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Classiques Garnier

L’incarnation de l’auteur dans les manuscrits recueils du Roman de la Rose

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 2, n° 36
    . varia
  • Auteur : Frieden (Philippe)
  • Résumé : Contrairement à Jean de Meun, les acteurs de la réception du Roman de la Rose ont choisi de le rendre présent : par les images mais aussi par des anecdotes « biographiques ». Ces anecdotes évoquent le corps du continuateur, rejoignant ainsi un principe visible dans les manuscrits-recueils qui, progressivement, établissent un ensemble d’œuvres attribuées à Jean de Meun et articulées sur un trajet biographique. Ainsi le corps de l’auteur se retrouve au centre de la biographie et du corpus.
  • Pages : 215 à 234
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406089537
  • ISBN : 978-2-406-08953-7
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08953-7.p.0215
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/01/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lincarnation de lauteur
dans les manuscrits recueils
du Roman de la Rose

Pour un lecteur moderne, parler du corps de Jean de Meun, évoquer sa réalité matérielle relève de la gageure. En effet, son « apparition » dans le Roman de la Rose programme dans le même temps un effacement puisque, on le sait, au moment où le dieu dAmour prononce, pour la première fois, les noms des deux auteurs qui lui sont soumis, lun est mort et enterré et lautre, Jean de Meun nest pas encore né1.

Cest donc sous le régime dune absence que Jean de Meun sinscrit dans ce moment décisif du roman, comme si, anticipant la mort de lauteur, il ne concevait sa « présence » que dans un jeu de faux semblants souligné par une temporalité que seule la fiction est à même de créer. Certes, il évoque dans le même passage2 le corps embaumé de son prédécesseur, à la manière dont on parlerait dun corps saint, sur lequel laction corruptrice du temps, celle de la décomposition, na pas eu prise et qui, au contraire, na cessé de se maintenir intact, en même temps quil semble avoir été inscrit dans le texte même dont il est lauteur. Son ensevelissement prolonge dailleurs un phénomène amorcé dès le seuil du récit, au moment où, débutant sa narration, Guillaume sendort et plonge ainsi, corps et bien, dans lœuvre de fiction3.

Il semblerait que la postérité nait pas voulu suivre le programme que Jean de Meun avait fixé par le biais du discours dAmour. Pour 216des raisons sans doute liées à lépoque, je veux parler de la période de réception du Roman qui sétale entre les xive et xve siècles, le traitement quon a fait subir à lauteur Jean de Meun est loin de vérifier cette disparition mais correspond davantage à un mouvement inverse où sa présence ne cesse jamais dêtre soulignée, que ce soit à travers les illustrations des manuscrits, particulièrement au point de transition4, ou plus tardivement, par son utilisation comme acteur dun autre songe comme cest le cas de lApparition maistre Jehan de Meun rédigée au xve siècle par Honoré Bovet5. Dans tous ces exemples, on ne cesse de convoquer, de représenter lauteur de la continuation, par des moyens divers qui confortent tous son autorité.

Pourtant, parmi ces gestes divers, qui participent tous à une mise en avant de lauteur, peu ont mis laccent sur la dimension concrète du corps. Ils ont généralement privilégié une image globale, voire phantasmatique de Jean de Meun au détriment dune prise en compte matérielle de ce dernier. Ce sont donc dautres témoignages que je voudrais interroger ici afin de mieux cerner lexploitation qui a pu être faite de cette matérialité corporelle, laquelle a aussi pu sinscrire dans un discours visant lautorité du continuateur. Les exemples que je retiendrai parcourent une ligne allant du plus « abstrait » de ces corps au plus concret. Ce trajet comportera trois temps qui, partant dun cas purement fictionnel, aboutissent à une réification de lauteur au travers de son corps et de son œuvre. Dans ce parcours, on verra également se dessiner lesquisse dune vie émanant, à proprement parler, des mêmes fondations et qui vient en quelque sorte lier le tout pour lui conférer une meilleure assise.

Dans la version très synthétique quil offre du Roman de la Rose, René dAnjou retrouve le déplacement évoqué en introduction à propos du corps de Jean de Meun. On se souvient que dans le Livre du cœur dAmour épris, le Cuer arrivé à lîle dAmour émet le désir daller visiter la tombe dAlain Chartier que Désir, peu avant, a dit se trouver dans lHôpital dAmour. Insistance est dailleurs faite à ce moment sur la possibilité qui 217lui sera offerte « a veoir les corps / De maint leaulx amoureux mors6 ». Lintérêt du narrateur-protagoniste semble donc se fixer sur une certaine réalité du corps des personnages inhumés dans ce lieu privilégié, ce qui nest pas sans intérêt pour notre propos.

De corps pourtant, il ny en aura pas de visibles puisque chacun des poètes ensevelis dans le cimetière possède, pour le recouvrir, un riche tombeau qui sera dévoilé par la suite dans lordre de la visite7. Mais par rapport à la longue énumération des personnages historiques et légendaires qui précède larrivée au cimetière, le corps gagne en importance dès lors quon franchit les portes du cimetière. En effet, dans cette étape préalable, il nest question que des blasons laissés par les vaincus en témoignage de leur soumission à Amour. Si la structure formelle anticipe celle des tombeaux, et que le lecteur découvre avec les armes de Jules César une machine descriptive complexe – repérage de lécu, description des armes, discours du porteur disparu –, il ne « trouve » aucun corps puisque tous, vifs ou morts, nont laissé comme indice de leur passage que la trace symbolique de leur blason, témoignage de leur amour. Tout ici nest quabsence.

Il nen va pas de même lorsque le Cuer et sa compagnie parviennent au cimetière proprement dit. Là les tombes ne sont pas des cénotaphes et certaines des épitaphes insistent sur la présence, en creux, du corps défunt qui sy trouve. Le mot corps apparaît déjà dans le discours prononcé par Guillaume de Machaut mais désigne alors celui quil possédait de son vivant. Boccace en revanche évoque plus précisément la présence de sa dépouille au lieu même où se trouvent les acteurs :

Je, Boucasse, poethe, ay fait poser ycy

Mon corps, affin quon sceust que jay eu du soucy

Par une dame au cuer qui sappeloit Flamecte,

Tant quen fu embrazé de flame non flammecte. (v. 1579-1582)

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Dans un registre similaire, Jean de Meun, qui succède au poète florentin, exprime, mais par deux fois ici, le corps quil a voulu enterré dans ce lieu privilégié. Après sêtre nommé selon un protocole suivi par tous ses prédécesseurs, le poète de la rose poursuit :

Pour tant ay ordonné que mon corps on apporte

Poser en ce lieu cy, treslors que je fuz mors.

Si a lon mis aussi au dessus de mon corps

Cest escript, pour monstrer, et donner a entendre

Que des amoureux fault chascun soy venir rendre

Gesir a lospital en ce point que gy gis :

Tous amoureux nauront en fin dautre logis. (v. 1596-1602)

On voit que et Boccace et Jean de Meun soulignent bien cette présence de leur corps à laide de déictiques (ycy, cy, et le y amplifié par la rime couronnée « gy gis » au v. 1601) et insistent sur le fait quils ont tous deux voulu que leur corps soit déplacé afin, précisément, dappartenir à ce cimetière délection. Comme je le notais, on constate une sorte de gradation ménagée entre les deux poètes et, ce faisant, une insistance de la part de Jean sur son propre corps. Mais il faut aussi souligner que dans les deux cas, les poètes ajoutent un élément, celui du déplacement quils ont fait subir à leur dépouille. La translation, on sen doute, na pas prise sur lespace mais sur le changement dessence quelle a négocié : dun corps mort composé de chair et dos René dAnjou a fait des corps de mots quil a ensevelis dans son œuvre, ici sous la forme plus spécifique du tombeau, là plus généralement dans la récriture que pratique le Livre du cœur dAmour dépris, sinspirant beaucoup des auteurs et des textes qui lont précédé. Mais on le voit, en faisant dire à Jean de Meun quil a voulu faire ensevelir son corps dans ce tombeau textuel, le roi de Sicile lui fait subir le sort même quil avait réservé au corps de Guillaume de Lorris dans sa continuation. Autre déplacement, nouvelle translation où cette fois le corps de celui qui tenait à disparaître est exhibé dans et par la récriture allégorique du xve siècle. Continuation et récriture sexpriment dans les deux cas sous couvert dune inhumation de corps empruntés.

La réalité de ce corps est dès lors assez ténue. Fait de mots, dun nom qui lidentifie, le procédé de translation sappuie essentiellement sur une rhétorique de lekphrasis qui tend à loffusquer sous les dehors dun morceau dapparat. Certes, comme autant déchos, la voix du poète 219résonne ; mais là encore, lécrit lemporte et lépitaphe seule peut être perçue. Loralité, la voix, ne sont plus que des illusions y compris pour les acteurs du récit allégorique. Il nempêche que cette « poésie sépulcrale8 » donne, par les mots, une importance aux corps quelle recouvre. Encore une fois, le cimetière dAmour nest pas composé de cénotaphes où les corps, même fictifs, auraient disparu. La suite le vérifie qui décrit les dépouilles des « excommunïez damour » (v. 1635). Là les corps sont « pourriz », « demi pourriz ». Les « boyaux et les os » sont visibles dans cette espèce de fosse commune marginalisée hors les murs du cimetière. La réalité macabre, a contrario, fait ressortir lidéalité des corps des poètes énumérés auparavant. Lélection par Amour de ses fidèles et le rejet de ceux qui lont trahi sexprime précisément dans les corps des uns et des autres, mais paradoxalement, la réalité qui les affecte est inversement proportionnelle aux qualités de leurs possesseurs.

Enfin, et en relation avec ce qui suivra, le corps est saisi, si je puis dire, non pas dans sa vitalité, dans sa jeunesse, mais au moment de sa mort. Les tombeaux, si présents en cette fin de Moyen Âge, recueillent et préservent ces dépouilles. Tout en les rendant invisibles au regard, ils ne cessent de les exhiber et attirent notre attention sur cette réalité à partir de laquelle, comme les épitaphes qui les surmontent, on pourra reconstruire quelque chose de leur vivante présence. Les tombes et leurs épitaphes sont à lire comme un point médian, un relais entre la disparition présente et la vie passée. Ils suturent ces deux moments opposés et invitent le spectateur à recréer ce qui est désormais invisible.

La deuxième étape de notre parcours nous amène à un développement qui, plus que le précédent, envisage le corps de lauteur. Il se situe toutefois encore à mi-chemin entre fiction et réalité, surtout depuis une perspective moderne, puisquil a trait au « genre » de la biographie dont on connaît les limites pour la période qui nous concerne. Autre écueil, les développements de cet exemple ne sont pas circonscrits au Moyen Âge et les versions les plus achevées que lon peut lire se trouvent dans des ouvrages largement postérieurs. Pourtant, la première étape est bien contemporaine des premiers témoins manuscrits qui nous ont transmis le Roman de la Rose, on va le voir.

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Contrairement aux troubadours, Jean de Meun na jamais connu les honneurs dune biographie qui nous aurait renseignés sur les détails importants de son existence : aucune vida ne vient jamais ouvrir un exemplaire du roman dont il fut le continuateur. En revanche, quelques vers copiés parfois à la fin de sa partie laissent entendre comme un écho du genre. On peut en lire une version à lissue du manuscrit BnF fr. 1572 :

Par la grant haÿne diverse

Qui dedens Faulx Semblant converse

Cloppinel fut aux champs couvert

Por ce que voir ot descovert9.

En létat, ces quelques vers ne semblent pas sinscrire dans la problématique qui est la nôtre, notamment parce que le corps du poète nest pas mentionné. Pierre-Yves Badel a cependant retrouvé un témoin qui a transmis une version augmentée du quatrain de Faux Semblant et qui ajoute après les quatre premiers vers :

De Faulx Semblant, li malx traïtres,

Qui maint jour vit dedens chapitres ;

Mais puis par lUniversité

En dedens Paris rapporté

Et enterré honnestement

Maugré Faulx Semblant le puant10.

Lallusion se précise ici et donne un peu plus sens aux « champs couverts » de la citation précédent. On peut comprendre ainsi que Jean 221de Meun a été « couvert », cest-à-dire enseveli, dans les « champs » puis enterré à nouveau mais cette fois à la suite de lintervention de lUniversité et ce contre lavis de Faux Semblant. On lentend dans cette paraphrase, deux éléments demeurent énigmatiques : le premier est dordre logique, il intervient dans la compréhension de la séquence événementielle qui décrit deux enterrements successifs de Jean de Meun. Une étape semble manquer, celle dune exhumation qui serait intervenue entretemps et expliquerait que le continuateur ait été enseveli une seconde fois.

Le second élément concerne lidentité de Faux Semblant. La personnification masque ici un acteur que ni le quatrain ni sa version augmentée ne nous révèlent. Cette énigme est cependant aisément résolue si lon se réfère à la continuation du Roman de la Rose et au personnage qui apparaît vers le milieu du récit, à la demande dAmour. On comprend, notamment par léclairage de lApologie, que la personnification représente les religieux et plus précisément les ordres mendiants contre lesquels le texte de Jean vitupère.

Cest sans doute fort de ces informations que, à tort ou à raison, Ernest Langlois, dans lintroduction à son édition de la Rose, a relié le quatrain de Faux Semblant à une anecdote ultérieurement élaborée concernant Jean de Meun11. On sort dès ce moment de la période médiévale pour entrer dans les siècles qui lont suivie, car la première version quelque peu complète se trouve chez Jean Bouchet dans ses Annales dAquitaine. Elle est ensuite reprise par Claude Fauchet dans le Recueil de lorigine de la langue et poésie française, rymes et romans paru en 1581 à Paris. On la rencontre encore dans la plupart des biographies qui figurent dans les éditions du Roman de la Rose12. Elle varie peu dun exemple à lautre sinon dans certains détails. Je la citerai ici intégralement dans la version de Claude Fauchet :

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Il se trouve en la Chronique dAquitaine, un traict de risee que le bon maistre Jehan de Meung fit aux freres prescheurs ou Jacobins de Paris, mesmes en son testament. Par lequel ayant ordonné estre enterré en leur Eglise, il leur laissa un coffre avec tout ce qui estoit dedans : commandant ne louvrir quil ne fust mis en terre. Maistre Jehan trespassé, et son service mortuaire fait, suivant ce quil avoit ordonné, les freres viennent en grande haste pour enlever ce coffre, lequel se trouvant plein de pieces dardoise, sus lesquelles possible il tiroit des figures dArithmetique ou de Geometrie, les moines indignez, et pensans quil se fust moqué deux vif et mort, deterrerent son corps. Mais la Cour de Parlement advertie de telle inhumanité, le fit remettre en sepulture honorable, dans le cloistre du covent13.

Même en prenant en compte, comme point de départ supposé, la version amplifiée du quatrain de Faux Semblant, le lien demeure assez ténu entre les deux versions. En revanche, pour le propos qui nous occupe, la présence et la dimension du corps sont beaucoup plus probantes et nous intéressent ainsi davantage. Le terme napparaît certes quune seule fois mais il est lobjet de manipulations qui toutes se concentrent sur sa réalité : enterré, déterré puis enterré à nouveau, il va et vient, est visible puis ne lest plus. Au-delà de la profanation dont il est lobjet, on voit quil concentre lattention et subit directement les divers traitements. Par ailleurs, la moquerie de Jean lui-même expose son corps quil met en balance avec le coffre mystérieux.

Le parallèle, ou léquivalence, joue dailleurs à deux niveaux : de façon obvie, corps et savoir sont enfermés dans un contenant, lun pour toujours, lautre jusquau moment où la curiosité ou une certaine cupiditas poussera les détenteurs à en vérifier le contenu. De ce point de vue, on remarque que la clôture de lun – le corps – correspond à louverture de lautre – le coffre. Ce parallélisme structurel établit bien laffinité qui unit le corps de lauteur et le contenu du coffre. Mais quen est-il de ce second niveau, moins structurel ? Il me semble établir ou jeter les bases dune idée qui fera long feu, celle qui crée un lien entre lhomme, lauteur, et lœuvre.

Dans la mise en scène que Jean de Meun lui-même avait tramée à lendroit de Guillaume de Lorris, quelque chose du même ordre pouvait se lire : là, au cœur du roman – puisque la révélation des noms dauteur 223seffectue dans et par la fiction qui les accueille – se trouve « enterré » le premier auteur. La formule peut, ainsi décrite, tout aussi bien dire que lœuvre recèle quelque chose de Guillaume de Lorris mais aussi quelle le dépasse dans sa continuation. Toutefois, et même si son nom était également divulgué à ce moment, son non-avènement ne laisserait pas de contredire ce qui vient dêtre esquissé.

Cest peut-être que lenjeu du passage a moins à voir avec un quelconque lien qui unirait lhomme et lœuvre quil nétablit un nouveau régime dautorité, non plus basé sur lanonymat – posture adoptée par Guillaume qui dans sa partie ne se nomme jamais – mais sur laffirmation du nom dauteur, ce qui expliquerait quà ce moment Jean soit obligé de se nommer et de nommer son prédécesseur. Cest dailleurs cette double nomination qui doit être soulignée, laquelle, dans le même geste, exhume un nom et embaume un corps. Guillaume au final est doublement trahi : identifié et enterré.

Lanecdote relayée par Jean Bouchet, en revanche, en jouant dun côté dune sorte dessentialisation du savoir, figuré par le biais des figures darithmétique et de géométrie copiées sur les plaques dardoise, et de lautre du corps de leur auteur, fait mieux entendre cette proximité qui les unit. Non seulement ce savoir perdurera bien après la décomposition de son auteur, mais comme lui, comme son corps, il est appelé à subir – sans violence cette fois – autant dexhumations quil y aura de « lecteurs », de personnes venues en prendre connaissance. Lavarice des Jacobins pourrait bien annoncer, de façon positive, une autre cupidité, une cupiditas sciendi ou désir de connaissance qui devra, pour seffectuer, saffranchir du coffre, du contenu qui cloisonne le savoir à proprement parler.

Là encore, on nest pas loin de la métaphore clé du Roman de la Rose qui joue du couvert et du découvert pour dire lherméneutique à lœuvre et à venir, véhiculée par le texte allégorique qui toujours présuppose une opération équivalent à une ouverture du sens14. Finalement, au fil du temps et des développements quil a subis, le quatrain sur Faux 224Semblant en est peut-être venu à constituer une anecdote parmi dautres sur la vie de Jean de Meun. Pour une part, ce point final et apocryphe ajouté à certains manuscrits a joué comme un point de départ, un point dancrage au développement de nombreux récits relatant des fragments, plus ou moins bien ajustés par la suite par les auteurs de biographies. Mais auparavant, ces quelques vers ont bien fonctionné comme une sorte de coda à un texte qui très généralement sachève sans signature15.

Toutefois, ces vers ne sont pas le seul artifice imaginé par les copistes et les lecteurs du Roman de la Rose afin de « donner vie » à lauteur de la continuation, si tant est que telle ait été leur intention. La tradition des manuscrits-recueils du roman nous dévoile une autre stratégie élaborée au fil du temps et dont les premiers signes sont visibles dès la seconde moitié du xive siècle.

Les premières décennies de transmission du roman (fin xiiie – début xive siècle) présentent au lecteur des ensembles assez hétéroclites parmi lesquels il est difficile de percevoir des choix construits, des démarches cohérentes. Un peu à limage du texte lui-même qui connaît dans la même période des altérations sensibles de son contenu. On peut remarquer, çà et là quelques textes récurrents : le Roman de Miserere du Reclus de Molliens, un groupe de textes de Richard de Fournival16. Mais leur récurrence est généralement trop faible pour former une loi ou un point de repère.

Les choses changent à partir de la seconde moitié du xive où un texte devient de plus en plus présent dans lenvironnement de la Rose. Il sagit du Testament maistre Jehan de Meun17. Ce texte, dont lattribution nest pas assurée, a été considéré pendant les deux siècles de transmission 225médiévale comme lœuvre de Jean de Meun18. Dès son apparition dans les recueils contenant le Roman de la Rose, le Testament se trouve très généralement voire exclusivement placé juste après le roman allégorique. De ce fait, les deux œuvres, très tôt, constituent une sorte de diptyque, de couple qui simpose dans un ensemble comme un noyau ou du moins son ébauche.

La tendance se confirme peu après avec la présence toujours dans ces recueils de deux autres textes : le Codicille et le Trésor, connu aussi sous le titre de Sept articles de la foi19. À nouveau, ces œuvres sont damblée attribuées à Jean de Meun, même si la seconde semble bien ne pas être de la main du continuateur20. Ces deux textes viennent sagréger aux précédents pour former un véritable ensemble aisément repérable même dans les recueils dune certaine ampleur21. Aisément, car très vite, dès la fin du xive siècle, et surtout pour le siècle suivant, ces trois textes sont les seuls à être copiés avec le Roman de la Rose.

On a donc affaire à une sélection qui sopère sur une période relativement restreinte – une cinquantaine dannées – et qui au terme du processus présente une sorte détat définitif dès lors que les copistes choisissent de réunir le Roman avec dautres œuvres. Bien plus, si limprimerie de la fin du xve et du début du xvie siècle abandonnera la formule22, cest bien le même ensemble que lon retrouvera dans les premières rééditions du 226texte au début du xviiie siècle. Lenglet Dufresnoy puis Méon rééditent tous deux le roman en laccompagnant du Testament, du Codicille et du Trésor, ainsi que de quelques textes provenant quant à eux dune autre tradition, plus tardive et qui ne retiendra pas ici notre attention23.

Plusieurs remarques peuvent être faites au sujet de cette construction manuscrite. La première vient compléter celle que lon faisait à propos des recueils du début du xive siècle : on constate que la formation de ces recueils, surtout leur fixation au xve siècle, correspond à la stabilisation du texte qui peut être observée à la même période. Il semble ainsi quaprès une transmission beaucoup plus variable et où le texte et ses regroupements répondent à diverses présentations et états correspondant à diverses lectures, le xve siècle opère un virage et monumentalise ce roman auquel le succès des décennies précédentes a conféré un surcroît dautorité. Il nest dès lors plus loisible aux copistes dattenter à lintégrité du récit et, ce faisant, à lexception dune modernisation de la langue, le texte et son contexte sont fixés et deviennent intouchables24.

Mais les remarques les plus intéressantes concernent la série ainsi constituée et le lien quelle entretient avec le sujet de cette étude. La première dentre elles vise lordre de reproduction des textes. Dans la très grande partie des cas, le Roman de la Rose et le Testament ouvrent la série. En ce sens, le phénomène, déjà observé au xive siècle, se confirme au siècle suivant. Il faut donc considérer que dans cet ensemble, ces deux textes forment à proprement parler le point de départ et les soubassements dune construction qui par la suite sest vue embellie en même temps que le projet initial était conforté par des ajouts ultérieurs.

On peut dès lors sinterroger sur le mode de fonctionnement du duo : pourquoi et comment ces deux textes se répondent-ils au point de 227fonctionner toujours ensemble et dans cet ordre ? Une réponse ou ce qui a vraisemblablement servi de réponse se trouve au début du Testament. On peut lire dans le second quatrain :

Jai fait en ma jeunesce maint dit par vanité

Ou maintes gens se sont plusieurs fois delité ;

Or men doint Diex un faire par vraie charité

Pour amender les autres qui poi mont proufité25.

Cet aveu, qui ressemblerait dans un contexte un peu différent à celui qui ouvre le Canzoniere de Pétrarque, semble avoir été pris au pied de la lettre26. On a ainsi entendu le v. 4 comme la confession dun auteur qui, après un temps dégarement, a su revenir sur le droit chemin et amender par dautres textes ceux quil avait écrits auparavant. Malgré une formulation qui semble dire explicitement le contraire, Pierre Col, dans la lettre quil adresse conjointement à Christine de Pizan et au chancelier de Paris, se fait lécho dune telle interprétation :

Des quil commensa a escripture, il entre en raison ; et Dieu sceit combien il se tient : a painne se peut il oster (aussy ne si estoit gaires tenu le premier aucteur). Et ne cuide pas que ce quil dit en son Testament : « Jay fait en ma jonesse maint dit par vanitey », quil entende de ce livre de la Rose ; car vraiement come je ne monstreray mais, il entendoit daucunes balades, rondiaus et virelais que nous navons pas par escript, – au moins moy27.

Dès lors, il semble bien que les lecteurs de ces manuscrits-recueils aient perçu le trajet allant du Roman de la Rose au Testament comme celui qui reliait le texte et son contre-texte28. Les premiers manuscrits qui ont commencé par regrouper les deux œuvres, surtout à partir du moment où ils les réunissaient au point de former un duo, ont vraisemblablement 228imposé cette lecture où le Testament joue le rôle dune retractatio à la continuation du Roman de la Rose.

Ainsi, à partir de cette construction était-il possible délaborer un ensemble plus complet et partant plus parfait, en lui ajoutant le Codicille et le Trésor ou les Sept articles de la foi, ces deux textes suivant une orientation plus nettement religieuse et achevant le tournant négocié avec le Testament. Mais cette inflexion sest aussi accompagnée, dans certains manuscrits, dune mise en scène qui intéresse davantage encore notre propos. Deux témoins à ce titre doivent retenir notre attention. Il sagit des manuscrits BnF, fr. 24392 et Arsenal 3339. Ces deux copies du xve siècle présentent, il va sans dire, les quatre textes habituels dans un ordre similaire : Roman de la RoseTestamentCodicilleTrésor. Le manuscrit de lArsenal offre une version du roman allégorique dépourvue dillustrations à lexception dune belle image à louverture du récit – alors que celui de la Bibliothèque nationale est lun des plus richement décorés du corpus. Toutefois, tous deux se rejoignent dans la façon quils ont de présenter le texte suivant : dans les deux cas, Testament et Trésor sont précédés dune image alors que le Codicille nest orné que dune lettrine travaillée mais non historiée.

Lillustration qui ouvre le Trésor, comme cest souvent le cas, figure les trois personnes de la Trinité, ce qui répond logiquement aux premiers vers du morceau qui débute ainsi : « O glorieuse Trinité / Une essence et vraie verité / En trois singulieres personnes29 ». Mais à la différence de la représentation la plus communément choisie à cet endroit, et qui place entre le Père et le Fils un orbe désignant le monde, les deux manuscrits ont inséré un livre ouvert que tiennent les deux personnes de la Trinité et que survole la colombe du Saint Esprit. Ce détail, sans doute anecdotique, peut cependant être retenu pour notre commentaire, nous le verrons.

Ce qui démarque plus franchement ces manuscrits est limage choisie pour ouvrir le texte du Testament, car dans ce cas, les illustrateurs ont fait preuve dune originalité qui distingue leur version de toutes celles du corpus. En fait, au lieu de figurer à cet endroit un trône de gloire dans 229une lettrine (Châlon-sur-Saône 33, fol. 107r), sur une ou deux colonnes occupant souvent un tiers de la page (une colonne pour le BnF fr. 380, fol. 140r et deux pour le BnF fr. 12595, fol. 158r), on découvre une image très différente de toutes les précédentes ainsi que des suivantes. La scène nous fait découvrir un homme alité, vêtu de bleu et reposant sur une couche recouverte dune riche étoffe rouge parsemée de fleurs dor. Tout autour de lui se pressent des personnages, tantôt assis, tantôt debout, qui représentent un large échantillon de la société de lépoque. On y voit des laïcs et des hommes dÉglise, des princes et des bourgeois, des hommes et des femmes. Leurs regards convergent vers le « malade » qui, légèrement rehaussé par une pile de coussins blancs, tient dans sa main gauche un livre fermé et quil semble tendre à lassemblée.

Ces manuscrits paraissent former un hapax dans cet ensemble résolument homogène et surtout, on le voit, le choix des illustrations est radicalement autre : au lieu de représenter le contenu du texte par une allusion claire à ses premiers vers, ils ont privilégié une autre voie quil nous faut maintenant tenter de déchiffrer. On peut certes postuler un choix plus ambigu qui verrait dans cette image à la fois le moment du legs et en même temps une représentation des différents états auxquels sadresse le Je qui « teste » dans le texte. En effet, dans son contenu, le Testament vise aussi bien les rois, les princes que le clergé, les hommes que les femmes. En ce sens, son propos nest pas très éloigné de celui du Roman de la Rose. On serait alors avec cette image dans et hors du texte, à sa lisière, un peu comme le dormeur de la première partie qui oscille entre lAmant et Guillaume de Lorris30.

Ces deux illustrations du Testament peuvent cependant être rapprochées dautres images qui figurent à louverture dun autre texte : il sagit de la Consolation de Philosophie de Boèce. Or on sait que le début du récit nest pas très éloigné du Roman de la Rose, lorsque lauteur voit apparaître à son chevet Philosophie qui vient lentretenir. Mais auparavant, la dame doit chasser les Muses qui, comme les personnages du Testament, entourent le lit de lauteur. On peut donc supposer que cette ressemblance, certes un peu lointaine, a conduit les illustrateurs des deux 230manuscrits vers le choix dune mise en scène similaire, rapprochant ainsi un peu fortuitement ces deux œuvres31.

Mais on sait aussi que lune des plus célèbres traductions en français de lœuvre de Boèce fut celle accomplie par Jean de Meun et quil a offerte au roi de France, Philippe iv32. Cette célébrité a dailleurs été accrue par le geste très « médiéval » qui a incité les copistes – volontairement ou non – à ajouter le prologue de Jean de Meun à des traductions qui nétaient pas de lui. De ce fait, et comme le prologue était signé de son auteur, ces versions anonymes ont été par erreur attribuées au continuateur du Roman de la Rose, augmentant dautant le volume de ses œuvres.

Lenjeu de ce prologue ne sarrête toutefois pas là. Il a pu également contribuer au rapprochement opéré par les illustrateurs entre les deux morceaux. Pour sen rendre compte, il faut alors se rappeler le propos tenu dans cette présentation. Il explicite dune part la démarche propre au traducteur mais, auparavant, Jean de Meun donne une liste des œuvres qui ont précédé celle quil offre maintenant au petit-fils de saint Louis. On peut y lire :

A ta royal majesté, tres noble prince par la grace de Dieu, roy de France, Phelipe le quart, je, Jehan de Meun qui jadis ou Rommant de la Rose, puis que Jalousie ot mis en prison Bel Acueil, enseignay la maniere du chastel prendre et de la Rose cueillir, et translatay de latin en françois le livre de Vegece de Chevalerie et le livre des Merveilles dIrlande et la Vie et les Epistres maistre Pierre Abayelart et Heloÿs sa femme et le livre Aelred de Espirituel Amistié, envoye ores Boece de Consolacion que je tay translaté de latin en françois ja soit ce que tu entendes bien latin, mais toutesvoyes est moult plus legier a entendre le françois que le latin33.

Cette liste, précieuse quant à lattribution des œuvres du continuateur on le voit, peut aussi être entendue dans un sens assez proche de celui qui est suggéré dans le deuxième quatrain du Testament, cest-à-dire comme 231laveu dune composition venant succéder à dautres et surtout prenant place après le Roman de la Rose. Un témoin manuscrit semble dailleurs avoir perçu cette affinité qui ne réunit que ces deux textes, copiés lun à la suite de lautre34. Testament et traduction de Boèce partagent donc leur position « seconde » dœuvres venant ponctuer et réorienter un parcours littéraire que le Roman de la Rose avait initié. Réorientation « philosophique » à travers la traduction, réorientation « spirituelle » dans le cas du Testament. Ces deux textes témoigneraient dun changement ayant affecté leur auteur, sans quaucune précision nexplique réellement cette réorientation.

Les rubriques offrent peut-être une explication à ces interrogations en même temps quelles se présentent comme la dernière pièce de cette construction auctoriale. Plusieurs copistes ont en effet tenté darticuler les quatre textes et en particulier ces ajouts venus compléter le Roman de la Rose en même temps quils en infléchissaient le propos. Souvent ces éléments paratextuels ne font quintituler le texte qui sachève et celui qui débute, comme cest le cas du manuscrit de lArsenal 3339 qui contient lune des images que nous avons retenues et qui au passage entre le premier et le deuxième texte copiés insère : « Ci fine le Rommant de la Rose / Ou lart damours est toute enclose » suivi de « Et aprés commence le testament mestre Jehan de Meun » (fol. 155v). De semblables rubriques prennent place aussi entre les deux textes suivants – Codicille et Trésor – avec une finalité très proche. Elles soulignent ainsi – il faut le signaler au passage – la structure serrée voulue par les facteurs de ce manuscrit qui ont pris soin de créer, par ce biais, un enchaînement rigoureux entre les pièces rassemblées.

Le recueil dès lors sélabore davantage comme une série syntaxique plutôt que paratactique, à linstar du manuscrit BnF fr. 380 déjà mentionné, ou de simples explicit se contentent de ponctuer chacun des textes conservés. En revanche, lexemplaire de lArsenal va au-delà dune simple démarcation et tente plus ambitieusement de lier ce qui ne lest pas nécessairement en même temps quil programme un enchaînement plus sûr, un parcours en quelque sorte qui conduit le lecteur presque sans solution de continuité du Roman de la Rose aux Sept articles de la foi.

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Un manuscrit franchit même une étape supplémentaire toujours par le biais des rubriques quil intercale entre les textes. Dès la présentation du Testament, qui comme de coutume fait suite au Roman de la Rose, le fléchissement est perceptible : « Cest la table du grant testament maistre Jehan de Meun, le penultiesme livre quil fist » (fol. 168v). Le copiste et/ou rubricateur du BnF fr. 12596 (xve siècle) ajoute non seulement une table des matières là où il ny en a généralement pas mais – et cest ce qui nous intéresse ici – il synchronise avec soin la rédaction du Testament et la « vie » de son auteur. En fait, par son geste, il ébauche une sorte de « biographie littéraire » qui prend tout son sens à la lecture de lultime rubrique qui vient clore le Trésor, dernier texte du recueil : « Explicit les Sept articles de la foy que maistre Jehan de Meun compilla en sa maladie prés du jour de son trespassement » (fol. 214v). En effet, ce texte de spiritualité na pas vocation, comme le Testament, à être écrit sur un lit de mort. Sil est ainsi peut-être exagéré de voir dans la première rubrique une sorte de coïncidence biographique puisque là, à lévidence, il va davantage de soi quun tel texte ait été écrit en fin de vie, la rédaction dune œuvre comme les Sept articles de la foi aurait pu échapper à ce cadre et être placée ailleurs dans le manuscrit. Mais la rubrique est formelle : le Trésor est le résultat dune rédaction ultime, située à lextrémité de la vie de son auteur. Par ailleurs la « maladie » évoquée, tout en confortant leffet de réel ainsi élaboré, trahit par la même occasion lartificialité de lentreprise. Rien dans cette pièce ne vient corroborer ce détail. Pour se rendre compte de limpact que peut avoir ce minuscule ajout, on peut comparer cette rubrique à celle qui se trouve à la même place, dans le manuscrit de lArsenal 3339 dont il a été question plus haut. Cette dernière est très proche de celle du BnF fr. 12596 : « Ci fine le Tresor maistre Jehan de Meun, lequel il fit et compila au lit de sa mort et fait mention des sept articles de la foy » (fol. 193r). Dans les deux cas, on le voit, la rubrique précise que le texte a été composé in extremis, très peu de temps avant la mort de lauteur. Par ailleurs, elles ajoutent encore que ce dernier était alité quand il écrivait le Trésor, ce qui nest pas sans rappeler la position de Jean de Meun dans lillustration du Testament, là aussi allongé sur un lit et tenant son livre à la main. Mais seul le manuscrit de la Bibliothèque nationale introduit le détail de la maladie de lauteur, conférant ainsi un surcroît de vraisemblance à lensemble et expliquant peut-être aussi la raison qui a obligé lauteur à garder le lit pendant quil écrivait sa dernière œuvre.

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Là ne réside cependant pas tout lintérêt de ce détail. En évoquant le lit et la maladie de lauteur, le rubricateur met laccent sur la dimension corporelle qui unit ces textes : corps vieilli, malade, trop faible pour pouvoir séloigner longtemps du lit où il repose. On perçoit alors le lien qui peut être fait entre le récit québauchent en filigrane les rubriques et lanecdote ajoutée à lexplicit de certains manuscrits du Roman de la Rose, même si ce ne sont pas les mêmes, et qui prolonge en quelque sorte le récit de vie en élaborant une dernière notice venant compléter logiquement et chronologiquement cette biographie. Lenterrement de lauteur succéderait naturellement au dernier de ses textes, celui quil a rédigé sur son lit de mort.

Mais, il faut le redire, les manuscrits-recueils qui contiennent, enregistrent un récit de vie littéraire en pointillé par lentremise des rubriques quils insèrent ne sont pas ceux qui possèdent le quatrain de Faux Semblant. La reconstruction est donc un peu tendancieuse, mais malgré cet état des lieux qui pourrait devenir un obstacle, on constate que les différents suppléments – rubriques, anecdotes, images – suivent un courant unique. Dans tous ces exemples, le Roman de la Rose est considéré comme un point de départ, une œuvre de jeunesse et damour qui aboutit à la maladie, aux derniers jours ou encore à la mort de son auteur. Dans tous les cas, le corps intervient pour signifier létape à laquelle on veut aboutir. Parallèlement, en esquissant ces trajets, on récite une vie qui vient soutenir lensemble mais qui en fait est créée par lui. Dans le cas du BnF fr. 12596, le phénomène prend une tournure nouvelle et laisse apercevoir ce qui sera désigné un peu plus tard par le terme corpus35. Quest-ce quun corpus dauteur sinon la projection de ses œuvres, du corps de ses œuvres sur une biographie, cest-à-dire lhistoire de son corps vivant décrivain ?

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Dans ce contexte précis, au contraire de nos modernes « œuvres complètes », limage du corps se situe au croisement de lhomme et de lœuvre. Cest lui qui, à proprement parler, opère la conjointure de ces deux dimensions. Si dun côté le corps de Jean de Meun a été programmé par son auteur pour disparaître, ce qui devait dans le même temps surgir par le travail des copistes à qui il léguait son texte bifrons était celui de son corpus.

Philippe Frieden

Université de Genève

1 « Cist [Jean de Meun] avra le romanz si chier / quil le voudra tout parfenir, / se tens et leus len peut venir, / car quant Guillaumes cessera, / Jehans le continuera, / aprés sa mort, que je ne mante, / anz trespassez plus de.xl. » Cf. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, 3 tomes, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1985, II, v. 10554-10560.

2 « Ci se reposera Guillaumes, / cui li tombleaus soit pleins de baumes, / dencens, de mirre et daloé, / tant ma servi, tant ma loé. » (v. 10531-10534).

3 Cest dailleurs souvent ainsi que lon représente Guillaume de Lorris, non en auteur, mais en dormeur de son propre rêve. Voir par exemple le manuscrit de la Bibliothèque de lArsenal 3339 (fol. 1r) sur lequel jaurai loccasion de revenir par la suite.

4 Voir notamment à ce sujet, la mise au point de L. J. Walters, « Appendix : Author Portraits and Textual Demarcation in Manuscripts of the Romance of the Rose », Rethinking the Romance of the Rose. Text, Image, Reception, éd. K. Brownlee et S. Huot, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1992, p. 359-373.

5 Voir Honoré Bonet, Lapparicion maistre Jehan de Meun et le Somnium super materia scismatis, éd. I. Arnold, Paris, Les Belles Lettres, 1926. On désigne aussi lauteur sous le nom dHonorat Bovet.

6 Voir René dAnjou, Le Livre du Cuer damour espris, éd. et trad. Fl. Bouchet, Paris, LGF, 2003, v. 117-118.

7 Les poètes visités dans ce cimetière sont les suivants : Ovide, Guillaume de Machaut, Boccace, Jean de Meun, Pétrarque et Alain Chartier. René dAnjou alterne poètes « italiens » et poètes français. Sur cette liste et celle qui la précède dans le récit, voir les articles suivants : J.-Cl. Mühlethaler, « Liste des poètes, énumération des victimes dAmour : les enjeux dun choix dans Le cœur damour épris de René dAnjou », Versants, 56, 2009 p. 67-82 et S. O. Poitral, « LEmpreinte des hommes illustres : lecture des blasons royaux du Livre du Cuer dAmour espris de René dAnjou », Questes, 13, 2008, p. 53-66.

8 Voir larticle de Patrizio Tucci auquel jemprunte ici le titre : « Une poésie sépulcrale au xve siècle », P. Tucci, Stromates. Du xive siècle au symbolisme, Padova, Unipress, 2004, p. 93-122.

9 Deux autres manuscrits lont préservé : BnF fr. 19154 et Laurentienne 153. Langlois en donne une transcription dans son ouvrage sur les manuscrits du roman. Cf. E. Langlois, Les manuscrits du Roman de la Rose. Description et classement, Lille, Tallandier et Paris, Champion, 1910, p. 54. Le sens de ce quatrain étant loin dêtre obvie, je propose la traduction suivante : « À cause de lhostilité haineuse / qui habite Faux Semblant / Clopinel fut déterré du champ / en raison de ce quil possédait ». Le jeu à la rime entre ouvert et couvert ne laisse pas de poser problème. On voudrait que les deux mots apparaissent dans lordre inverse ce qui ferait davantage sens. Cest donc ainsi que je les traduis.

10 Le manuscrit en question appartient aujourdhui à une collection privée à Los Angeles. Il a cependant été numérisé sur le site romandelarose.org. Les vers copiés se trouvent au fol. 136v. quant à la traduction, cette fois beaucoup plus aisée : « De Faux Semblant le maudit traître, / Qui vit depuis longtemps dans le chapitre ; / Mais depuis, grâce à lUniversité / Il fut rapporté dans Paris / Et enterré honnêtement / Malgré Faux Semblant le puant ». Si lon veut maintenant faire le lien avec le quatrain précédent, un nouveau problème surgit, celui du sens à donner entre les vers 4 et 5 : « En raison de ce quil avait découvert / au sujet de Faux Semblant le traître » ? Dans ce cas, la traduction des quatre premiers vers est insoluble.

11 Cf. Le Roman de la Rose par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 4 tomes, éd. E. Langlois, Paris, Firmin Didot, 1914-1924, t. I, p. 16. Pierre-Yves Badel remet en question ce lien. Pourtant si le lien est ténu quand il ne sagit que du quatrain, il devient plus évident lorsquon lui ajoute les six autres vers transcrit par Badel. On sétonne donc de sa réaction même si, il est vrai, Langlois ne connaissait pas ces vers supplémentaires et surtout ne donnait aucune preuve du lien quil établissait entre le quatrain de Faux Semblant et lanecdote qui va suivre. Voir P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au xive siècle. Étude de la réception dune œuvre, Genève, Droz, 1980, p. 68-69.

12 De Nicolas Lenglet Dufresnoy à Dominique Martin Méon en passant par Jean-Baptiste Lantin de Damerey, tous les éditeurs intègrent à leur ouvrage une « Vie de Jean Chopinel » écrite par le cosmographe André Thévet. Or lanecdote en question est rapportée par ce dernier dans une version très complète.

13 Claude Fauchet, Recueil de lorigine de la langue et poesie françoise, ryme et romans. Plus les noms et sommaire des œuvres de CXXVII poetes François vivans avant lan M.CCC, Paris, 1581, p. 205-206.

14 Overt/covert est lune des rimes que lon retrouve de lieu en lieu dans le récit allégorique pour désigner le sens qui se cache sous la lettre comme dans lexemple suivant : « La verité, qui est coverte, / vos sera lores toute overte / quant espondre moroiz le songe, / car il ni a mot de mençonge. » (v. 2071-2074). On pourra lire sur ce sujet larticle suivant : R. Blumenfeld-Kosinski, « Overt and covert : Amourous and Interpretative Strategies in the Roman de la Rose », Romania, 111, 1990, p. 432-453.

15 La très grande majorité des manuscrits qui ont transmis le Roman de la Rose ne possède pas de nom dauteur ou dajout indiquant, comme cest le cas à la transition, que Jean a « parachevé » le texte du songe. Dans son ensemble – début et fin – le récit allégorique se présente donc sous une forme anonyme et le lecteur napprend lidentité des auteurs quau moment du passage de témoin et dans le discours dAmour.

16 Pour le premier cas, on peut mentionner les manuscrits Paris, BnF fr. 12594 et Amiens BM 437, et pour le second les témoins suivants : Turin L.III.22, Paris, BnF fr. 12786 et surtout Dijon, BM 526.

17 Le titre de ce texte est très variable en fonction des manuscrits qui nous lont transmis. Sur cet aspect de lœuvre, voir larticle suivant : Ph. Frieden, « Jean de Meun et le Testament de la rose », Texte et contre-texte, pour le période pré-moderne, éd. N. Labère, Bordeaux, Ausonius, 2013, p. 145-156. Silvia Buzzetti Gallarati a donné une édition du texte à laquelle je me référerai dorénavant : Le Testament maistre Jehan de Meun. Un caso letterario, éd. S. Buzzetti Gallarati, Torino, Edizione dellOrso, 1989.

18 Léditrice synthétise dans son Introduction (p. 8-19) les différentes opinions, anciennes et modernes, au sujet de la paternité du Testament. Cette mise au point met bien en lumière les tendances qui, suivant les périodes, ont oscillé entre lune et lautre options. Il faut conclure quil nest pas possible aujourdhui de certifier cette attribution mais que pour le Moyen Âge, elle na jamais été remise en question, et cest ce qui importe pour nous ici.

19 Seul le Codicille a été édité aujourdhui selon des principes philologiques modernes par la même éditrice que le Testament : S. Buzzetti Gallarati, « Le Codicille maistre Jehan de Meun », Medioevo Romanzo, 17, 1992, p. 339-389. Pour le texte du Trésor, il faut aller voir lédition Méon pour en connaître le texte. Voir : Le roman de la rose par Guillaume de Lorris et Jehan de Meung : nouvelle édition, revue et corrigée sur les meilleurs et plus anciens manuscrits, éd. M. D. Méon, 4 vol., Paris, P.N.F. Didot laîné, 1814. Le Trésor se trouve dans le tome III aux pages 331-395. Il clôt dailleurs ce volume.

20 On peut lire dans les derniers vers du texte une signature qui donne un certain Jean Chapuis comme auteur de lœuvre. Le site Arlima lenregistre dailleurs sous ce nom.

21 Dans le manuscrit Arras BM 897 qui contient plus dune dizaine de textes, le Roman de la Rose et le Testament se suivent exactement, ouvrant même le recueil.

22 On doit cependant noter une exception, celle de lédition due à Antoine Vérard et qui reproduit le modèle légué par les manuscrits du xve siècle. Il sagit de lédition in-quarto que le libraire fit éditer autour de 1500. Voir à ce sujet : Fr. W. Bourdillon, The Early Editions of The Roman de la Rose, Genève, Slatkine Reprints, 1974 [1906], p. 29.

23 Quelques vers du Roman de la Rose (Lecoy, v. 16035-16118) ont pu faire penser que Jean de Meun avait un lien avec lalchimie. Il semble quà partir de là on ait développé, sous des formes différentes (manuscrits-recueils tel celui de lArsenal 2872 ou anecdotes, voire textes attribués au continuateur), une figure de Jean de Meun alchimiste. Voir à ce sujet larticle de P.-Y. Badel, « Alchemical Readings of the Romance of the Rose », Rethinking the Romance of the Rose. Text, Image, Reaction, éd. K. Brownlee and S. Huot, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1992, p. 262-285.

24 Cet aspect de lévolution manuscrite du Roman de la Rose a très peu été étudié. On pourra cependant lire larticle suivant qui touche indirectement la question : D. F. Hult, « La fortune du Roman de la Rose à lépoque de Clément Marot », Clément Marot « Prince des poëtes françois ». Actes du Colloque international de Cahors en Quercy, 1996, éd. G. Defaux et M. Simonin, Paris, Champion, 1997, p. 143-156.

25 Cf. Gallarati, Le Testament, p. 121. Le nombre des quatrains est variable dun manuscrit à lautre allant dun total de 324 (Arras BM 845) à une version qui en donne 570 (BnF fr. 12596). Lédition de Silvia Gallarati ne rend pas cette plasticité du texte qui peut encore varier dans lordre de ses unités versifiées. En effet, les quatrains senchaînent de façon très lâche voire paratactique ce qui a favorisé des bouleversements dans les copies. Le manuscrit de la BGE choisi par léditrice pour létablissement de son texte donne une version « standard » de 530 quatrains plus un explicit lui aussi rédigé sous forme dun quatrain.

26 La première strophe du Canzoniere expose une idée similaire, celle dun regard rétrospectif sur un passé que le recueil poétique tente dadoucir.

27 Voir Le débat sur le Roman de la Rose, éd. et trad. É. Hicks, Paris, Champion, 1977, p. 95.

28 Sur cette question, voir larticle déjà cité de Ph. Frieden sur le Testament.

29 Voir lédition de Méon, Le Roman de la Rose, p. 331. Les images dont je parle sont visibles sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France aux fol. 208r (BnF) et 187r (Arsenal), les manuscrits ayant été entièrement numérisés. On peut aussi les consulter sur le site romandelarose.org.

30 Lemboîtement narratif complexe qui ouvre le récit du Roman de la Rose, où le narrateur, le sujet rêveur et le sujet rêvé se confondent, a donné lieu à une image récurrente dans les manuscrits : on y voit (comme dans le manuscrit BnF fr. 803) un personnage endormi dans un lit. Il est difficile dans ce cas, et par manque dindices, de statuer sur lidentité de ce personnage : est-il déjà lamant ou encore Guillaume ?

31 Pour soutenir cette hypothèse, on peut renvoyer à limage qui ouvre la Consolation dans le manuscrit dOxford, Douce 595, fol. 1. Là, un homme alité est entouré de jeunes femmes ainsi que dune autre, assise sur une chaise et tenant en sa main droite un sceptre. Le manuscrit a été numérisé sur le site de la Bodleian Library.

32 Il existe plusieurs traductions de ce texte dont la plupart sont anonymes, on le sait aujourdhui. Dautres sont signées et leur auteur connu (Renaut de Louhans, Pierre de Paris ou encore Bonaventure de Demena). Voir à ce sujet lédition de lune des versions anonymes, la plus importante pour sa tradition manuscrite : Le Livre Boece de Consolacion, éd. G. M. Cropp, Genève, Droz, 2006.

33 Le Livre Boece de Consolacion, p. 83.

34 Il sagit du manuscrit BnF fr. 809. Le texte de la Rose couvre les fol. 1r à 26r. Le verso de ce folio est resté blanc et la traduction de la Consolation commence au folio suivant (27r) et sachève au fol. 96r. Le manuscrit est numérisé sur le site Gallica ainsi que sur le site romandelarose.org.

35 Si le terme désigne depuis le vie siècle une collection de droit romain, comme le corpus Justinianus par exemple, il nacquiert son acception littéraire que plus tardivement, vraisemblablement par le biais de son utilisation en allemand (voir la notice du terme corpus sur le site du CNRTL). Ce qui importe dans tous les cas, cest quun corpus est une sélection et non, comme les œuvres complètes, un tout. Cest exactement sur ce critère que sélaborent les recueils dont jai parlé. Ils ne procèdent jamais par accumulation exhaustive des œuvres de Jean de Meun – les traductions sont presque toujours omises – mais uniquement par une sélection. Cest à partir de ce choix que peut ensuite se former la vie de lauteur, par lassemblage et larticulation des pièces retenues. Limage du corps vient donc couronner lentreprise en simposant à la croisée des deux dimensions, littéraire et biographique.