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Classiques Garnier

Between war and peace Rhetoric and uses of speech in the Histoire de l’Empereur Henri de Constantinople by Henri de Valenciennes

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2019 – 1, n° 37
    . varia
  • Author: Tanniou (Florence)
  • Abstract: The many speeches found in Histoire de l’Empereur Henri de Constantinople by Henri de Valenciennes reveal a deliberate oratorical strategy that plays successively on the models of exhortation to holy war and diplomatic rhetoric. By joining together these two apparently antagonistic models, the author makes speech into the dynamis of history; he justifies the war that his side is waging, but also indicates the ways in which Christian forces might be reconciled within the empire.
  • Pages: 167 to 187
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406097013
  • ISBN: 978-2-406-09701-3
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09701-3.p.0167
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: history, Crusades, chronicle, rhetoric
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ENTRE GUERRE ET PAIX

Rhétorique et usages de la parole
dans lHistoire de lEmpereur Henri de Constantinople
dHenri de Valenciennes

LHistoire de lEmpereur Henri de Constantinople dHenri de Valenciennes relate les événements – entre mai 1208 et juillet 1209 – de la conquête ou reconquête à louest de Constantinople à la suite de la quatrième croisade1 : dabord dans les territoires qui en sont les plus proches, où les troupes impériales se heurtent aux Bulgares, aux Valaques et aux Coumans (« Blacs et Commains »), menés par Boril ; ensuite, plus à louest, dans le royaume de Salonique, où se règlent, entre croisés, des conflits dallégeance succédant à la mort de Boniface de Montferrat. Cette chronique de faits militaires est lœuvre dun historien qui se donne comme témoin « oell a oell » (§ 501) des événements quil a suivis. Dès le prologue, un « premerain commenchement » – en apparence adventice2 – porte sur la confession, la repentance et le salut du chrétien, et paraît se distinguer de la « propre matiere », la relation historique à laquelle Henri de Valenciennes retourne toutefois assez vite, refusant de prolonger lentame digressive. Le prologue tisse en réalité de manière concertée3 168deux fils : celui de la vérité factuelle et celui de la vérité axiologique. Ainsi tramée, la vérité historique, loin de se limiter à la dimension du témoignage, dévoile une connaissance sur les actions humaines et leur portée idéologique ; elle sélève au-dessus des faits pour enseigner en particulier la voie du salut. Ces fils, matériel et spirituel, politique et religieux, suniront constamment dans le cours de la chronique pour servir la démonstration de lauteur. Cest là lambition de lhistorien que de satteler, par son écriture, à lier lenchaînement des causes humaines et leur explication sur un plan divin, le caractère double et brisé du prologue reflétant la réalité de leurs interférences. Cette conception de lhistoire le conduit à donner des guerres auxquelles il a assisté une vision idéologique marquée : voie du Bien et voie du Mal y sont nettement distinguées, préparant une justification des conflits relatés.

Cette rhétorique à visée légitimatoire éclate surtout dans lusage des discours : la chronique, bien plus que celles de Geoffroy de Villehardouin ou de Robert de Clari4, est « sans cesse interrompu[e] par des discours », entre autres des « prises de paroles proférées sur un mode oratoire » qui déclinent « devoirs et droits des suzerains5 », mais encore bien dautres prises de parole aux fonctions variées, quil sagisse de morale, de politique ou de stratégie militaire. Modelée pour constituer un soutien du panégyrique impérial, la parole est vue comme une force dynamique dans le cours de lHistoire : placée au cœur du récit, adossée à une rhétorique efficace, elle guide la conduite et la résolution des conflits armés. Suivant le cheminement chronologique qui souligne la transition entre suites de la croisade – avec lappropriation des territoires bulgares aux confins de lempire de Constantinople – et préservation dune union politique des croisés au sein de cet empire, la mise en scène de la parole joue de 169différents modèles rhétoriques, depuis la reprise et le renouvellement du modèle de discours exhortant à la guerre sainte jusquà lesquisse dune rhétorique diplomatique avec lexposition des vertus tactiques de léchange et de la négociation. Lécriture se fraie un chemin entre ces deux modèles dapparence antagoniste, réunis toutefois dans le but similaire de justifier la guerre et dexalter lexpression dune harmonieuse conciliation des forces chrétiennes au sein de lempire.

LA PAROLE PRÉDICATIVE POUR JUSTIFIER
UNE GUERRE DE CROISADE

Dans la première partie dune œuvre nettement scindée en deux, Henri de Valenciennes relate la lutte contre les Valaques et les Coumans ; il livre un récit idéologique des événements : son tableau, manichéen, oppose aux adversaires bulgares incarnant le Mal les forces impériales du Bien, traitant à limage dune guerre sainte les suites politiques de la quatrième croisade. Les peuples se confrontent sur le plan de la croyance, les ennemis étant assimilés – en partie à tort, mais sûrement à dessein – à des païens6 :

Toutes ces gens ke vous veés ichi ne croient Diu ne sa poissance ; et vous qui boin crestien iestes et tout preudome [] (§ 538).

Dun côté, les adversaires, « la gens Burile », sont donc « li deable » (§ 543), qualifiés de « chienaille » (§ 516), d« anemis Jhesu Crist » (§ 538) – autant de termes évoquant les Sarrasins de la chanson de geste7 ; de lautre, les « boin[s] crestien[s] » se trouvent au « service Nostre Segnor » (§ 523) et se caractérisent par leurs prières – depuis la supplique formulée par lempereur lui-même (§ 529) jusquau collectif « patre nostre saint Julien » (§ 544) – et par la célébration dune liturgie protectrice « en 170lonour dou Saint Esperit, por chou que Dex lor donnast hounour et victore contre leur anemis » (§ 524). Invoqué dans ces exhortations, Dieu se manifeste à leur côté par des « miracles » (§ 544) ou par le « secours que Nostre Sires leur fist iluec » (§ 542). Lauteur dit encore : « molt fist illuec Nostre Sires apiert miracle a nostre gent » (§ 543) et « nos avons Diu par deviers nous en la nostre aide » (§ 520). Lempereur porte des « petites croisetes dor » (§ 541) qui emblématisent son statut de chef de croisade et le cri de ralliement des Francs sur la terre byzantine est celui de la libération de Jérusalem : ils attaquent « en escriant : Saint Sepulcre ! molt humlement » (§ 539)8. Limage de cette armée est dautant plus marquante quelle se montre en extension – « tout adiés croissoit li os de jor en jour » (§ 505) – et semble ranimer, en un mouvement inversé, la troupe de jour en jour « despeciee » que présentait Villehardouin dans sa chronique9.

Sans nul doute Henri de Valenciennes emprunte-t-il des formules à la littérature de croisade et des accents à la chanson de geste pour dresser ce tableau dune guerre sainte, mais il sinspire aussi, plus spécifiquement, de discours de nature ecclésiastique. Dans le cours de la narration, la victoire de lempereur sur Boril est ainsi décrite :

Tels miracles comme vous avés oï, et tel acrossement a lempire de Constantinoble et si grant essaucement a lEglise de Rome, fist Nostre Sires as crestiens a celui termine (§ 544).

Rapportée à la suprématie de lÉglise romaine, lexpression de cette victoire rappelle une formule adressée par Innocent III, en novembre 1204, aux clercs de larmée croisée à Constantinople10. Les discours 171de prédication, développés au style direct, créditent la conquête de lapprobation papale, le chapelain Philippe affirmant aux Français : « iestes chi assamblé par le commandement lapostole » (§ 538). La papauté, après sêtre montrée réticente à la déviation vers Constantinople, avait en effet reconnu le maintien et la défense de son empire latin comme un devoir de croisade11 et Henri de Valenciennes suit ces inflexions politiques pour forger limage dune guerre juste, initiée par la plus haute autorité ecclésiastique. Ainsi nest-il pas fortuit quil déclare « no gent estoient comme li innocent » (§ 543) ; le terme, tout en renvoyant à ceux qui, dépourvus de culpabilité, ne connaissent pas le mal, relie aussi les troupes impériales à linfluence du pape – en jouant sur le nom dInnocent, comme le fait Gunther de Pairis12 – et accentue la légitimation institutionnelle de la guerre.

Les discours exhortatifs simposent à travers la parole des ecclésiastiques tout aussi bien que dans les propos des laïcs. Le chapelain Philippe « monstr[e] la parole Nostre Segneur » (§ 522), « anonch[e] la parole Nostre Seigneur » (§ 524) et « sermon[e] » (§ 536), mais il nest pas seul à le faire, puisque lempereur Henri lui-même « preesch[e] de Nostre Seignor » ; lauteur y insiste, utilisant là deux occurrences du verbe preescher et deux du verbe amonester (§ 517) et détaillant « la predication del boin empereour Henri » (§ 527). La parole prédicative circule ainsi de la bouche des laïcs, avec lempereur (§ 516-517) et ses chevaliers (§ 524), à celle des ecclésiastiques (§ 522, 525 et 537), bellatores et oratores sunissant dans une exhortation qui soutient la reconnaissance de la guerre sainte.

Ces exhortations, rapportées au discours direct, sont entendues par le public, acquérant une valeur illocutoire plus nette que celles des autres chroniques en français et fournissant une justification religieuse à la guerre. Les chroniques de Clari et de Villehardouin nen étaient certes pas dépourvues ; elles décrivaient lentreprise militaire comme 172une croisade, mais la place de la religion tendait à sestomper au fil du texte : la mention de la prédication de croisade, liminaire dans lœuvre de Geoffroy, se rattachait au départ prévu en Terre sainte mais, par la suite, la référence ecclésiastique samenuisait après la déviation, les Francs cessant par exemple dêtre appelés « croisés » juste après la prise de Zara, même sils restaient ensuite les « pelerins13 ». Les justifications à la guerre étaient essentiellement dordre politique ou juridique, avant comme après la prise de Constantinople14. Chez Robert de Clari, où des phénomènes similaires sobservent, la prédication des évêques et des clercs introduisant la prise de Constantinople était exposée mais dans des discours indirects qui ne faisaient pas véritablement résonner ni entendre les arguments ecclésiastiques15.

Au contraire, Henri de Valenciennes met en scène et en voix la parole exhortative. Symboliquement, la croix occupe une place majeure dans lactio : le chapelain, « ki tint en se main la crois de nostre redemption, lors commencha a sermonner » (§ 536) et « ot moustree la crois u Nostre Sires rechut, por son povre pueple rachater, mort et passion » (§ 539), anime le corps darmée au nom de la mort de Christ et lie la réussite de lentreprise à lexaltation de la foi – « se nos creons bien en Nostre Segneur, li cans sera nostres » (§ 535)16. Le discours direct reprend dautres thèmes fréquents de la prédication de croisade : la souffrance du Christ (§ 537)17, limage des armées croisées combattant pour Dieu au péril de leur vie – « or en soit al couvenir li Sires por cui li nostre se 173metent en habandon » (§ 532)18 – ou la rédemption accordée par Dieu au croisé trépassé (§ 537). Lauteur use dune rhétorique modelée sur celle des sermons ou des œuvres religieuses, se détachant des formulations que lon peut trouver dans les chansons de geste traitant de croisade ou dans les chroniques :

« Segnor, por Diu, soiés preudome en vous meismes, et aiiés fiance en Nostre Segnor, qui por nous soufri paine et tourment, et qui por le pechié dAdan et dEvain soufri martyre por locoison del mors que il morsent en la pume, por la quele tout estiemes es paines del tenebrous infier ; et par la propre mort Jhesu Crist en fumes rachaté. Et qui chi morra por lui, il ira ou sain saint Abrahan par devant lui » (§ 537).

La paronomase mors/mort exalte, en une dimension eschatologique, le sacrifice rédempteur des croisés. Ce jeu sur les mots, accompagné dassonances (qui, chi, lui et sain saint Abrahan), constitue une marque rhétorique de la prédication en langue romane19 ou de la poésie religieuse ; elle fait entendre des échos avec le poème dHenri de Valenciennes sur le Jugement dernier20. Le thème de la rédemption est traité par lintermédiaire de la métaphore du fleurissement, que lon retrouve dans dautres œuvres religieuses de lauteur : « chil qui fera mauvais samblant doit bien iestre banis de la glore Nostre Segnour », tandis que « qui por Diu morra en ceste besoigne, same en ira toute florie en paradis par devant lui » (§ 534)21 . Une autre métaphore, biblique, opposant les chrétiens et leurs ennemis – « vous iestes li grain, et veés 174la de la paille » (§ 538) – est attestée dans des discours de prédication de croisade22.

Les procédés de répétition se donnent particulièrement à lire dans les passages dexhortation évoquant la confession23 :

[] et laide de Diu premierement, la quele vos serra prestee, pruec que vous soiés confiés a vo pooir. Car confiessons o vraie compunction de cuer si est eslavemens de toz visses. Et por chou commandons nous a toz que cascuns soit confiés selon son pooir » (§ 523).

Aux termes confession et confiés sajoute celui de compunction, plus technique, désignant la douleur entraînant la contrition, employé dans les sermons et les œuvres pieuses24 ; ils sont glosés par limage de l« eslavement des vices » qui sy lit aussi fréquemment25. Cette confession saccompagne de la communion – « por chou que cascuns estoit confiés selon son pooir et cumeniiés, cascuns estoit couvoitans et desirans de conquerre ses anemis » (§ 527) – gratifiant de ce sacrement les chrétiens engagés contre les Bulgares et créant un lien direct entre la confession, suivie de la communion, et laction contre les ennemis. Le sacrement devient ainsi moteur de laction, ce que met en valeur lusage des termes mêmes de la liturgie latine : ils « rechurent corpus Domini, cascuns endroit de soi, au plus devotement quil pot » (§ 524). Si Geoffroy de Villehardouin considérait, lui aussi, que la guerre contre les Coumans constituait aux yeux des Francs une guerre sainte, avec la distribution des indulgences et le double rappel 175dune armée partant au combat « confessé[e] et communié[e]26 », ses remarques savéraient nettement moins abondantes que chez Henri de Valenciennes.

Confession et communion ne sauraient être complètes sans mention de labsolution délivrée par linstitution ecclésiastique, qui garantit la pureté des combattants de Dieu. La croisade est présentée comme une forme de pénitence en elle-même qui rend labsolution effective :

Vous iestes tout confiessé et mondé de toz pechiés et de toutes ordures de vilenie. [] Je vous commanc a toz, en non de penitance, que vous poigniés encontre les anemis Jhesu Crist ; et je vous assoil, de Diu, de toz les pechiés que vous onques feistes jusques au point dore (§ 538).

Le discours direct semble lui-même transmettre au lecteur, par une voie performative, les effets de cette communion. Reprenant la parole imagée des sermons – « mondé », « ordures de vilenie » –, jouant sur les répétitions (tout, toz, toutes, toz, toz), les sonorités (é associant confiessé, mondé, pechié) et les rythmes (2 segments de 6 syllabes « je vous commanc a toz, / en non de penitance » ; 3 segments de 5 syllabes « de toz les pechiés / que vous onques feistes / jusques au point dore27 »), le discours dévoile ici une conception traditionnelle de la croisade comme pénitence pour les péchés confessés28. De manière nette, Henri de Valenciennes accorde une prééminence à la rhétorique prédicative. En proposant ce point de vue plus clérical, promouvant une parole exhortant à la croisade au sein des discours ecclésiastiques, mais insistant aussi sur son infiltration dans la sphère laïque, il se distingue et des chansons de geste29 et des chroniqueurs en français de la quatrième croisade. Beaucoup plus proche à cet égard dun texte comme celui de Gunther de Pairis30, lauteur, prenant la suite de la narration de Geoffroy, ranime limage de la croisade alors même que les combats décrits séloignaient dune stricte définition de la guerre sainte ; mais à une période où elle est repensée, et peut-être prêchée 176plus activement31, lauteur fait entendre une rhétorique qui justifie fermement le caractère sacré de la guerre.

Face à ce déploiement de la rhétorique exhortative, la communication engagée avec les adversaires se passe, quant à elle, de tout modèle, car elle est réduite à néant. Henri de Valenciennes naccorde pas plus la parole aux ennemis quil névoque un quelconque échange entre les camps, contrairement aux autres chroniques32 ; le silence ainsi instauré nie partiellement à lautre son identité33. « Blacs et Commains » ne paraissent pas même doués dun langage articulé, puisque seule est mentionnée leur aptitude au cri – « huant et glatissant » (§ 518, 528) – et au bruit (§ 526, 536), cette sauvagerie tonitruante se trouvant renforcée par limage vétérotestamentaire de la tempête (§ 518 et 528) sabattant sur le pays avec fracas : « une noise si grant kavis estoit que toute la plaigne en tremblast » (§ 518). À lannonce de leur invasion, le combat est livré contre eux directement (§ 528) sans que soit entreprise la moindre négociation. La mention du silence affirme une irréductible différence qui ne peut quaboutir à la guerre et qui contribue aussi à la légitimer :

Et quant li empereres oï chou, si se teut et ne dist plus a cele fois ; ains chevaucha viers la gent Burille, dont il ot molt desiré la bataille (§ 531).

Pleinement autorisé comme guerre sainte par la parole exhortative, le conflit se justifie aussi dans cette absence de communication et, de guerre de défense, se commue en conflit dattaque (§ 535).

LA PAROLE DIPLOMATIQUE POUR ÉTABLIR
LA PAIX OU JUSTIFIER LA GUERRE ?

Cest un autre conflit qui est présenté dans la seconde partie de lœuvre : celui du camp impérial contre les Lombards, portant sur des 177questions dallégeance et de succession au titre de roi de Salonique possédé avant sa mort par Boniface de Montferrat. La guerre qui menace, signe dune désunion du camp chrétien, doit être évitée et les échanges diplomatiques se multiplient, mettant au premier plan des discours entre les camps opposés pour promouvoir la paix. À linverse de la guerre menée sans sommation contre les Bulgares, le conflit contre le comte de Biandrate, à la tête des Lombards, est longuement différé par de multiples négociations34. Les Lombards, en effet, ne sont pas considérés, contrairement aux « Blacs » et aux « Commains », comme des ennemis en soi, mais comme des rivaux politiques susceptibles dêtre ramenés à la raison malgré leurs trahisons. Laffirmation dun savoir-faire technique en matière de parole se donne à lire dès le prologue ; la mention dune réputation acquise par lauteur auprès de « tos discrés et autorisiés » (§ 501) dessine lhorizon dun public docte ou spécialisé, à même dapprécier ce nouveau modèle rhétorique, cet art in vivo de la diplomatie qui succède à celui de la prédication35. La diplomatie nest nullement une discipline constituée à lépoque dHenri de Valenciennes36, mais les prémisses dun intérêt technique et rhétorique pour ce domaine se font sentir.

Lauteur dessine de véritables figures dambassadeurs, se déployant en coïncidence avec lévolution de la fonction, comme en témoignait déjà lœuvre de Villehardouin. Dans cette chronique, les spécialisations de Geoffroy de Villehardouin et de Conon de Béthune en tant quambassadeurs, respectivement la conciliation et la menace37, mettaient déjà en évidence 178un usage très maîtrisé du discours, qui séloignait des traits topiques des ambassades romanesques ou épiques38, bien que dautres aspects en fussent proches. Les choix dHenri de Valenciennes valorisent plus encore la figure du diplomate pourvue dun véritable ethos. Renversant limage donnée par son prédécesseur, Henri fait de Conon de Béthune un émissaire conciliant et un négociateur hors pair et cest sûrement moins là une refonte psychologique du personnage39 que la manifestation dun intérêt neuf pour lart de la diplomatie. Les qualités du messager ne sont plus seulement lobjet de quelques épithètes récurrentes – Conon est certes « sage chevalier et loial » (§ 574) –, mais dune véritable exposition : ce ne sont pas des traits personnels qui sont décrits, mais un ethos, qui repose en particulier sur une mise à distance des passions individuelles. Conon apparaît, dans sa fonction de messager, comme un acteur :

Quant Cuenes de Biethune oï ceste response, si fu molt dolans ; et ne respondi mie son pensé, selonc le grant orguel ke il oï. (§ 579)

Et lorsquil est dit quil « ne se pot tenir que il au conte ne desist [] » (§ 585), cet élan spontané se présente comme lexception qui confirme la règle. Lempereur lui-même adopte une posture identique (§ 641). Les passions individuelles, peut-être mentionnées pour exacerber le contraste (§ 591, 593), sont ainsi mises à lécart dune parole qui vise au contraire la « mesure » (§ 692) et la « raison » (§ 646). Les discours, « biaus mos polis » (§ 692), nexcluent pas pour autant la fermeté, voire une forme de menace, qui sincarne par exemple dans des usages rhétoriques codifiés comme la double apostrophe40 ou des questions oratoires pour formuler indirectement les reproches (§ 577) ; admonestations et avertissements deviennent ainsi bien plus stratégiques quimpulsifs – quand, au contraire, les adversaires usent dune parole incontrôlée41.

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Lesquisse dune pragmatique diplomatique se lit dans le protocole entourant la négociation. La vision dun empereur patientant dans son camp tandis que ses envoyés – Conon de Béthune, Pierre de Douai ou Anseau de Cayeux – sont dépêchés pour assurer le travail de négociation promeut limage dun corps qui, sil nest pas exclusivement dévolu à la diplomatie, est en voie de spécialisation42. Ces seigneurs sont par exemple pourvus de lettres de créance participant à un processus daccréditation dont les étapes sont décrites avec soin :

Dont descendirent et saluerent Michalis de par lempereour, et li baillent les lettres, si comme il avoit commandé ; et disoient les lettres que li doi messaje fussent creü de tout chou kil diroient de par lempereour. Michalis fist lire les lettres. Et quant elles furent leües, si dist as messages que il desissent lor volenté. (§ 691)

Lauteur accorde une importance constante au double mouvement impliqué par le travail de lambassadeur : la conformité à la parole du mandant et la possibilité dune émancipation qui confère au messager un statut plus autonome43. La parole dautorité dont les ambassadeurs sont les dépositaires est systématiquement rappelée dans la narration comme dans les discours (§ 574 : « lor mostrés [] de par nous » ; § 575 : « la parole moustree de par lempereour, ensi comme il li fu commandé » ; § 576 : « et je de par lui le vous di », etc.) et pourtant les messagers peuvent aussi agir en partie de leur propre chef ; ainsi Conon de Béthune, Pierre de Douai et Nicolas de Mailly analysent-ils la situation – « et bien voient que [] » (§ 579) –, avant de se lancer dans une proposition de conciliation : « et por chou leur consentent il a dire toz leur boins » (§ 579). La décision sautonomise plus encore lorsque Conon de Béthune et Anseau de Cayeux prennent linitiative personnelle – elle sera infructueuse – de faire cesser la guerre : « Or avoient Cuenes de Biethune et Ansiaus de Kaeu devisé entre eus que boin seroit que il 180pevussent faire par coi cele guerre fust apaisie » (§ 667). Aux § 576-577, la structuration duelle du discours de Conon au comte de Biandrate et à ses hommes sexplique par ce double mouvement : les marqueurs de la parole de lempereur dans la première partie (« li empereres nos sires vos salue et vous fait a savoir, et je de par lui le vous di », « il na, che dist », « est il biel à monsegneur ») cèdent la place à un discours recentré sur le locuteur, avec le surgissement de la première personne (« or te dirai ke tu feras ») et la profération dordres (« fai avant aporter la chartre [] »). Occupant ainsi un rôle politique de premier plan, lambassadeur gagne une part dautonomie dans la gestion des conflits44. Lintérêt pour le protocole diplomatique se prolonge dans la figuration des rencontres entre parties adverses. Sont aussi bien détaillés tant les salutations – « li connestables vint a lempereour, et mist pié a terre si tost comme il le vit ; et quant il vint devant lui, il sagenoulle » (§ 669) – faisant lobjet de rites très codifiés45, que les préalables à la discussion, comme celui de se pardonner les torts antérieurs : « dont le baisa li empereres et li pardonna toute male amour » (§ 596) ; « et li empereres len lieve et le baise, et li pardonne son mautalent et canques il avoit meffait enviers lui » (§ 669)46.

La parole est accordée au camp adverse comme au camp impérial, mais un déséquilibre flagrant se fait jour : les Francs polissent leur discours pour ouvrir à la négociation, tandis que les Lombards ninterviennent que pour la refuser. La mise en scène de cet antagonisme est patente, ainsi dans la formulation binaire et parallèle : « li empereres li manda que il viegne parler a lui, et il li remanda que il ni venroit pas » (§ 571). La constance de loffre de paix et la réitération du message dapaisement, relancée avec divers interlocuteurs (§ 568, 571, 579, 588, 648, 667), attirent lattention et Henri de Valenciennes joue sur les chiffres pour faire valoir louverture diplomatique :

Dont offrirent doubles drois de lempereour, et lor deviserent.iij. manieres de pais. (§ 580)

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Nous vos partirons.iij. pais, si verrons laquele vous prenderés. (§ 581)

La représentation dun libre choix de linterlocuteur se traduit également par lusage des alternatives (§ 690). Lévocation de procédures darbitrage, en adéquation avec les pratiques historiques contemporaines47, apparaît formulée avec précision à deux reprises (§ 581, 604) :

Or eslisiés.ij. sages homes et preudomes, et de boine renommee entre vous ; et nous, dautre part, en eslirons aussi.ij. Et cil quatre enquiercent toutes les verités ; et quant il lauront enquis, si en doinsent a cascun son droit, et cascune partie se tiegne a chou que il en diront. (§ 581)

Les arbitrages – probablement davantage destinés à différer la guerre quà obtenir la paix48 – entraînent le conflit vers la résolution juridique, par le moyen de lenquête (« enquiercent », « enquis ») et lentremise éventuelle des instances juridiques :

Et se vous tout chou ne volés faire, si nous en metons sor le dit de le court de Rome, ou sor celle de France, ou sor la court de lempereour de Rome, u sour la chartre meismes. Et ensi ert faite li atirance entre nous, et demourrons boin amit. (§ 581)

Quand bien même la coercition point ici dans lévocation dun droit multiforme mais supposé unanime, Henri de Valenciennes place surtout laccent sur la liberté offerte par le camp impérial à ses adversaires et sur la magnanimité dont il fait preuve.

Cette parole diplomatique devient un gage defficacité ; Henri de Valenciennes insiste sur ses effets, décrivant la réaction de lauditoire, test reflet de la relation diplomatique :

Et Cuenes de Biethune et Pieres de Douay se prendent a parler et a dire uns biaus mos polis, et a metre avant la parole de lor segnor par si grant mesure, et a deffendre sa partie en respondant, car mestiers lor iert, si tempreement, que chil ki contre eus estoient en estoient ausi comme tout abaubi. (§ 692)

Cette parole étonnante a pour vertu d« amoliier » (§ 667, 693) le « cuer » des ennemis, les rendant « sozriant » (§ 693) et les incitant à saccorder aux vues politiques du mandant :

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Lor moustroient tantes bieles paroles et tantes bieles raisons traities de droit, que tout chil de la partie Michalis, et Michalis meismes, estoient tout desirant de venir a nostre amor. (§ 692)

Ce qui est visé en effet, l« amour » ou l« amitié », correspond à lamicitia romaine, notion politique centrale dans la diplomatie naissante au Moyen Âge et sur laquelle Henri de Valenciennes sattarde abondamment (§ 545, 555, 574, 581, 596, 636, 671)49. Les mariages proposés pour conclure des alliances sont aussi à percevoir à la lumière de ce concept50. Lefficacité de la parole menant à cette amicitia est également exhibée par les choix mêmes du récit : le plus souvent, lorsque léchange se solde par un échec diplomatique complet, il est mentionné sous la forme de discours indirect (§ 668) ou de discours narrativisé (§ 561, 562, 568, 580-581). Lorsque la parole aboutit au contraire à une discussion argumentée, si ce nest à un accord, elle est rapportée de manière directe (§ 576-577, 581-582, 595). Son rôle de dynamis dans lHistoire est ainsi souligné ; la parole vive bien maîtrisée apparaît comme un succès pour le camp impérial et le texte se fait manuel de cette parole efficace.

Cet usage permet de reporter sur le camp des ennemis, qui dévoient la parole et refusent la négociation, toute la responsabilité de la guerre. Récusant la conciliation, ce que lauteur souligne par un usage massif de la négation (§ 571, 572, 573, 589, 635, 648, 650, 670, 671, 673), ils sont les porte-parole de toutes les déficiences de la communication : propos fourbes, mensongers, parjures51, discours « agu » et « trenchant » (§ 169). Les tentatives dobtenir la paix sont toujours à porter au crédit dHenri de Constantinople et même lorsque cest le camp adverse qui se trouve à lorigine dune proposition dalliance (§ 646), tout est présenté de façon que lempereur sen ressaisisse pour en paraître linstigateur 183(§ 648). Lultime refus – « Lombart ne voelent enviers lui faire pais ne acorde » (§ 650) – est dès lors suivi de la déclaration de guerre (§ 651)52. Les discours, qui promeuvent en apparence la paix, ont bien davantage pour fonction de montrer que léchec de lentente, loin dêtre imputable à lempereur, est le fait des ennemis. Paradoxalement si la diplomatie a une fonction dexaltation de la paix, elle est ici mise en scène pour justifier le déclenchement dune guerre dans le camp chrétien.

INTERFÉRENCES RHÉTORIQUES,
ENTRE GUERRE ET PAIX

Bien que les deux modèles rhétoriques, prédicatif et diplomatique, se répartissent avec netteté dans les deux parties du texte pour justifier les deux guerres menées, des interférences complètent néanmoins ce tableau antagonique. La seconde partie de lœuvre, où la parole se pense pour grande part selon le modèle de la rhétorique diplomatique, est en effet discrètement informée par des références au modèle prédicatif dominant dans la première partie. Cette résurgence du discours prédicatif dans la seconde moitié de lœuvre renforce la légitimation de la guerre entre chrétiens dobédience romaine. Ainsi, les partisans de lempereur y font, plus subrepticement, figures de croisés : « nostre gens ont tant fait, par la divine soufrance de Nostre Segnour, que bien ont retenu le moitié de lor anemis » (§ 632). On peut entendre dans cette « soufrance » aussi bien la volonté divine quun écho à la Passion. Dans les propos rapportés de Conon de Béthune, lexpédition contre les Lombards est aussi considérée comme une « pénitence » qui vaudra le paradis à ses participants. Ils sen trouvent absous (§ 594) et la formulation choisie fait écho à la guerre de croisades représentée dans la première partie :

En ceste chevaucie estoit Cuenes de Biethune, qui molt maudissoit durement cels qui la lavoient mené, et disoit ke chil qui si grande penitance souffroit por Nostre Segnour, a che que tout estoient ausi comme trenchié de froidure et de dolour, bien aroit desiervi son paradis. (§ 643)

184

Les références à laide divine, ainsi quaux oraisons dans les églises pratiquées par le camp de lempereur (§ 673)53, confortent lassimilation des impériaux à des croisés et lors dun affrontement armé contre les Lombards, Henri de Valenciennes dit deux que « cascuns i fu ou liu dOlivier et de Rollant » (§ 633)54. Lombards et Grecs, quant à eux, dans leur tentative de résister à lempereur, préfèrent sallier au premier ennemi, Boril, glissant ainsi vers limage des païens :

Et chil dou castiel avoient envoiés messages au bailliu Burille, qui molt estoit outrageus ; si manoit a Menelic. Et disent au bailliu quil venist a la Serre, et se il i amenoit force de gens, li castiaus li seroit rendus et delivrés ; « car li castelains voet mius que vous laiiés que li empereres ». (§ 619)

La remarque de lempereur au comte de Biandrate, chef des opposants lombards, « et poi maime plus que Blac u Commain » (§ 601), contribue encore à cet effet55. La disposition en miroir des deux grands épisodes – chacun commence par la présence de lempereur à Constantinople (§ 504 et 552-560) – amène le lecteur à tracer un parallèle entre la guerre de croisade contre les païens et la guerre intestine dhommage, soulignant une parenté entre les ennemis ; ainsi lidentification des Lombards avec les païens est-elle progressivement mise en place.

Mais lemploi de la rhétorique prédicative sur ce mode mineur savère symptomatique dune double fonction, à limage des ambiguïtés idéologiques qui se cristallisent autour de la quatrième croisade et qui ont amené les Latins à chercher tantôt laffrontement, tantôt la conciliation avec les autres branches de la chrétienté56. Ces accents parénétiques cherchent en effet aussi à plaider contre la désunion des chrétiens et pour la paix. Henri de Valenciennes rappelle dans un discours direct les efforts communs de tout le camp chrétien dans la croisade passée :

Et i avommes autresi bien endurées les paines et les travaus por Nostre Segnor comme vous avés [] et si avons esté en toz les plus granz besoins de la conqueste tout adiés. (§ 585)

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Largument est utilisé dans les discours du clan impérial pour exiger la suzeraineté de la terre et pour promouvoir la paix : si la terre conquise est perdue au profit des Grecs (§ 586), la chrétienté sen trouvera en péril (« toute la tierre en serra destruite, et si pierderons canques nos avons conquis », § 587) ; dans une guerre fratricide, les chrétiens, « en haine mortel li uns viers lautre », perdront leur salut (§ 586). Les notions de salut, de péché, de crainte de Dieu (§ 587) et de reniement (§ 588) interviennent également. Lun des discours de Conon de Béthune est saturé de références à la religion (« Por Dieu », « se Dex me saut », « li pechiés en seroit vostres », § 582) pour faire valoir lunion nécessaire des chrétiens romains. Ce discours qui, face au refus du camp opposé, servira aussi à justifier de manière circonstancielle la guerre, prône lidéal dune entente parfaite au sein du camp des chrétiens. De même, lirruption du discours diplomatique dans la fin de la première partie consacrée aux Bulgares propose, à lencontre du discours prédicatif dominant, un modèle pacifié dalliance avec les chrétiens schismatiques, dans le mariage entre Esclas et la fille de lempereur. Les développements qui y sont consacrés, que les critiques ont qualifiés de courtois57, évoquent comme de façon métonymique les difficultés et le bénéfice de cette union. Lalliance finale entre la fille de Théodore Lascaris et le frère de lempereur suggère aussi un rapprochement des Francs et des Byzantins qui soumet ceux-ci à lautorité des Latins (§ 694). Prédication et diplomatie tissent dans ces discours dappoint plus diffus une vision du rassemblement de la chrétienté.

De la sorte, lentremêlement des fils historique et religieux, de la rhétorique diplomatique et de la rhétorique prédicative, établi dès le prologue, sert simultanément la double justification dune guerre contre les ennemis bulgares ou contre les opposants chrétiens et lexpression dune paix idéalisée de la chrétienté. Au début et au milieu de la chronique, la capitale de lempire chrétien dOrient, emblème du pouvoir impérial, apparaît comme le centre pacifié à partir duquel rayonne et sétend la chrétienté58 ; Henri de Constantinople, empereur en guerre permanente, 186figure aussi le promoteur de la paix et le garant de cet empire chrétien augmenté et unifié, à limage, en somme, de sa toute première apparition, pacifique et arthurienne, un jour de Pentecôte (§ 504).

CONCLUSION

« Les longs discours [] retardent trop souvent la marche de ces vieux poèmes59 », déplorait N. de Wailly ; il semblerait tout au contraire quils contribuent à la signification même de cette marche. Les caractéristiques dun style historique, greffé sur la connaissance et lusage des topiques propres à la chanson de geste et au roman, se complètent dun ambitieux travail sur la rhétorique oratoire : placés sur le même plan que laction militaire, les discours, susceptibles denvenimer ou de résoudre un conflit, constituent la force dynamique de lhistoire. Les discours de la première partie déploient une rhétorique de prédication qui met en exergue la dimension religieuse de la lutte contre les « Blacs » et les « Commains », assimilés dun seul tenant à des païens, la faisant coïncider au plus près avec une entreprise de croisade et assurant ainsi lorientation idéologique et apologétique de lœuvre. Dans la seconde partie, en revanche, se développe une rhétorique de nature judiciaire dont les critères sinventent en lien avec la diplomatie naissante. Transformée en manuel de diplomatie, en traité de négociation, lœuvre na pas uniquement pour but de persuader un public daller « prêter main forte à lempereur de Constantinople60 », mais aussi dexposer de manière pragmatique les modes de règlements dun conflit et de montrer létendue des pouvoirs de la parole. Paradoxalement, le discours diplomatique assure la légitimation dune autre guerre : la multiplication des discours de négociation permet de faire porter sur les adversaires lombards la responsabilité de cette division de la chrétienté. Mis au service contextuel de la justification de guerres contemporaines, les discours nen restent pas moins dans leurs deux modèles – prédicatif et 187diplomatique – sensibles à lunion possible entre les chrétiens dorient et doccident et à lexaltation de cette chrétienté unifiée et pacifiée. Lusage réversible des modèles rhétoriques en faveur de la paix ou de la guerre témoigne ainsi, sans nul doute, des ambiguïtés et des aspirations contradictoires de la croisade byzantine, entre idéologie conquérante et rêve dunion pacifique.

Florence Tanniou

Université Paris-Nanterre

CSLF (EA 1586)

1 Voir Histoire de lEmpereur Henri de Constantinople, éd. J. Longnon, Paris, Geuthner, 1948. La chronique se lit dans le prolongement de celle de Villehardouin, qui sarrête en septembre 1207 ; elle a été composée sans doute assez tôt après les événements narrés, entre 1208 et 1216 ; voir G. Paris, « Henri de Valenciennes », Romania, 19, 1890, p. 63-72 et Histoire de lEmpereur Henri, p. 11-14.

2 Voir J. Longnon, « Sur lHistoire de lempereur Henri de Valenciennes », Romania, 69, 1946, p. 198-218, ici p. 199. A. Corbellari souligne une certaine « gaucherie et lourdeur du prologue », qui « hésite à deux fois et semble craindre de susciter lennui » ; voir « Lart narratif dHenri de Valenciennes : de la Chronique de lEmpereur Henri au Lai dAristote », Romans dantiquité et littérature du Nord, Mélanges offerts à Aimé Petit, éd. S. Baudelle-Michels, M.-M. Castellani, Ph. Logié et E. Poulain-Gautret, Paris, Champion, 2007, p. 187-197, ici p. 190.

3 Dans le prologue, Henri se place du côté de la maîtrise des techniques de lécriture (« traiter », « bien dire »), et cette apparente maladresse correspond, selon toute vraisemblance, à un choix concerté, celui dun prologue à double tête, « sans coverture » et par « coverture », où le fait est directement exposé, ou amené par lintermédiaire de sentences et de réflexions morales, selon les termes de la rhétorique judiciaire, largement utilisée au Moyen Âge en dehors de son champ dapplication premier ; voir, par exemple, Brunet Latin, Li Livres dou Trésor, éd. F. Carmody, Genève, Slatkine reprints, 1998, III, 35, p. 344.

4 Voir Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, éd. J. Dufournet, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, et Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, éd. J. Dufournet, Paris, Champion, 2004. Voir également J. Frappier, « Les discours dans la chronique de Villehardouin », Histoire, mythes et symboles : études de littérature française, Genève, Droz, 1976, p. 55-71 et « Le style de Villehardouin dans les discours de sa chronique », même ouvrage, p. 73-83.

5 Voir C. Croizy-Naquet, « Représentation historienne de lailleurs dans lHistoire de lempereur Henri de Constantinople », Écrire lhistoire, 8, 2011, p. 17-26, ici p. 23.

6 Les Valaques, tout comme les Bulgares (qui ne sont jamais nommés par Henri de Valenciennes ; voir Histoire de lEmpereur Henri, n. 3, p. 28-29), sont des chrétiens (n. 1, p. 44), ils utilisent comme auxiliaires des Coumans, qui, eux, sont païens (n. 2, p. 28). Mais ces chrétiens sont au fil du temps en dissension croissante avec la papauté, qui appuie la lutte contre eux ; voir Croizy-Naquet, « Représentation historienne de lailleurs », p. 24.

7 Voir Croizy-Naquet, « Représentation historienne de lailleurs », p. 23-25.

8 Voir La Chanson dAntioche, éd. S. Duparc-Quioc, Paris, Geuthner, 1977-1978, 2 vol., t. 1, v. 1599, 1659, 1673, 6374, etc.

9 Voir La Conquête de Constantinople, § 61, 81, 82, 84, 85, 95, 199. Cette amplification nest pas absente des chansons de geste liées à la croisade ; voir, par exemple, La Chanson dAntioche : « La gens Nostre Segnor va tos jors acroisant / Et Turc orgellous forment amenuisant » (v. 9159-9160).

10 Voir la lettre-sermon dInnocent iii du 13 novembre 1204 : « ceci a été fait par Dieu et cest une merveille à nos yeux : cest vraiment un changement accompli par la main droite du Très-Haut, en ce que la main droite du Seigneur a manifesté sa puissance afin quil puisse exalter la très sainte Église de Rome » (J. Flori, Prêcher la croisade, Paris, Perrin, 2012, p. 203). Voir également Contemporary Sources for the Fourth Crusade, Innocent iii, Registrum vii, 154, trad. A. J. Andrea, Leyde, Brill, 2000, p. 115 sqq. J. Longnon relève la proximité avec les termes de la lettre de lempereur Henri lui-même au pape en 1208 ; voir Histoire de lEmpereur Henri, n. 3, p. 47. Largument, annexant la gloire de lempire constantinopolitain à la puissance de lÉglise romaine, circule ainsi de lautorité papale au discours impérial.

11 Voir Flori, Prêcher la croisade, p. 202 ; Histoire de lEmpereur Henri, n. 3, p. 27 : Innocent iii désigne en 1207 les partisans de lempereur comme des « crucesignati ».

12 Gunther de Pairis, dans son Hystoria Constantinopolitana, commente la signification du nom dInnocent, en rapport avec les événements relatés ; voir Exuviae Sacrae Constantinopolitanae, éd. P. Riant, Genève, Fick, 1878, rééd. Paris, CTHS, 2004, 2 vol., t. 1, p. 75.

13 De manière symptomatique, la « croix » nétait plus mentionnée à partir de ce même événement. Sur le discours direct prononcé par le clergé ; voir la Conquête de Constantinople, § 224-225. Villehardouin y mêle des arguments politiques et les arguments religieux suivants : « Por coi nous vous disons, fet le clergié, que la bataille est droite et juste. Et se vous avez droite entencion de conquerre la terre et metre a lobedience de Rome, vous auroiz le pardon tel conme lapostele le vous a otroié, tuit cil qui confés y morront. »

14 Il sagit de rétablir Alexis sur le trône en chassant lusurpateur, puis de venger les destructions de Johannitza, Geoffroy de Villehardouin insistant particulièrement sur sa violence (La Conquête de Constantinople, § 394, 398, 401, 414, 419, 420, 424, etc.).

15 Le terme de croisés disparaît, lui aussi, après la prise de Zara. Le discours ecclésiastique, rapporté indirectement, justifie lattaque de Constantinople par un mélange darguments politiques et religieux, les Byzantins étant « inobedient[s] » à lÉglise de Rome ; voir Robert de Clari, § lxii et lxxiv ainsi que § xxxix.

16 Voir Flori, Prêcher la croisade, p. 175.

17 Voir A. Demurger, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2006, p. 65. Lauteur insiste sur les changements thématiques de la prédication de croisade à partir du pontificat dInnocent iii : la souffrance du Christ fait partie de ces nouvelles orientations.

18 Voir aussi § 585 : « Et i avomes autresi bien endurées les paines et les travaus por Nostre Segnor comme vous avés ».

19 Voir M. Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1976, p. 266-270 et 288 ; voir aussi, par exemple, pour les assonances et les jeux sur les mots, « fiance/esperance/doutance » (§ 516) et « reconfort/desconfors/desconfirons » (§ 520).

20 Voir ms. Paris, BnF, fr. 12471, fol. 76v, v. 168-173 : « Dame, bien de voir sai et bien en sui remors / Que par vous fu dampnee et perie la mors [] / El dolerous infer par son dolerous mors / Li mors Adan nous ot saint paradis tolu / Et lamors vostre fils nous en a absolu ». On peut aussi penser à lœuvre hagiographique de lauteur, dont les premiers vers sont proches dune rhétorique de prédication de croisade : Vie de saint Jean lÉvangéliste, éd. E. Westberg, Uppsala, 1943, v. 1-168. Voir F. Zufferey, « Henri de Valenciennes, auteur du Lai dAristote et de la Vie de saint Jean lÉvangéliste », Revue de linguistique romane, 68, 2008, p. 335-357.

21 Voir Vie de saint Jean lÉvangéliste, v. 536-540 et Jugement, ms. Paris, BnF, fr. 12471, fol. 75v, v. 92-107. Limage, topique, se trouve aussi, par exemple, dans la Chanson dAntioche, v. 7915. Sur ces images, voir G. Jacquin, Le Style historique dans les récits français et latins de la quatrième croisade, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1986, p. 411.

22 Par exemple, plus tardivement, dans un sermon de Jean Gobi. Voir S. Menache et J. Horowitz, « Au commencement était le verbe, Propagatio Fidei et propagande au Moyen Âge », Revue belge de philologie et dhistoire, 70/2, 1992, p. 330-356, ici p. 337-338.

23 Voir également § 502, 507, 524, 527, 538. La confession est lune des thématiques principales de la prédication, évoquée dès le prologue. Cest également le cas chez Gunther de Pairis ; voir Flori, Prêcher la croisade, p. 198. Elle est centrale à cette époque dans les préoccupations de lÉglise : laboutissement des réflexions mènera au canon 21 du Concile de Latran (1215). Sur les liens entre confession et croisade, voir en particulier J.-Ch. Payen, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale, des origines à 1230, Genève, Droz, 1967, p. 44-47.

24 Voir Flori, Prêcher la croisade, p. 157.

25 Il sagit dimages très courantes, par exemple, dans les sermons de Maurice de Sully ; voir C. A. Robson, Maurice of Sully and the Medieval Vernacular Homily, Oxford, Basil Blackwell, 1952, p. 79 (« esmonder et eslaver [] ordure de son cors »). Dautres images empruntées par Henri de Valenciennes à la vie féodale et militaire (« castelain », « hiaume », § 538) ou à la nature (« bruhier » et « faucon », § 520) correspondent aussi aux pratiques du sermon en langue vulgaire.

26 Voir La Conquête de Constantinople, § 427, 429, 430.

27 Sur ces effets, voir Zink, La Prédication en langue romane, p. 266-269.

28 Voir Flori, Prêcher la croisade, p. 156, 181.

29 Les premières chansons de geste sont plutôt rétives à lintégration dun discours de croisade dont lÉglise serait la garante ; voir M. Bonansea, Le Discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose, Paris, Champion, 2016, p. 439-443.

30 Voir Exuviae Sacrae Constantinopolitanae, t. 1, par exemple, p. 62 sqq.

31 Innocent III prêche de nouveau la croisade en 1213 ; voir Flori, Prêcher la croisade, p. 239.

32 Voir la chronique de Clari (§ LXIV, CVI, CXVI) et celle de Villehardouin (§ 333, 393-394, 399, 425).

33 Sur les questions de représentation de laltérité, voir Croizy-Naquet, « Représentation historienne de lailleurs », p. 23-25.

34 La seconde partie de lœuvre offre les discours directs les plus fournis et développés ; voir Jacquin, Le Style historique, p. 482.

35 Cela nest certes pas incompatible avec lidée que la chronique sadresserait aux « cours seigneuriales, aux barons, aux dames et aux chevaliers du Hainaut et de Flandres [] à des amateurs de romans », selon J. Dufournet, « Robert de Clari, Villehardouin et Henri de Valenciennes, juges de lempereur Henri de Constantinople. De lHistoire à la légende », Mélanges Jeanne Lods, Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1978, t. 1, p. 183-202, ici p. 195. En revanche, on peut difficilement soutenir lidée que le texte « tourne en une simple chronique historique » faite pour « tenir au courant les [chevaliers et les dames de Flandres] des gestes de leurs compatriotes de lempire de Constantinople » dans cette deuxième partie, qui recèle toute une réflexion sur la diplomatie (Histoire de lEmpereur Henri, p. 12-13).

36 Voir J.-M. Moeglin et S. Péquignot, Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge (ixe-xve siècle), Paris, PUF, 2017, p. 7-12.

37 Voir Frappier, « Les discours dans la chronique de Villehardouin », p. 63. Ce modèle nouveau de rhétorique emploie un lexique technique, qui nest pas encore propre à la diplomatie, mais qui sadosse en partie à celui de la rhétorique judiciaire : on pourra évoquer lusage des termes atirance (§ 560, 581) et atirement (§ 577), par exemple, typiques du vocabulaire des chartes du Nord, mais encore respons en court (§ 571), droit jugement (§ 604), avoué (§ 610), acorde (§ 650), qui interviennent dans les négociations.

38 Voir, par exemple, J.-Cl. Vallecalle, Messages et ambassades dans lépopée française médiévale, Paris, Champion, 2006 ; J. Merceron, Le Message et sa fiction. La communication par messager dans la littérature française des xiie et xiiie siècles, Berkeley, University of California Press, 1998.

39 Voir Histoire de lEmpereur Henri, p. 9 : « Conon de Béthune, Pierre de Douai [] apparaissent dans son récit avec leur caractère propre ».

40 Voir, par exemple, « Cuens de Blandras, cuens de Blandras » (§ 577), « Sire cuens, sire cuens » (§ 586), « Raoul, Raoul » (§ 636).

41 Systématiquement dévoyée (§ 607, 609, 610), la parole des ennemis finit par se retourner contre eux (§ 607, 626, 637-639).

42 Sur ces personnages historiques et leurs fonctions administratives ou juridiques, voir J. Dufournet, « Henri de Valenciennes et la quatrième croisade », Image et mémoire du Hainaut médiéval, éd. J.-Ch. Herbin, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2004, p. 33-50, ici p. 36-38. La « technicité accrue des échanges » rend nécessaire lemploi « de notaires, de légistes, ou du moins dhommes frottés en droit » (Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 404), ce qui accroît aussi la participation à la diplomatie de « nobles à lenvergure sociale moindre » à partir du xiie siècle et surtout du xiiie siècle (p. 399).

43 Voir Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 361 sqq.

44 Voir S. Péquignot, « Figures et normes de comportement des ambassadeurs dans les documents de la pratique. Un essai dapproche comparative (ca 1250-ca 1440) », De lambassadeur, les écrits relatifs à lambassadeur et à lart de négocier du Moyen Âge au début du xixe siècle, éd. S. Andretta, S. Péquignot et J.-Cl. Waquet, Rome, Publications de lÉcole Française de Rome, 2015, p. 102-107.

45 Voir Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 205-207.

46 Ibid.

47 Voir Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 695 sqq.

48 Voir Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 716-717.

49 Voir Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 150 sqq. Une telle notion est absente de la chronique de Villehardouin.

50 Voir Moeglin et Péquignot, Diplomatie et « relations internationales », p. 249-269. Lépouse a alors un rôle à jouer dans les relations internationales, ce que souligne Henri dans un discours qui relève sans doute plus du traité de diplomatie que dun trait psychologique lié à lamour paternel : « vous gardés toutes voies que vous ja por lamour, ne por lor acointance, quils aient a vous ne vous a eus, ne retraiiés vostre cuer de nostre gent amer, dont vous iestes estraite » (§ 559) ; il est également dit à propos du mariage entre la fille de Théodore Lascaris et le frère de lempereur : « se nous ces.ij. poiemes ensamble ajoindre par mariage, dont primes seroit nostre pais legiere a faire » (§ 693).

51 Sont retenues les discordances entre les intentions et les paroles, les paroles mensongères (§ 613, 622, 626, 637-639, 646, 687, 688).

52 Voir également § 672, 595 et 596 sqq.

53 Pour laide divine, voir, par exemple, § 563, 653 et, pour les oraisons, § 673, 681, 693.

54 Voir Croizy-Naquet, « Représentation historienne de lailleurs », p. 24.

55 Voir également le § 688, où le comte de Biandrate promet de lutter contre les Blas et les Commains, mais « la felonnie de son cuer pensoit tout el ».

56 Voir S. Runciman, A History of the Crusades, Cambridge, Cambridge University Press, 1955, t. III, p. 129-130 et Contemporary Sources for the Fourth Crusade, p. 7-176.

57 Voir Dufournet, « Henri de Valenciennes et la quatrième croisade », p. 34.

58 Henri de Valenciennes choisit, avec ces deux mentions de la ville, une composition en miroir qui sépare nettement les deux épisodes – lun de politique extérieure, lautre de politique intérieure – formant deux parties autonomes, alors que dans la chronique de Villehardouin les relations avec les Grecs ou les Bulgares et les relations entre chrétiens sentremêlaient constamment.

59 Voir Paris, « Henri de Valenciennes », p. 67 et Histoire de lEmpereur Henri, p. 9 : « il alourdit son récit de sermons, de discours et de discussions qui coupent laction ».

60 Voir Corbellari, « Lart narratif dHenri de Valenciennes », p. 196.