinal devant le comportement trop autocratique et princier de Laurent le Jeune. La lettre fut évidemment conçue dans le but de faire arriver le message à Machiavel lui-même19.

Donc le changement de la dédicace (ou probablement du seul nom du dédicataire, sans que le texte de la dédicace fût effectivement modifié) eut lieu au début de lannée 1515 ; ou bien cest la rédaction dune dédicace qui eut lieu à cette date, si la dédicace à Julien navait en fait jamais été rédigée, ce qui est possible, bien que lusage du temps présent dans la lettre à Vettori du 10 décembre 1513 – « però io lo indirizzo alla Magnificenza di Giuliano », « cest pourquoi je ladresse à la magnificence de Julien » – semble indiquer quune première dédicace à Julien devait déjà 478avoir été conçue. Le Prince ne fut jamais véritablement offert à Julien, qui mourut le 17 mars 1516. La dédicace sadresse à Laurent en tant que « Magnifico Laurentio Medici » : lusage de lépithète « magnifico », sans aucune mention du titre ducal (Laurent devint duc dUrbino le 18 août 1516), et sans lépithète « vostra signoria » ou « vostra signoria illustrissima » à laquelle Laurent avait droit après sa nomination en tant que capitaine de la milice florentine (le 23 mai 1515 ; la milice avait été reconstituée un an avant) semble montrer que la dédicace à Laurent fut conçue pendant les premiers mois de 1515, à mon avis plus probablement entre février 1515, lorsque Machiavel dut comprendre linutilité de dédier son traité à Julien, et avril-mai 1515, lorsque Machiavel, en tant quexpert reconnu en matière dorganisation militaire, se vit demander un avis concernant la nouvelle milice florentine par quelquun quil appelle « Vostra signoria », Paolo Vettori ou probablement Laurent le Jeune lui-même (il sagit des Ghiribizzi dordinanza).

Comme on la vu en considérant le passage du chapitre xvi concernant le roi de France, trois manuscrits (M, D, G) gardent ladjectif presente, et témoignent donc dun état du texte antérieur à la mort de Louis XII (cest-à-dire le texte du Prince tel quil fut rédigé et achevé en 1514, peut-être avant le mois de mai 1514 en raison de ce que nous avons dit de la reconstitution de la milice florentine et du chap. xxvi). Mais ces manuscrits portent aussi, bien sûr, la dédicace à Laurent le Jeune. Si cette dédicace a été ajoutée ou bien modifiée au début de 1515 (ce qui est à mon avis très probable compte tenu de la progressive montée en puissance de Laurent et de la véritable campagne de propagande et de célébration de celui-ci comme sauveur de la Toscane et de lItalie pendant le printemps 151520), nous devons alors penser que rien dautre na été modifié dans le texte. En revanche, un copiste sagace et habile comme Biagio Buonaccorsi, qui était également un historien à son propre compte, en rédigeant la ou les minute(s) datelier qui sont à la base de tout le reste de la tradition (à savoir α, β), pourrait être intervenu en supprimant ladjectif presente afin déviter une possible confusion entre Louis XII et François Ier. Le fait que le presente suivant, concernant le roi dEspagne, na pas été effacé dans le même passage, montre que la minute datelier sur laquelle Biagio est intervenu a été faite avant le mois de janvier 1516. Le maintien de ladjectif presente dans les mss. D et G ne permet pas de supposer quils 479soient le fruit dune révision tardive, dans les années 1520, car presente à propos de Louis XII naurait pas échappé à une telle révision.

Dautres renseignements nous indiquent lexistence dune première circulation manuscrite de lopuscule pendant les années 1515-1516. Le ms. L (Laurentianus XLIV.32) est une copie luxueuse rédigée par Buonaccorsi pour Pandolfo Bellacci (fils de Marco) avant le 12 février 1517 (cf. supra n. 8) ; le père de Pandolfo (Marco fils de Tinoro Bellacci) fut lacheteur aussi bien dune copie de lArt de la guerre (en septembre 1520) que dun autre ms. buonaccorsiano du Prince, le ms. R (Riccardianus 2603). La famille Bellacci, à laquelle aussi bien Biagio que Machiavel étaient liés, était engagée dans la vie politique et diplomatique de Florence, avec des responsabilités croissantes de la fin du xve à la première moitié du xvie siècle (jusquà arriver au priorato). Également liée à Biagio et à Niccolò était la famille Quaratesi (Francesco de Bernardo Quaratesi fut le parrain, avec Machiavel, dun fils de Buonaccorsi), dont un autre membre fut lacheteur du troisième ms. buonaccorsiano, P (Parisinus Ital 709). Dans le Discorso del modo di assicurare lo stato alla casa de Medici (premiers mois de 1516), Francesco Guicciardini manifeste sa connaissance du Prince ; Ludovico Alamanni décalque des morceaux du Prince dans deux discours adressés à Alberto Pio de Carpi (25 novembre et 27 décembre 1516) ; et finalement Niccolò Guicciardini (fils de Luigi, le frère de Francesco, et alors âgé de seize ans) dans une lettre à son père du 29 juillet 1517 fait une référence explicite au chapitre viii du Prince : « come dice el Machiavello in quella sua opera de Principatibus che fece Juriotto da Fermo » (« ce qua fait Juriotto da Fermo, selon ce que dit Machiavel dans son œuvre de principatibus ») ; et le même Niccolò Guicciardini montre quil connaît bien le Prince dans son Discorso del modo del procedere della famiglia de Medici in Firenze de 1518-1519.

Par la suite, le silence semble tomber sur le Prince jusquau 15 septembre 1520, lorsque dans son Diario Biagio Buonaccorsi écrit : « Giovanni Gaddi ha havuto da me el libro De principatu composto dal Machiavello []21 » (« Giovanni Gaddi a reçu de ma part le livre de principatu rédigé par Machiavel »). Bien que cette copie soit perdue, lactivité de Biagio, en mettant le Prince dans les mains de Giovanni Gaddi, arriva jusquau seuil de lédition imprimée. Sans aucun doute, au début des années 1520 480(on est désormais à la fin du pontificat de Léon X) la possible diffusion du Prince sarticule dans un contexte entièrement différent par rapport aux conditions de la genèse de lopuscule. La puissante famille Gaddi est très liée aux Médicis. Biagio œuvre à plusieurs reprises en tant que copiste pour le compte de Giovanni Gaddi, en lui donnant aussi un manuscrit de lArt de la guerre. De plus, Giovanni Gaddi, tout comme Julien de Médicis, était membre de la Compagnia della Cazzuola, une troupe qui mit en scène aussi bien la Mandragore que la Clizia. Dans cette deuxième vague de diffusion de lœuvre, nous constatons aussi la rencontre entre Machiavel et un autre calligraphe florentin, qui fut le copiste dun ms. de lArt de la guerre (le ms. « idiografo » avec des notes, des didascalies et des dessins de Machiavel, en préparation de lédition imprimée) et du ms. A du Prince (Bibl Inguimbertine de Carpentras, 303).

À la fin du pontificat de Léon X (Jean de Médicis) en 1521, ou au début du pontificat de Clément VII (Jules de Médicis) en 1523, Genesio de la Barrera, un copiste espagnol actif à Rome dans un atelier libraire spécialisé dans la production dexemplaires de luxe, copia le ms. B (Barberinianus Latinus 5093 de la Bibliothèque Vaticane), le seul ms. du Prince attribuable à une production destinée aux collectionneurs délite. À propos de cette phase de la circulation manuscrite du Prince, dans les années 1520, il semble fort improbable que Machiavel ait eu là une quelconque influence (ou quil sy soit intéressé) : en effet il ny a aucune trace de tentatives de mise à jour (pour une œuvre adressée à un dédicataire désormais défunt) et, à mon avis, il est même probable que le nouveau Machiavel (prêt à sengager dans les Istorie fiorentine) ait mis de côté une œuvre brûlante comme le Prince. En revanche dans les Discours – que Machiavel avait achevés en 1519 mais probablement retouchés dans les années suivantes – lauteur fait référence cinq fois au Prince, donc comme à une œuvre disponible et en circulation manuscrite.

Cest dans ce contexte que paraît, le 3 avril 1521, un livre dAgostino Nifo, le Libellus de his quae ab optimis principibus agenda sunt, conçu dans le but de sopposer au Prince (plusieurs chapitres du Libellus sont, déjà dans lintitulé, la réponse antagoniste à autant de chapitres du Prince). Nifo, philosophe très proche des Médicis, jusquà être autorisé à ajouter le nom « de Medicis » à son propre nom de famille, déjà chargé en 1520 par Léon X dun Libellus contra Pomponacium, peut aussi bien avoir reçu un ms. du Prince que la tâche décrire un libellus polémique de la 481part dun proche de la famille des Médicis, inquiète pour la possible déduction, à partir de la diffusion de lopuscule machiavélien, dune aspiration clairement autocratique. Peu après, en tout cas, le même Nifo sengagea dans une opération bien plus complexe : lécriture dun véritable traité politique en cinq livres, le De regnandi peritia, qui nest pas seulement un plagiat du Prince, mais qui, à travers la traduction en latin et lamplification théorique du matériel, aspire à remplacer le Prince, en lexpurgeant et en le reconduisant dans le cadre orthodoxe de la théorie politique. Du point de vue de la critique textuelle, en revanche, je serais plutôt prudent dans lutilisation du De regnandi peritia : bien que Martelli et Bausi aient supposé que Nifo eut à sa disposition un ms. supérieur aussi bien à y quà z, il est à mon avis trop difficile de distinguer dans le texte latin du De regnandi peritia ce qui dérive de la source machiavélienne et ce qui est le fruit de la normalisation de Nifo22.

DEUX « CONJECTURES DIAGNOSTIQUES »

α

Principe ii 6 : E nella antiquità e continuazione del dominio sono spente le memorie e le cagioni delle innovazioni : perché sempre una mutazione lascia lo adentellato per la edificazione dellaltra.

Ce paragraphe, clôturant le chapitre ii, pose des problèmes aussi bien sur le plan du contenu idéologique (de la cohérence interne du chapitre) que sur celui de la langue. Dailleurs, dans son ensemble le chapitre ii est tout aussi bref que problématique. Il suffit de penser à son début : « Je laisserai de côté la discussion sur les républiques, parce que, une autre fois, jen ai discuté longuement », une phrase qui ne peut pas se référer aux Discours, du moins dans leur état actuel (en raison de tout ce que nous avons dit jusquici sur la date de la première diffusion du Prince), et qui est vraiment étrange au tout début dune œuvre qui, à travers sa dédicace et sa présentation à un personnage en vue comme 482Laurent le Jeune, aspire à une dimension publique et à une sorte de rédemption pour son auteur. À quelle longue discussion sur les républiques, qui aurait été publique ou du moins connue des Médicis et de leur entourage, Machiavel peut-il faire allusion en 1514-1515 ? Est-il possible que, dès cette époque, il ait commencé ses lectures dans les Orti Oricellari, et que ces débats aient déjà eu une dimension publique suffisante pour quils soient mentionnés dans le Prince ? Je ne saurais donner une réponse définitive.

Revenons pour linstant à la fin du chapitre et à son sens : la thèse soutenue par Machiavel est que le gouvernement des principautés héréditaires est plus simple que celui des principats nouveaux : « Je dis donc que, dans les états héréditaires, accoutumés à des princes du même sang, il y a de bien moindres difficultés à se maintenir que dans les nouveaux [] ». Lexemple historique allégué concerne le duché de Ferrare, « qui na soutenu les assauts des Vénitiens en [14]84 et ceux du pape Jules en [15]10 que pour la seule raison que sa seigneurie était antique ». Il se réfère à la fidélité des sujets envers la famille dEste, laquelle a permis à cette famille de garder le pouvoir même dans les situations les plus difficiles, comme pendant les assauts de la puissante République de Venise ou de limpétueux pape Jules II. La justification de cette stabilité réside selon Machiavel dans le fait que « le prince naturel a de moindres raisons et de moindres nécessités doffenser, doù il faut bien quil soit plus aimé ». Donc, sauf bêtises ou « vices extraordinaires », il est raisonnable quil puisse garder son principat grâce à la fidélité des siens. Une fois parvenu à la conclusion dun chapitre entièrement consacré à la longue durée dynastique et au privilège que cette longue durée comporte, Machiavel semble toutefois changer soudainement de sujet : « Et dans lantiquité et la continuité de sa seigneurie séteignent la mémoire et les raisons des innovations : toujours, en effet, une mutation laisse une pierre dattente pour lédification de la suivante ».

Pourquoi Machiavel, qui a jusquici traité seulement de la « continuité » dune seigneurie (et de la stabilité quelle comporte), se tourne-t-il soudainement vers les « innovations » et les effets de la « mutation23 » ?

483

Il est bien vrai que dans le paragraphe 3 du chapitre ii, en louant la stabilité des principats héréditaires, Machiavel a écrit quun prince capable dune « industrie ordinaire » se maintiendra dans son état, et « quand bien même il en serait privé, à la moindre traverse que connaîtra loccupant, il lacquiert de nouveau ». Un passage qui semble anticiper le diagnostic concernant loccupation française du duché de Milan en 1500, discutée par Machiavel au tout début du chapitre suivant, le iii, quand il écrit : « Voilà les raisons pour lesquelles Louis XII roi de France occupa aussitôt Milan et aussitôt la perdit, et, la première fois, les forces propres de Ludovic [le More] suffirent à la lui enlever [] ». À savoir, les forces (faibles par rapport à la puissance de larmée française) du duc Ludovic suffirent, du moins dans un premier temps, à lui assurer la récupération du duché occupé par les Français, parce que ses sujets étaient habitués à la domination des Sforza. Mais justement ce diagnostic est contenu dans le chapitre iii, cest-à-dire le chapitre consacré aux principats mixtes (une nouveauté absolue de la théorie politique machiavélienne), où Machiavel commence son analyse de la manière suivante : « Mais cest dans le principat nouveau que se tiennent les difficultés », donc en soulignant, grâce à une césure, la différence profonde entre les principats héréditaires et les nouveaux. Une anticipation de ce diagnostic dans le chapitre ii, consacré aux principats héréditaires, na pas de raison évidente. Donc le paragraphe final du chapitre ii, en guise de conclusion pour un chapitre jusque là consacré exclusivement au principat héréditaire et à sa continuité, paraît être hors de propos.

Outre cette difficulté concernant la cohérence interne du sujet traité, une autre difficulté, de nature linguistique, a été détectée par Mario Martelli dans le dernier paragraphe du chap. ii : il sagit du mot adentellato. En fait, bien quaprès le Prince, et fort probablement justement à cause de la fortune du Prince et de la prose machiavélienne, le mot adentellato ait commencé à être utilisé dans le sens de « pierre dattente24 », et quévidemment cette signification du mot nait gêné ni les copistes ni les premiers lecteurs du Prince, il est tout aussi vrai quil ny a pas dattestation de ce mot en tant que substantif jusquà ce passage du Prince, 484et que jusque là le mot était utilisé seulement comme adjectif, dans le sens dédification commencée mais inachevée. De cet usage comme adjectif, Martelli a proposé trois exemples : le mot latin denticulatum dans une lettre de Francesco Cattani de Diacceto au cardinal Domenico Grimani (concernant lédifice philosophique que Ficin, en mourant, avait laissé denticulatum, donc inachevé mais prêt à être poursuivi) ; et en italien dans le Trattato della coltivazione degli orti e giardini de Gianvittorio Soderini (juste après la mort de Machiavel), et dans le Morgante de Luigi Pulci (XXVI, 106, lorsque que Renaud dit « Or lasciam le parole addentellate25 », « maintenant nous laissons notre discours inachevé »).

Sur cette base, dans son édition de 2006 Martelli avait formulé une hypothèse :

E nella antiquità e continuazione del dominio sono spente le memorie e le cagioni delle innovazioni : perché sempre una mutazione lo [antéposé au verbe en tant que pronom complément, référé à dominio, et non pas comme article] lascia lo addentellato [donc adjectif référé au pronom « lo »] per la edificazione dellaltro [masculin au lieu du féminin, référé encore à « dominio »].

« Et dans lantiquité et la continuité de sa seigneurie, séteignent la mémoire et les raisons des innovations : toujours en effet, une mutation la laisse [laisse la seigneurie] inachevée [adentellato, en tant quadjectif dans le sens d“inachevé et prêt pour la continuation de lédification”] et prête pour lédification de lautre [au masculin en italien, à savoir de lautre dominio, de la seigneurie suivante]. »

Cette hypothèse en vérité avait été reléguée par Martelli dans son commentaire, sans laccueillir dans le texte avec une motivation plutôt bizarre : « Quello che leditore deve perseguire non è dare un testo astrattamente corretto, ma un testo il più vicino possibile a quello uscito dalla penna dellautore ; e lautore, nel caso di M., si riconosce piuttosto nella lezione non corretta, che in quella corretta26 » (« Ce que léditeur critique doit essayer dobtenir nest pas un texte abstraitement correct, mais un texte le plus proche possible à celui sorti de la plume de lauteur ; et lauteur, dans le cas de M., on peut le reconnaître plutôt dans la 485leçon incorrecte que dans celle correcte »). Ce qui me poussa en 2006 à refuser de façon nette le raisonnement de Martelli fut notamment son point de départ, cest-à-dire lidée que Machiavel est toujours désordonné dans son activité rédactionnelle, quil est toujours incohérent, que cest donc la leçon incorrecte qui aurait le plus de probabilité dêtre authentique. Il est évident quun tel argument nous conduit à accepter toutes les incohérences dans le texte en tant que symptômes dauthenticité : une véritable capitulation face aux difficultés de la critique textuelle.

En revanche, dun point de vue linguistique, lobservation de Martelli est fondée, même si les lecteurs anciens et modernes ainsi que les copistes nont pas été gênés par lusage de adentellato en tant que substantif (un usage entre temps devenu courant et accepté), ni par lidée dédifier une mutation. Il faut en effet rappeler quil est typique de la langue de Machiavel, à propos de notions importantes dans son discours, de faire recours à la substantivation des adjectifs (le cas le plus célèbre concerne le « venire allo straordinario », Discours I xviii, ce qui revient à « venir aux moyens extraordinaires »)27. Et il est évident que nous sommes ici, avec ce paragraphe conclusif du chap. ii, arrivés à un point névralgique dans lélaboration théorique du Prince. Mais il est possible de garder aussi bien le texte transmis que lusage adjectival de adentellato.

Nous sommes ici face à une catégorie particulière de conjecture, une phase très délicate dans lactivité de la critique textuelle, celle qui comporte la conjecture que Paul Maas a dénommée diagnostique. Le texte proposé par la tradition avec adentellato en tant que substantif, comme on la dit, na gêné ni les lecteurs ni les copistes ; Martelli a observé en revanche que lidée d« édifier la suivante [mutation] », est bizarre dun point de vue logique (est-il possible d« édifier » une mutation ?). Nous pouvons repousser le doute de Martelli comme trop positiviste, 486mais je crois aujourdhui quil vaut la peine de relire le texte de Paul Maas. Dans le Rückblick (le regard rétrospectif), ajouté en 1956 par Maas à sa Textkritik de 1927, il consacre un paragraphe aux Conjectures diagnostiques, en observant :

On ne fait en général la distinction quentre les conjectures « justes » et « fausses », et on a tendance à rejeter totalement celles qui sont « non justes » []. Cela étant posé, la conjecture, « juste » ou « fausse », est une partie essentielle de lexaminatio, cest-à-dire de lexamen permettant de déterminer si le texte transmis est le meilleur quon puisse imaginer ou non. Que les conjectures faites à cet effet (de façon « diagnostique », donc) soient pleinement convaincantes, ou quelles ne représentent quun « moindre mal » par rapport à la tradition, ou bien encore quelles soient totalement inopérantes –, cela na, dans lévaluation de la conjecture comme moyen dinvestigation, quune importance marginale. Il appartient à léditeur et à sa sensibilité de décider lesquelles de ces conjectures méritent dêtre mentionnées dans lapparat critique. Ce dernier doit, cependant, avant de rejeter sans justification une conjecture, se demander sil serait capable – dans le cas où cette conjecture serait une variante transmise par la tradition – de la reconnaître en tant que corrompue28.

Si nous acceptons de prendre en considération le doute de Martelli, dont la connaissance de la langue florentine du début du xvie siècle était incomparable tout comme létait sa sensibilité pour la langue de Machiavel, nous pouvons essayer de formuler une conjecture économique pour établir le texte de la fin du chapitre ii du Prince.

Pendant lété 2017, à loccasion de la rédaction dun chapitre de manuel consacré à la langue et le style de Machiavel, jai eu occasion de relire plus attentivement lancien (et toujours solide) livre de Fredi Chiappelli, consacré à la langue de Machiavel (1952)29. Or, Chiappelli observait que – hormis très peu dexceptions – Machiavel a une double façon dutiliser le pronom « lo », soit un usage enclitique dans des propositions affirmatives, soit un usage tonique dans des propositions négatives (comme dans lexemple célèbre de la lettre à Vettori du 10 décembre 1513 : « se gli era ben darlo o non lo dare », « sil était bon de le donner ou de ne pas le donner »). Bref, Machiavel nécrit presque jamais non darlo, et cette forme – aujourdhui courante – était même presque perçue comme une 487faute de langue par les Toscans. Maintenant je crois devoir reconnaître à Martelli sa finesse dans la perception dune fausse note avec adentellato en tant que substantif, et je propose la conjecture suivante :

E nella antiquità e continuazione del dominio sono spente le memorie e le cagioni delle innovazioni : perché sempre una mutazione làscialo adentellato per la edificazione dellaltro.

Le pronom enclitique -lo se réfère bien sûr à dominio, à linstar du pronom masculin altro, qui avait été changé en féminin à la suite de la mauvaise compréhension de la scriptio continua « lascialo ». Donc le texte serait :

Et dans lantiquité et la continuité de sa seigneurie, séteignent la mémoire et les raisons des innovations : toujours en effet, une mutation la laisse [lascialo = laisse il dominio, la seigneurie] inachevée et prête pour lédification de lautre [masculin en italien, toujours référé à dominio, dune seigneurie suivante].

Dans lœuvre de Machiavel il y a une seule occurrence de lascialo, mais à limpératif, dans la Clizia (acte III, scène 3 : il sagit dune réplique de Sostrata). Mais dans les Legazioni lusage dun verbe à un mode personnel suivi du pronom enclitique –lo est bien attesté. Un des mérites dune telle conjecture serait de conserver substantiellement intact le texte transmis (elle suppose seulement la scriptio continua et le changement de la voyelle finale). Je nose pas penser que cette conjecture soit nécessairement une restauration de la leçon authentique, ni quelle restaure la cohérence du chapitre, ni non plus que cette cohérence ait besoin dêtre nécessairement restaurée. Mais certainement lusage de adentellato en tant quadjectif semble redonner dune certaine façon une centralité au thème de la continuité, plutôt quà celui des innovations et des conséquences de la mutation.

β

Principe ix 23-24 : Sogliono questi principi periclitare, quando sono per salire dallo ordine civile allo assoluto. Perché questi principi o comandano per loro medesimi o per mezzo delli magistrati : nello ultimo caso è più debole e più pericoloso lo stato loro [].

Sogliono questi principati] y ; Sogliono questi principi] D ; Sogliono questi principali] G, principati] G2 ; Principes] Nifo.

488

Le chapitre ix est consacré à lanalyse du principat civil, à savoir « quand un citoyen privé [], avec la faveur des autres citoyens, devient prince dans sa patrie ». Il est possible daccéder à cette principauté « soit avec la faveur du peuple, soit avec celle des grands », mais « celui qui atteint le principat avec laide des grands se maintient avec plus de difficultés que celui qui le devient avec laide du peuple » (ix 1-4). Dans ce chapitre (le seul avec le titre au singulier : de principatu civili), lanalyse de Machiavel sabstient exceptionnellement de recourir au moindre exemple historique ; à la fin il conclut « quil est nécessaire à un prince davoir le peuple pour ami ; autrement, il na pas de remède dans ladversité » (ix 18). Grâce à lamitié du peuple Nabis de Sparte fut capable de soutenir « un siège contre toute la Grèce et une armée romaine » : cet exemple démontre lambigüité du proverbe « Qui fonde sur le peuple fonde sur la boue », parce que « si cest un prince qui se fonde » sur le peuple, un prince capable de commander et « qui ne seffraie pas dans ladversité [], il ne sera jamais trompé par celui-ci » (iv 20-22).

En arrivant à la conclusion, Machiavel souligne que :

Dordinaire, ces princes se mettent en péril quand ils sont sur le point de sélever de lordre civil à lordre absolu. En effet, ces princes commandent soit par eux-mêmes, soit par lentremise des magistratures : dans ce dernier cas, leur état est plus faible et court plus de dangers [].

Dans son édition avec commentaire de 1994, Giorgio Inglese accueillit dans le texte du § 23 la leçon transmise par la branche : « Sogliono questi principati periclitare…, etc. ». Et léditeur critique annotait, de façon dubitative : « questi : intenderei i nuovi, ma il luogo è di interpretazione difficile e controversa []. Principati : notevole la variante principi del ms. Monacense [D], confermata dal Nifo ». Donc lhypothèse quici lauteur ne voulait pas se référer seulement aux principats civils, mais à tous les principats nouveaux, était suggérée par Inglese à propos de la leçon principati. En revanche, dans son édition de 2013, le même savant a accueilli définitivement dans son texte la variante du ms. D : « Sogliono questi principi periclitare…, etc. », en ajoutant dans le commentaire : « questi principi : i principi civili, quanti sono diventati principi col favore dei concittadini, in un quadro di legalità. Linterpertazione dei §§ 23-27 è molto controversa, anche in ragione di una probabile corruttela nella prima frase [] ». En accueillant dans le texte la leçon de D, 489à partir de lédition 2013, Inglese – même en soulignant la difficulté herméneutique de ce passage – entend questi principi du § 23 en tant que « princes civils30 ».

En fait, linterprétation de questi principi du § 23 en tant que « princes nouveaux » nest pas recevable, du moment que lauteur de façon explicite se réfère aux princes qui sont en train « de sélever de lordre civil à lordre absolu ». Il est donc question seulement des princes « civils » ; mais lobjection soulevée par les chercheurs qui ont souligné la difficulté de ce passage a le mérite de rendre évidente une aporie, à savoir que Machiavel, avec questi principi (ces princes), un syntagme répété aussi bien au § 23 quau § 24, semble indiquer quil y aurait des princes qui « commandent par eux-mêmes » et qui peuvent en tout cas être dénommés « civils », même sils ne gouvernent pas « par lentremise des magistratures », à savoir dans le cadre de lordre juridique. Est-il encore possible de continuer à qualifier « ces princes » de « civils » ?

À mon avis, il serait utile de sinterroger sur les causes qui ont mené le copiste de y à introduire la variante principati au lieu de principi : en fait cette leçon semble une banalisation produite à la fois par le désir déviter la répétition « questi principi … questi principi », et par lexigence de créer une distinction entre les princes du § 23 et ceux du § 24. Nous pouvons donc suggérer que « Sogliono questi principi periclitare quando sono per salire dallo ordine civile allo absoluto. Perché questi principi o comandano… » était le texte de larchétype, un archétype – on la vu – rédigé dans la forme dun brouillon, sur la base dun original déjà écrit hâtivement dun seul jet. Le texte de larchétype contenait peut-être déjà une faute, à savoir la répétition de ladjectif démonstratif questi, une répétition due à un défaut dans la dictée intérieure (mnémonique) du copiste, par rapport à la leçon originelle suivante :

490

Sogliono questi principi periclitare quando sono per salire dallo ordine civile allo absoluto. Perché e principi [à écrire : « Perche principi », une graphie qui pourrait avoir facilité la faute dans la dictée intérieure] o comandano…

Lorsque le texte de larchétype est arrivé aux mains du copiste de y, il sest rendu compte (et peut-être en a-t-il été gêné) de la répétition « questi principi [] questi principi », et du fait que, de cette façon, on rendait « civils » même les princes qui « commandent par eux-mêmes ». Il aura donc modifié le premier principi en principati : une faute de deuxième degré, provoquée par une tentative de correction dun texte déjà corrompu. La même difficulté peut être à la base du comportement du copiste du ms. G, que la leçon principali soit une variante synonymique de principi, comme il a été suggéré par Inglese dans Principe 2013, ou quelle soit une corruption graphique de principati, comme la peut-être cru la main G2, en corrigeant justement princip-at-i.

Par ailleurs, il faut souligner un autre aspect de ce passage final du chap. ix : Machiavel considère comme une donnée certaine et sans équivoque le fait que celui qui est arrivé à une principauté civile veut ensuite « sélever à lordre absolu ». Ici lauteur manifeste le même mouvement rhétorique quil utilise dans le chap. vii 22 (« Spenti adunque questi capi », « Ayant donc anéanti ces chefs »), en démontrant quil est simplement inconcevable de ne pas tuer des chefs conjurés, ou bien dans le chap. iii 47 (« Ha perduto dunque el re Luigi la Lombardia … né è miraculo alcuno questo, ma molto ordinario e ragionevole », « Le roi Louis a donc perdu la Lombardie … et il ny a là aucun miracle, mais rien que de très ordinaire et raisonnable »). Le passage dune principauté civile « à lordre absolu » appartient donc à la même catégorie des conséquences inévitables et naturelles : une conséquence à ce point certaine que lauteur sinterroge sur les difficultés dun tel passage, et non pas sur la possibilité quun tel passage puisse nêtre pas envisagé par un prince civil31.

La prose du Prince, à la fois sèche et élégante, a été certainement une des raisons fondamentales du succès de lopuscule de Machiavel : la cohérence de la pensée du Secrétaire florentin est nourrie par la concision de son style. Cest justement le respect pour ce chef-dœuvre 491des doctrines politiques et de la littérature italienne qui doit engager le philologue dans une reconstruction du texte authentique qui soit la plus prudente et attentive possible, sans blâmer de prétendues incohérences de Machiavel, mais sans exiger non plus une cohérence simplificatrice alors que la complexité et la nouveauté de la pensée de lauteur demandent un style autant problématique. Cette activité philologique est la seule façon de restituer à Machiavel sa propre historicité.

Raffaele Ruggiero

Aix-Marseille Université

Centre Aixois dÉtudes Romanes,

Aix-en-Provence

1 Le premier lecteur de cet article a été M. Emanuele Cutinelli-Rendina, qui a eu lamabilité dencourager mes efforts : je le remercie pour toutes ses remarques et ses observations constructives. M. Jean-Louis Ferrary a généreusement révisé la rédaction définitive de mon essai en en rendant plusieurs argumentations plus efficaces. Ce quil reste dinsatisfaisant nest évidemment à imputer quà ma responsabilité.

2 Éditions de référence : Niccolò Machiavelli, De principatibus, édition critique par Giorgio Inglese, Rome, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 1994 (dorénavant Principe 1994) ; N. Machiavelli, Il principe, édition avec commentaire par G. Inglese, Turin, Einaudi, 1995 (dorénavant Principe 1995) ; N. Machiavelli, Il principe, nouvelle édition critique par G. Inglese, Rome, Istituto Enciclopedia italiana, 2013 (les deux volumes contiennent : le texte du Prince dans la nouvelle édition critique par G. Inglese avec son essai philologique Ragione del testo ; une reproduction anastatique de leditio princeps [Rome, Blado, 1532] avec un essai de Paola Cosentino ; un fac-similé du ms. Barberinianus Latinus 5093 de la Bibliothèque Vaticane avec un essai de Renzo Iacobucci ; deux introductions par Gennaro Sasso [Genesi e struttura del Principe] et par Adriano Prosperi [Il Principe e la cultura europea] ; dorénavant Principe 2013) ; N. Machiavelli, Il principe, nouvelle édition avec commentaire par G. Inglese, Turin, Einaudi, 2013 (dorénavant Principe commentaire 2013) ; N. Machiavel, Le Prince, traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, texte italien établi par G. Inglese, Paris, PUF, 2014 (dorénavant Prince 2014).

3 Inglese, Introduzione, dans Principe 1994, p. 18-25. R. Ruggiero, « Italia. Studi filologici », dans Enciclopedia Machiavelliana, Rome, Istituto Enciclopedia italiana, 2014, I, p. 50-53.

4 J.-L. Fournel, « I tempi delle parole nella prosa machiavelliana : considerazioni su tre storie incrociate », dans Lessico ed etica nella tradizione italiana di primo Cinquecento, dirigé par R. Ruggiero, Lecce-Brescia, Pensa, 2016, p. 123-138, en part. p. 130, n. 8.

5 Oreste Tommasini, La vita e gli scritti di Niccolò Machiavelli nella loro relazione col machiavellismo, Rome, Loescher, 1883-1911 (édition anastatique Bologne, Il Mulino, 1999-2003).

6 G. Inglese, « Ragione del testo », dans Principe 2013.

7 G. Inglese, « Lo stemma del Principe. Nuove riflessioni », dans Storia, filosofia e letteratura. Studi in onore di Gennaro Sasso, dirigé par Marta Herling et Mario Reale, Naples, Bibliopolis, 1999, p. 191-201.

8 N. Machiavelli, Il principe, édition critique par Mario Martelli, apparat philologique par Nicoletta Marcelli, Rome, Salerno, 2006 (dorénavant Principe 2006). Cfr. R. Ruggiero, « Il Principe dei ghiribizzi. Un vaglio testuale », Belfagor, 61, 2006, p. 688-704 ; et Id., « Dalle congiure fiorentine alle secche del Principe », Belfagor, 62, 2007, p. 267-282.

9 Une dédicace probablement conçue avant le 12 février 1517, lorsque Pandolfo Bellacci fut parrain dune fille de Biagio, une relation de parenté qui autrement aurait été mentionnée dans la lettre. Cfr. Inglese, « Introduzione », dans Principe 1994, p. 46-47 et Francesco Bausi, Il Principe dallo scrittoio alla stampa, Pise, Edizioni della Normale, 2015, p. 24 n. 37 et p. 42 n. 79.

10 N. Machiavelli, Lettere, dans Id., Opere, dirigé par Corrado Vivanti, Turin, Einaudi, vol. 2, 1999, p. 294-297, en part. p. 296-297.

11 Inglese, « Introduzione », dans Principe commentaire 2013, p. xxiii, et Bausi, Il Principe dallo scrittoio alla stampa, p. 15.

12 Inglese, « Introduzione », dans Principe 1994, p. 5, et Gennaro Sasso, Su Machiavelli. Ultimi scritti, Rome, Carocci, 2015, p. 28.

13 Machiavelli, Lettere, p. 348-351, en part. p. 350.

14 Cette interprétation perspicace fut formulée pour la première fois par Emanuele Cutinelli Rendina dans un compte-rendu de lédition Inglese 1994 paru dans la revue Studi e problemi di critica testuale, 1995/2, p. 192-206, en part. p. 204-205. En tout cas la lettre du 31 janvier 1515 démontre quà cette époque-là, une dédicace à Julien était encore dactualité.

15 T. Gar, « Documenti riguardanti Giuliano de Medici e il pontefice Leone X », Archivio storico italiano, Appendice, 1842-1844, t. 1, p. 291-324, en part. p. 299.

16 Machiavelli, Lettere, p. 316-317. Cfr. aussi N. Machiavelli, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, édition par G. Inglese, Milan, BUR, 1989, p. 231-232.

17 N. Machiavelli, Lettere familiari, édition par Edoardo Alvisi, Florence, Sansoni, 1883 ; R. Ridolfi, Vita di Niccolò Machiavelli, Florence, Sansoni, 19787, p. 525 ; Machiavelli, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, p. 232 ; Machiavelli, Lettere, p. 1584.

18 Cutinelli-Rendina, compte-rendu 1995, p. 200-203.

19 Tommasini, La vita e gli scritti di Niccolò Machiavelli, vol. II, p. 1064-1065. La lettre est citée par Martelli, « Introduzione », dans Principe 2006, p. 32, et analysée par Inglese, « Introduzione », dans Principe commentaire 2013, p. xxix.

20 Bausi, Il Principe dallo scrittoio alla stampa, p. 34-42.

21 Cfr. Denis Fachard, Biagio Buonaccorsi. Sa vie, son temps, son œuvre, Bologne Boni, 1976, p. 215 ; et Inglese, « Introduzione », dans Principe 1994, p. 17.

22 Inglese, « Introduzione », dans Principe 1994, p. 21.

23 Cette incohérence fut soulignée par Emanuele Cutinelli Rendina, per litteras, à Mario Martelli. Ensuite M. Cutinelli Rendina a eu lamabilité de me communiquer ses observations pendant le printemps 2008, à loccasion de sa révision de mon commentaire du Prince dans le cadre de la Biblioteca universale Rizzoli.

24 « risalto o … serie di risalti che si lasciano in alcun lato del muramento, per potervi poi continuare altro muro » (« saillie ou série des saillies qui sont laissées dun côté du mur, afin de poursuivre lédification »), ainsi lexplication de Lisio citée par Inglese, Principe commentaire 2013, p. 10, n. 27.

25 Martelli, « Nota al testo », dans Principe 2006, p. 389-390, qui admet en tout cas que « E verosimile che la voce addentellato, abbreviazione di edificio addentellato, fosse usata come sostantivo nella pratica dei lavoratori edili » (« On peut en tout cas soupçonner que le mot addentellato, comme abréviation pour edificio addentellato, à savoir bâtiment inachevé, était utilisé dans le jargon des maçons »).

26 Martelli, « Nota al testo », dans Principe 2006, p. 390.

27 Pendant le mois daoût 2017 jai présenté mes hypothèses concernant Principe ii 6 à M. Giorgio Inglese et à M. Jean-Louis Fournel, qui ne sont pas daccord avec moi par rapport à lexigence ou même à lopportunité dintervenir sur le texte transmis. Je les remercie de laimable disponibilité avec laquelle ils ont discuté ma suggestion : jai essayé de prendre en compte leurs très utiles remarques. En effet cet article souvre avec une récapitulation analytique des premières phases de la transmission textuelle du Prince, dans le but de présenter les deux conjectures diagnostiques proposées avec le cadre complet des données disponibles.

28 Paul Maas, Textkritik, Leipzig, Teubner, 19604, p. 34, la traduction française ici proposée a été établie par Philippe Vuarend et Raffaele Ruggiero.

29 Fredi Chiappelli, Studi sul linguaggio del Machavelli, Florence, Le Monnier, 1952.

30 Sur la difficulté de ce passage cfr. G. Sasso, « Principato civile e tirannide » (1982-1983), dans Id., Machiavelli e gli antichi e altri saggi, Milan-Naples, Ricciardi, II, 1988, p. 361 ; G. Inglese, Per Machiavelli. Larte dello stato, la cognizione delle storie, Rome, Carocci, 2006, p. 67-69 et n. 98 ; Paul Larivaille, « Il capitolo IX del Principe e la crisi del principato civile », dans Cultura e scrittura di Machiavelli, actes du colloque de Florence-Pise 1997, Rome, Salerno, p. 221-239 ; Fournel et Zancarini dans Prince 2014, p. 293-295 ; Romain Descendre, « Of Extravagant Writing : The Prince, Chapter ix », dans The Radical Machiavelli. Politics, Philosophy and Language, dirigé par Filippo Del Lucchese, Fabio Frosini, Vittorio Morfino, Leiden, Brill, 2015, p. 56-72 : 64-65.

31 Sur ces aspects cf. R. Ruggiero, « I soggetti politici in Machiavelli : il popolo, i grandi e il principe civile », La Cultura, 56, 2018/2, p. 221-247.