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Classiques Garnier

« Saillir de une espece de rithme en l’aultre » Variations sur la strophe d’Hélinand dans l’œuvre d’Alain Chartier

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 2, n° 36
    . varia
  • Auteur : Tabard (Laëtitia)
  • Résumé : Cet article soutient l’hypothèse d’une filiation entre la strophe d’Hélinand et le huitain ababbcbc, en analysant la manière dont Alain Chartier tisse des liens entre ces deux formes. Il use en effet du douzain hélinandien comme d’une matrice de variations, le situe dans la continuité de strophes caractéristiques de la complainte et du débat, et met ainsi l’accent sur les possibilités d’enchaînement portée par la rime croisée plus que sur la clôture de la forme.
  • Pages : 153 à 173
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406089537
  • ISBN : 978-2-406-08953-7
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08953-7.p.0153
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/01/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Saillir de une espece
de rithme en laultre »

Variations sur la strophe dHélinand
dans lœuvre dAlain Chartier

Alain Chartier représente pour les auteurs quon appelle les « rhétoriqueurs » une source, un commencement : cest à lui que les poètes postérieurs empruntent nombre de modèles strophiques, pour se mesurer à leur maître et affirmer leur virtuosité1. Reprendre une strophe, cest ainsi faire écho à une voix, faire de nouveau sonner une rime signifiante, rendre hommage à un maître tout en se livrant à des variations personnelles sur une trame déjà définie, parfois pour mieux faire entendre des accents par lesquels on diffère. Après La Belle Dame sans mercy se répand ainsi lusage du huitain doctosyllabes sur trois rimes (ababbcbc), dans les dits comme dans la lyrique, mais plus précisément dans les débats qui répondent à lœuvre originale ou limitent, parfois en prenant parti contre lauteur ; cette forme strophique fait alors figure de nouvelle norme pour lexpression poétique de préoccupations morales et éthiques, autour de lamour courtois notamment2. Lœuvre de « maistre Alain » semble ainsi avoir permis un réagencement des formes, et linstauration de nouveaux modèles poétiques.

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Le huitain mis à lhonneur par Alain Chartier évince ainsi la strophe dHélinand. Lhistoire du douzain octosyllabique construit sur des rimes en miroir (aabaabbbabba) est en effet à la fin du Moyen Âge celle dune disparition progressive, ou bien dune dissolution dans des formes proches mais néanmoins rivales. Pour Adolf Bernhardt, la strophe hélinandienne en octosyllabes se trouve reléguée à larrière-plan par les nouvelles créations des rhétoriqueurs, au cours du xve siècle3. Mais on peut également noter quil existe une continuité dans les réécritures, qui permettent de lier lancien douzain sur deux rimes aux formes nouvelles qui naissent à la fin du Moyen Âge. Dans larticle quil a consacré à la strophe, Levente Seláf observe quà partir du milieu du xive siècle, les formes hétérométriques ou les variations sur la structure de base, par « lallongement des modules métriques » ou par commutation avec dautres vers que loctosyllabe, prennent le relais de la strophe initiale ; finalement, « [s]a popularité a été largement dépassée au 15e siècle par celle du huitain doctosyllabes ababbcbc, employé fréquemment par Villon, Guillaume Alexis, Alain Chartier et dautres dans le même registre moral que la plupart des poèmes hélinandiens4. »

Est-ce alors une substitution qui sopère, ou une transformation ? Il est tentant en effet de rapprocher les deux modèles strophiques qui donnèrent ainsi corps aux différents accents de la réflexion morale en poésie, faite tour à tour de plainte et de déploration funèbre, damère satire, daccusation et dappel à la réformation. Les deux formes, par lintermédiaire dun douzain sur trois rimes, se trouvent liées par leur fonctionnement commun, reposant sur lalliance du lyrique et du narratif, selon Gérard Gros, qui a avancé lhypothèse dune filiation entre la strophe hélinandienne et le huitain doctosyllabes à rimes croisées ; à lorigine, ce dernier « procède peut-être directement dune forme simplifiée du schéma dHélinand, apparue pour servir lart du récit plutôt que lintention persuasive » :

Ce faisceau dindices, à défaut dune démonstration, suggère une filiation entre la poésie subjective du xiiie siècle et la poésie personnelle du xve. Voilà 155comment, techniquement, se justifierait en fin de compte le rapprochement des « Testaments » de Villon avec les fameux Congés dArras5.

Le problème formel, ou « technique », pose en fait la question dune descendance intellectuelle entre des formes de poésie pourtant éloignées dans le temps : quelque chose de la puissance saisissante des vers hélinandiens continuerait ainsi de résonner dans la poésie du xve siècle, malgré lassourdissement de la voix du moine dans celle des poètes de la cour ou de la ville.

Un même sentiment de parenté guide la réflexion de Michel Zink sur les « rythmes de la conscience », lorsquil avance que « certains schémas strophiques, certains modes rythmiques ont été sentis comme adaptés à leffusion, à laffectation de la confidence ou de la confession » :

Ces types et ces modes sont ceux de la strophe hélinandienne, du tercet coué, plus tard du huitain dAlain Chartier et de ses émules – le huitain de Villon. Tous structurent des œuvres où se marquent le développement de cette nouvelle poésie qui se veut le reflet dune conscience, porteuse des stigmates de ses tourments, de ses vices et des misères quotidiennes de la vie6.

Pour que lon puisse admettre ainsi que la strophe dHélinand se survit à elle-même, il faut alors reconsidérer lapport dAlain Chartier, qui se trouve manifestement à la charnière, à la fois origine et source pour les « rhétoriqueurs », et point daboutissement de la tradition des Vers de la mort7. Laccusation portée contre la mort, le discours anti-curial ou encore la distance à légard de la poésie courtoise forment autant de points de 156convergence thématique entre lœuvre de Chartier et le grand poème dHélinand, points qui signalent une continuité possible, même sil nest pas toujours évident de lire une véritable allusion intertextuelle dans les jeux strophiques. Les poèmes de Chartier qui conservent lempreinte du douzain sur deux rimes soffrent comme un lieu de réélaboration du modèle, et nous y chercherons les formes intermédiaires et les points de passage susceptibles dexpliquer comment on peut encore saisir lécho de la complainte du moine cistercien dans la poésie dite « courtoise » dAlain Chartier. Nous espérons ainsi éclairer également en retour la vocation de la strophe dHélinand et linterprétation qui en est faite à la fin du Moyen Âge.

La strophe dHélinand comme prologue :
une ouverture polyphonique

Le douzain construit sur deux rimes en miroir apparaît dans deux dits strophiques de Chartier à louverture des poèmes, ce qui lui confère sans nul doute un statut de signe de reconnaissance, et contribue à la définition du ton donné aux œuvres. Le poète adopte ainsi la posture dun je qui discourt, alors même quil évoque lamour de sa dame, appelant ainsi à entendre linflexion morale quil imprime à la lyrique amoureuse. Le douzain, au seuil de lœuvre, semble fait pour convoquer toute une tradition décriture. Mais sa position liminaire en fait également le point de départ dun jeu de variations qui donne à voir le travail de réécriture de la forme des Vers auquel se livre le poète.

Dans la Complainte sur la mort de sa dame, les deux douzains initiaux adoptent le schéma de rimes de la strophe hélinandienne, mais en décasyllabes8 :

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Contre toy, Mort doloreuse et despite,

Angoisseuse, maleureuse, maudite,

Et en tes fais merveilleuse et soudaine,

Ceste complainte ai fourmee et escripte

De cuer courcié, ou nul plaisir nabite,

Noircy de dueil et aggrevé de peine.

Je tappelle de traïson vilaine ;

De toy me plaing de toute riguer plaine,

Quant ta durté a tort me desherite

Du riche don de joye souverainne,

Et que ton dart a piteuse fin maine

Le chois donneur et des dames leslite.

Tu mas tolu ma dame et ma maistresse,

Et as murtry mon cuer et ma leësse

Par un seul cop, dont ilz sont tous deux mors.

Du cuer nest riens puis que plaisir le laisse

Et que je pers la joye de jennesse ;

Ainsi nay plus fors la voix et le corps.

Mes yeulx pleurent ens et rïent dehors,

Et tousjours ay le doloreux remors

Du hault plaisir qui de tous poins me cesse.

Las ! Or nest plus ce que javoye, Amors.

Je muir sur bout, et en ce point me pors

Comme arbre sec qui sur le pié se dresse9.

Le choix du décasyllabe, mètre long à la césure régulière (4/6), confère une gravité éloquente au discours, mais il inscrit cependant la strophe dans la tradition du chant amoureux, le vers de dix syllabes étant encore majoritaire dans les formes lyriques de la fin du Moyen Âge10. Le poème de Chartier se présente ainsi avant tout comme une complainte (v. 4) amoureuse. Par un jeu subtil de reprise, lapostrophe à la « Mort », caractéristique de la strophe dHélinand11, apparaît bien au premier vers – mais non à linitiale – et sonne ensuite à la rime dans la 158seconde strophe (« mors », v. 15), avant de laisser place à « Amors » (v. 22), objet dune seconde apostrophe qui réoriente le discours. La partition nette du douzain en deux sizains, que souligne dans les vers dHélinand la répétition de « Morz », apparaît encore grâce à la construction syntaxique, mais le second mouvement de la première strophe souvre par le vers « Je tappelle / de traïson vilaine » (v. 7) : la césure lyrique, suivie dune diérèse, introduit alors une brisure de rythme et le son aigu de la voyelle [i], pour évoquer peut-être la discordance qui sintroduit alors dans la forme strophique, selon un effet qui se répète partiellement à la strophe suivante (« Mes yeulx pleurent ens et rïent dehors », v. 19). Les deux douzains dessinent une progression qui mène de laccusation oratoire contre la mort à un douloureux retour sur les tourments du je, figé dans la comparaison finale avec larbre desséché. La réécriture sapparente presque à un retournement : alors que la seconde strophe des Vers de la mort dHélinand sen prenait à « çaus qui damors chantent », pour leur opposer la solidité de ceux qui « se plantent » hors du siècle et que la mort ne peut « sozplanter12 » (« déraciner13 »), Chartier reprend à son compte limage de larbre et donne corps, à la première personne, à cette figure damoureux que la disparition de la dame laisse sans racine dans la terre, séchant sur pied.

Alain Chartier sinscrit ici dans la lignée des dits amoureux écrits en strophes dHélinand, par Adam de la Halle le premier14. Dans Les Vers damour cependant, Adam rejetait le sentiment amoureux en raison des souffrances infligées par une dame trop dure, prenant plaisir à le tourmenter, et le poème se terminait sur la dénonciation traditionnelle de linconstance féminine15. Par opposition à ce célèbre précédent, Alain Chartier prolonge, au cœur même du discours moral, les accents du chant courtois, et récuse par avance le discours misogyne qui accompagne la dénonciation des douleurs amoureuses :

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Je ne di pas – ne lentente nest telle –

Quil nait des biens en mainte dame belle,

Et quil nen soit de tresbonnes sans elle (…).

Et se je fail en rien, je men rappelle,

Et cry mercy et engage lamende. (v. 73-75 et 79-80)

On peut comparer ces vers à ceux dAdam de la Halle :

Amour, pour che pas ne le di

Que femes ne fachent aussi

Par aventure, [et] pis encore. (v. 181-183)

Devançant les arguments de leurs adversaires, les deux amants-poètes adoptent une attitude inverse, lun concédant humblement que les dames restent aimables même sil se refuse à aimer, lautre reconnaissant volontiers quelles se conduisent aussi mal que les hommes en amour. Peut-être même peut-on voir également un écho entre le vers dAdam de la Halle, « Je ne sui pas che que je fui » (v. 70) et celui de Chartier, « Las ! Or nest plus ce que javoye, Amors » (v. 22), qui signale le déplacement opéré par le poète, alors même quil adopte la posture réflexive de son prédécesseur, pour exprimer le dégrisement lié à la perte de lamour.

Avec la troisième strophe de la Complainte de Chartier surgit pourtant un tout autre modèle : la strophe dHélinand laisse alors place, après les deux douzains initiaux, à un seizain qui joue sur la même structure, mais lallonge en ajoutant un vers à chaque tercet, laissant attendre plus longtemps lapparition de la seconde rime, selon le schéma aaabaaabbbbabbba. Placée juste après les douzains, cette formule fait apparaître la continuité, ce que souligne par ailleurs ladverbe si à linitiale de la strophe, tandis que la triple énumération rend dautant plus sensible lamplitude nouvelle qui est donnée à la plainte :

Si suis desert, despointé et deffait,

De pensee, de parolle et de fait,

De los, de joye et de tout ce qui fait

Cuer en jennesse a hault honneur venir (…). (v. 25-28)

Alain Chartier renoue ici en partie avec le rythme de la « Complainte de lamant » insérée dans La Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut, construite cependant sur un schéma hétérométrique, combinant 160décasyllabes et tétrasyllabes16 (a10a10a10b4a10a10a10b4 b10b10b10a4b10b10b10a4). Cette forme strophique apparaît également dans le « Lay en complainte17 » dOthon de Grandson, poème qui présente les douze strophes caractéristiques du lai, tout en répétant la même structure strophique sur deux rimes, ce qui correspond à la forme plus répétitive de la complainte. Ce poème où Othon de Grandson prend congé de sa dame constitue certainement un des modèles directs dAlain Chartier, en raison des ressemblances de la construction en douze strophes quasi-identiques, mais aussi parce quil opère, comme le poème de Chartier, une fusion entre les structures du lai et de la complainte.

Alors que lordre des douze strophes de la Complainte de Chartier varie selon les manuscrits18, la première séquence de trois strophes est stable, signe peut-être quelle est sentie comme une unité malgré le changement de rythme introduit par le seizain. Cette séquence strophique constitue ainsi un prologue en mouvement : par le jeu subtil sur des formes qui semblent sengendrer, il tisse des références à des auteurs multiples, pour donner à entendre une nouvelle forme de complainte amoureuse, où le poète prend congé de lamour, puise aux sources de la parole énergique du prédicateur, sans rompre pourtant avec le chant courtois qui célèbre la dame. Cet effet douverture polyphonique créé par les variations formelles autour de la strophe dHélinand en fait résonner les différents accents, appelés à se développer ensuite dans le cours du poème.

Lusage du prologue en douzains aabaabbbabba se rencontre également dans lœuvre de Froissart, qui semble avoir innové en usant de cette 161forme sans sinscrire dans la tradition de la complainte19. Sans parler des dix-neuf strophes qui forment louverture du poème de La Cour de may, dit dont lattribution à Jean Froissart est douteuse20, on trouve au début du « traitiers amoureux » intitulé Le Joli mois de mai des douzains dabord hétérométriques (a8a8b4a8a8b4b8b8a4b8b8a4) ; puis, après linsertion dune ballade, la narration reprend en douzains octosyllabiques sur deux rimes, avant que nintervienne une seconde insertion lyrique sous la forme dune « balladelle » et que lon ne retrouve la forme hétérométrique initiale ; enfin le poème sachève sur un « virelay21 ».

La strophe dHélinand apparaît donc, dans sa forme canonique, plutôt au centre du dit, au cœur dun jeu de variations et de montage formel, dont elle donne en quelque sorte la clé. Il est en effet presque difficile de la deviner dans le rythme léger des douzains en vers coupés qui ouvrent le dit. Le poète, songeant à lamour, pénètre dans un verger et écoute le chant du rossignol, qui réveille en lui limage de sa dame. Le thème de la reverdie, le lieu comme le développement dun dialogue avec loiseau évoquent avant tout lunivers courtois et les strophes hétérométriques des formes lyriques. Voulant adresser au rossignol ses « complains » (v. 77), le je se reprend dès le vers suivant (« Non pour quant point ne me complains », v. 78), et le discours sachève sur une tonalité heureuse :

Douls rossegnols gais et jolis,

Ton biel esbat, ton chant polis,

Ta voix isnelle

Maporte au coer tant de delis

Avoec le may qui fait le lis

Croistre et lasprielle

Et fait venir la rose bielle

Et toute joie renouvielle,

Je men tieng fis !

Dont pour lamour de la loiielle,

Que ma tres souveraine appielle,

Jai mon chant pris. (v. 157-168)

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La strophe dHélinand semble alors utilisée totalement à contre-emploi, dans un choix délibéré doriginalité22 : le « Joli mois de mai » redonne la joie au poète malheureux, le réconcilie avec lamour et le porte au chant. On pourrait considérer avec A.oBernhardt23 que plus rien ne renvoie alors vraiment à la tradition hélinandienne dans cette version hétérométrique. De fait, le tercet coué (a8a8b4) évoque peut-être davantage les poèmes de Rutebeuf24, auteur avec lequel le lien entre la complainte et la strophe dHélinand semble se distendre25. Pourtant Froissart place la partie écrite en strophes dHélinand au centre de son dit, ce qui éclaire en retour les douzains hétérométriques en les réinscrivant dans la filiation hélinandienne. Là encore, le poète récuse la tentation de la complainte au profit du chant de louange inspiré par le mois de mai :

Autre ne seront mi complaint,

Car il est fols qui se complaint

Pour amer dame si hautainne. (v. 297-299)

De cette allusion très indirecte à la tonalité plaintive, grâce à la forme, le poète use donc peut-être pour faire sentir la tentation de la mélancolie et de la récrimination quil parvient à conjurer, mais cest un effet de sourdine, comme un contrepoint de basse26 ; il ne donne jamais droit à la voix accusatoire et au rejet de lamour, mais lélan lyrique est ainsi saisi dans toute sa tension27.

Dans les dits amoureux, la strophe dHélinand crée ainsi un écart, par un mouvement qui contredit en principe celui du lyrisme de célébration. 163Mais si dans ce travail de mise en relation des formes, Froissart use du douzain comme dune forme dissonante, comme pour désamorcer le chant, Chartier en fait au contraire lamorce dun mouvement lyrique, il en révèle et en exploite la polyphonie, pour mieux lintégrer. Placée à linitiale, la strophe donne le ton, confère demblée une tonalité oratoire à la complainte, mais les modulations dont elle est lobjet en révèlent aussi les potentialités. Il semble quelle incarne, avant tout, une forme de diversité dans les accents de la voix. La forme de ladresse, de lapostrophe, qui lance le premier mouvement du discours est intrinsèquement liée, dans la poétique médiévale, à la diversification du ton. Dans linterprétation quen propose Geoffroy de Vinsauf, lapostrophe, liée à lamplification, ouvre le discours à une pluralité de registres :

Sic igitur variat vultum : vel more magistri / Corripit errorem pravum ; vel ad omnia dura / In lacrimis planctusque jacet ; vel surgit in iram / Propter grande scelus ; vel fertur ridiculose / Contra ridiculos.

« Elle montre divers visages : tantôt, comme un maître décole, elle blâme les vices ; tantôt, face à tous les cruels coups du sort, elle gît parmi les larmes et les gémissements ; tantôt elle éclate de rage contre les crimes monstrueux ; tantôt elle se laisse aller à rire des gens risibles28. »

Elle semble constituer un principe dunité pour des changements de ton extrêmes, comme un même visage qui se transformerait sous le coup de violentes émotions pour prendre diverses expressions. Dans le genre de la complainte, cette modulation est intimement liée à la coexistence de la colère et du chagrin qui caractérise le courroux au sens médiéval du terme. Le « cuer courcié » du poète mène ainsi de la mise en accusation de la mort pour « traïson vilaine » (v. 7) au chant de la douleur amoureuse. La strophe dHélinand sinterprète alors comme une forme ouverte, aux inflexions multiples, doù peuvent surgir la déploration aussi bien que le débat, et où se croisent les références intertextuelles.

Le mouvement de recherche formelle qui guide lécriture de Chartier apparaît également dans louverture du Livre des quatre dames, où le 164douzain se combine également avec le seizain dans le prologue29. Chartier fait alors le choix de loctosyllabe, se rapprochant ainsi davantage de la forme initiale de la strophe dHélinand. La variation tient cette fois à lintroduction dune troisième rime, qui modifie léquilibre du système et favorise lenchaînement au détriment de la cohésion strophique : deux douzains rimant en aabaabbbcbbc sont suivis dun seizain reprenant presque la même structure (aaabaaabbbbcbbbc), système qui se répète ensuite deux fois (v. 1-120) ; la structure se module ensuite, et deux seizains encadrent un douzain (v. 121-164) ; enfin, au terme de cet enchaînement de douze strophes, Chartier adopte une version octosyllabique du rythme caractéristique des Jugements de Machaut puis des débats de Christine de Pizan, un quatrain « coué » avec enchaînement de rimes (a8a8a8b4 b8b8b8c4 c8c8c8d4…). Il est frappant de constater que le douzain est inscrit là encore dans une séquence de trois unités, et donne limpulsion à un mouvement de transformation formelle. Au seuil du poème, on est encore très proche de la strophe hélinandienne, en dépit de la différence de thème :

Pour oublïer melencolie

Et pour faire chiere plus lie,

Un doulz matin es champ yssy,

Ou premier jour quAmours ralie

Les cuers et la saison jolie

Fait cesser ennuy et soulcy.

Si alay tout seulet, ainsy

Que lay de coustume, et aussy

Marchay lerbe poignant menue

Qui toute la terre tissy

Des estranges couleurs dont sy

Long temps lyver ot esté nue.

Tout autour oyseaulx voletoient

Et si tresdoulcement chantoient

Quil nest cuer qui nen fust joieux,

Et en chantant en lair montoient,

Et puis lun lautre seurmontoient

A lestrivee, a qui mieulx mieulx.

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Le temps nestoit mie nuyeux :

De bleu se vestoient les cieulx,

Et le beau soleil cler luisoit.

Violete croissoit par lieux,

Et tou faisoit ses devoirs tieulx

Comme Nature le duisoit. (v. 1-24)

Malgré la présence dune troisième rime, les douzains peuvent se percevoir comme des variantes assonancées de la strophe dHélinand, grâce au maintien dun son vocalique. On peut en effet être sensible à la parenté sonore entre a, b et c dans la première strophe (-lie, -sy et -nue), où lalternance des terminaisons féminines et masculines relie la première et la dernière rime. Dans la seconde strophe, la ressemblance entre a et c, rimes fondées toutes deux sur les verbes à limparfait de la troisième personne, au singulier ou au pluriel (-toient et -soit) est encore plus nette. Cet effet ne se prolonge cependant pas, et le seizain qui suit reprend deux sons vocaliques des premières strophes (-bloient et -pris), mais fait sonner clairement une rime nouvelle grâce aux mots « harper » et « loyal per » (v. 36 et 40). Cest ainsi dans une progression et comme insensiblement que se dessine une structure sonore et rythmique autour de trois rimes, sans solution de continuité avec la forme hélinandienne. La persistance sourde de la musique de la complainte accompagne ainsi la réécriture de louverture printanière, devenue « matin mélancolique30 ».

Le Livre des quatre dames situe également dans un mouvement de progression le seizain sur trois rimes et la forme du quatrain « coué ». Cette structure strophique, appelée « trois et un31 » dans Les Règles de seconde rhétorique, se caractérise par la présence à la fin dun quatrain dun vers court qui introduit la rime de la strophe suivante (aaab bbbc cccd…) : ainsi les vers senchaînent de manière fluide par la rime, mais la fin de la strophe reste marquée par la rupture de rythme liée au vers bref. Cette formule apparaît avec les quatre dames qui compareront leurs malheurs pour décider qui est la plus malheureuse, et introduit donc le 166mouvement du debat, genre dont elle constitue le rythme propre dans la tradition reprise par Chartier :

Quant ces dames choisy a lœil,

Un pou entroublïay mon doeil ;

Dont jay trop plus que je ne soeil,

Qui cessera

Au fort quant a Amours plaira

Ou Mort du tout labbregera ;

Un de ces deux le mostera32.

Le changement de mètre nintroduit donc pas directement la discussion, et les réflexions du narrateur sur ses propres tourments amoureux occupent tout le premier mouvement composé en « trois et un » (v. 165-351). Le balancement rythmique irrégulier apparaît alors comme une forme propre à traduire létat dentre-deux du poète, qui « entroublï[e] » son chagrin et se trouve pris entre les forces contraires d« Amours » et de « Mort ». Il signale ainsi sa nature de forme en mouvement, faite pour marquer la transition dun état à un autre, par une chaîne de vers qui na plus la complétude de la strophe, close sur elle-même par lachèvement dun système de rimes. Comme Guillaume de Machaut, auquel il reprend, en les adaptant, à la fois la comparaison entre les maux amoureux et le système strophique, Alain Chartier établit une filiation entre la complainte et le débat ; celui-ci surgit de la plainte du narrateur et de celles des dames, atténuant lexpression douloureuse par lémergence progressive dun discours. Mais le dialogue porte en définitive non sur la nature de lamour, mais sur les responsabilités des chevaliers dans la défaite dAzincourt. En écrivant en octosyllabes et en liant ainsi le douzain, le seizain et les quatrains enchaînés, Alain Chartier signale ainsi quil ajoute à sa gamme la voix du clerc qui chastie et tente de convertir ses contemporains : au point de départ de la construction hybride quest Le Livre des quatre dames, la forme du douzain sur deux ou trois rimes joue comme un rôle dannonce de la tournure morale et politique imprimée au dit amoureux. La strophe dHélinand forme ainsi le point de départ de variations par lesquelles Chartier semble créer linstrument strophique propre à faire entendre la voix de la complainte polémique.

167

Variation sur la « croisure » :
douzain, seizain, « trois et un »
et double quatrain croisé

Ces effets de continuité créés par les prologues des dits de Chartier permettent déclairer réciproquement les formes ainsi mises en rapport, montrant ce qui est perçu comme significatif dans les systèmes strophiques. Nous voudrions maintenant montrer comment les arts de seconde rhétorique33 prennent acte de la continuité ainsi établie entre le douzain sur deux rimes et les formes que le poète présente comme plus ou moins dérivée de cette veine, même si cela ne signifie pas quil y ait un rapport de filiation effective.

On peut remarquer, en premier lieu, combien les arts de seconde rhétorique mettent en avant la plasticité de la forme hélinandienne, dont le nombre de rimes est toujours susceptible de variations. Sans perdre sa structure de base, le douzain peut passer de deux rimes à trois, voire à quatre, par des enrichissements divers. Ainsi, dans Le Joli mois de mai de Froissart, les modulations sur les quantités dune rime unique, noyau sonore clairement identifié, donnent limpression de couplets de rimes plus riches, se détachant de lensemble. Parmi de multiples exemples, on peut citer la strophe suivante :

Simple et plaisant sont si vair oel,

Sans fiereté et sans orgoel

Et si doucement atraiant

Quil me donnent moult grant esquoel

Davoir le bien que jen requoel,

Quels que soie merchi criant.

Sa douche bouchete riant

A un douls regart si friant,

Blonc chief, cler front et bel entroel,

Gent corps joli et avenant,

Car Nature par couvenant

Len fourma dou tout a son voel. (v. 239-250)

168

La continuité vocalique de la rime b sur -ant, qui parcourt lensemble de la strophe, nempêche pas que lon perçoive une unité de trois vers où elle sétend jusquà faire résonner le mot « riant » (criant/riant/friant), puis un distique faisant rimer « avenant » et « couvenant », de même que la rime a sur -oel senrichit en -quoel dans la seconde séquence où elle se déploie.

La définition que propose Jean Molinet dans son Art de rhétorique est particulièrement révélatrice de cette instabilité de la rime :

Dautre taille de rime nommee vers douzains, ou deux et as, sont pluiseurs histoires et oroisons richement decoreez comme « O digne preciosité » et autres dont le formulaire et croisure se demonstre par cest exemple34.

Lexemple auquel il fait allusion reprend bien le modèle de la strophe dHélinand35, et celui quil présente ensuite sy rattache encore, quoique lon puisse distinguer une troisième rime :

Dame, ne vous souvient il pas

De la grant labeur et des pas

Que pour vous jay fais et passez ?

Comme desriglé sans compas

Jay perdu repos et repas,

À pou que nen suis trespassez.

Se tous voz dons ne sont passez,

Je vous pri que me respassez

Dun regart dœil plain de solas :

Mes griefz tourmens seront cassez,

Riche seray trop plus quassez,

Hors de Dangier et de ses las.

La rime pauvre en -as se module ainsi en deux versions plus riches, -pas et -las, si bien quon peut interpréter cette forme comme une variante sur trois rimes (aabaabbbcbbc), sans que cela naltère la perception de la structure en miroir caractéristique de la strophe dHélinand.

Plus que la symétrie inversée, cest la « croisure » de la rime qui semble à Molinet plus pertinente pour définir le modèle quil explore : lexpression « deux et as » lie la forme de la strophe au « trois et un » 169(aaab bbbc cccd…). Cest une formule que lon retrouve dans Le Grant et Vray Art de pleine rhétorique de Pierre Fabri :

Il est une espece de rithme qui sappelle deux et ar, pource que deux ou trois lignes de semblable longueur sont leonines, et celle qui croise est plus courte ou de semblable longueur, ainsi que est le Livre du gras et du maigre et Des quattre Dames maistre Alain ; et en faict len par baston et sans bastons36.

Comme cette définition le montre, le principe du « trois et un », fondé sur la rupture introduite par un vers plus court, est alors compris différemment, puisque le vers « qui croise » peut fort bien être « de semblable longueur ». Ainsi le tercet aab, qui constitue le module du douzain, est devenu deux et as, et la strophe dHélinand se perçoit avant tout comme la mise en œuvre sur douze vers de la forme simple de la rime croisée, sentie comme le retour dune rime qui vient contrer en le coupant un premier mouvement de répétition sonore, pour mieux le relancer37. La domination des formes hétérométriques dans lensemble des poèmes hélinandiens écrits à partir de la seconde moitié du xive siècle38 peut expliquer aussi cette relecture dune forme dont le rythme octosyllabique nest plus senti comme pertinent : quelle soit ou non soulignée par le choix dun mètre plus court, la « croisure » par une rime nouvelle définit le rythme du douzain fondé par Hélinand. Cest une interprétation que soulignent dailleurs des jeux graphiques, présents dans un recueil de textes hélinandiens, où les sonorités qui « croisent » sont notées pour lœil39. Dans les Règles de seconde rhétorique déjà, la strophe dHélinand se nomme « douzaines croisiez », et semploie pour une allégorie courtoise, dans un poème intitulé « la Tour amoureuse40 », exemple repris par Baudet Herenc dans le Doctrinal de seconde rhétorique pour les « vers douzains » : « De laquelle ornure on peult comprendre matere pour faire 170tant en divinité, amours, sottie ou aultres choses moralles » (p. 195). Lauteur cite ensuite une version hétérométrique du douzain sur deux rimes, où la rime a est associée à loctosyllabe et la seconde rime b au tétrasyllabe (a8a8b4a8a8b4b4b4a8b4b4a8), ce qui renvoie à une forme très proche de celle du lai lyrique, à laquelle il tend à sidentifier à la fin du xve siècle41.

Le principe de renversement et de clôture qui peut sembler caractéristique de la strophe hélinandienne42, en raison de la symétrie inversée des rimes – la première sera la dernière –, paraît alors moins caractéristique que lenchaînement – la seconde rime devenant la première –, comme dans le « trois et un » ou dans le double quatrain croisé ababbcbc. On serait tenté de voir dans le « trois et un » une sorte de chaînon manquant entre la strophe dHélinand et le huitain doctosyllabes ababbcbc, dont Othon de Grandson serait le premier à user dans des poèmes longs43, mais qui deviendra, après le succès de La Belle Dame 171sans mercy, le rythme caractéristique des débats amoureux44. Malgré leurs différences, le « trois et un » et le huitain sur trois rimes, tous deux issus de linspiration plaintive, que ce soit par Machaut ou par Othon de Grandson, sont en effet unis par leur fonction de marqueur poétique du débat, comme si Alain Chartier avait réussi à créer un rythme épousant si bien le mouvement du dialogue contradictoire quil avait détrôné la forme du « trois et un » imposée par Machaut pour le genre. Il serait ainsi laboutissement des recherches formelles que les poèmes dAlain Chartier semblent refléter. A priori, ainsi que le propose Gérard Gros, il convient de rattacher le huitain dit « français » plutôt au douzain sur trois rimes (aabaabbbcbbc), forme dérivée de la strophe dHélinand, quillustre en particulier Le Livre des quatre dames : le huitain peut en effet sanalyser comme une version simplifiée de ce système construit sur le module du tercet. Mais à considérer comment Alain Chartier établit une continuité entre douzains, seizains et « trois et un », lauteur semble chercher à faire un lien entre la strophe caractéristique de la complainte et lenchaînement de quatrains associés par la rime. Cette parenté est notamment relevée par Henri Chatelain, pour qui le type aaab bbbc « forme comme une chaîne de strophes sans fin », et pourrait donc avoir préparé dès le xive siècle le grand succès de la rime croisée abab bcbc qui « est, elle aussi, une chaîne sans fin45 ».

La lecture dont les arts de seconde rhétorique porteraient la trace rend compte ainsi de la réinterprétation dont la strophe dHélinand est lobjet au xve siècle, en raison notamment du glissement de cette forme chez Chartier. Elle se fait mouvement de progression rythmée, rendant possible le passage insensible dune rime à lautre et dune unité à une autre, sans que lon perde cependant le sentiment de la répétition et du retour, selon le principe même qui est celui du huitain ababbcbc, que le traité de poétique intitulé Règles de seconde rhétorique nomme « doubles croisies en balladant46 ».

172

Conclusion

Alain Chartier semble donc sêtre livré à une sorte de réorchestration de la strophe hélinandienne, qui intègre le chant de la douleur amoureuse. Réassigné au lyrisme, le douzain destiné aux « choses moralles » nen conserve pas moins ses harmoniques propres, et donne le ton à des œuvres hybrides, entre complainte et débat avec la mort, entre débat amoureux et politique. Chartier se réapproprie une tradition, et la transforme : à suivre le travail de mise en relation des formes qui se poursuit dans ses dits strophiques, on a le sentiment que la strophe dHélinand donne son impulsion à la recherche qui mène Chartier jusquau huitain ababbcbc, en passant par tout un jeu de variations. Explorant les formes strophiques, Alain Chartier semble chercher sa propre voix, en se mesurant aux grands modèles mis à lhonneur par ses prédécesseurs. Sil a repris la strophe caractéristique du ton de la complainte, il sest appuyé sur elle pour modifier le sens à lui donner, et en faire non plus une marque générique, équivalente à certains topoï douverture, mais lempreinte même de son style, détournant ainsi la strophe dHélinand pour la faire sienne, en une série de réécritures.

La strophe, au cœur des échanges poétiques qui se multiplient au xve siècle, joue ainsi le rôle de signature poétique. Décrite dans les arts de seconde rhétorique de cette période sous le nom de « taille », de « vers », ou encore de « baston » ou de « clause » dans lart de rhétorique de Pierre Fabri, elle favorise de plus en plus lidentification dune forme au poète qui grâce à elle a laissé son empreinte dans lart de versifier. Le huitain dit « français » est lié pour Jean Molinet à lœuvre de Chartier, auteur dont il cite les œuvres mais tait le nom, pour lui opposer le huitain « par croisure », sur le système de rimes abaabbcc, qui demeure attaché à George Chastelain47. Dans les Règles de seconde rhétorique, le « trois et un » (aaab bbbc…) évoque immédiatement lincipit du Jugement dou roy 173de Behaigne de Machaut48, alors que ce sera le système strophique de prédilection de « maistre Alain » pour Pierre Fabri49. Lévolution des arts de seconde rhétorique témoigne ainsi de la marque laissée par Chartier dans linterprétation des formes strophiques. Véritable signature stylistique, attachée au nom dun maître et porteuse dune qualité particulière de la voix, reconnaissable entre toutes les autres, la strophe se pense alors moins comme signe de reconnaissance générique.

Certes, la strophe hélinandienne est ainsi appelée à seffacer pour laisser place à des créations nouvelles. Mais sa force tient alors justement à la multiplicité de tons quelle autorise, en raison de la figure dominante de lapostrophe : elle ouvre sur la déploration, la satire, le débat. Elle se trouve ainsi exploitée dans sa polyphonie, comme lieu où peuvent fusionner les genres du discours et du lyrisme, et à partir duquel peut se déployer la modulation choisie par le poète. De ce point de vue, on peut donner raison à Levente Seláf, qui explique la disparition de la strophe, pourtant bien implantée dans la poétique médiévale, par un manque de lien entre la forme et le contenu, et par la diversité de tons qui est la sienne à la fin du Moyen Âge50 ; mais on peut également nuancer cette lecture, car louverture de la forme hélinandienne en fait une véritable matrice poétique. Lart consiste à reprendre la strophe, pour mieux en sortir et aller vers le nouveau ; cest ainsi que Pierre Fabri, admirant la ballade de Courtoisie dans le Bréviaire des nobles de Chartier, remarque que les six premiers vers renvoient à la ballade, et les cinq derniers au virelai, et que ce « sont deux especes de ryme joinctes en ung » : 

et en trouve len beaucoup de telles compositions aux nouveaux acteurs, et est magistrallement fait saillir de une espece de rithme en laultre, pourveu que la concordance y soit bien gardee51.

Laëtitia Tabard

Le Mans Université

1 Le rôle déterminant de la reprise des strophes de Chartier dans la poésie de la Grande Rhétorique a été précisément étudié par A. Armstrong, dans The Virtuoso circle : competition, collaboration, and complexity in late medieval french poetry, Tempe, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, 2012, ainsi que dans son article « Alain Chartier and the Rhétoriqueurs », A Companion to Alain Chartier (c. 1385-1430) : Father of French Eloquence, éd. D. Delogu, J. McRae et E. Cayley, Leiden/Boston, Brill, 2015, p. 303-323, notamment p. 309.

2 Sur limportance de cette forme strophique, voir H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle : rimes, mètres et strophes, Paris, Champion, 1907, p. 91-92 et p. 242, ainsi que les articles de Jacqueline Cerquiglini-Toulet et de Gérard Gros dans louvrage issu du colloque Poétiques de loctosyllabe. Histoire et fonctions dun mètre de ses origines médiévales à nos jours, éd. D. James-Raoul et F. Laurent, Paris, Champion, 2018.

3 A. Bernhardt, Die Altfranzösische Helinandstrophe, Münster, Aschendorff, 1912, p. 133.

4 L. Seláf, « La strophe dHélinand : sur les contraintes dune forme médiévale », Formes strophiques simples / Simple Strophic Patterns, éd. L. Seláf, P. Noel, A. Hanna et J. van Driel, Budapest, Akadémiai Kiadó, 2010, p. 89.

5 G. Gros et M.-M. Fragonard, Les Formes poétiques du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Nathan, 1995, p. 17-21 sur le douzain dHélinand, et p. 21-23 sur le huitain sur trois rimes, ici p. 23.

6 M. Zink, « Rythmes de la conscience. Le noué et le lâche des strophes médiévales », La Conscience de soi de la poésie. Poésie et rhétorique. Colloque de la Fondation Hugot du Collège de France réuni par Yves Bonnefoy, éd. O. Bombarde, Paris, Lachenal & Ritter, 1997, p. 55-66, ici p. 59 ; Michel Zink se refuse cependant à suggérer que ces formes strophiques dérivent les unes des autres (voir p. 63).

7 Sur cette position charnière, voir lintroduction de louvrage A Companion to Alain Chartier, éd. Delogu, McRae et Cayley, p. 1. La réception de Chartier, et notamment la circulation manuscrite de son œuvre, permet de reconsidérer son œuvre « courtoise », longtemps laissée de côté et vue comme un prolongement des formes traditionnelles de la lyrique ou de la poésie narrative : voir pour cette réévaluation de lœuvre E. Cayley, Debate and Dialogue : Alain Chartier in his Cultural Context, Oxford, Oxford University Press, 2006, et J. McRae, « Cyclification and the Circulation of the Querelle de la Belle Dame sans mercy », Chartier in Europe, éd. E. Cayley et A. Kinch, Cambridge, Brewer, 2008, p. 93-104. La descendance poétique de Chartier éclaire ainsi son écriture poétique propre et ses sources, aspects qui nous intéresseront plus particulièrement ici.

8 Sur cette variante de la strophe dHélinand que Chartier semble avoir été le premier à introduire, voir Bernhardt, Die Altfranzösiche Helinandstrophe, p. 142-143 ; pour L. Seláf, lincipit éloquent de la complainte renvoie aux Vers de la mort même si Alain Chartier a remanié la forme originale « pour être conforme à lesthétique littéraire de son époque » (« La strophe dHélinand », n. 19, p. 79).

9 Alain Chartier, La Complainte sur la mort de sa dame, dans The Poetical Works of Alain Chartier, éd. J. Laidlaw, Cambridge, Cambridge University Press, 1974, v. 1-24, p. 321-322.

10 Voir W. T. Elwert, Traité de versification française des origines à nos jours, Paris, Klincksieck, 1965, p. 116.

11 Sur cette anaphore et son rôle structurant, voir L. Seláf, Chanter plus haut : la chanson religieuse vernaculaire au Moyen âge : essai de contextualisation, Paris, Champion, 2008, notamment p. 72-75, et J.-P. Bobillot, « La mort, le moi(ne) et Dieu. Une approche de la ratio formæ dans les Vers de la Mort dHélinand de Froidmont », Poétique, 77, 1989, p. 93-111.

12 Les Vers de la mort par Hélinant, moine de Froidmont, éd. Fr. Wulff et E. Walberg, Paris, Didot, 1905, strophe ii.

13 Les Vers de la mort : poème du xiie siècle, trad. M. Boyer et M. Santucci, Paris, Champion, 1983, p. 61.

14 Seláf, Chanter plus haut, p. 77-78.

15 Adam de la Halle, « Li ver damours », Œuvres complètes, éd. P.-Y. Badel, Paris, Librairie générale française, 1995, p. 394-403. Cf. aussi lédition de Federico Saviotti, Les Vers damours dArras, Adam de la Halle et Nevelot Amion, Paris, Champion, 2018.

16 La Fontaine amoureuse, éd. J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Stock, 1993, « La complainte de lAmant », v. 235-1034, p. 46-100. Voir D. Poirion, Le Poète et le prince. LÉvolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles dOrléans, Paris, 1965, réimp. Genève, Slatkine, 1978, p. 408, et F. Ferrand, « Aux frontières de lécriture de la narration et du lyrisme : la Complainte », Mélanges Wolfgang Spiewok, éd. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie, 1989, p. 101-117.

17 Oton de Granson, Poésies, éd. J. Grenier-Winther, Paris, Champion, 2010, pièce I, p. 141-151.

18 Chartier, Poetical Works, éd. Laidlaw, p. 320-321. J. Laidlaw fonde son édition sur sept manuscrits témoins, sur les trente-sept qui conservent le texte, et dégage trois groupes correspondant à trois différents ordonnancements du poème ; il constate en fait que la composition nest pas très serrée, la complainte constituant un jeu de variations sur lexpression de la douleur, et que divers réagencements des strophes pouvaient se justifier. Mais la séquence des trois premières strophes, voire des quatre premières, reste stable.

19 Voir sur ce point les conclusions de Bernhardt, Die Altfranzösische Helinandstrophe, p. 133.

20 La Cour de may, éd. A. Scheler, Œuvres de Froissart : poésies, Bruxelles, Devaux, 1872, t. 3, v. 1-228, p. 1-8 ; le poème est plutôt une imitation de Froissart (Poirion, Le Poète et le prince, n. 88, p. 217). A. Bernhardt, qui y voit une œuvre de jeunesse, explique le choix de la strophe par le désir du poète de se mesurer à une forme considérée comme difficile, pour faire la preuve de son talent (Die Altfranzösische Helinandstrophe, p. 102-103).

21 Jean Froissart, Le Joli mois de mai, éd. A. Fourrier, Dits et débats, Genève, Droz, 1979, p. 129-146.

22 L. Seláf (« La strophe dHélinand », p. 79) revient sur ces écarts par rapport au ton de la plainte qui semble attaché à la forme : « parfois il sagit dun changement conscient, motivé, qui souligne la particularité dune nouvelle composition, joyeuse ou burlesque, dans une forme qui a priori ne lui sied pas. »

23 Bernhardt, Die Altfranzösische Helinandstrophe, p. 135.

24 Voir sur ce point Ferrand, « Aux frontières de lécriture de la narration et du lyrisme : la Complainte ».

25 Seláf, Chanter plus haut, p. 78-79.

26 Sur limportance de la recherche musicale dans ce dit, voir A. Sultan, « Ymaginer son chant. Présence de la musique chez Froissart », Froissart à la cour de Béarn : lécrivain, les arts et le pouvoir, éd. V. Fasseur, Turnhout, Brepols, 2009, p. 49-65.

27 La conception dun chant courtois en tension est développée par Froissart dans lOrloge amoureus : le mécanisme du désir doit être freiné, réglé, mesuré, par un mouvement contradictoire de retenue et de « Discretion ». Voir sur ce point larticle de P. Wheeler, « Technique poétique, discours technique : lOrloge amoureus de Jean Froissart », Romanic Review, 90, 1999, p. 133-154, notamment p. 148-150.

28 Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. E. Gallo, The Poetria nova and its sources in Early Rhetorical Doctrine, La Haye / Paris, Mouton, 1971, v. 455-459 ; traduction de J.-Y. Tilliette, Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, p. 97-98.

29 Le Livre des quatre dames, éd. Laidlaw, The Poetical Works, p. 196-304, et pour le prologue, v. 1-164, p. 198-203. Pour lanalyse de cette séquence douverture, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Loctosyllabe éloquent dAlain Chartier », Poétiques de loctosyllabe, éd. James-Raoul et Laurent, p. 301-317.

30 Voir sur ce point J. Cerquiglini-Toulet, « Le Matin mélancolique ; relecture dun topos douverture aux xive et xve siècles », Cahiers de lAssociation Internationale des Études Françaises, 45, 1993, p. 7-22.

31 Règles de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Recueil darts de seconde rhétorique, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 33. Voir sur ce système Poirion, Le Poète et le Prince, p. 40, et L. E. Kastner, « A Neglected French Poetic Form », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 28, 1905, p. 288-297.

32 Chartier, Le Livre des quatre dames, v. 165-171, p. 203.

33 Sur les descriptions du douzain dHélinand dans les traités de seconde rhétorique, voir Bernhardt, Die Altfranzösiche Helinandstrophe, p. 123-126.

34 Jean Molinet, LArt de rhétorique, éd. G. Berthon et P. Frieden, dans La Muse et le Compas : poétiques à laube de lâge moderne, éd. J.-Ch. Monferran, Paris, Garnier, 2015, p. 227.

35 Voir la note consacrée à cette définition dans La Muse et le Compas, éd. Monferran, p. 273-274.

36 Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889-1890, réimp. Genève, Slatkine, 1969, t. 2, p. 50.

37 On rejoint ainsi lanalyse de Michel Zink qui voit lélément fondateur de la strophe hélinandienne dans « le noyau élémentaire du lyrisme français quest le distique suivi dun troisième vers qui lui est lié tout en en étant séparé, retranché – ce qui se dit refractum, “refrain” » (« Rythmes de la conscience », p. 59).

38 Seláf, « La strophe dHélinand », p. 89.

39 Voir sur ce point larticle dAriane Bottex-Ferragne, « Lire, écrire et transcrire en strophe dHélinand : un art poétique visuel dans le manuscrit BnF, fr. 2199 », Études françaises, 53/2, 2017, p. 103-130, notamment p. 115.

40 Règles de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 29-33.

41 Le douzain se trouve annexé au genre du « petit lai » en raison de la division, pour le sens et la mélodie, en « quartiers », ce qui correspond aux exigences affirmées dans les arts poétiques pour la strophe du lai : voir Gros et Fragonard, Formes poétiques, p. 20-21 ; Georges Lote, « Le Lai et ses formes dérivées », dans « Le xive et le xve siècle », Histoire du vers français. Tome II : Première partie : Le Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1951, livre IV, section IV, chapitre iv, p. 239-314 (disponible en ligne) ; Ph. Martinon, Les Strophes, étude historique et critique sur les formes de la poésie lyrique en France depuis la Renaissance, Paris, Champion, 1911, p. 221. Les exemples donnés dans les traités tardifs pour le genre du lai renvoient ainsi très souvent à la structure du douzain en miroir, mais en hétérométrie, et avec une prédilection pour lalternance 7/3 ; voir La Muse et le compas, éd. Monferran : Instructif de la seconde rhétorique, éd. E. Buron, O. Halévy et J.-C. Mühlethaler, v. 1688-1735, Jean Molinet, Lart de Rhétorique, p. 248, et le traité anonyme qui sen inspire, v. 125-200. Cest lusage que Chartier fait de la strophe dHélinand dans Le Livre de lespérance qui semble alors déterminant : voir sur ce point V. Minet-Mahy, Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique à lépoque de Charles VI : imaginaires et discours, Paris, Champion, 2005, p. 497-512, notamment p. 505-506.

42 Ce principe paraît dautant plus caractéristique quil incarne dans la forme le rôle négateur et enfermant de la mort, et les commentateurs en ont souvent donné des interprétations très suggestives : pour Monique Santucci, « dans ce poème où la sagesse soppose à la richesse, où la mort affranchit le serf mais asservit rois et papes (XXXI), curieusement la rime dominante devient la rime dominée » (Les vers de la mort : poème du xiie siècle, p. 35) ; Jean Batany parle plutôt dun « jeu chorégraphique » dans « Un charme pour tuer la mort : la “Strophe dHélinand” », Farai chansoneta novele : Hommage à Jean-Charles Payen, Caen, Centre de Publications de lUniversité de Caen, 1989, p. 37-45.

43 Voir Chatelain, Recherches sur le vers français, p. 92 et p. 249-250 ; A. Piaget, « La Belle Dame sans merci et ses imitations », Romania, 33, 1904, p. 205 ; Gros et Fragonard, Formes poétiques, p. 21-23.

44 Pour les nombreux débats reprenant le huitain de Chartier, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, « Bien assailly, bien deffendu ». Le genre du débat dans la littérature française de la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 2012, notamment p. 120-124.

45 Chatelain, Recherches sur le vers français, p. 88 et p. 249.

46 Règles de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 59. Lexemple proposé pour le huitain est cependant en décasyllabes, ce qui montrerait que la formule introduite par Alain Chartier ne fait pas encore référence.

47 Molinet névoque Alain Chartier que par la citation de son œuvre la plus célèbre, et mentionne également les œuvres dAchille Caulier et de Martin le Franc : « Autre taille de vers huytains, autrement appelez françois, est assez commune en pluiseurs livres et traittiez, comme en la Belle dame sans merci, lOspital dAmours et le Champion des dames » ; mais « Autre taille de vers huytains se fait par autre croisure de laquele monseigneur lindiciaire fut principal inventeur » (LArt de rhétorique, p. 224).

48 Règles de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 33.

49 Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art, t. 2, p. 50.

50 Seláf, Chanter plus haut, p. 83-84.

51 Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art, t. 2, p. 91 (nous modernisons la graphie en distinguant le i du j, et le u du v).