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Classiques Garnier

Our research object, or our unit of analysis

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2019 – 1, n° 37
    . varia
  • Author: Koopmans (Jelle)
  • Abstract: To understand the context in which parodic, dramatic representations and their texts take place, we should question what medieval theatre is. A proposition to break away from the clichés is to consider not only the actual performance, but also the process of preparing and conducting a performance, in order to analyze the “scenario” or the “programme” of the spectacle.
  • Pages: 285 to 296
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406097013
  • ISBN: 978-2-406-09701-3
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09701-3.p.0285
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: parody, festivities, performance, theatre history, sources
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Lobjet de nos recherches
ou lunité danalyse

Lhistoire du théâtre pèse comme une malédiction curieuse sur lhistoire du théâtre elle-même. En effet, une bonne partie de cette histoire soccupe dune période, le « Moyen Âge », où la notion de théâtre ne sétait pas encore singularisée et pour laquelle, par conséquent, la notion elle-même fait problème comme catégorie historique. Les savants du xixe siècle, qui ont imposé une dynamique fortement téléologique aux recherches sur le théâtre français, ont aussi dessiné les contours de la nouvelle discipline quétait alors lhistoire des arts de la scène1. Quelques principes lui donnaient sa logique : le théâtre français devait nécessairement saffranchir du latin (genèse de la littérature vernaculaire, et donc de la littérature « française ») ; le théâtre profane devait saffranchir du théâtre religieux (républicanisme laïc oblige) ; lacte spectaculaire devait être « théâtre » au sens que le terme a pu prendre à lépoque moderne et dont on voulait alors chercher les origines dans la perspective dune histoire évolutionniste. Or tous ces présupposés apparaissent désormais comme une fausse donne. Cest sur cette fausse donne, à la source de bien des malentendus suscités par le « théâtre médiéval », que le présent article entend revenir en guise de prolégomènes aux recherches menées dans ce dossier.

Le théâtre, une définition impossible ?

De façon schématique, on peut dire que lhistoire du théâtre soccupe des éléments qui, pour nous, peuvent être isolés comme des représentations 286théâtrales. La question est : à partir de quoi ont-ils été isolés ? Les attitudes des historiens face à cette question sont doubles. Il y a la voie facile : on ne considère comme théâtre que ce qui se présente comme « texte de théâtre », même si cest là déjà une catégorie hautement problématique pour le Moyen Âge et le xvie siècle. Dautre part, il y a la voie plus étroite de lhistoire des représentations, qui se heurte aussitôt au problème de la terminologie2 et qui révèle vite linexistence dun « théâtre médiéval » au Moyen Âge.

Pour définir le théâtre existent donc des définitions abstraites et des définitions pragmatiques. Pragmatique et hautement efficace pour les temps modernes est la définition qui se base sur ce qui se passe sur une scène de théâtre dans un bâtiment créé à cet effet. Mais pour cela, il faut bien quune telle scène existe, quun tel bâtiment existe. Dautres définitions partent du concept de rôle ou de limpersonation, mais celle-ci est difficile à retrouver de manière univoque dans bien des textes du Moyen Âge. Une autre possibilité serait de partir dune définition par le costume – les couvre-chefs sont souvent cités dans les productions dramatiques des xve et xvie siècles3 et lon se rappelle le fameux premier vers du Jeu de la Feuillée :

Segneur, savés pour quoi jai mon abit cangiet4.

Ce nest toutefois quun critère de faible valeur, étant donné quà côté de la comedia togata, redécouverte vers la fin du xve siècle, il existait aussi une tradition dun théâtre non costumé, notamment pour les clercs qui navaient pas le droit de se déguiser. Le costume, donc, est un critère bien faible.

Le thème de ce dossier consacré aux pratiques parodiques sur les scènes et dans les textes peut être considéré comme un véritable retour aux choses qui comptent, ou au moins comme un questionnement sérieux et bienvenu de lessence de la discipline. Cest pourquoi cet article liminaire entend problématiser une question rarement posée en 287tant que telle, qui est celle de savoir où se situe exactement lobjet de lanalyse qui occupe les historiens du théâtre et quelle pourrait bien être lunité de cette analyse. Nanalyse-t-on, finalement, que le texte qui a été conservé, sans se soucier trop du contexte ? Analyse-t-on un ensemble dévénements au sein duquel une éventuelle représentation dite théâtrale a pu avoir lieu ? Un problème nouveau pointe alors : quest-ce qui permet de distinguer entre le texte et le contexte, entre le théâtral et le paradramatique ? Comment isoler un objet de recherche sans se laisser aussitôt guider par des démarches disciplinaires (histoire littéraire, histoire du théâtre, ou des spectacles si lon veut, histoire matérielle ou sociale, histoire locale ou régionale) ? Si les historiens du théâtre se sont de plus en plus penchés sur le cadre de la représentation, le terme « cadre » lui-même nest-il pas trompeur, au même titre que celui de « contexte », en suggérant une distinction essentielle entre un centre (le théâtre) et ce quil y a autour ? La représentation théâtrale, à son tour, a pu avoir lieu « autour » dautre chose et servir de contexte, de cadre. Ne peut-on pas dire dans certains cas quau lieu dêtre lévénement, elle fait partie dun événement ?

De telles questions devraient présider à toute enquête sur lhistoire du théâtre ; mais on peut constater quil nen est pas ainsi. La tradition pèse ; les historiens font ce que font les historiens, les littéraires suivent des démarches littéraires, les théâtreux sintéressent aux points déclarés importants par les théâtreux. Autant dire quil est nécessaire, quelle que soit la discipline dominante du chercheur qui souhaite saventurer dans le domaine des études théâtrales, de tirer au clair un certain nombre de présupposés.

Lacte théâtral médiéval :
de lunité danalyse à la diversité des scénarii

Que veut dire « faire du théâtre » aux xve et xvie siècles ? Il est temps dillustrer la diversité des actions spectaculaires à laquelle les historiens sont souvent confrontés par quelques exemples. À Abbeville, à la fin du Moyen Âge, on avait coutume de se rendre à la Fosse aux Ballades, 288en grand cérémonial, une place de choix étant réservée pour le conseil de la ville. On y jouait à la choule, ensuite on écoutait une chanson de geste avant de se rendre à nouveau en ville pour un repas. La chanson de geste intéresse lhistorien de la littérature, la choule lhistorien des sports, mais les deux actes ont fait partie du même événement, dont le sens reste délicat à analyser. En 1598, pour célébrer la paix de Vervins, on joua à Lille un jeu de Pyramus et Thisbé ; or ce jeu entrait dans une séquence spectaculaire : il y avait des feux de joie, on jeta un soldat de paille du haut du beffroi – le tout régi par ce que jai appelé ailleurs un scénario ou un « programme de la fête5 ». Larticulation de ces gestes peut surprendre, même si elle nest pas rare : les documents évoquent souvent lorganisation de « farces et allumées ». Mais rares sont les historiens de choses jetées du haut dun beffroi, rares sont les historiens des feux de joie.

On sait depuis longtemps que les spectacles dramatiques au Moyen Âge comprenaient souvent plusieurs pièces ou représentations apparentées, telles que « farces et moralités » ou « farces et morisques6 ». Quant aux représentations des grands mystères, elles présentaient elles aussi différents états ou séquence. Parfois il y avait une répétition générale payante, à lintérieur dune église par exemple ; il y avait également la fameuse « montre » où les acteurs défilaient en costume dans les rues avec les accessoires du jeu. Pour les mystères en plusieurs journées, il y avait parfois une séparation entre lavant-dînée et laprès-dînée – le dîner marquant donc un temps dans le spectacle et devant être étudié comme élément de celui-ci plutôt que comme une interruption insignifiante7 .

Autant dire que ce que lon étudie aujourdhui comme le « théâtre » de la période nest en fait quune découpe et que, peut-être, lobjet de nos analyses na pas toujours été le bon. Il faut y ajouter que cette découpe sest produite dès le Moyen Âge et concerne aussi létat des sources.

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La conservation du matériel textuel, surtout pour les « petites pièces » comme les farces, sotties et monologues, na pas toujours suivi la forme de leurs représentations, et cela se comprend. Dans leur fonctionnement sous forme manuscrite ou imprimée, ces pièces suivent une autre logique que celle dun éventuel scénario où elles ont pu trouver place. La reconstitution dun tel scénario amène de ce fait à prendre en compte trois types de sources : les sources décrivant le « programme » de la fête, souvent des sources administratives ou historiques ; les sources livrant un élément textuel de ce programme, la pièce ; et les bien rares sources où transparaît en quelque sorte une esquisse de lensemble. Dans cette dernière catégorie, on placera par exemple lensemble de pièces jouées par Pierre Gringore aux Halles de Paris en 15118.

Parmi les sources ne donnant quun élément textuel, prenons un exemple précis : celui des sermons joyeux9. Ceux-ci seraient de parodies de sermons. Or, de quelque manière que lon définisse la parodie (optons pour celle de Zumthor : « linversion du signifié dans une structure signifiante fixe »), aucun sermon joyeux ne peut être relié à une pratique de sermons sérieux. En revanche, ce sont des textes qui se construisent sur le format rhétorique défini par les artes praedicandi, et qui ont un rapport assez libre avec la prédication sérieuse. Ces formes de parodie sont-elles par ailleurs du « théâtre » ? Depuis la belle thèse de Jean-Claude Aubailly10, on a situé ce type de monologues « au seuil du dramatique » dans un modèle évolutionniste qui voyait la création dun théâtre organisé comme le résultat dun passage du narratif au dramatique, du monologue au monologue fractionné, du monologue fractionné au dialogue, du dialogue au « vrai » théâtre. De la sorte, le sermon joyeux, consacré comme « genre » du théâtre profane de la fin du Moyen Âge, est apparu comme un théâtre débutant, encore inaccompli. Ce ne serait pas encore pleinement du théâtre, mais sen rapprocherait. Le sermon joyeux est ainsi une bonne illustration de la difficulté théorique qua longtemps posée la notion de paradramatique dans lhistoire du théâtre. Le paradramatique se définit naturellement à partir de lidée 290que lon se fait du dramatique ; et bien des médiévistes conservateurs nont pas vu, nont pas voulu prendre en compte les conséquences du théâtre expérimental moderne et de son questionnement de la notion de dramaticité pour faire évoluer leur propre discipline. Comme je lai signalé, quand il a fallu commencer à écrire lhistoire du théâtre du Moyen Âge au xixe siècle, on a simplement découpé de la réalité complexe de cette période tout ce que ressemblait, selon les normes du xixe siècle, à du théâtre. Revenons toutefois au postulat que le sermon joyeux est un genre dramatique du Moyen Âge. Il est tout dabord assez difficile de considérer des performances dune douzaine de minutes comme un genre fonctionnant dans labsolu : ces textes font dévidence partie dun contexte spectaculaire, dun programme de la fête, et devaient se comprendre au sein de celui-ci, même si les sources ne sont plus là pour le spécifier. Malgré les lacunes documentaires, on peut de fait saisir deux éléments des scénarii où se situaient les sermons joyeux. Dune part, le sermon joyeux ne fonctionne pas en réalité comme parodie du sermon sérieux ; il apparaît plutôt dans le contexte festif du monde inversé : là où dans ce monde, il y a la place pour un sermon, on le débite. Dans ce contexte, le sermon nest nullement parodique, mais suit les lois du monde festif. Dautre part, la théâtralité dun tel sermon ne peut être isolé dune séquence spectaculaire : il y a mise en scène, il y a fiction, et cest en leur sein que se produit une performance qualifiée plus tard de dramatique.

À la recherche de lobjet de nos recherches

Dès lors, où peut-on donc situer avec précision lobjet de nos recherches ? Quest-ce qui constitue en fait lunité que lon compte analyser ? Quand on soccupe du théâtre médiéval – qui est dailleurs largement et peut-être surtout, un théâtre du xvie siècle –, il faut reconnaître que des formes pour nous inhabituelles de dramaticité, des performances non strictement théâtrales peuvent avoir un rapport avec notre objet, voire peuvent constituer des objets de recherche. De quel droit, toutefois, se permet-on disoler des faits historiques et jusquoù doit-on aussi les voir 291dans leur contexte ? De nombreuses productions qualifiées aujourdhui par la critique de représentations théâtrales ont été en effet de simples éléments dans une suite dévénements spectaculaires. Quelles sont les conséquences de cette redéfinition pour nos pratiques de chercheurs ?

Question loin dêtre simple, et qui nest pas le seul apanage de lhistoire des spectacles. Je propose donc de réfléchir brièvement à plusieurs parallèles possibles entre les nouveaux questionnements que doivent aborder les historiens des spectacles anciens et ceux qui ont été soulevés dans dautres champs détude. Grâce à lévolution des études philologiques, nous avons fini par comprendre quau lieu disoler des textes individuels des manuscrits où ils figurent, il est important de les considérer dans le contexte de leur conservation – qui, hélas, nest pas toujours celui de leur création. La logique de la mise en recueil, de la mise en situation est devenue un objet important pour la recherche philologique.

La musicologie est aux prises avec un problème similaire. Doit-on analyser une symphonie, un mouvement, voire – ce qui va dans le sens où je compte aller ici – le programme dun concert ? Nicolaus comte de La Fontaine et dHarnoncourt-Unverzagt considérait les symphonies 39, 40 et 41 de Mozart comme un ensemble, un « oratoire instrumental » selon ses propres dires. Prenons une perspective inverse : tous les mélomanes connaissent lair « Mon cœur souvre à ta voix » tiré de Samson et Dalila de Saint-Saens. Air classique sil en est, chanté par toutes les grandes cantatrices. Toutefois, lorsque lOpéra National des Pays-Bas a produit lopéra il y a quelques années, tous les critiques tombèrent daccord que cétait à juste titre que lon nen connaissait que cet air. Où est dès lors lobjet exact qui doit retenir lattention des chercheurs, lœuvre complète ou sa réception fragmentée ?

Revenons maintenant à lhistoire du théâtre et à la redéfinition de lobjet de ses recherches. Tout le monde connaît lexpression « à la fin, vous aurez la farce ». Elle relève dune pratique durable où, après une tragédie, le rire libérateur dune pièce divertissante était attendu. De là à remettre en cause les analyses qui nont longtemps pris en compte que la seule tragédie comme objet détude, il ny a quun pas. Quà lHôtel de Bourgogne, au début du xviie siècle, il y eût encore un prologue de Bruscambille avant la tragédie nous incite, ou devrait nous inciter, à considérer lensemble « prologue – tragédie – farce » comme un ensemble 292à analyser comme tel, et non de manière fractionnée. Prenons un autre exemple éclairant et ignoré de beaucoup danalystes de la littérature : Ubu roi, la pièce qui fait exploser le genre de la farce dans la modernité, fut conçu comme lacte terrestre dun mystère intitulé César Antéchrist. Quelle devrait dès lors être lunité danalyse de cette œuvre célèbre ?

Ces brèves comparaisons incitent aujourdhui à reprendre la réflexion sur la définition de lobjet qui occupe les historiens des arts du spectacle. Le cœur des recherches est-il résumé par les textes dramatiques ? Est-ce leurs cadres dintelligibilité quil faut reconstituer ? Est-ce encore les scénarii spectaculaires, au sein desquels lacte que nous appelons théâtral a pris sens, quil faut tenter de penser ?

Lune des compétences attendues des historiens du théâtre est la philologie, une approche qui est et se doit dêtre un savoir textuel. Plus généralement, lhistoire est, par nature, un savoir basé sur des documents écrits. La nouvelle importance de ce que lon appelle lhistoire orale nest en fait que fort relative, au sens où cette histoire orale ne peut entrer en jeu quau moment dun enregistrement quelconque – et sous lAncien Régime, cest un enregistrement textuel. De là, laporie de la fameuse tradition orale, car sil est dune part indéniable quune telle chose a dû exister, il est dautre part impossible den dire autre chose que ce que nous rapporte lécrit. Toutefois, la retombée textuelle de ce que nous narriverons sans doute jamais à saisir est bien plus riche que lon ne le croit, et permet détudier des dimensions qui nont jusquici pas été envisagées. En outre, la pratique du jeu dramatique ne demande généralement pas à être inscrite dans des documents : on ne dit pas ce qui va de soi.

Confrontons maintenant ce raisonnement général au cas précis du Jeu de la Feuillée dAdam de La Halle, écrit au xiiie siècle. Signalons tout dabord que cette pièce a été jouée à loccasion de la Grande Beuvée, un temps festif qui était sans doute accompagné dun rituel qui lui était propre mais que nulle archive ne documente. Le Jeu de la Feuillée, lu jusquici comme une pièce de théâtre, est en fait une suite de sketches articulée sur ce rituel traditionnel11. Or une fois ce rituel festif pris en compte, non seulement on comprend mieux certaines scènes du jeu, 293larrivée des fées, le repas nocturne, mais également le rapport complexe établi entre le temps représenté et le temps de la représentation. La durée particulière de la fiction dramatique, de la soirée au lendemain, avec un endormissement général des personnages, devient intelligible : là où le texte reste muet, le rituel doit sans doute reprendre ses droits jusquau moment où le texte recommence. Certes, ce rituel de la Grande Beuvée ne nous est pas connu : un rituel se soustrait à la codification par écrit. On ne peut donc arriver à une véritable reconstruction de ce qua pu être la « pièce » dAdam de la Halle. Mais, méthodologiquement du moins, sont désormais posées les conditions dune meilleure compréhension de cette « pièce ».

De ce repositionnement de lobjet-texte découle une nécessaire réflexion sur les cadres dintelligibilité des jeux dramatiques. Les représentations nont naturellement pas lieu dans un vide total. Elles sont conditionnées par de nombreux paramètres qui appellent lattention. Ainsi par exemple de la compréhension culturelle de ce qui paraît « sérieux » ou « comique » à une époque donnée. Souvent cette simple distinction est problématique pour le chercheur. Pour prendre un exemple aux marges de lacte théâtral mais qui relève dans une certaine mesure de la culture de la performance médiévale, on songe par exemple aux enseignes de pèlerins avec des vulves avec béquilles. Les savants modernes les ont dites parodiques, burlesques, obscènes. Or ne sagit-il pas dobjets situés, qui prennent sens notamment dans les pèlerinages de fertilité à Saint Faustin – devenu, par une étymologie populaire, Saint Foutin ? Les enseignes témoigneraient donc dune sensibilité religieuse qui navait rien de parodique. Leur difficulté danalyse tient pour une bonne part au fait que la culture quelles révèlent ne correspond guère à lidée que les savants se sont longtemps fait de la religiosité médiévale et de son lien supposé au carnavalesque.

Pour approcher ces cadres dintelligibilité, de nouvelles notions doivent être forgées. Depuis une décennie, jai essayé de tirer au clair une chose que je croyais importante, sans y réussir totalement : resituer des phénomènes dits théâtraux au sein de la suite dévénements ou dactions qui leur servaient de cadres. Javais premièrement opté pour lidée de scénario. Les historiens, depuis quelque temps, accordent de plus en plus leur attention à ce quils appellent des scripted events, des événements qui se déroulent selon un certain scénario conventionnel, 294fixe, formel. Cela vaut pour des rituels de pénitence, pour des fêtes, pour des événements politiques. Pour Les Bourgeois de Calais, létude séminale de Jean-Marie Moeglin a bien montré par exemple que cette scène touchante, immortalisée par Froissart et sans doute plus encore par Rodin, relève en fait dune simple convention12 : il existe un scénario préétabli pour un tel cas de demande publique de grâce, et en cette occasion, tout le monde a fait de son mieux pour suivre ce scénario. Les faits en deviennent-ils pour autant « moins réels » ? Non certes. Leur caractère scénarisé nous aide toutefois à mieux comprendre le sens de ce rituel. A y regarder de près, ce type de performance ritualisée est fréquente pendant la période étudiée dans ce dossier : en 1514, les Tournaisiens, farceurs invétérés selon Maximilien dAutriche, se seraient moqués dans leurs farces de la bataille de Venlo. Ils durent implorer le pardon impérial, mais Maximilien refusa dabord de leur pardonner13. Non par cruauté, mais parce que le rôle du prince était de refuser le pardon dans un premier temps ; par ce refus, les Tournaisiens étaient prévenus que le pardon était non garanti et ne saccordait quà la troisième requête.

Ayant pu constater que de nombreux événements qui relèveraient de ce quon appelle habituellement les spectacles publics au Moyen Âge font partie de telles suites conventionnelles, jai à plusieurs reprises essayé de défendre limportance du scénario ; mais, réflexion faite, on peut se demander si le terme « programme de la fête » ne serait pas plus adéquat. Il a lavantage déclairer le statut de certains textes, tels que les mystères de la procession de Lille ainsi intitulés par leur éditeur Alan Knight14. En fait, à bien scruter les documents, ces pièces nont pas été jouées pendant la procession de Lille, mais après la procession de Lille. Ceci est significatif si lon raisonne en termes de programme de la fête. Le scénario de la fête lilloise aurait été celui-ci : non pas une procession ponctuée de pièces de théâtre, mais une procession émaillée de tableaux vivants et/ou de sketches, puis un repas, ensuite et enfin les jeux par personnages, présentés devant les dignitaires de la ville dans une salle. Les interprétations appelées par les pièces en sont passablement changées.

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Prendre en compte le programme de la fête, cest aussi ouvrir la possibilité de repenser le fonctionnement même du texte dramatique. La moralité de lAssomption a longtemps été lue comme une pièce théâtrale inachevée, dans la mesure où la fin semble manquer, laissant laction suspendue. Or le manuscrit, comme la remarqué Francesc Massip, indique bien le terme « fin ». Comment comprendre cette difficulté ? La reconstitution du programme de la fête offre des éléments de réponse. Le 14 août était dabord jouée une moralité dramatique. Le lendemain, jour de lAssomption, tout le monde venait admirer lautomate dans léglise qui « représentait » le mystère de lAssomption15. La pièce était donc « achevée » par un autre spectacle, situé hors du texte actuellement conservé mais qui faisait corps avec lui.

Il reste sans doute maintenant aux chercheurs à affiner la notion de scénario ou de programme de la fête. Il apparaît par exemple important de distinguer entre les relations de subordination et les relations de coordination qui permettent aux différents composants dun programme de sarticuler. Quand il y a, au sein dun spectacle dramatique, prologue, tragédie et farce, il y a coordination. Dans le cas du rituel de la Grande Beuvée et du Jeu de la Feuillée, il y a en revanche subordination. Quand il y a une fête locale, une élection du conseil municipal, une promenade vers la Fossée aux Ballades, un jeu de choule et une chanson de geste, il y a à la fois coordination et subordination. Quand existe un cadre festif avec un monde inversé où lon énonce un sermon, il y a subordination. Enfin, quand il y a une fête, et quà lintérieur du calendrier festif, le conseil municipal mange sur un échafaud devant un public qui regarde le conseil qui mange, mais qui regarde en même temps une représentation que le conseil qui mange regarde aussi, il y a un intéressant jeu de miroirs où la coordination et la subordination jouent.

Ces propositions de distinction, à poursuivre, pourront mettre en perspective, je lespère, les pratiques qui ont entouré les textes parodiques et les productions des sociétés joyeuses. Ces textes et productions ont souvent été jugés curieux ou négligeables parce quils nont que rarement été resitués dans la cohérence de leurs programmes festifs et dans la richesse de leurs cadres dintelligibilité. Retrouver cette cohérence est 296justement lun des enjeux de ce dossier, dont les auteurs sattachent tous, à leur manière, à tester les suggestions méthodologiques que jai ici rapidement esquissées. La voie est ainsi ouverte à un renouvellement en profondeur de lhistoire des cultures spectaculaires européennes. Restent, in fine, des questions nécessairement ouvertes et qui doivent le rester pour stimuler lévolution de nos pratiques de chercheurs : quest-ce qui fait lunité de nos analyses ? Où donc se situe lobjet de nos enquêtes ?

Jelle Koopmans

Université dAmsterdam

1 J. Koopmans et D. Smith, « Un théâtre français du Moyen Âge », Médiévales, 59, 2, 2010, p. 5-16.

2 J. Koopmans, « Les mots et la chose ou les mots pour le dire », éd. X. Leroux, Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge, éd. X. Leroux, Paris, Champion, 2011, p. 289-323.

3 J. Koopmans, « Esthétique du monologue : lart de Coquillart et compagnie », Les mondes théâtraux autour de Guillaume Coquillart (xve siècle), éd. J.-F. Chevalier, Langres, D. Guéniot, 2005, p. 27-44.

4 P.-Y. Badel, Adam de La Halle, Œuvres complètes, Paris, Livre de poche, 1995, p. 285.

5 J. Koopmans, « Contre-textes et contre-sociétés », Texte et contre-texte pour la période prémoderne, éd. N. Labère, Bordeaux, Ausonius, 2012, p. 53-61.

6 Dans certains cas, il y avait des combinatoires plus précises, voir E. Doudet, Moralités et jeux moraux, le théâtre allégorique en français, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 120-125.

7 Un cas analogue est à trouver dans la culture dramatique du Nord de la France, où il y a eu apparemment une tradition de présentation avant le repas (un jeu muet, une tapisserie historiée, des jeux sur des chars) avec ensuite, après le repas, une version « par personnages » ; voir K. Lavéant, Un théâtre des frontières. La culture dramatique dans les provinces du Nord aux xve et xvie siècles, Orléans, Paradigme, 2011, p. 93, 154 et 184.

8 Pierre Gringore, La Sottie du Prince des Sotz et de Mère Sotte, éd. A. Hindley, Paris, Champion, 2000.

9 J. Koopmans, Quatre sermons joyeux, Genève, Droz, 1984 ; J. Koopmans, Recueil de sermons joyeux, Genève, Droz, 1988.

10 J.-C. Aubailly, Le Monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de la fin du Moyen Âge et du début du xvie siècle, Paris, Champion, 1978.

11 J. Koopmans, « Arras, where Burghers and Jongleurs meet and Develop Forms – afterwards seen as Theatre », The Routledge Research Companion to Early Drama and Performance, éd. P. King, Londres, Routledge, 2016, p. 30-41.

12 J.-M. Moeglin, Les Bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Paris, Albin Michel, 2002.

13 J. A. C. Buchon, Chroniques et mémoires sur lhistoire de France, Paris, Bureau du Panthéon littéraire, 1836, t. 2, p. 22, 40, 45.

14 A. E. Knight, Les Mystères de la procession de Lille, Genève, Droz, 2001-2011.

15 F. Massip, « Le drame de lAssomption en France et en Belgique », Mainte belle œuvre faite, Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnalls, éd. D. Hüe, M. Longtin et L. Muir, Orléans, Paradigme, 2005, p. 357-374.