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Classiques Garnier

Sur le Dit des Droits du Clerc de Vaudoy

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 2, n° 36
    . varia
  • Auteur : Grossel (Marie-Geneviève)
  • Résumé : Le Dit des Droits du Clerc de Vaudoy présente une intéressante utilisation de la strophe d’Hélinand. Le préambule en révèle le dessein, faire du Dit le dire de Droiz en un traité didactique et moral où la forme est l’essentiel. Le douzain est le lieu choisi où l’auteur confronte le rôle de l’anaphore à la notion qu’il explore ; les rimes et la construction strophique permettent de revisiter une structure riche de sa tradition. Le Dit des Droits est une réflexion sur un schéma poétique.
  • Pages : 49 à 70
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406089537
  • ISBN : 978-2-406-08953-7
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08953-7.p.0049
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/01/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Sur le Dit des Droits
du Clerc de Vaudoy

Les médiévistes du temps passé ont porté sur les œuvres du Clerc de Vaudoy1 un regard dénué dintérêt, lui reprochant ses « lieux communs dune moralité banale ». Onze manuscrits néanmoins nous ont conservé le Dit des Droits que – très probablement – Baudouin de Condé prit comme modèle pour un remaniement sensiblement augmenté2. À des époques plus récentes, très peu de savants se sont attachés à étudier le Clerc de Vaudoy, à lexception notable de Paul Zumthor3. Puis Pierre Ruelle, léditeur des Dits du Clerc, a rendu justice à une œuvre qui mérite « une place très honorable parmi les nombreuses poésies morales du xiiie siècle » en raison de son « expression ferme et variée » et de « ses images fortes ». Cest donc bien la forme du texte, non plus la thématique, voire limprobable « originalité », qui doivent requérir notre attention, et plus précisément ici, lutilisation que le Dit des Droits fait de la « strophe dHélinand ». Le choix de cette strophe pose en effet une triple question, celle du contenu du texte et celle de sa nature par rapport à la structure utilisée4 ; en retour, la strophe dHélinand, inscrite en ce milieu du xiiie siècle5 dans toute une tradition quelle a 50marquée, exerce-t-elle une influence sur le texte qui lemprunte pour se dire et sécrire ?

Préambule

Le Dit des Droits se compose de trente-neuf douzains. Avant den venir à son propos, que scande lanaphore Droiz dit à louverture de chacune des strophes, le clerc en présente le Je auteur6 quil inscrit de la sorte dans une topique bien reconnaissable. Il ne sagit nullement de renier la valeur de celui qui écrit :

Or entendez une complainte

Dont la reson [var. la matire] est si bien jointe

A paines orrez mes plus bele. (I, v. 1-3)

Entre le récitant et son public existe un espace de connivence que figure le passé partagé :

Je vous ai mains mos fabloiez,

Diz et contez et rimoiez. (IV, v. 37-38)

Nous entrons dans le Dit par un prologue qui noue les « renseignements » sur lauteur à sa volonté affirmée dexcellence. Avoir « trente et set anz en sescuele » varie avec un « Se jai quarante ans ou cinquante », avant dannoncer ladvenue du « grant eage ». Le Dit souvre ainsi au passage dun registre à lautre qui se lit dans la métaphore du passage dun des « tens de laage domme » à un autre. Le sens du temps existentiel est suggéré par lannominatio du cheminement : des-voiez rime avec proiez pour le premier volet du douzain IV, dans la succession des rimes plates, 51sur la dominante de a, avant de se résoudre, dans le second diptyque, avec a comme rime dominée cette fois, et non plus plate, mais embrassée : des-voiez/ravoiez. La facilité que lon serait tenté de dénoncer dans lemploi de cette rime (quasi) identique relève au contraire de linsistance.

Les quatre premiers douzains de ce préambule savèrent ainsi fort bien construits :

I : Il sagit découter une complainte ; sa beauté est indiscutable ; le Je se dénomme « Clerc de Vaudoy ». Il fut cointe, mais sa jeunesse qui senfuit le des-acointe.

II : Quand lâge fait glisser vers la vieillesse, il ne sagit plus de mentir, mais de repentir ; en bref, cette départie doit se faire conversion. Pourquoi ? Parce que cest bien droiz.

III : La vieillesse implique le respect dune certaine convenance. Lusage de la jeunesse est fol. Le fol est ce personnage nu que ne sauraient garantir beauté, parage, terre, heritage. Lavantage vient de veiller sur soi, avant que loutrage de la misère ne renvoie les fous à leur dénuement.

IV : Voici venu le moment des résolutions qui saffichent cette fois sous la bannière des rimes : men vueil retrere / bien fere / Dieu plere / Anemi contrere / [Dieu] debonere7.

La logique du raisonnement amène donc limpression que, du registre courtois (les contes et le rimoier) ou divertissant (les fabliaux), le clerc se tourne vers le registre moral, que le terme complainte axerait sur un memento mori empreint de repentir et de regret. Nous ne sommes pas cependant sur la même ligne directrice que le lointain prototype des Vers de la Mort, où lon ne voit pas Hélinand souligner la finalité esthétique (plus bele) de son poème. Aussi, fort habilement, le Clerc de Vaudoy va-t-il achever ce préambule avec le douzain V, qui est la transition menant à la longue série des premiers vers à anaphores.

Il revient à ce cinquième douzain de donner son vrai sens à ce que le deuxième avait de loin annoncé :

Bien est droiz que je me repante

Et de jurer et de mentir. (II, v. 17-18)

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La fausse modestie topique qui ouvre la strophe v ne saurait duper personne, accompagnée quelle est de la double affirmation de la volonté du Je parlant (vueil), qui encadre la double proclamation du verbe dire, en qui se glorifie la volonté :

Por ce vueil dire une chosete

Petite qui est novelete,

Que je vueil de droiture dire. (V, v. 49-51)

Le rejet remarquable de ladjectif, ladjonction de la petitesse à un substantif qui est déjà un diminutif, lallitération en t puis en d dans ce douzain où toutes les rimes sont féminines – autant de moyens très rhétoriques entourant Droit qui est le sujet même. La variation de droit à droiture doit nous inciter à prêter attention tout au long du dit au miroitement des sens de la très riche notion ici mise en scène, ou plutôt faite parole. Droit, rappelons-le, est un mot polyvalent8 autour des deux notions qui sy sont mêlées de direction (droit vs gauche) et de rectitude. Lexemple que présente le dictionnaire Godefroy pour en cerner les sens divers est instructif, où lon trouve principalement : « droite possession, droite satisfaction, droit comme cessation des contentieux, droite voie de loyauté qui est manifeste lorsque lon a fait droit ». Les deux constantes que lon peut trouver dans cette exploration des valeurs du mot tournent autour de la justesse/équité, et de la convenance/vérité, valeurs que le Clerc de Vaudoy résume en cette fin dintroduction dans le couple droiture/droiz. Le douzain V insiste sur la (droite) convenance qui se trouve fortement liée ici à la vérité dans toute sa pure beauté :

Sest bien droiz que je mentremete

De dire chose si tres nete

Con ne puisse par droit desdire. (V, v. 52-54)

Dire entre à son tour dans lannominatio de la figura etymologica : dire/desdire/mesdire/contredire, occupant ainsi quatre des six rimes ; mais les deux qui restent placent face à face le Je en sa matire et le Droit jugement et sire.

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Nous avons quitté la complainte ; à vrai dire, si lon sen tient au sens habituel de plainte ou lamentation, le Dit des Droits na guère de rapport avec la tristesse des regrets mariaux ou des congés, qui avaient également emprunté la strophe dHélinand. P. Ruelle avertit son lecteur de la fondamentale ambiguïté du terme qui, dans le contexte, peut plus justement évoquer une plainte en justice9. Nous ne sommes pas davantage dans le domaine strictement religieux qui sous-tend le propos dHélinand, car la Mort na dexistence que dannoncer ce qui la suit. Dun douzain à lautre, retrere (du mal) pour éviter lEnnemi contrere sefface devant dire et contredire, le jugement laissé à Droiz vient définitivement sanctionner le rôle nouveau que sest attribué le Je au mitan de son eage ; dire le Droiz et dire droiz sont bien le propos et le dessein dun Je, maître de sa matière, tout contradicteur devenant ainsi un vilain et un failli (retrete) :

Quar qui est en bone matire,

Droiz dit con nel doit contredire :

Ci avroit trop vilaine retrete. (V, v. 58-60)

Nous pouvons tirer quelques conclusions provisoires de cette analyse un peu longue du préambule. Lécriture et la composition du texte révèlent un auteur en pleine possession de son métier comme de son rimoier. Lœuvre ne se caractérisera pas par son pathétique que le regret du temps enfui ou des occasions perdues pourrait alimenter. Si le registre devient sérieux, il ne se veut pas pour autant véhément ni incantatoire. La quête de tout ce quimplique ce qui est droit dans lexistence se double de la volonté dénoncer cette quête, avec toute léloquence que cela requiert. Le texte se range donc demblée et de façon ostensible dans le registre moral et didactique, caractéristiques habituelles accordées au dit. P. Ruelle et dautres esquissent un rapprochement avec les « revues des états du monde » qui relèvent de la satire, ou encore avec des ouvrages à visée similaire, comme Urbain le Courtois, le Doctrinal Sauvage, le Poème moral, Du triacle et du venin, les Enseignements Trebor10… qui appartiennent au 54domaine du chastoiement ou des ensenhamens. Mais aucun de ces textes na choisi de sexprimer dans le douzain dHélinand.

Enfin, bel et bien écrits en strophe dHélinand11, on cite souvent, pour mieux cerner la personnalité littéraire de notre Clerc, les poèmes de Rutebeuf12 : Complaintes véritables de Constantinople, du Comte de Nevers, ou « poésies de lInfortune » (Paix, Povreté, Mort Rutebeuf), ou encore les œuvres plus politiques, recoupant par le biais de la satire le genre des « états du monde », Dits de sainte Église, des Ordres de Paris. Au-delà des ressemblances que la topique justifie, on notera que beaucoup des textes qui ont été ainsi épinglés sont situés, selon une chronologie plutôt imprécise, dans le « milieu du xiiie siècle ». Sil importe peu de savoir sil y a eu imitation et dans quel ordre, il est facile de relever les réminiscences dans les tournures de phrase et dans le lexique ; on peut y voir la forte probabilité que les auteurs divers se connaissent, au moins par œuvres interposées, et que ce genre de dits suppose un réseau décrivains qui travaillent la même matière. En ce sens, la forme choisie devient la marque essentielle.

Structure signifiante de lœuvre

Le douzain

Comme dans la lyrique et ses chansons, le découpage en strophes amène lattention à se concentrer avant tout sur la cellule que représente chacune de ces unités structurelles. Cest à lintérieur du douzain que 55les recherches qui cisèlent lexpression trouvent leur forme parfaite. Le préambule nous a montré que le Clerc de Vaudoy sait dépasser cet horizon étroit et confier lévolution de son raisonnement à des modules plus vastes (de trois à sept douzains). Pour lensemble du Dit, la composition savère plus floue, parfois répétitive, progressant par bonds et par sauts, avec une grande liberté. À ces constatations très générales, on adjoindra le caractère volontiers éclectique des situations où Droiz édicte sa règle ; cest lautre explication au disparate relatif des ouvrages qui ont été proposés comme références. Une brève analyse de lœuvre le prouvera aisément.

On peut découper le texte en quelques grandes parties où Droiz se confronte à un domaine de la vie. Six douzains (VI-XI) tournent autour de la courtoisie au sens large, en lopposant à vilonie, tout particulièrement en ce qui concerne la parole et les médisants. Nous sommes dans ce que P. Meyer appelait joliment « un traité de civilité13 ». Un douzain de transition (XII) traite de lenvie avant que les sept suivants (XIII-XIX) ne dressent Folie comme antonyme à Droiz. La série se clôt sur les égards dus à lami tombé dans la pauvreté, notamment dans les conversations. Le douzain XX fait transition vers les règles du Droit dans les status en empruntant lopposition bons/mauvais fondée sur la Bonne Doctrine. En passant aux rapports de la Sagesse et du Droit, les douzains XXI-XXIV évoquent la chevalerie, puis les chevaliers, le rôle des grands et la justice quils se doivent dappliquer.

Le clerc arrive alors à la convenance sociale et ses règles de politesse dans les rapports entre sexes différents. La révérence due à Marie implique le respect des femmes (XXV) ; puis sont traités les conduites masculines impertinentes (XXVI), la façon de sadresser à une femme mariée et, en regard, lattitude que doit suivre cette dernière (XXVII), le rejet des putains et de toute passion avilissante (XXVIII). Entre transition et logique implicite, le douzain XXIX recommande la discrétion pour les divers secrets de la vie. Trois douzains suivent, plus explicitement moralisateurs, souvrant là aussi sur lenvie, puis les mauvaises fréquentations à éviter ou le respect de la foi jurée (XXX-XXXII), avant que le texte ne sen retourne aux « états du monde » : soit, tour à tour, les marchands (XXXIII), la gestion dune ascension sociale quil faut préserver (XXXIV), les gens dÉglise enfin, fort critiqués pour leur 56convoitise et leur envie (qui revient donc un peu comme un leit-motiv) et leur papelardie (XXXV-XXXVI). Les deux douzains de la fin sattaquent aux Jacobins et aux Cordeliers, dune façon qui rappelle Rutebeuf. Le douzain conclusif (XXXIX) joue sur la traditionnelle opposition du Droit et du Tort.

La suite des idées est ainsi très claire, quand bien même elle nest jamais nécessaire. Le ton conserve son uniformité tout au long et semble se tenir à pareille distance de lironie ou de la raillerie que du sermon doctoral et pédant ; nous restons dans le stilus mediocris où se cultive avant tout la mesure.

Lanaphore

Que notre texte appartienne au genre vague et si difficile à définir du dit, nous ne pouvons quen croire les manuscrits qui lui accordent cette dénomination. Nous voudrions plus modestement examiner le statut que confère à ce Dit le choix quexprime lanaphore Droiz dit. Le Clerc de Vaudoy ne suit pas un modèle évident lorsquil choisit la structure hélinandienne, réputée difficile14. Derrière le douzain en aabaab/bbabba, le souvenir du poète cistercien a mis bien longtemps à seffacer. Et lon peut, sans trop saventurer, penser que, parmi les raisons qui ont poussé le Clerc à choisir la structure formelle de son Dit, se trouve en bonne place le souvenir de lapostrophe à Mort qui donne au poème originel tant de sa force incantatoire. Ce procédé nest pas le plus partagé parmi les auteurs que recensait déjà la liste ancienne de Naetebus comme désormais sa version renouvelée et aussi la thèse de Monique Léonard. Seuls, les Vers de la Mort de Robert le Clerc dArras ou dAdam de la Halle15 suivent exactement Hélinand, en lui reprenant et le titre et lapostrophe à la Mort personnifiée.

Certes Droiz est une notion fort riche, bien propre à nourrir léloquence puisquil régit la vie des hommes et garde à larrière-plan la Loi divine. Il na cependant pas la force de la Mort, ce que les poètes des Congés avaient 57très bien compris. Aussi bien Bodel que Fastoul16 usent sans excès de lanaphore répétitive, où reviennent Anui, Pitié, Cors… La place la plus belle est celle offerte aux noms propres des amis que lon va quitter à jamais. Les poètes créent ainsi une relation spéculaire avec le pré-texte qui appelait les amis au renoncement, présenté comme victoire sur la Mort, alors que la séparation du lépreux et de ses compainz est déchirure. Robert le Clerc, quant à lui, dans la version longue de ses Vers de la Mort, imite Hélinand presque continûment jusquà son douzain 123, mais les 189 restants se détournent de cette figure, peut-être parce que la longueur du poème risquait de lui faire perdre de sa force.

Pour en revenir au Clerc de Vaudoy, il y a presque un côté déceptif dans lannonce en préambule de nous faire oïr une complainte, puisque lanalyse du texte prouve que, même en son sens juridique, le terme nest pas adéquat pour les vers qui suivent. On peut comparer cette définition en trompe-lœil au jeu que le texte opère avec des motifs dont M. Léonard a souligné la récurrence dans les dits quelle étudie, ainsi de la beauté de lœuvre17 que lon va écrire, ici revendiquée, mais en évitant lexpression beaux dits, pourtant quasi formulaire, ou encore laffirmation de la nouveauté18, ici – et sans doute faussement – présentée comme chosete modestement novelete. À lautre bout du texte, la satire contre les Jacobins et les Cordeliers, qui occupe seulement deux douzains, nest ni nécessitée ni développée. Elle fait penser à un petit coup de chapeau amical de confrère à confrère. Rutebeuf étant sans doute dorigine champenoise, le Clerc a de fortes chances de connaître ses poèmes19. Le Dit des Droiz emprunte dailleurs à bien dautres – tels, par exemple, les Distica Catonis20 – tout en passant, nous lavons noté, dun registre à lautre. Le Clerc de Vaudoy est un jongleur de talent : 58comme les siens quil connaît parfaitement, il sait faire du nouveau avec de lancien. On peut essayer de lire sous cet aspect son texte, comme une réflexion sur lécriture dHélinand.

Nous lavons noté, les études critiques concernant lhistoire de la strophe hélinandienne nont pas systématiquement retenu lanaphore comme point discriminant. Lusage de lapostrophe, qui partage le texte entre un Ils – les interlocuteurs – et un Tu, dinterpellation, évoque toujours en arrière-plan le modèle dHélinand qui sadressait dans presque tous ses douzains à la Mort ; cette dernière acquiert une force terrible par la multiplicité des actions que les verbes lui prêtent. À rebours dans le Dit des Droits, Droiz mis en anaphore nest jamais apostrophé, et il ne régit pratiquement quun verbe, dire. En outre, Droiz se trouve non seulement à louverture de chaque douzain, mais, régulièrement, il reparaît dans la seconde partie de la strophe, deux ou trois fois, mais aussi jusquà six fois, ce qui est beaucoup pour une forme aussi ramassée et concise que le douzain en octosyllabes.

En face de ce Droiz qui dit à la troisième personne, le Clerc campe un Je qui, mis à part le préambule, nest aucunement un Je individualisé et na rien non plus, cela va sans dire, du Je lyrique au caractère à la fois universel et particulier. Cest le plus souvent un Je totalement incolore qui est léquivalent dun indéfini :

Se je pens folie ou orgueil,

Je me doi porveoir avant

Con ne sen voist apercevant. (XXIX, v. 341-343)

Il peut dailleurs parfaitement être remplacé par un On qui endosse le rôle de sujet de sentences :

Droiz dit un mot qui est de pris,

Con honeurt ses povres amis. (XIX, v. 217-218)

Ou par un Vous :

Sil a homme en vostre lingnage

Con vueille a tort le sien tolir,

[] Vous ne le devez pas souffrir. (XVII, v. 194-195 et 197)

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On peut aussi trouver un Je de narrateur, sans la moindre épaisseur de réel :

Droit dit con doit fame honorer.

Si dirai, ne vous quier celer,

En quel maniere et en quel guise. (XXVI, v. 301-303)

Mais plus intéressantes dans le cadre de cette lecture paraissent les occurrences où le Je vient redoubler le Droit et son dire comme pour en assumer et en proclamer la véracité :

Droit dit, et jel retrai par droit. (XXV, v. 289)

Droit dit, et por droiz men sovient. (XXXIV, v. 397)

Mes droiz nous fet apercevoir,

Et je le retrerai por voir. (XXXVII, v. 442-443)

Cest le plus souvent le verbe retrere qui vient doubler le dire du Droit. Comme nous avons décidément affaire à un auteur retors, on noubliera pas que retrere est lui aussi polyvalent, et que le Clerc lavait employé en significative annonce dans son préambule : si retrere marque un retour réflexif sur soi-même quand on se retrait du fol usage de la jeunesse pour faire retraite en Dieu, il devient vilaine retrete quand on contredit Droiz ; dans les couples dire et retrere, ce dernier perd toute valeur péjorative et fait du narrateur un héraut, un glosateur dont la parole atteint à la sagesse, comme le montre explicitement la variante :

Droiz dit et retret par le sage. (XVII, v. 193)

La sagesse sappuie sur lexpérience humaine, doù lemploi du mot reprovier qui apparaît à son tour en liaison avec Droit et retrere :

Que droiz retret en reprovier

Qui une foiz veut escorcier

Quaprés ne deus ne trois ne tont. (XXIII, v. 274-276)

Le Clerc fait dailleurs un emploi non négligeable de proverbes, quil situe, selon la tradition didactique, en dernier(s) vers du douzain :

Quar fols est qui a fol se prent. (XIV, v. 168)

Au besoing voit on son ami. (XVI, v. 192)

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Encontre vezïé recuit. (XXXI, v. 372)

Con dit : eschaudez eue crient. (XXXIV, v. 408)

Ou, aussi bien, de simples sentences bien frappées :

Quar qui biau veut oïr biau die. (XXX, v. 360)

On aura remarqué que dans la citation ci-dessus de la strophe xxiii, P. Ruelle a doté « droiz » de la minuscule ; je comprends ainsi lusage quil en fait : quand Droiz agit comme personnification, il prend la majuscule, mais les expressions qui le redoublent, essentiellement por droit, en droit, mais aussi il est bien droit, sont écrites avec la minuscule, de même le couple tort et droit. Cette décision éditoriale a le mérite de souligner que le Clerc samuse avec des expressions quelque peu figées qui, accolées au Droiz personnifié, recouvrent soudain leur sens propre. On appréciera en ce sens le début du douzain XXIX :

Droiz dit, et en ce droit macueil,

Que, sen aucun lieu aler vueil

Aucune foiz priveement,

Chascuns ne set dont je me dueil. (v. 337-340)

La personnification de Droiz le pose en tête de douzain comme parole, comme la voix dune sagesse éprouvée que le Je, parvenu en son mûr âge, est en droit de transmettre en lui donnant la forme ramassée quexige toute loi. À mi-chemin entre sagesse et justesse, le Droiz est guide des mœurs, non pas art de vivre courtois, mais façon juste de respecter la convenance envers soi même et autrui. Ainsi Droiz essentiellement dit, mais peut aussi moustrer, enseignier, aprendre et encore desfendre. Il appelle le mot reson, aussi bien ratio que discours21, reson quil faut écouter pour lentendre22 (id est comprendre) quand on suit le juste usage, reson senee23 pour tout dire, ce qui na rien du pléonasme, et toutes ces raisons sont synthétisées dans le deuxième vers du Dit, ouvrant le premier douzain, « reson si bien jointe » quon nen peut espérer de plus belle, cest-à-dire lœuvre même.

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La chaîne des rimes

Ainsi paradoxalement, si le Je na pas la chaleur expressive qui donnait aux vers dHélinand un côté proprement lyrique et une présence sensible, le Clerc nest pas absent dun texte où il semble seffacer derrière la voix quil prête à la Justesse. Il nous reste à examiner comment il a fait de la strophe hélinandienne son bien qui puisse en justifier et même en rendre appréciable une utilisation qui prend ses distances avec ses modèles. Rappelons pour mémoire cette définition de la strophe dHélinand que lon trouve dans un Traité de rhétorique anonyme de la fin du xve siècle :

Vers douzains sont de plusieurs piedz

[] Et sont a le fois bien prisiés

Quand de beaulx termes sont chergiés,

Coulourés aourneement.

[] Pour avoyer les desvoyés,

Pour outroyer benignement

Et pour langagier doulcement

Il y sont des plus avanchiés24.

Les mots qui chargent le vers de leur beauté trouvent naturellement leur place privilégiée à la rime. Le Clerc, redisons-le, situe son travail ailleurs que dans les mots pathétiques, élégiaques ou dans lallégorie. P. Ruelle parle de ses images fortes, mais on pourrait plutôt dire quil use dun style vif, énergique, et abonde en expressions bien frappées. La seule métaphore un peu filée se trouve au tout début de lœuvre dans le préambule :

De son bordon use la pointe

Nen a mes que la manuele. (I, v. 4-5)

La pointe si est ma jovente

Qui de moi se veut departir. (II, v. 13-14)

Les rimes, en revanche, sont doublement importantes puisque chaque douzain nen contient que deux et quelles sont situées en miroir. La 62strophe dHélinand crée ainsi ce jeu, ce mouvement qua si magnifiquement décrit Jean Batany :

Lanaphore régulière de lappel, en tête de chaque strophe, va représenter le triomphe du langage []. Deux demi-chœurs semblent lutter en une imparable chorégraphie qui, à chaque mouvement, tisse quelques mailles dun réseau de mots25.

Le réseau des mots emprunte volontiers la figure dannominatio, en mêlant la paronomase aux rimes dérivatives : amende (substantif) / contremande / amende (verbe) / demande / commande (XXXIX) ; usuriers/usure/demesure/mesure (XXXVIII). Mais plus caractéristique de la façon du Dit des Droits, il faut noter que, très souvent, lune des deux rimes du douzain est réservée aux verbes, à la différence de lautre : parler/reposer/reveler/rapeler/recorder (VII, rime b) ; tolir/souffrir/offrir/loisir/souffrir/laidir (XVII, rime b) ; dira/contera/metra/harra/querra/croira (XI, rime a). Dautres exemples, plus nombreux encore, alignent cinq verbes pour un seul nom ou adjectif. La rime verbale, outre le fait quelle permet damener facilement de nombreuses rimes grammaticales ou dérivatives, est la rime attendue pour les vers où se décrit une action ; dautre part, la rime verbale est peu colorée, et tirera une grosse partie de ses effets sonores ou sémantiques en ce quelle se confronte à une rime seconde qui choisit une mélodie plus rare comme -(t)able (VII, rime a), -ivre (XXVIII, rime b), -ange (XI, rime b) ou, en tout cas, franchement contrastante : -endre/-age (XV) ; -i/-ance (XVI).

Dassez nombreuses rimes, si elles ne sont pas entièrement « rimes semblables », ne présentent pas une différence de sens incontestable. Il ny a pas non plus de recherches particulières pour rimer richement. Sur ce point encore, le Clerc se montre sobre, il ne partage pas le goût de la « bijouterie strophique » propre au Reclus de Molliens quand il utilise la strophe dHélinand. Mais comme le Reclus, il cherche dans le douzain hélinandien cet « enfermement parénétique26 » qui convient parfaitement aux règles quédicte Droiz.

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On notera pour conclure sur le choix des rimes que, là aussi, le Clerc compose avec toute la mémoire de lintertexte, qui est la sienne et celle des auditeurs. Ainsi le choix de substantifs en -ance qui caractérise le douzain XVI ne peut manquer de ranimer le souvenir des trouvères pour qui cette sonorité fonctionnait comme une « pédale » de la mélodie27. Et ce sont bien les mots lourds de la lyrique que lon retrouve à la rime b, significativement situés à lintérieur de la structure, grâce à la succession des trois rimes suivies : mescheance/viutance/poissance/recouvrance/soustenance/deseperance. La rime a qui se confronte à elle est une rime plutôt pauvre (sur le seul phonème i), mais elle nen convoque pas moins des mots empruntés au même genre lyrique : fi/merci/plevi/ausi/deservi/ami. Il vaut donc de noter quil ne sagit ici nullement dami fin, mais bel et bien de lamicitia, à mi-chemin entre lami-frère évangélique pour qui lon donne sa vie et lami-compagnon à coloration antique :

Droiz dit, et en ce droit me fi,

Que on ait pitié et merci

Domme qui pert par mescheance.

Sil pert par ce quil a plevi,

Par feu, par mal, par guere ausi,

Nel doit nus avoir en viutance.

Droiz dit qui en a la poissance

Un poi li face recouvrance

Selonc ce quil a deservi.

Droiz dit cun po de soustenance

Gete homme de desesperance :

Au besoing voit on son ami. (XVI, v. 181-192)

Cest sans doute là une nouvelle preuve de ce goût du Clerc de divertir lattente de ses publics en jouant sur lutilisation déceptive de lintertexte. Mais il en ressort bien que cest surtout au niveau du douzain entier que le Clerc marque son sillon. Je nen prendrai que quelques exemples particulièrement intéressants.

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Droiz e(s)t Dire

Le douzain semble qualifié pour conférer une forte unité à une idée simple autour de laquelle tournent les mots dun même champ sémantique ; le douzain XVIII va ainsi exposer en son premier volet ce quil présente tout abord de façon paradoxale :

Droiz dit que cest double folie

Qui a escouter sumelie

Le bien quant lot et bien lentent

Et, quant la reson est faillie,

Il nen set vaillant une aillie

Ne ne vait a oevre metant. (XVIII, v. 205-209)

Folie aggravée par lattention première, prêtée dun cœur modeste, ce qui ôtera toute possibilité dexcuser loubli, en aucun cas imputable à la faute dignorance. Le premier vers, fortement allitéré, débouche sur une construction abrupte où les deux mots trisyllabes pèsent de tout leur poids, la répétition de bien, avec valeur différente, se redoublant du couple formulaire ot/entent. Si entent prend ici le sens de « comprendre », il conserve la résonance de sa valeur première que développaient escouter et oïr, lesquels constituent le thème principal du douzain entier. Le second volet nous en présente le reflet inverse, mais brisé en deux parties égales par opposition à la phrase unique et faiblement coupée des six premiers vers :

Droiz dit ci a folie grant :

Bien oïr ne fere samblant,

Ici a pereilleuse oïe. (XVIII, v. 211-213)

Le Clerc redouble son anaphore à la césure de la strophe, seconde place qui lui est habituelle. Cette occurrence réitérée sassène comme une vérité sans possible contredit, lexpression double folie, qui narrait en deux temps la faute, devient une grant folie, avant que le vers 8 ne synthétise à lui seul les vers 2-6 de la première partie. Le vers 9 pose une transitoire conclusion – ou moralité – au thème de loïe qui débouche sur un fere dénué de justesse. Il faut pourtant expliciter cette notion nouvelle que lassertion introduit, la folie devenue désormais périlleuse. Cest ce à quoi 65semploient les trois derniers vers de cette seconde partie ; et comme lexplication est grave, une troisième anaphore ouvre cette conclusion :

Droiz dit quau jor del jugement

Sera Diex sourt contre tel gent

Qui bien oent et nel font mie. (XVIII, v. 214-216)

Droiz touche à la loi divine et, de par son équité même, énonce que le dam de la surdité humaine est de susciter la surdité de Dieu aux jours où tout se paiera. Droiz est prophète de cet achèvement, sa parole, présente au début comme à la fin, ferme la boucle que mime le douzain. Le Il singulier du pécheur se confond alors avec la masse de ses semblables, tous faillis, tous rejetés, quand leur refus de lécoute les fait disparaître en leur négation (ne fere mie).

Cette architecture du douzain en 6+3+3 nest que lune des possibilités rhétoriques quexplore le Clerc. Le premier volet peut très bien resserrer lidée en quatre vers, créant ainsi un déséquilibre sensible avec la structure rimique. Le douzain XV en est un bon exemple :

Droiz dit que cil fet a reprendre

Qui ne set ne ne veut entendre

Et veut contrefere le sage :

Cest grant folie dentreprendre. (v. 169-171)

Ces quatre vers abondent en verbes auxquels toute la strophe va réserver sa rime b (-endre). Le fou ici est un sot, en proie au désordre et à lopiniâtreté, puisque son fere est un contrefere. Lanaphore qui revient au vers 5 introduit cette fois cinq vers, dont trois relevant de la seconde partie de la structure :

Droiz dit con ne si doit atendre

Ne quen la beste du boschage

Qui toz jors veut estre sauvage

Sanz aprendre nul bon usage

Et ne veut a reson entendre. (XV, v. 173-177)

La sagesse feinte ne concernait quune seule rime b dans le premier ensemble, la bêtise qui qualifie lattitude maintenant décriée est mise en valeur par la triple rime suivie, qualifiant lusage de sauvagerie pour le renvoyer à sa place, dans la forêt qui convient à lanimalité. La conclusion en trois vers 66quamène une troisième et ultime anaphore justifie le jugement plutôt dur quédicte Droiz ; si de tels sauvages qui agissent en bêtes méritent la mort, cest que leur attitude nie le dessein de Dieu et de sa création :

Droiz dit que gent de tel usage,

Sil neüssent forme et ymage

De Dieu, que on les deüst pendre. (XV, v. 179-180)

Le douzain bâti 4+5+3 contredit moins la structure strophique en 6+6 quil ne la déséquilibre subtilement, comme pour mimer le délire de ces hommes, sortis du droit fil de lhumanité.

Un troisième et dernier exemple, propre à souligner la richesse des combinaisons possibles, apparaît dans le douzain XX où, à rebours, une seule anaphore initiale suffit pour toute la strophe. La découpe qui avance par trois vers à la fois, avec une seule ponctuation forte lors de lavènement du second volet, contribue à donner à ce douzain son allure gravement sentencieuse derrière une structure pleine de régularité :

Droiz dit des bons et dire seut

Que cil qui mauvaistié conqueut,

Quen ce doit il estre repris :

Qui bone doctrine requeut

Tout adés maintenir la veut

Sil est sages et bien apris.

Sages ne doit estre entrepris

Quavoec les mauvés soit repris :

Nest pas sages qui les aqueut,

Mes enluminez et espris

De bien fere soit hom de pris,

Quar qui de bons est souef eut. (v. 229-240)

Cependant il faut noter combien la pensée est répétitive et combien largumentation se trouve piégée dans le véritable réseau que composent les répétitions, judicieusement distribuées selon le déroulement de la strophe. La première partie a pour pivot ladjectif bon. Les bons sont présentés en antithèse aux mauvais, selon une vision très dualiste, qui accorde équitablement à chaque groupe ses trois vers. La différence se joue autour de la rima etymologica dont il faut peser les différences – concueillir impliquant peut-être davantage une idée de négligence, de qui ramasse ou rassemble par-ci par-là les choses comme elles se présentent, tandis 67que recueillir évoquerait une ouverture, suivie dune capacité de recevoir ? À bien y regarder, cela semble plus tautologique que subtil, car sil faut sans conteste reprendre (« corriger ») le mauvais, le bon paraît « agir bien » parce quil était préalablement sage ; sa sagesse, qui le pousse à accueillir et maintenir la bonne doctrine, semble lui venir de ce quil avait bien appris et déjà retenu tout le bien que la Doctrine (re)vient lui enseigner, autre usage analogue à celui qui est lapanage du dire de Droiz.

Ces propos reflètent-ils un pessimisme bien installé de la part du narrateur (après tout il sest peint comme un vieillard…), ou est-ce le fait dun poète qui joue avec les idées et jongle avec les mots ? Mais regardons la suite.

La strophe pivote avec aisance sur la reprise du mot sage, car cest ce mot qui, dans ce douzain XX, tient le rôle des anaphores réitérées, et il apparaîtra dailleurs encore une fois au v. 9 ; il est le correspondant de bon pour ce second volet. Nous passons dune première partie structurée 3+3 à une seconde structurée 2+4 – ou plus exactement 2+3, car le vers final est un proverbe qui est le dernier mot de la sagesse appuyée sur lusage. Il devient clair que, des deux rimes, cest la rime b qui conduit le jeu et elle nest quune longue variation grammaticale sur la prise qui en dernier lieu savère être le prix : repris/apris/entrepris/repris/espris/pris. Cette ligne des rimes donne le fil du raisonnement : être repris ou a(p)pris rappelle le rôle, essentiel dans tout le Dit, dune parole qui est enseignement, demonstratio ; cest ce que nous explique le premier volet du douzain. Le second, en revanche, pose pour commencer la rime entrepris/repris ; les deux rimes concernent les « bons » : ils ne doivent pas être accusés de fréquentation inquiétante avec les « mauvais », il leur faut fuir ces gens-là comme le fait tout sage. La rime a, aqueut, troisième variation sur les composés du verbe cueillir, sonne donc comme un accueil sans le retour réflexif et sage quimpliquait recueillir.

Les deux rimes b conclusives chantent le triomphe de la sagesse : espris, par sa liaison avec enluminé, transforme le sage en esprit éclairé, puis le redéfinit, enfin, en home de pris. Il ne sagit pourtant que dune injonction (soit), une juste obédience à la parole auctoriale de Droiz. Reste le fait que ce parfum conclusif qui vient redoubler la lumière émanant du sage garde à lhomme de bien son caractère prédestiné, surtout si le verbe est du proverbe repose réellement sur le verbe issir : le sage est de bon sens, car il est de bon sang.

68

Ce qui est droiz ne peut être tort, la loi se doit de distinguer le bien du mal, le justifié du condamnable. Sur le même modèle, ce qui relève de la convenance est ce qui rend possibles et bons les rapports entre les membres de la communauté. Les règles de la vie entre les hommes se doivent donc dêtre aussi co-rect-ement codifiées. Cette vision en sa raideur dualiste trouve un cadre parfait pour sexprimer dans le douzain dHélinand. Jean Batany y voyait la réponse du moine cistercien à cette déchirure qui traverse lexistence humaine, entre lêtre et le non-être quest la mort28. Le douzain mime la lutte entre ces deux forces égales que, tour à tour, ramène la ronde des rimes tantôt dominantes, tantôt dominées. On peut avancer lhypothèse que, pour le clerc de Vaudoy, il sagit beaucoup moins de la lutte entre la vie et la mort que du pouvoir de la parole, bonne ou mauvaise, juste ou injuste ; et pour sêtre dès louverture posé en homme deage, il apporte tout son poids dexpérience en faveur du Droiz dont il explore le dire.

En ce sens, la posture de lAncien peut bien être, elle aussi, une manœuvre du Clerc. Son âge, curieusement variable, ne le fait pas longtemps sépancher dans la plainte de qui voit sapprocher lultime échéance ! Sa science lui viendrait plutôt de sa connaissance aiguisée de ce qui sécrit et se dit en son temps. Bien des assertions édifiantes sont en effet reprises à lintertexte commun et, le plus souvent, retravaillées, pas nécessairement pour les contre-dire, ou suivre le parti con-trere, mais bien pour les re-trere quitte à sen retrere en les faisant, lespace du demi-douzain, mesdire. Il est tentant dinterpréter de cette façon le douzain où lon ne trouve pas lanaphore Droiz dit, soit le douzain XXXVII, qui est le premier du couple consacré aux Cordeliers et Jacobins. Dans ce douzain, il faut attendre le vers 10 pour trouver non lanaphore, mais son écho :

Mes droiz nous fet apercevoir,

Et je le retrerai pour voir. (v. 442-443)

On peut interpréter de façon ambivalente ces vers : ou bien le Clerc marque ainsi une distance volontaire avant de faire sien le discours hostile aux Mendiants, ce qui nous renvoie aussi au préambule où, cinq strophes durant, sur le mode de la complainte, puis sous les traits 69dun Je personnalisé, le Clerc salue de loin Hélinand, linitiateur du modèle choisi. Mais on peut aussi, à rebours, interpréter cette abstention très notable de lanaphore comme un surenchérissement : le douzain XXXVI est en effet consacré à la diatribe dun vice bien ecclésiastique de ces temps, la papelardie. Dans le douzain XXXVI, on trouve trois fois lanaphore en v. 1 (Droiz moustre), en v. 7 et en v. 10 (Droiz dit) ; labsence de lanaphore « obligée » en tête de XXXVII peut ainsi apparaître comme une remarquable extension du douzain traitant de papelardie, en quelque sorte une strophe de 24 vers où lanaphore se distribuerait en v. 1, 7, 10 et 22. Lexamen des rimes a et b, le choix des mots avec leur sens et leur mélodie, napporte pas de preuves pour soutenir une telle hypothèse (XXXVIII -erte/-ie vs XXXVIII -iex/-oir) ; mais le deuxième douzain consacré aux Mendiants (XXXVIII) ne crée pas davantage une unité de ce point de vue (rimes en -iers/-ure) avec le précédent… Enfin, les critiques du Clerc sont aussi virulentes que celles de Rutebeuf et sil est vrai quil se contente de redoubler la diatribe contre les Cordeliers et Jacobins, le Clerc a commencé par soccuper sans la moindre indulgence dautres ecclésiastiques, y compris séculiers. Nous restons donc dans lambiguïté, qui est peut-être la marque même de lauteur.

Conclusion

Pour conclure brièvement, on se souviendra des belles remarques de Jean Batany sur le pouvoir proprement fantastique de la forme versifiée, pouvoir quil avait exploré dans lécriture hélinandienne du reclus de Molliens :

La versification rythmique crée directement des relations fantastiques entre des mots ou des énoncés [surtout lorsquelle] fait agir le principe des équivalences phonétiques [à lintérieur du] champ de ces 96 syllabes [que compose la strophe dHélinand], entrecroisement préétabli de deux rimes différentes qui se répondent à la façon de deux demi-chœurs aux rôles dissymétriques29.

70

Assurément, le Clerc de Vaudoy conçoit moins les mots de son écriture comme un lignage fantastique quil nuse, pour en tirer plaisir, de la multiplicité de leurs significations, la confrontant et la confortant à leurs sonorités que la rime exploite. Dit didactique, mais aussi ensehamen à lallure de loi, le Dit des Droits joue également avec les registres, avec les genres, avec lintertexte si riche des autres dits. Il manie avec prédilection le Dire et le Contredire pour tracer la ligne la plus équitable entre le Tort et le Droit ; ce faisant, il imite davantage la disputatio à la façon des écoles que leffusion poétique de la langue à la façon de Gautier de Coinci ou du Reclus. Nous ne sommes jamais dans la parodie, mais nous devinons bien des sourires entendus30. Le propos reste cependant grave et moral, il y va de la valeur du langage. Pour lexprimer au mieux, le Clerc fait choix de la strophe dHélinand et sait en tirer tout ce quil veut y trouver. Elle sest avéré une structure appropriée à son propos dans le temps quil explore en elle tout ce que ses prédécesseurs ou contemporains en avaient fait.

Marie-Geneviève Grossel

Université de Valenciennes
et du Hainaut-Cambrésis

CALHISTE (EA 4343)

1 Toutes les citations du Dit des Droits proviennent de : Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. P. Ruelle, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1969. Pour le nom de lauteur, jadopte la graphie qua utilisée P. Ruelle.

2 Dits et Contes de Baudouin de Condé et de son fils Jean de Condé, pub. par A. Scheler, t. 1, Baudouin de Condé, Bruxelles, 1866. Si les deux œuvres sont étroitement apparentées, il est difficile de présenter une succession chronologique sûre, la médiocrité nétant nullement une preuve de postériorité, comme laffirme P. Ruelle dans lintroduction à son édition.

3 Pour les remarques de jadis et naguère sur la valeur littéraire du Dit des Droits, voir lintroduction de P. Ruelle.

4 Voir L. Seláf, « La strophe dHélinand : sur les contraintes dune forme médiévale », Formes strophiques simples / Simple Strophic Patterns, éd. L. Selaf, P. Noel Aziz Hanna et J. Van Driel, Budapest, Akademiai Kiado, 2010, p. 73-92.

5 Ruelle discute la date de lœuvre dans son Introduction (Chronologie, p. 24-26) et linscrit dans la fourchette 1237/1268.

6 Pour le Je énonciateur, voir M. Léonard, Le dit et sa technique littéraire des origines à 1340, Paris, Champion, 1996, p. 158 et suivantes, ainsi que J. Cerquiglini « Le clerc et lécriture. Le Voir Dit de Guillaume de Machaut et la définition du dit », Literatur in der Gesellschaft des Spätmittelalters, Heidelberg, Winter, 1980, p. 151-168 et M. Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, notamment p. 62-73. Pour la différence avec le Je lyrique, voir R. Dragonetti, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à létude de la rhétorique médiévale, Genève-Paris, Slatkine, 1979, notamment p. 549.

7 La dernière rime b mere (« maire ») na valeur que dentrer dans le comparatif qui oppose la debonnaireté de Dieu à celle des gardiens de la justice humaine (les prévôts et les maires).

8 Voici ce quen dit P. Ruelle dans les notes, très riches, qui font suite à lédition : « Le droit sera [] à la fois la sentence et le juge. Le droit est considéré en même temps comme un code et comme une autorité. On notera que le mot Droiz par lequel commencent toutes les strophes du Dit, sauf la trente-septième, à partir de la strophe vi, ne doit pas être pris au sens juridique ; il désigne dune manière très large, la probité, la morale ou même simplement les convenances » (Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. Ruelle, note 55, p. 82).

9 Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. Ruelle, note 1 sur le mot complainte, p. 79.

10 Voir respectivement Urbain le Courtois, version courte, éd. P. Meyer, « Les manuscrits français de Cambridge. III. Trinity College », Romania, 32, 1903, p. 18-120 et F. Spencer, « LApprise de nurture (Cambridge Univ. MS.) », Modern Language Notes, 1889, p. 51-53 ; le Doctrinal Sauvage de Jean de Stavelot dans le Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites des xiiie, xive et xve siècles, éd. A. Jubinal, Paris, Pannier, 1839-1842, t. 2, p. 150-161 et Doctrinal Sauvage, éd. A. Sakari, Jyväskylän Yliopisto, 1967 ; Le poème moral, traité de vie chrétienne écrit dans la région wallone vers lan 1200, éd. A. Bayot, Bruxelles, Palais des Académies, 1929 ; Du triacle et du venin, Nouveau recueil, éd. Jubinal, t. 1, p. 360-371 ; Robert de Ho, Les Enseignements de Robert de Ho dits Enseignements Trebor, éd. M.-V. Young, Paris, Picard, 1901. Pour une étude de toutes ces œuvres, voir É. Schulze-Busacker, La didactique profane au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, 2012.

11 Les données rassemblées sur la strophe dHélinand se trouvent dans les ouvrages anciens de G. Naetebus, Die nicht-lyrischen Strophenformen des Altfranzösischen, Leipzig, Hirzel 1891 et A. Bernhardt, Die altfranzösische Helinandstrophe, Münster, 1912. Elles sont aujourdhui complétées, revues et mises à jour par Le nouveau Naetebus, Poèmes strophiques non lyriques des origines jusquà 1400, en ligne.

12 Les œuvres de Rutebeuf ont été ici relues dans lédition dE. Faral et J. Bastin, Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris, Picard, 1977.

13 Urbain le Courtois, version courte, éd. Meyer, ici p. 68. La citation complète est : « un traité de civilité puérile et honnête ».

14 P. Ruelle ne lui trouve comme « modèle » évident quHélinand lui-même. L. Seláf, « La strophe dHélinand », ici p. 7, rappelle, après P. Zumthor, que la strophe dHélinand semploie pour « la poésie dinspiration grave » que marque particulièrement une expression « obscure » et « une brusquerie dallures », selon les termes dA. Jeanroy.

15 Robert le Clerc dArras, Les Vers de la mort, éd. R. Berger et A. Brasseur, Genève, Droz, 2009 ; Adam de la Halle, Strophes sur la Mort, dans Œuvres complètes, éd. P.-Y. Badel, Paris, LGF, 1995, p. 412-415.

16 Les congés dArras (Jean Bodel, Baude Fastoul, Adam de la Halle), éd. P. Ruelle, Bruxelles/Paris, Presses universitaires, 1965.

17 Pour la beauté dans la thématique du dit, voir Léonard, Le dit, p. 209.

18 Pour la nouveauté dans la thématique du dit, voir Léonard, Le dit, p. 210.

19 Les critiques saccordent généralement à faire de Rutebeuf un champenois ; pour le Clerc de Vaudoy, P. Ruelle note dans son Introduction, p. 10-13, que Gröber et Faral-Bastin estimaient hautement probable lidentification de « Vaudoy » au village portant ce nom dans les environs proches de Provins, ville ailleurs citée dans lœuvre du Clerc. Au vu de ressemblances assez nettes entre les textes du Clerc et de Rutebeuf, P. Ruelle inclinait à accepter lhypothèse de ses savants prédécesseurs.

20 Voir Maître Élies Überarbeitung der ältesten französischen Übertragung von Ovids Ars amatoria, herausgegeben von H. Kühne und E. Stengel, nebst Elies de Wincestre, eines Anonymus und Everarts Übertragungen der Disticha Catonis, herausgegeben von E. Stengel, Marburg, Elwert, 1886.

21 Voir lemploi du v. 208 : « quant la reson est faillie ».

22 XV, v. 177.

23 XIV, v. 166.

24 Recueil darts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 259.

25 J. Batany, « Un charme pour tuer la mort. La “strophe dHélinand” », Hommage à Jean-Charles Payen. Farai chansoneta novele, Université de Caen, 1989, p. 37-45, citation p. 39.

26 Les formules « bijouterie strophique » et « enfermement parénétique » sont de J. Batany : « Les lignages du peuple des mots, linterpretatio chez le Reclus de Molliens », La linguistique fantastique, dir. S. Auroux, J.-Cl. Chevalier, N. Jacques-Chaquin, Paris, Denoël, 1985, p. 103-112, ici p. 105.

27 Dragonetti, La technique poétique des trouvères, ici p. 406. A. François, La désinence « -ance » dans le vocabulaire français, une « pédale » de la langue et du style. Essai historique suivi du répertoire des mots contemporains finissant par « -ance », Lille, Giard, 1950.

28 Batany, « Les lignages du peuple des mots », p. 105.

29 Ibid.

30 Beaucoup dautres exemples pourraient en être donnés, ainsi du manuel de « bonne conduite » envers les dames, où lon vous explique sans rire quil ne faut pas commencer par les pincer et les tâter quand on se trouve assis à côté delles… Mais si lon se contente de gestes moins déplacés, on gagnera « vite fait bien fait » le cœur de la Belle !