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Classiques Garnier

Introduction

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INTRODUCTION

Si le mot croisade napparaît pas avant le xiiie siècle1, si le concept et sa réalité ne cessent de susciter de vifs débats depuis de longues années2, la réalité du phénomène satteste dès les origines à travers les mots relevant des familles de pèlerinage, de voyage et de croix, dont croisement au xiie siècle3. Ceux-ci mêlent des enjeux territoriaux – reconquérir les lieux saints –, pastoraux – convertir les musulmans –, spirituels – mettre ses pas dans ceux du Christ4. Le mouvement de grande ampleur quils recouvrent affecte tout particulièrement des œuvres écrites en France et dans lOrient latin sur le terrain des opérations et, en premier lieu, les récits historiques qui font dune ou des croisades leur matrice ou les incorporent dans le cours dune histoire dun règne ou dun royaume. Ce recueil darticles est précisément consacré à lhistoriographie des croisades telle quelle sinvente et se façonne cependant quelles se déroulent. Sous létiquette dhistoriographie, entendue comme une pratique décriture spécialement dévolue à la restitution de faits vrais, les textes ici étudiés sont de nature hétérogène : certains sont franchement historiques comme les chroniques, dautres hésitent entre lhistoire et lagrandissement épique comme le cycle de la première croisade avec ses trois chansons, 14la dénomination « chanson » disant dentrée lambiguïté5. La disparité du corpus ne surprend pas, tant lon sait la plasticité des catégories génériques, accusée par lintertextualité constitutive de la littérature médiévale6. Elle surprend dautant moins quelle est palliée par une série dinterrogations qui fondent son unité thématique et scripturaire, quelle concerne la production – lauteur, le matériau dont il dispose et la mise en texte, en latin ou en français, en vers ou en prose par la traduction et ladaptation –, la circulation des manuscrits – la sédimentation des versions, le jeu des continuations, les principes de la compilation –, et la réception – le public ciblé, la contextualisation et son horizon dattente, sans négliger le tuf profond de limaginaire qui conditionne la marche de cette histoire. Les contributeurs prennent en considération ces points de vue, de manière à dévoiler les procédés décriture, les critères poétiques aussi bien que théologiques et politiques qui les gouvernent et les objectifs que les auteurs leur assignent.

Ces approches, cest dabord au miroir de lautre quelles peuvent sappréhender, par le regard de loriental que lévénement frappe au premier chef, par la perception quil en a et lusage quil en fait. Faute de cerner dans limmédiat le phénomène et, partant, de disposer dun concept pour lélaborer, la croisade en Orient ne conditionne pas à lidentique les mentalités, non plus que les imaginaires7. Le mot croisade est du reste inconnu – il nest traduit en arabe quau xixe siècle –, de 15même que le terme croisés, auquel se substitue longtemps le nom Francs. A.-M. Eddé rappelle que les croisades font une entrée timide dans les textes et quil faut attendre le tournant du xiie siècle pour quelles prennent véritablement leur place dans une production régionale nourrie de lidéologie du jihad en plein essor et de lopposition contre les Francs. Nétant pas jugées comme un événement extraordinaire, elles ne débouchent pas sur une historiographie spécifique. Lhistoire arabe des croisades est donc déroulée dans la trame de récits les plus divers, dabord dans les textes narratifs et dans quelques très rares documents darchives, puis, sous le règne de Saladin, dans les biographies du sultan dans une tonalité apologétique, dans les correspondances, dans les récits de voyage ou dans les textes historiques. La palette sélargit à partir du xiiie siècle avec les histoires universelles, les histoires des règnes et des peuples, les dictionnaires biographiques et les compilations.

Les auteurs ne sont pas attentifs aux mêmes éléments, mais beaucoup sont habités par la volonté de comprendre ce qui impulse loffensive occidentale : si lhypothèse dun prolongement des guerres byzantines se vérifie, cest davantage le facteur religieux qui simpose, avec la conquête de Jérusalem en ligne de mire. Cette prise de conscience qui sassocie à lexamen du poids des reliques, du lien tissé entre pèlerinage et croisade et du rôle de la papauté alimente lidée dune menace réelle pour lislam et les lieux saints. Elle implique une réflexion sur soi et sur ses propres divisions qui ont favorisé la fondation des États latins dOrient et elle déclenche une réaction proportionnée qui passe par le rassemblement des forces, seule à même de garantir de succès du jihad. A.-M. Eddé examine comment les auteurs peaufinent à dessein leurs stratégies textuelles, comme la louange de Saladin. Ils livrent une vision subtilement nuancée des Francs, faisant le départ entre les croisés et les commerçants et négociants, distinguant les Poulains (nés sur place) et les Francs tout juste débarqués en Orient, dont ils reconnaissent la valeur au point de céder parfois à léloge sans pour autant se priver danecdotes moqueuses. Finalement, ce qui frappe, cest labsence de manichéisme, le pragmatisme, la convergence des valeurs et une ambivalence que partagent au demeurant les auteurs arabes chrétiens du Proche-Orient, plus proches des Arabes que des Francs de leur religion8.

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Le panorama littéraire oriental pointe par contraste, dans la synchronie et laire considérées, des distorsions flagrantes avec les récits dauteurs occidentaux conçus et/ou produits dans les États de lOrient latin. Parmi ceux-ci, la Chronique dErnoul et de Bernard le Trésorier dont nous entretient M. Gaggero est un observatoire privilégié9. Elle est possiblement issue du récit de la chute de Jérusalem en 1187 intégré dans une narration plus ample des années 1101-1231 et rédigé par Ernoul, écuyer de Balian dIbelin, commanditaire de lœuvre. La chronique est adjointe comme Continuation à la traduction française de Guillaume de Tyr dans lEracles, avant dêtre à son tour utilisée à deux reprises dans des rédactions longues composées en Terre Sainte. Lintérêt, comme le souligne M. Gaggero, est dobserver comment les auteurs successifs sapproprient au fil des rédactions le matériau initial, dévoilant linflexion quils lui apportent. La chronique se caractérise par un savant montage de renvois internes qui, outre leur portée pédagogique et explicative, met en relief la position en surplomb de lauteur et sa maîtrise à relier des faits parfois éloignés dans le temps. La signification dordre idéologique et axiologique qui définit cette présence auctoriale, concrétisée par lajout dépisodes romancés, dénote un esprit partisan engagé. Les rédactions longues, tout aussi interventionnistes, superposent les traits idéologiques et structurels des versions précédentes pour répondre aux mêmes exigences de cohérence narrative et explicative. Dédoublement de certains passages, effets de répétition, ajouts dépisodes fictifs, modification de lagencement narratif voire recours aux anachronismes, tout est mis en œuvre pour préserver la lisibilité dune narration éclatée entre Orient et Occident, malgré les entorses à la chronologie ou les atteintes à la « vérité historique ». Est-ce à dire que les auteurs préfèrent un récit bien ficelé ? Sans doute est-il plus juste de voir dans ce soigneux travail de rédaction lambition de transmettre à la fois les faits et lidée de croisade quils défendent. Au rebours dune historiographie arabe éclatée, on voit ainsi émerger et se fabriquer une histoire des croisades au long cours qui est le fruit de mouvances10, une histoire mue aussi par une lecture chrétienne de lévénement, plus ou moins prégnante selon les textes.

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Cest précisément la dimension eschatologique et apocalyptique des croisades quanalyse S. Luchitskaya par lentremise de lempereur Héraclius représenté chez les chroniqueurs occidentaux11. Dans les Gesta Dei per Francos, Guibert de Nogent sappuie sur une prophétie annonçant la victoire finale des Francs sur les Sarrasins, qui est proférée dans les Saintes Écritures et corroborée par les astrologues musulmans. Soucieux de rendre acceptable cette alliance contre nature, lauteur invoque Héraclius qui, par ce biais, apprit lui-même quune race de circoncis (Juifs ou Musulmans) se dresserait contre lEmpire romain. De lempereur, il esquisse une image complexe et ambiguë : celle du pécheur et de lapostat dont les défaites prennent lallure de châtiments et celle de lémule du Christ et du souverain idéal qui récupère la vraie croix. Cette représentation duelle conduit à dépeindre Héraclius en croisé exemplaire, parce quil est le premier à mener la guerre sainte contre les Infidèles. Malgré le lien avec le cycle de la légende de la vraie croix, ses exploits nont pas été suivis de développements écrits. Ainsi dans lEracles, alors que son nom est donné à lœuvre, seules les lignes qui introduisent la chronique remémorent rapidement les guerres entre Byzance et les Perses et la récupération de la vraie croix, ainsi que la conquête musulmane de la Syrie et de la Palestine. Cest que la vocation de cette brève rétrospective réside dans sa perspective moralisatrice et eschatologique. Léchec dHéraclius à repousser les Infidèles symbolise en effet louverture dune ère nouvelle dans lhistoire, celle des croisades. Cette filiation, ou généalogie, est actée dans lHistoire anonyme des rois de Jérusalem, où les croisés, appelés à jouer le rôle prédestiné par Dieu, sont dépeints comme les héritiers et successeurs dHéraclius, voire, sagissant de Godefroi de Bouillon, comme un nouvel Héraclius épuré de tout péché, qui reprend la ville de Jérusalem et la sainte croix.

Les récits de croisade ne senvisagent pas sans le truchement des sources de toute nature, sans le filtre dune interprétation chrétienne et dune réécriture. Ce que démontre lexemple dHéraclius se vérifie dans dautres chroniques, dont lHistoire de la première croisade (Historia Ierosolimitana) datée de 1107, adaptation des Gesta Francorum12. Écrivain très actif aux 18nombreux écrits, poèmes, vies de saints, descriptions de voyages et lettres, son auteur, Baudri de Bourgueil, mobilise toutes ses compétences pour raconter la première croisade dans une veine apologétique. Comme le met en évidence St. Biddlecombe, Baudri veut présenter les croisés comme des héros et exalter leurs faits glorieux en Terre Sainte. Destinant son œuvre à des laïcs et à des clercs, il crée un style approprié, reposant sur linvention de sermons et de discours au mode direct prononcés par des dirigeants militaires et religieux, imprégnés de références à la Bible, aux autorités chrétiennes et à la littérature classique. Parmi les figures héroïques, celle de Joseph dArimathie, considéré pourtant comme un second rôle dans la Bible, requiert lattention. Lauteur établit un parallèle entre laction des croisés aux accomplissements miraculeux rétribués par une récompense et celle de Joseph qui a recueilli le corps du Christ tel un trésor et la enterré dans ce qui allait devenir le Saint-Sépulcre. St. Biddlecombe, questionnant le choix de Joseph, fait lexégèse du terme decurio qui qualifie le héros biblique. La reconstitution du parcours intellectuel et des lectures de Baudri – lAncien Testament, les lettres de Cicéron, les histoires romaines de César, Lucain et Salluste, les définitions de Végèce, de Tacite et dIsidore de Séville, les gloses bibliques et les Évangiles apocryphes, les écrits des Pères de lÉglise – permet de dégager ce qui lérige en modèle réservé aux Croisés : son rôle à la fois administratif et militaire comparable à celui des châtelains, ses qualités de courage et de fermeté, enfin la mise au service du Christ de sa richesse et de sa puissance dans la droite ligne des directives que le pape lancera aux croisés, avec, en retour, la promesse de salut. La traque lexicale, dans le temps long des différentes traditions, concourt ainsi à forger une figure historique modélisante conformée au temps de lécriture et à bricoler une filiation vraisemblable que concrétiseront un siècle plus tard les fictions du Graal13.

Cest bien la culture et le dessein des auteurs, les milieux où ils évoluent qui président à la captation de lévénement et à ses modalités textuelles. J. Gabel Mac Aguire en témoigne dans létude quelle propose de la Chanson de la première croisade, adaptation anonyme de Baudri de Bourgueil14. Le titre même trahit le caractère très libre de cette translation 19du début du xiiie siècle : chanson renvoie à la chanson de geste, tandis que première croisade touche à lhistoire récente et à lhistoriographie. Cette tension observée par les chercheurs sexpose continûment dans le fil du texte. Lexactitude des faits et la justesse des informations tirent du côté de lhistoriographie, en dépit de manques ou de réajustements idéologiques par rapport à la source, comme linsistance sur la libération de Jérusalem et la vengeance contre les Musulmans. En revanche, la facture du texte, sous linfluence de la chanson de geste avec le style formulaire, la laisse, les motifs, mais aussi dans le sillage des romans antiques avec les topoi, les clichés et les stéréotypes sur lOrient, font signe vers la littérature et/ou vers la fiction. Dans une langue aux traits découpés du patron épique et romanesque, lauteur loue les valeurs familières à lauditoire et le système féodal où est prônée, au nom de Dieu, la violence guerrière orientée vers la vengeance. Le texte est visiblement conçu pour un public familier de ces types décrits, quil convient dinformer, de divertir et de subjuguer. Le remanieur attire la tradition littéraire dans lorbe de lhistoire, de sorte quil milite implicitement pour la croisade dans des temps où elle est de nouveau dactualité. Si le fonds théologique est quelque peu sacrifié, le texte ne se soustrait nullement à des intentions idéologiques aux accents de propagande, fermement placées sous obédience chrétienne, fût-ce par le truchement dune geste flamboyante tout à la gloire des croisés.

Point nest besoin dune signature dauteur pour cerner le porte-parole dune histoire et dun message. Lanonymat dont on ignore les raisons nempêche pas quune voix sélève, et porte. À défaut de sa persona, lethos de lhistorien se construit dans le récit, peignant en creux sa culture, les modèles décriture qui lidentifient15. Cette présence agissante de lhistorien, H. J. Nicholson la met en lumière dans lItinerarium Peregrinorum 116. La date exacte et le nom de lauteur, qui divisent les historiens, sont inconnus. Le texte est fait dune compilation de sources, de digressions et déchappées, qui résiste à lenfilade étroitement chronologique des événements. Il se singularise par un latin travaillé, traversé de références bibliques et classiques, mais, contrairement au cas précédent, dénué de tout 20remploi de la littérature contemporaine, chansons de geste et romans. Le récit se coule dans le moule dune histoire de vengeance, encadré par le thème du désastre en ouverture et en clôture. Lévénement est appréhendé, comme de coutume, dans sa dimension eschatologique, mais également comme une tranche de lhistoire humaine dans le continuum de lhistoire de Rome et plus encore du siège de Troie. La réactivation du paradigme troyen fait de la croisade un moment historique à léchelle de la guerre de Troie. Elle sopère au prix daménagements des faits, dajouts, de trafics des noms. Ces libertés ne nuisent pas au sérieux de linformation. Elles découvrent un parti pris qui obéit à des objectifs précis : valoriser la monarchie anglaise du royaume de Jérusalem en proie à de sérieux conflits, et singulièrement les souverains Guy et Sibylle ; dénoncer les conséquences néfastes de la défaite infligée par Saladin, instrument de Dieu pour punir les chrétiens de leurs péchés ; encourager lunion nécessaire de tous les fidèles pour reprendre la Ville Sainte. Ce faisceau dindices renseigne sur lauteur anonyme, vraisemblablement un clerc cultivé attaché au royaume dAngleterre, un témoin oculaire accompagnant larchevêque de Cantorbury à Acre. H. J. Nicholson propose les noms de Gérard de Galles et de Joseph dExeter, mais dément avec justesse ces hypothèses séduisantes, sen tenant à supputer une fonction de chapelain, un chapelain maître de sa matière, bien que la fin du texte laisse un sentiment dinachèvement avec la mort des champions chrétiens. En vérité, cette clôture, à lire avec en toile de fond la croisade de Frédéric Barberousse, idéal du bon gouvernant, paraît une exhortation déguisée, lancée à Richard, alors en Sicile, pour restaurer lunité des chrétiens.

Tout récit de croisade nest-il pas, quels quen fussent les moyens, dicté par une intentionnalité à la fois théologique, politique et morale, qui autorise à sémanciper de lécorce des faits, à en infléchir le sens ? Faire de lévénement une démonstration didactico-théologique et politique nest pas lapanage des clercs. Les laïcs instruits sy adonnent pareillement, à laide de stratégies décriture qui revendiquent ouvertement un héritage formel. Parmi eux, Henri de Valenciennes rapporte dans lHistoire de lEmpereur Henri de Constantinople quétudie Fl. Tanniou la conquête et reconquête à louest de Constantinople à la suite de la quatrième croisade17. Le prologue formule le pacte décriture que se fixe 21lauteur : chroniquer les faits militaires dont il a été le témoin oculaire, lagencement des souvenirs vus, entendus et retenus étant le cachet de vérités incontestables ; sadosser à une grille chrétienne emblématisée par les propos sur la confession et la repentance desquels sourd lenseignement de la voie du salut. Laspiration de lauteur est tout à la fois de décrypter lenchaînement des faits et de les interpréter sur le plan divin, suivant lopposition entre la voie du Bien et la voie du Mal. Pareil projet exige une rhétorique adéquate, « à visée légitimatoire », concrétisée par labondance des discours ajustés aux moments et aux contextes et œuvrant comme une dynamique de lhistoire. Dans la première partie dévolue à la guerre sainte, lhistorien écrivain met à profit les rouages de la rhétorique prédicative, telle quelle se déploie dans la littérature de croisade, dans les chansons de geste, dans la prédication en langue romane, dans la poésie religieuse quil exerce lui-même. Plus original, il exploite les discours de nature ecclésiastique informés par des parallèles contemporains (ceux du pape Innocent III). Ces discours tenus par des clercs et des laïcs, dans une belle union des bellatores et des oratores, aident à justifier la guerre sacrée.

La seconde partie centrée sur le conflit entre le camp impérial et les Lombards et sur la nécessité en corollaire de prévenir la guerre, menace de désunion pour les chrétiens et de fragilisation de leur pouvoir, réclame une rhétorique dun nouveau type qui se réalise pragmatiquement dans les discours des ambassadeurs. Si la diplomatie nest pas encore une discipline constituée à linstar de la prédication, les prémisses en sont posées, dessinant lethos du diplomate et les contours dune parole efficace. Par la maîtrise des aspects techniques et des procédures juridiques, lobjet du discours est de parvenir à lamour et/ou à lamitié, avec ce paradoxe : si linvocation de la paix échoue faute de réceptivité chez ladversaire, en découle naturellement, sous la responsabilité de celui-ci, la décision denclencher la guerre. La subtilité dHenri de Valenciennes est de jouer des deux rhétoriques et den rendre poreuses les frontières. La parole prédicative fait en effet retour dans la seconde partie pour figurer les partisans de lempereur en croisés et pour solliciter la protection divine. La parole, dans laquelle lapologie de la guerre sainte se mêle à la louange de lharmonie interne, exprime la dialectique entre laffrontement contre les Grecs et la recherche de la paix propice à lunion de tous les chrétiens. En ce sens, le texte se fait empiriquement manuel 22de diplomatie ou traité de négociation à lépreuve des faits, sur le terreau de connaissances littéraires, politiques et ecclésiales – lhistoriographie, en somme, comme exercice de style au service dune cause.

Ces contributions forment un bel éventail de lécriture médiévale de lhistoire des croisades. Sans quil soit loisible de lessentialiser, tant elle est labile par ses sources, par les auteurs qui sy attellent, par les techniques décriture quirriguent le legs littéraire et les contextes de réception, lhistoriographie des croisades en Terre Sainte et/ou dans les royaumes latins prête à un portrait-robot grossièrement conditionné par « lesprit de croisade » rattaché au sacré18. La dimension « scientifique », à nos yeux de modernes, en semble empêchée pour maintes raisons, à commencer par son inféodation à la religion et par des mentalités rétives à laltérité. Histoire militante, histoire propagande, histoire doxa, cette historiographie tranche évidemment avec la démarche herméneutique de lhistorien médiéviste pour qui lhistoire est un métier et qui puise aux méthodologies les plus diverses alliées ou confrontées à dautres champs disciplinaires. Deux approches heuristiques inspirées par des objets détude et par des corpus distincts sen font ici lécho, aidant à apprécier en creux les lignes de force de lhistoriographie médiévale daujourdhui.

N. Morton participe ainsi au riche débat historiographique prospérant chez les spécialistes de lhistoire militaire à propos des chefs européens en Orient désireux dengager de grandes batailles19. Il reprend toutes les pièces du dossier, effectuant un bilan sur les recherches préalables et retraçant lévolution qui sest produite dans la perception des faits, des motivations et des enjeux. Lhypothèse qui a prévalu pendant des années est que les chefs de guerre voulaient éviter les combats trop risqués. Elle a été nuancée et infléchie par les travaux de J. France en particulier, se penchant sur les stratégies suivies par les armées au Proche-Orient. N. Morton explore cette nouvelle voie critique pour la principauté dAntioche aux prises avec ses puissants voisins turcs entre 1099 et 1164. Convoquant toutes les ressources de lhistoire militaire ainsi que le témoignage des chroniques médiévales, latines 23et vernaculaires, occidentales et orientales, il prouve quen dépit des dangers majeurs encourus, les armées dAntioche recourant à une large gamme de combats nhésitent pas à se battre contre les Turcs fort bien équipés et très performants. Cet appétit belliqueux vaut explication. À laune des positions avancées par des historiens comme R. Smaïl, N. Morton argue de la localisation dAntioche à proximité des Turcs et du sentiment disolement et dinsécurité quelle procure, qui conduit les armées chrétiennes à combattre pour exister et survivre, plutôt que de se laisser dominer. Il éclaire ainsi dun jour nouveau la singularité de la principauté dAntioche dont le sort est en puissant contraste avec la situation du royaume de Jérusalem.

Tout autre est la méthode de Ph. Buc dont les travaux portent sur lhistoire et lanthropologie, lexégèse et lhistoire des concepts au Moyen Âge. Son dernier ouvrage, à travers lanalyse des rituels notamment, concerne la violence intrinsèquement liée à la religion20 : il y montre comment la théologie chrétienne influe directement sur la violence caractéristique de lOccident, en examinant le processus qui sinstalle dans le temps long de lhistoire des croisades jusquà lépoque contemporaine sous le jour de la guerre sainte, du martyr et de la terreur. Cest dans les ambages de cette théorie que se situe la contribution présentée dans ce numéro. Ph. Buc établit un parallèle entre le premier cycle de la croisade, avec une prédilection pour la Chanson dAntioche, et les romans fondamentalistes américains avec les séries à grand succès de T. LaHaye, Left Behind and Babylon Rising déjà largement abordées par la critique21. À la croisée de lhistoire et de lhistoire culturelle, avec, au moins pour lœuvre médiévale oscillant entre épique et histoire, des textes-frontières sans catégorisation générique arrêtée, lobjectif de Philippe Buc est de pointer les éléments communs aux deux textes émanant des structures profondes de la théologie chrétienne. Cest une façon dinterroger ce que dit la série contemporaine sur la réception des textes de croisade et le régime de croyance quils instaurent et, dans un spectre plus large, sur les liens que nouent le haut Moyen Âge et le Moyen Âge tardif entre histoire sacrée et violence. La théologie arborée 24par la Chanson dAntioche, au moment où lexégèse biblique privilégie une compréhension historique, est dispensée au seuil de lœuvre : elle est focalisée sur la vengeance du Christ en deux moments cruciaux, léradication du temple de Jérusalem et lApocalypse. La croisade est à insérer dans ce cadre : elle participe comme type et comme exemple de la destruction à la fin des temps. De la sorte est mise en place une théologie de lhistoire, une histoire sacrée qui confère à la Chanson les atours dun texte de vérité, en analogon mineur de lÉcriture sainte. Elle donne à lauditoire, aux croisés, une vision eschatologique de leurs opérations militaires, lorgnant vers la guerre de lApocalypse. Ce régime de croyance, on peut le saisir avec acuité par la comparaison avec les mécanismes typologiques équivalents qui structurent la culture évangélique contemporaine. En appréhendant le passé par le présent, lhistoire par la fiction, Ph. Buc bouscule les codes dans un jeu de surplomb, tirant profit du télescopage des temporalités, de lintrication du présent et du passé, au cœur de lopération historique.

Les contributions ici réunies illustrent éloquemment le travail des médiévaux sur lévénement quest la croisade pour lOccident médiéval, dans des textes composites, irréductibles à une seule voie dexpression, mais tous rassemblés par une idéologie commune conjuguant croisade et guerre sainte, violence et sacré. Elles rendent compte également de la tâche des médiévistes, littéraires et historiens, confrontés à une historiographie téléologique et fataliste et à un régime dhistoricité radicalement autre. Elles exposent les questionnements qui se posent au fil du temps et au gré des lieux, selon les avancées de la recherche, selon les centres dintérêt, selon les échos du temps lointain qui vibrent dans le présent vif où se pérennise et se ravive, sous des allures autres, la guerre sainte22. La réception de la croisade est affaire dépoque et renseigne autant sur le passé que sur le présent, parfois plus encore sur le second.

Quittant le champ de lhistoriographie, on peut en prendre la mesure, en guise de prolongement, avec C. Croizy-Naquet et J.-R. Valette, sur un mode ludique, dans le premier feuilleton télévisé contant les croisades, Thibaut ou les croisades, daté de la fin des années 196023. Conçu 25pour le grand public de lORTF, élaboré pour instruire et divertir, et encourager lapprentissage civique des jeunes téléspectateurs, le feuilleton offre une vision singulière de la croisade : les expéditions sont résumées à une période de trêve entre la première et la deuxième croisade, où la tolérance et lesprit de justice, par lentremise de Thibaut, un poulain, forment le pivot structurel et le support de péripéties déclinées diversement au cours des deux saisons. Le feuilleton se fabrique ainsi autour dun héros fictif en qui chacun peut se projeter et se mirer, mais qui répond à un idéal de chevalerie que le contexte médiéval est susceptible déclairer. On apprend sans doute fort peu sur lHistoire, sinon quelques bribes sur les mœurs et coutumes orientales, entachées quelque peu dorientalisme. On apprend en revanche beaucoup sur la fabrique de la croisade qui en découle. La déperdition historique qui caractérise Thibaud ne peut sexpliquer seule par le besoin de toucher le grand public ni par les projets pédagogiques et divertissants que réclame lORTF développant une culture de masse. Au sortir de la guerre dAlgérie, le feuilleton consonne avec une situation géopolitique toujours sensible que les historiens des croisades ont soulignée par un parallèle entre les croisades et la colonisation. En faisant de la violence un beau spectacle chorégraphié où les méchants succombent sous les coups légitimes des bons, de quelque religion quils soient, en promouvant la tolérance au nom de valeurs partagées, les réalisateurs, dans lignorance délibérée ou non de ce que furent les croisades, bousculent tant soit peu, voire transgressent les clichés : sils peignent les croisés et, incidemment, les colonisateurs sous le jour le plus avantageux qui soit, ils prônent tout autant par lentremise de Thibaud, symboliquement coiffé dun keffieh à la une de Télérama, la reconnaissance de lAutre. Le feuilleton concourt à tourner définitivement la page de la colonisation et à entrer dans une nouvelle ère qui est, aussi modestement soit-il, celle des « noces de la culture de masse et de la consommation ».

Il nest guère possible de conclure sur un sujet hautement problématique dont les communications rassemblées ici donnent la mesure et dont je tiens à remercier les auteurs. Bien que le continent des croisades soit largement parcouru, il reste encore beaucoup à faire dans lhistoire et dans lhistoriographie aussi bien que dans tous les genres littéraires qui en ont éprouvé le choc, linfluence et la contamination idéologiques. Cest peu dire que linterdisciplinarité est plus que jamais un impératif 26épistémologique pour comprendre cet événement qui irradie par réfractions et diffractions, qui sinvite par lanalogie, par lanachronisme dans la conscience de soi de nos sociétés.

Catherine Croizy-Naquet

Université Paris III – 
Sorbonne Nouvelle

EA 173 – 
Centre dÉtudes du Moyen Âge

1 Sur lhistoire de ce terme, voir M. Markowki, « Crucesignatus : its origins and early usage », Journal of Medieval History, 10/3, 1984, p. 157-165 ; A. Demurger, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2006, ici p. 49.

2 Consulter, par exemple, Ch. Tyerman, The Invention of the Crusades, Toronto, University of Toronto Press, 1998 ; du même, The Debate on the Crusades, Manchester – New York, Manchester University Press, 2010 ; G. Constable, « The Historiography of the Crusades », The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World, éd. A. E. Laiou et R. P. Mottahedeh, Washington, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 2001, p. 1-22 (en ligne) ; A. Zouache, « Écrire lhistoire des croisades, aujourdhui en Orient et en Occident », Construire la Méditerranée, construire les transferts culturels, éd. R. Abdellatif, Y. Benhima, D. König et É. Ruchaud, Munich, Oldenbourg, 2012, p. 120-147.

3 Estoire de la guerre sainte, éd. C. Croizy-Naquet, Paris, Champion, 2014.

4 Voir la mise au point de C. Rouxpetel, LOccident au miroir de lOrient chrétien, Cilicie, Syrie, Palestine, Égypte (xiie-xive siècles), Rome, École française de Rome, 2015, ici p. 266.

5 Sur les formes multiples de lécriture des croisades, voir notamment D. A. Trotter, Medieval French Literature and the Crusades, 1100-1300, Genève, Droz, 1988 ; A. Winkler, Le tropisme de Jérusalem dans la prose et la poésie (xiie-xive siècle). Essai sur la littérature des croisades, Paris, Champion, 2006 ; et tout récemment, dans une approche englobant plusieurs langues européennes, S. Vander Elst, The Knight, the Cross, and the Song. Crusade Propaganda and Chivalric Literature, 1100-1400, Philadelphia, University of Pennsylvania, 2017. Pour preuve aussi de lactualité de cette problématique, on attirera lattention sur le programme de recherche « Troubadours, Trouvères and the Crusades » de lUniversité de Warwick piloté par Linda Paterson, qui a entre autres donné lieu à lédition de 202 chansons de troubadours et de trouvères (en ligne) et à la publication de deux ouvrages : L. Paterson, Singing the Crusades. French and Occitan lyric responses to the crusading movement, 1137-1336, Cambridge, Brewer, 2018 et Literature of the Crusades, éd. S. Parsons et L. Paterson, Cambridge, Brewer, 2018.

6 Voir, de ce point de vue, P. Zumthor, « Intertextualité et mouvance », Littérature, 41, 1981, p. 8-16. Le terme littérature désigne toute forme de savoir écrit, mais lexistence dune « conscience littéraire » est avérée, comme le souligne J. Cerquiglini-Toulet, « Moyen Âge, xiie-xve siècles », La Littérature française : dynamique et histoire I, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, 2007, p. 27-31.

7 A.-M. Eddé, « Lécriture des croisades dans lhistoriographie arabe médiévale ».

8 Voir, de ce point de vue, Rouxpetel, LOccident au miroir de lOrient chrétien.

9 M. Gaggero, « La Chronique dErnoul et de Bernard le Trésorier, lEracles et la narration de la croisade ».

10 Sur la notion de « mouvance », voir P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972 et Zumthor, « Intertextualité et mouvance » ; le terme variance sapplique aussi dans ce cadre, comme effet de lécriture dans lœuvre médiévale ; voir B. Cerquiglini, Éloge de la variante, Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, ici p. 57-69.

11 S. Luchitskaya, « Lempereur Héraclius vu par les chroniqueurs occidentaux du xiie siècle ».

12 St. Biddlecombe, « Joseph of Arimathea, Crusader ? Hero ? Benefactor ? ».

13 Se reporter à M. Séguy, Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001 ; J.-R. Valette, La pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie, Paris, Champion, 2008.

14 J. Gabel Mac Aguire, « Lécriture de la croisade dans la Chanson de la première croisade daprès Baudri de Bourgueil ».

15 Pour une définition de lethos, voir J.-Cl. Mühlethaler, D. Burghgraeve et Cl.-M. Schertz, « Introduction. Figure, posture, ethos à lépreuve de la littérature médiévale », Un territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 9-51.

16 H. J. Nicholson, « The Construction of a primary source : the Creation of the Itinerarium Peregrinorum ».

17 Fl. Tanniou, « Entre guerre et paix : rhétorique et usages de la parole dans lHistoire de lEmpereur Henri de Constantinople dHenri de Valenciennes ».

18 Pour reprendre le titre de louvrage de J. Richard, LEsprit de la croisade, Paris, Cerf, 2000. Voir aussi A. Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987.

19 N. Morton, « Risking battle : the Antiochene frontier, 1100-1164 ».

20 Voir Ph. Buc, Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes de la violence chrétienne en Occident, Paris, Gallimard, 2017, traduction française de Holy War, Martyrdom and Terror : Christianity, Violence and the West, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2015.

21 Ph. Buc, « Evangelical Fundamentalist fiction and medieval crusade epics ».

22 Consulter, par exemple, D. Crouzet et J.-M. Le Gall, Au péril des guerres de religion, Paris, PUF, 2015.

23 C. Croizy-Naquet et J.-R. Valette, « Thibaud ou les croisades, le feuilleton historique ou la croisade revisitée à “usage commun” ».