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Classiques Garnier

L’imaginaire corporel du livre à la fin du Moyen Âge Autographie, actio et ethos : l’exemple de Martin Le Franc

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 2, n° 36
    . varia
  • Auteur : Maupeu (Philippe)
  • Résumé : À la fin du Moyen Âge se développe un imaginaire non plus seulement végétal mais corporel du livre manuscrit. À partir de la complainte du livre personnifié à son auteur, écrite par Martin Le Franc à la suite de son Champion des Dames, cet article étudie les implications rhétoriques de cette évolution en rapport avec celle des pratiques d’écriture et de l’autographie, notamment en fonction des catégories de l’ethos et de l’actio.
  • Pages : 311 à 330
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406089537
  • ISBN : 978-2-406-08953-7
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08953-7.p.0311
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/01/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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LIMAGINAIRE CORPOREL DU LIVRE
À LA FIN DU MOYEN ÂGE

Autographie, actio et ethos :
lexemple de Martin Le Franc

Ainsi que le souligne Roger Chartier, dès le xive siècle saffirme « le lien entre une unité codicologique et une unité textuelle référée à la singularité de lauteur1 ». Cette évolution sinscrit dans le cadre dune reconnaissance institutionnelle de lauctoritas de lécrivain en langue vernaculaire, et se traduit par un contrôle accru, chez les auteurs, de lédition et de la diffusion de leurs œuvres. Guillaume de Machaut ou Christine de Pizan en sont des figures emblématiques bien connues, qui ont supervisé lédition manuscrite de leurs œuvres – constitution des recueils, programme iconographique notamment. La pratique de lautographie2, quelle soit entendue stricto sensu (le texte est partiellement ou intégralement écrit manu propria) ou largo sensu (le texte et la 312confection du manuscrit sont supervisés et validés par lauteur) implique un rapport de participation corporelle du livre à lécrivain, et favorise le développement dun imaginaire corporel du livre qui tend, à la fin du Moyen Âge, à se substituer à un imaginaire jusqualors principalement végétal. Cette évolution dans lordre des représentations et des pratiques éditoriales est porteuse denjeux rhétoriques : la personnification du livre manifeste, sur la scène de lénonciation du texte, en contexte curial, un intérêt accru pour les catégories rhétoriques de lethos et de lactio. La Complainte du Livre du Champion des Dames, de Martin Le Franc, fournira quelques pistes et jalons pour une histoire du statut rhétorique de lautographie, qui excède lambition de ces quelques pages.

LE LIVRE PERSONNIFIÉ : MARTIN LE FRANC
ET LE CHAMPION DES DAMES

Le « lien » consubstantiel entre le livre médiéval et son auteur, évoqué par Roger Chartier, est représenté dune façon exemplaire par Martin Le Franc dans la fable allégorique quil joint en épilogue à la seconde rédaction de son Champion des Dames, connue sous le titre de la Complainte du livre du Champion des Dames a maistre Martin Le Franc son acteur3. Le Franc met en scène le retour auprès de lui de son livre, dénigré et délaissé à la cour de Bourgogne. Cette petite fiction, enchâssée dans le cadre traditionnel du songe allégorique, donne à voir le livre personnifié faisant irruption dans létude de lécrivain et se présentant à lui dans un état lamentable de délabrement, feuillets froissés, déchirés, entaillés, reliure défaite :

(…) Quand mon dit livre la survint,

Crepy en feulletz plus de vingt,

De grifs et de couteaux navré,

Et en ma presence devint

De tous ses membres dessevré. (str. 4, v. 28-32)

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Le scénario imaginé par Le Franc nest pas sans rappeler les paraboles évangéliques sans que nous sachions au juste si nous avons affaire à une réécriture de la parabole du fils prodigue (Lc, 15, 11-32) ou de celle des talents (Mt, 25, 14-30). Le livre se démembre et se délie (de tous ses membres dessevré) au moment même où la perte de son unité dobjet (il nest plus quun tas de feuillets) est conjurée par la prosopopée et laffirmation dune voix du livre, qui revient accuser son auteur de lavoir conduit dans un traquenard, tel David envoyant à la mort son émissaire Urie, mari de Bethsabée4. Martin, touché tout autant par létat de son livre que par ses reproches indus, le reçoit dans ses bras dans un élan paternel où laffection se mêle à la réprimande :

Plus longuement je natendy :

A mon livre se complaignant

Incontinent la main tendy

Comme par ung grant bienvegnant,

Et si lui dis, en lestraignant,

Entre mes bras : « Ha ! mon filz tendre,

Qui les horyons va craignant

Il ne doibt la guerre entreprendre » (str. 8)

Martin « la main tendy » : la fiction focalise le regard sur la main et le rapport de lécrivain à son livre. Le dédicataire est convoqué seulement à la toute fin du texte sous la double figure de la duchesse de Bourgogne Isabelle du Portugal et du seigneur Jean de Créqui auprès desquels Martin recommande son œuvre et dont il espère le truchement à la cour5.

La personnification du livre (avec lindécision référentielle quelle comporte, objet-manuscrit ou métonymie du texte) participe clairement dun imaginaire corporel du livre qui, à la fin du Moyen Âge, tend à se substituer à un imaginaire jusqualors essentiellement végétal. En effet, dans lordre de la fiction comme dans la théorie rhétorique, la notion et le terme même de branche métaphorisent aux xiie et xiiie siècles, et au-delà encore, un principe structurant de dispositio, 314que ce soit dans les arts poétiques (chez Geoffroy de Vinsauf, au sujet de lordo artificialis) ou dans les sommes narratives du Roman de Renart et des cycles et sommes arthuriens6, Lancelot-Graal, Continuations ou Perlesvaus. La fiction renardienne ou arthurienne sorganise, on le sait, en un réseau de récits secondaires, ou branches, rapportées et reliées à une même souche ou tronc narratif quelle subdivise et dont elle procède à la fois. Le geste du compilateur, comme le rappelle Francis Gingras, sapparente à celui du jardinier qui taille, greffe, ordonne et organise les branches dans un souci déquilibre et de cohérence. Deviser, dans lacception du terme médiéval, cest à la fois raconter et (sub)-diviser. Mais la branche suppose également un principe génératif ouvert qui fait de lœuvre un organisme vivant, proliférant, métamorphique, offert au libre jeu de sa mouvance. La ramification est bivium, croisée des chemins qui ouvre aux héros arthuriens de nouvelles voies pour laventure, et au clerc un nouvel excursus7. Limaginaire végétal du livre dit ainsi tout à la fois la subdivision structurelle du tout (la somme, le cycle) en ses parties (les branches narratives), et le principe organique dengendrement de la fiction. La branche narrative dans la fiction médiévale tient tout autant du greffon et de la bouture que du surgeon, du prouvain, de la régulation artificielle que de lefflorescence naturelle8. La figure de lécrivain médiéval en langue vernaculaire existe dans cet entre-deux et saffirme progressivement au xive siècle, comme la montré Jacqueline Cerquiglini, en offrant « en abîme, à travers des récits mythologiques quelle insère, 315des modèles de création » et de figure du poète facteur et sculpteur tel Prométhée ou Pygmalion9.

La seconde rédaction du Livre du Pelerin de Vie humaine, composée en 1355 par le cistercien Guillaume de Deguileville, cristallise dans le prologue les enjeux de ce changement de modèle10. Lécrivain dit avoir été dépossédé jadis (1330-1331) à son insu de son manuscrit de travail, de la première rédaction provisoire de son texte transcrite précipitamment au réveil. Ce premier état du texte (première rédaction éditée à la fin du xixe siècle par lérudit J.-J. Stürzinger), insatisfaisant pour lauteur, se serait rapidement diffusé à son insu. Deguileville englobe dans une même métaphore végétale à la fois létat sauvage dun premier texte mal dégrossi, semblable à une plante ou une vigne non taillée, et la diffusion anarchique des manuscrits comparables à des rejetons, « des prouvains » dont lauteur na pu enrayer la prolifération :

En tant de lieus sest prouvignié

Que jamais nauroie tracié

Ses provains pour eulx bien taillier

Et pour eulx a point adrecier. (v. 43-46)11

La taille renvoie métaphoriquement au travail de correction du texte, mais lécrivain ne pourra jamais leffectuer sur tous les « prouvains » (les manuscrits) de la première rédaction. Cette prolifération végétale doit être contenue par le livre personnifié, le Songe apostrophé par lauteur :

Si que, Songe, tu ten iras

Par tous les lieus ou esté as.

A tous tes prouvains tenvoie

Pour ce que y scés la voie :

De par moy les va tous taillier

Et mettre a point et adrecier. (v. 69-74)

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Lauteur donne congé à son texte-jardinier, personnifié et nommé, pour se diffuser et « pérégriner » à nouveau dans le monde, comme à un enfant naguère égaré quil convient de remettre sur la bonne voie. Deguileville conjure ainsi la croissance dérégulée du manuscrit-végétal en personnifiant son texte.

Cette concurrence des deux imaginaires, végétal et corporel, intervient à un moment charnière de lhistoire littéraire où commencent à se régler les rapports dattribution, de possession, en somme dautorité de lécrivain en langue vernaculaire à son propre livre. La métaphore platonicienne du corpus orationis a certes été relayée par les traités de rhétorique latins lus au Moyen Âge, Rhétorique à Hérennius ou De oratore de Cicéron12. Mais cest lharmonie et léquilibre du discours en ses parties que considérait Socrate, et à sa suite les rhéteurs et rhétoriciens antiques et médiévaux : affaire là encore de dispositio. Lenjeu de la personnification du texte-livre chez Deguileville ou Martin Le Franc est autre : elle concerne non pas (ou pas essentiellement) la structure interne du discours, son mode de composition, mais lidentité dindividu textuel, un et insécable, procédant de la voulenté (ou « intention ») de lauteur. La personnification participe, à la fin du Moyen Âge, du mécanisme dune fonction-auteur qui sexerce non plus seulement selon un rapport dattribution mais dappropriation dune œuvre par son auteur13. Contre lexcroissance organique dun texte-végétal, proliférant de lecture en lecture, de manuscrit en manuscrit, saffirme ainsi lidentité inaltérable dun texte-corps, pourvu dun nom et dune identité individuelle propres. Au terme de cette évolution, dans une perspective cette fois-ci philologique, Clément Marot se posera comme premier éditeur scientifique de Villon en faisant le projet de restaurer 317dans son intégrité un texte consubstantiel à la personne de son auteur, défiguré et mutilé par les imprimeurs successifs. À léditeur-jardinier médiéval succèdera léditeur médecin :

Et si quelcun daventure veult dire que tout ne soit racoustré ainsi quil appartient, je luy respond des maintenant, que sil estoit autant navré en sa personne, comme jay trouvé Villon blessé en ses œuvres, il ny a si expert chirurgien qui le sceust penser sans apparence de cicatrice14.

Certes la personnification concerne le projet philologique de Marot, la condition de permanence identitaire du corps textuel à travers ses incarnations matérielles successives dans le livre imprimé, et ses implications ne sont pas les mêmes dans le régime éditorial de limprimé que dans celui du manuscrit. Il nen reste pas moins que limaginaire corporel du texte simpose progressivement à la fin du Moyen Âge, par le relais dune conception elle-même corporelle du livre. Ce qui est en jeu nest autre que la reconfiguration du rapport de lécrivain à son propre texte, cest-à-dire laffirmation de son autorité. Lidentité du texte-végétal, vitale et organique, germinative, pouvait accueillir et métaboliser dans son perpétuel devenir, sous formes dexcroissances, dadditions, de continuations, dinterpolations, de réécriture, toutes les opérations de greffe, de taille sans en être altérée ; au contraire, toute modification portée sur le texte-corps est mutilation, blessure, altération de son identité corporelle15.

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Le rapport de filiation paternelle entre lauteur et son livre dans la fable de Le Franc (Ha ! mon filz tendre !, v. 62), fondé sur lhomonymie liber (livre) / liber (enfant), était déjà élaboré dans ces textes célèbres au Moyen Âge que sont lépître i, 20 dHorace et la première élégie des Tristes dOvide16. Horace et Ovide dramatisaient dans lapostrophe rhétorique au livre le moment de sa publication. Au moment daccorder congé à son œuvre et de lui laisser vivre sa vie sociale, lécrivain horatien éprouve un sentiment ambivalent, entre désir dœuvrer à sa propre gloire et crainte de voir entacher son renom. Rejeté, le Livre encourt le sort infamant de la vieille prostituée, mais il se voit également œuvrer à la renommée de lécrivain dont il a vocation à proclamer les mérites (« ajoute ainsi à mes mérites tout ce que tu ôteras à ma naissance », Horace, I, 20, v. 22)17. Le Livre parle au nom de son auteur ; il lui est attaché, comme le souligne Michel Jourde, selon un lien de « consubstantialité » qui se manifeste par un jeu analogique entre corps et matérialité de lobjet (rouleau, codex) : le livre dHorace savance dans le monde « poli par la pierre ponce » (v. 3)18, les Tristes portent dans sa chair de papyrus les larmes de lécrivain en exil. Martin joue de même à lenvi sur la métaphore corporelle du manuscrit : les feuillets détachés et déchirés sont autant de blessures, les ais de la reliure sont comme des joes (v. 155), et se font aisselles (aiseles) dans lenvol final (v. 465). Mais pour Horace, il nétait pour le Livre pas de retour possible : « Fuge quo descendere gestis ; non erit emisso reditus tibi » (« Enfuis-toi donc où tu brûles de descendre. Une fois échappé, plus de retour pour toi », v. 5-6). Si par cette adresse rhétorique Ovide et Horace revendiquaient leur autorité sur le texte, ils montraient également combien toute publication est dépossession : « un chacun nest maître du sien », dira Villon. Le Franc prolonge donc en quelque sorte le topos antique par le retour du Livre auprès de son auteur, et met en scène ce qui restait latent chez Horace : « Quai-je fait malheureux ? quelle idée ma pris ? », diras-tu, « lorsque tu auras reçu quelque blessure » (« Quid miser egi ? quid volui ? » dices, ubi quid te laeserit, v. 6-7). Se trouve ainsi réaffirmé le geste dappropriation personnelle du Livre par lécrivain, et le souci den canaliser sinon den contrôler totalement la 319réception dans un contexte bien circonscrit, puisque le Livre est renvoyé sur les terres mêmes dont il a été tout dabord congédié. La jetée du Livre enfant dans le grand monde (même si cest bien entendu Auguste et Rome quOvide entend toucher) sinscrit en effet plus étroitement pour le Champion des dames dans une relation bilatérale entre lécrivain et le mécène (disons la cour) bourguignon, relation interpersonnelle où le texte se publie sous la forme matérielle du manuscrit et dans lacte ritualisé du don.

Les enjeux de linflexion du topos Fuge Liber ! apparaissent plus nettement encore lorsquon le confronte à dautres traitements médiévaux de la personnification du livre. La proposopeia, répertoriée dans les Arts poétiques du xiiie siècle parmi les procédés damplification19, apparaît dans un célèbre passage du Philobiblion de Richard de Bury. Dans le chapitre iv de son traité (ca 1344-1345) lévêque de Durham y donne la parole aux livres négligés par les clercs, abandonnés, couverts de poussière20. Cest toute la communauté des livres sacrés qui sy exprime, dans un chapitre où se réaffirme la vocation dacquisition, conservation et transmission du savoir au sein même de lordre clérical, dans une coupure radicale au mariage et à la famille laïques21. Le sort des livres abandonnés par ceux qui devraient être leurs fervents défenseurs se manifeste par un délabrement matériel qui se dit dans les termes dune souffrance corporelle :

Notre dos et nos côtés sont travaillés par la maladie ; atteints par la paralysie, nous gisons çà et là sans que personne ne nous procure quelques cataplasmes émollients. Cette blancheur native et éblouissante par sa lumière qui caractérisait notre nature, sest changée en jaune ou en gris, au point que les médecins 320qui nous rencontrent ne doutent nullement que nous ne soyons atteints de la jaunisse. Plusieurs dentre nous souffrent de la goutte, comme leurs extrémités recoquillées le laissent assez voir. La pluie, la fumée, la poussière dont nous sommes infectés continuellement, affaiblissent la vivacité du rayon visuel et procurent une ophtalmie à nos yeux déjà chassieux. Les violentes coliques de nos intestins épuisent nos entrailles, que les vers affamés ne cessent de ronger22.

Quoique les enjeux du texte de Le Franc diffèrent profondément de ceux de lévêque de Durham, on note certaines similarités : topos du manuscrit délaissé couvert de poussière23, vigueur expressive de la prosopopée, qui la range aux côtés de la descriptio au service de levidentia et de lenargeia.

À la différence de ses modèles romains et du Philobiblion qui « sent » intentionnellement lexercice universitaire, Le Franc choisit de situer sa fable dans le cadre topique du songe. Si le choix de ce songe-cadre est conventionnel, il nest nullement gratuit comme le prétendait son premier éditeur24, mais au contraire parfaitement signifiant et opératoire. Dans une tradition allégorique fermement établie, la formule liminaire « Advis mestoit » (v. 17) désigne et actualise pour le lecteur un certain régime de fiction où les personnifications se voient évoluer de plain-pied avec le sujet onirique ou son délégué fictionnel (tel lAmant du Roman de la Rose). Le songe allégorique est alors le lieu privilégié dune persona dramatisée. Plusieurs instances discursives qui exercent leur juridiction sur le sujet saffrontent en un bellum intestinum, quil prenne la forme du dialogue ou du combat psychomachique, projection fictionnelle dun conflit interne dont le sujet est la fois le lieu, lagent et lenjeu. Le propre de la subjectivité allégorique, déployée dans le dispositif du songe, est la tension entre unité et fragmentation discursive, tension appelée à être résolue dans une décision herméneutique, toujours repoussée à lhorizon du texte dans sa réception (ou sa continuation) par le lecteur. La séparation du Livre et de lauteur, le jugement et la condamnation du livre, le retour et laccusation lancée a posteriori par le Livre à lencontre de lécrivain, le débat qui sensuit sur les responsabilités respectives de lun et de lautre 321dans la sentence rendue, laccent mis dans ce débat sur lintention et la volonté des deux protagonistes, toute cette configuration de traits situe la Complainte du Champion des Dames dans la tradition de laltercatio animae et corporis fondée sur la conception paulinienne agonistique de lâme et du corps, encore bien vivante chez Deguileville (Pèlerinage de vie humaine, Pèlerinage de lâme) puis chez Villon (Débat du cœur et du corps). Bien entendu, il ne sagit pas de faire du Livre un avatar laïque du corps qui reviendrait, dans un mouvement dinversion paradoxale, accuser la volonté de lauteur comme lâme livrée aux tourments du Purgatoire le fait du corps enseveli (voir Pèlerinage de lâme, v. 4043-435225). Laltercatio entre le Livre et lAuteur ouvre plutôt un espace discursif où, derrière lécart apparent entre lécrit prétendument maladroit ou fautif et la bonne volonté qui a présidé à lécriture, entre lacte et lintention, doit se lire en réalité la réaffirmation dune intentio auctoris irréprochable, sommée de se défendre contre une intentio lectoris biaisée par le jugement tendancieux de lenvie et des médisants (Malebouche).

À la différence des modèles horatien et ovidien, le livre nest pas dans la fable de Martin Le Franc seule métonymie du texte : il désigne à lévidence le texte en tant quil sincarne dans le manuscrit. Le sens de lapostrophe au Livre est modalisé par le contexte matériel dans lequel elle figure : le personnage du Livre, à la différence du liber dOvide et Horace, est personnification du manuscrit que le Prince a, rappelons-le, « touchié de sa main » (v. 130), bien que laccès à la chambre de retrait lui ait été ensuite barré26. De fait, la forme-livre paraît elle aussi procéder de lintention dauteur : elle participe de lunité discursive de lœuvre et manifeste, entre autres décisions formelles, la position éthique de lécrivain.

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FORME-LIVRE ET ETHOS DE LAUTEUR

Martin Le Franc évoque plusieurs raisons possibles de son échec auprès de la cour de Bourgogne, sans toutefois jamais en valider aucune : le défaut dinvention et delocutio, une convenentia mal réglée à son public et à sa matière, un ethos27 compromis dans la crise basilienne des années 144028, mais ces hypothèses, formulées dans le jeu de laltercatio principalement par le Livre à lencontre de son auteur, ne sont jamais véritablement validées (voir strophes 26-29). La seconde rédaction, comme la noté Helen Swift29, ne modifie pas en réalité substantiellement le contenu du texte : cest principalement le contexte de sa réception qui a changé, tant sur un plan politique (la victoire du pape sur le Concile) que sur un plan personnel, lEstrif de Fortune et Vertu (1447-1448) ayant entretemps valu à Martin un franc succès à la cour de Bourgogne. Mais si le texte en soi nest corrigé quà la marge, il fait lobjet dun programme iconographique nouveau, de grande ampleur, contenant soixante-six 323miniatures contre deux seulement pour le premier manuscrit30, et dun apparat paratextuel de notes marginales fournies. « Les remaniements effectués dans la deuxième copie, en déduit Helen Swift, cherchaient à améliorer surtout laspect visuel du livre et sa maniabilité afin de lui donner de meilleures chances de réussir31 ». Ces additions participent peut-être plus fondamentalement, comme le suggère Pascale Charron, dune inflexion romanesque de lœuvre que soulignent notamment limage et les notes marginales, particulièrement dans la partie I, la plus densément illustrée (19 miniatures)32. Cette mise en valeur par limage de laspect romanesque du texte aurait en quelque sorte pour but de tempérer la charge polémique du traité dans un contexte bourguignon où « la forme littéraire restait le seul médium possible aux partisans de lantipape » pour affirmer leurs thèses basiléennes et conciliaires33. De fait, Martin joue dans sa Complainte sur un transfert des attributs de son Champion, héros de la fiction, vers le livre lui-même parti affronter les médisants à la cour :

A vous armer et atourner

Devoit on mettre si grans coustz

Quant vous navez sceu assener

Ou endurer deux ou trois coups ? (str. 9)

Armé vous ay de fine armes, (…)

Espargnié nay corps ne chevance (str. 10)

Les grands frais engagés par lécrivain pour « armer » son livre sont certainement à prendre à la fois au sens figuré du travail et de leffort quil lui a coûtés, et au sens littéral de largent dépensé pour la confection du manuscrit : lécrivain a payé de lui-même, de son corps et de sa chevance. Reliure, bouillons, fermoirs, seraient comme larmure du livre personnifié. Armure jadis coûteuse déjà, mais plus précieuse encore, colorée et enluminée, lorsque Martin envoie son Champion affronter de nouveau neuf ans après le même public qui lavait condamné34. Une fois le contexte de sa réception devenu plus favorable, le manuscrit du 324Champion des Dames revient à la cour de Bourgogne, drapé dans la livrée de son destinataire : image de dédicace, armoiries, miniatures, tout doit attester la dignité dun livre qui nest « mendyant ne coquin » (v. 281) :

Trompette nes tu ne herault ;

Aussy ta len au doit monstré,

Que souffisance de cuer hault

Doibs avoir, comme homme lettré ;

Se tu feusses au duc entré

Vestu dung povre mantelet

Ou sans avoir soler feutré,

Ou teust furny le platelet (str. 35, v. 273-280)

Car la forme matérielle du texte est aussi affaire de convenentia in personis35 : elle doit être appropriée à la dignité de lhomme lettré comme du destinataire, en conformité avec les usages somptuaires de la cour. Lattention accordée par son récipiendaire au decorum du manuscrit était déjà patente lors de lépisode fameux, rapporté dans ses Chroniques, de la réception de Froissart à la cour de Richard ii : le roi y est à lévidence sensible à la belle apparence dun livre « couvert de vermeil velours à dix clous, attachiés dargent dorés et roses dor ou milieu, à deux grans frumaus dorés et richement ouvrés ou milieu de roses dor36 ».

Martin Le Franc nest pas le premier ni le seul au Moyen Âge à porter lattention sur lapparence matérielle de son manuscrit. John Lydgate, dans sa dédicace finale au duc de Gloucester de The Fall of Princes (traduction du Des cas des nobles hommes et femmes de Laurent de Premierfait, ca. 1438), propose une tout autre caractérisation éthique de son livre, à lopposé de lethos flamboyant du manuscrit curial promu par Le Franc ou Froissart. Le manuscrit offert au duc se présente dans un dépouillement extrême, « voide of picture & enlumynyng », qui consonne à la rime avec la posture dhumilité de lauteur agenouillé (knelyng on my kne) lors de la scène doffrande :

With lettre & leuys go litil book trembling,

Pray to the Prince to have on the pite,

Voide of picture & enlumynying,

Which hast of Cicero no curious dite,

325

Nor of his gardyn no floures of beute ; (…)

And, for my part, of oon hert abiding,

Void of chaung and mutabilite,

I do presente this book with hand shaking

Of hool affecioun knelyng on my kne37.

Le petit livre tremble (litil book shaking) comme la main (hand shaking) qui le présente au Prince, lhumilité du manuscrit manifeste celle de lécrivain dans un rapport de participation corporelle. Se lit a contrario, dans cette pauvreté volontaire du livre sans enluminure, une critique de lethos du manuscrit curial.

Cette relation de consubstantialité entre corps du livre et corps de lécrivain atteint chez Philippe de Mézières une intensité véritablement pathétique. Mézières, dans un manuscrit qui na à proprement parler rien de luxueux ni de délabré (Arsenal 225138), représente dune manière particulièrement vive le rapport dempathie qui le lie à son propre livre. Le registre dans lequel écrit Mézières est, il est vrai, très différent de celui de Martin Le Franc, puisquil sagit de plaider une fois encore pour la fondation de lOrdre de la chevalerie de la Passion de Jésus-Christ, voué à promouvoir la croisade et la libération du Saint-Sépulcre39. Lacteur, le « povre » et « vieil escripvain », raconte quil se retrouve transporté « en esperit » dans un palais de cristal, resplendissant, où trônent « iiii. nobles roynes, iiii. lumieres divines qui estoient descendues du père des lumieres & estoient filles reputees de dieu » (fol. 7v). Apparaît alors

(…) un ancien homme en simple habit tout courbe de vieillesse Lequel portoit en lune de ses mains une potence pour lui apuyer et en lautre main un livre en grant partie rongies de ras & despines dessirez Cestui viel homme de petite apparence et de povre existence avoit este messagier especial de la royne providence divine par lespace de.xl. ans & plus en orient en occident en midi & en septentrion Et savoit faire sa relacion de sa dicte messagerie a 326sa maistresse la royne providence divine ainsi acompaingnie comme dit est dessus voire pour prendre congie de son dit office & soy excuser Cest assavoir pour la douleur quil avoit de ce quil navoit pas acompli tout ce quil vouloit & ce que chargie lui estoit pour sa vieillesce aussi & que le derrain quartier de sa vie a sa fin aprouchoit Cestui vaillant messagier par son droit nom estoit appellez ardent desir (fol. 9r)

Ardent Désir est le nom allégorique que sattribue Mézières dans le Songe du Vieil pelerin rédigé sept ans auparavant (1389). Le livre rongiés de ras & despines dessirez porte non seulement la parole missionnaire de son auteur depuis quarante ans, mais aussi les marques et stigmates de son expérience, ainsi quen témoigne Ardent Désir :

Mes excellentes dames Combien que la jonesse de vostre indigne messagier ardant desir a grant travail et perils sans nombre et du corps & et de lame une foiz triste lautre foiz en joye une foiz conforte et cent fois desconforte lune foiz honnoure et pluseurs foiz degabe aucunefoiz desrobe et aucunefoiz en mer naufrage souffrant et de mille tribulacions en corps & en esperit flagelle comme il appert assez mes dames par mon livre que je porte qui est tout descirez voire par lespace de quarante ans et plus esquelzs quant a leffect de la chevalerie pou a este fait et non pas sans melencolie (fol. 17v-18r ; nous soulignons)

Le livre se fait corps et mémoire de lexpérience, pour renverser la proposition célèbre dAlain de Lille40. Mais il personnifie moins un manuscrit particulier, comme cest le cas chez Martin Le Franc, quil ne métaphorise lœuvre de toute une vie (quarante ans et plus) inlassablement consacrée à la promotion de la libération du Saint-Sépulcre, et dont les textes successifs forment une seule et même substance.

Il y a chez Martin Le Franc comme chez Philippe de Mézières un écart entre le pathos qui affecte le livre personnifié et lethos porté par la forme-livre. La fable du retour du livre laisse percevoir chez Martin un jeu subtil de composition entre deux ethè. Le manuscrit luxueux, somptueusement illustré qui revient par lentremise de Jean de Créqui au duc de Bourgogne na pas grand-chose à voir avec létat lamentable de portefeuille démembré dans lequel il sétait auparavant présenté auprès de son auteur. Il porte mémoire auprès de ses lecteurs, à travers la fable de son délabrement, du geste de recomposition textuelle et matérielle 327opéré par lauteur – entendons sous sa supervision. Martin conjugue lethos pathétique du livre souffrant, blessé dans sa lecture, dont le pathos violent se serait retourné contre lui, et lethos flamboyant, de cuer hault, du manuscrit somptueusement écrit et orné qui sied à lécrivain de cour. Quant aux textes pathétiques et effusifs de Mézières, ils ne gouvernent pas pour autant un pathos du manuscrit – il nest quà voir les manuscrits autographes du Songe du Vieil Pelerin (Arsenal 2682-3) ou de lEpistre au roy Richart (Londres, BL, Royal 20 B VI)41. Le corps du manuscrit, sil relève bien dune rhétorique de lactio, participe dune canalisation éthique du pathos par lusage convenable, conforme au decorum, quil y est fait de la graphie, de liconographie et de la mise en page42. Bien entendu, la polarité ethos/pathos, est susceptible de variations déquilibre selon les auteurs. Mais la petite fable de Martin Le Franc a valeur exemplaire pour caractériser la poétique du manuscrit au xve siècle en contexte curial : à la violence pathétique de la lecture, qui retourne contre le texte et lauteur la violence polémique de ses propres effets (voir également le témoignage de Georges Chastellain dans Les expositions sur Verité mal prise43), le livre-manuscrit répond en manifestant un ethos du pathétique surmonté, tempéré par la convenentia de la forme-livre. Le decorum de la forme-livre ne neutralise pas le propos du texte, il le modalise : cela vaut tout autant pour le discours pathétique dun Alain Chartier (que lon pense au Quadriloge Invectif ou au Livre de lEspérance) que pour le discours parénétique et édifiant (que lon pense au portrait du narrateur en ermite dans le Séjour dHonneur dOctovien de Saint-Gelais), tels quils apparaissent dans les manuscrits somptueusement enluminés du xve siècle44.

328

Ce parcours trop rapide du statut éthique du manuscrit curial à la fin du Moyen Âge, qui mériterait plus ample recherche, serait à distinguer du statut quacquiert lécrit autographe (stricto sensu) dans les pratiques et représentations humanistes. Cet imaginaire corporel du livre converge chez Pétrarque avec une pratique scripturaire effective, autographe, menée sur un registre épistolaire propre à lhumaniste, notamment depuis sa découverte de la correspondance de Cicéron en 134545. Le prologue du traité Sur sa propre ignorance et celle de beaucoup dautres (De sua ipsius et multorum ignorantia)46, qui se présente comme une épître au grammairien Donato Albanzani, est à cet égard un texte important. Pétrarque adresse à son ami « un petit livre sur un sujet immense » et le recommande à ses soins en vertu précisément de son caractère autographe :

Ainsi ai-je orné une petite chose dun beau voile, en appelant livre ce que jaurais pu appeler lettre (quod epistulam possem dicere, librum dixi). Et tu ne lui attribueras pas moins de prix parce quil est farci de multiples corrections et ajouts (lituris et additionibus) qui partout remplissent les marges. Car, même si cela lui enlevait quelque beauté pour lœil, pour le cœur cependant cela doit te sembler augmenter dautant son attrait que tu comprends parfaitement par là combien je te suis attaché : je técris ainsi pour que tu considères ces ajouts et ces corrections comme autant de signes de mon attachement et de mon affection (signa familiaritatis ac dilectionis). En outre, tu ne saurais douter quest de moi un livre qui tarrive écrit de ma main, que tu connais depuis longtemps (manu mea tibi olim notissima) et comme volontairement défiguré par tant de cicatrices (cicatribus). Il te rappellera que Suétone écrit à peu près ceci à propos de lempereur Néron : « Il mest tombé entre les mains des tablettes et des cahiers avec certains vers de lui, très connus, écrits de sa propre main, de sorte quil apparaissait quils navaient pas été recopiés ou recueillis sous la dictée de quelquun, mais bien écrits par celui qui les concevait et les composait, tant il y avait de ratures, dajouts et de surcharges ». (p. 38-39)

Biffures, additions, notes marginales sont autant de cicatrices volontaires infligées au corps du livre, consubstantiel à la main de lauteur. Elles correspondent en effet au travail incessant de relecture et de correction auquel 329Pétrarque soumettait ses textes latins et italiens47. Mais lautographie na pas seulement à voir avec le souci philologique de létablissement du texte juste. Elle est investie par Pétrarque dune fonction rhétorique de manifestation de lethos, lécrit devant suppléer à la parole absente de lauteur et la faire entendre48 :

Cependant tu liras ce livre de la même manière que tu as lhabitude de mécouter quand, devant le feu, les soirs dhiver, je bavarde en me laissant entraîner de ci de là par mon élan. (p. 37)

Le paradigme épistolaire convoqué par Pétrarque à propos de ce « livre que jaurais pu appeler lettre » définit lambition rhétorique du texte-livre, qui se donne à lire comme présence persistante de lécrivain à travers son écrit.

Certes Pétrarque sinscrit dans une économie éditoriale qui ne relève pas de la commande institutionnelle ou du patronage curial49. La relation scripturaire quil entretient avec son dédicataire est régulée par lamicitia cicéronienne : elle nest plus déterminée par le modèle dissymétrique de type vassalique, lhommage qui assujettit lécrivain à son dédicataire (comme le montrent les scènes doffrande du manuscrit au seuil du livre) dans un milieu de cour parfois hostile (comme la montré la complainte du Livre de Le Franc). Le rapport de contiguïté et de participation du corps de lauteur au corps du livre et du corps du livre au corps du lecteur paraît ici de fait particulièrement prégnant. Lautographie pratiquée et « imaginée » par Pétrarque déplace sur la scénographie50 de la communication privée ce qui relève de lactio et du geste même de lécriture, lempreinte laissée par le corps de lécrivain 330sur la peau du parchemin. Elle en appelle aussi à la présence du lecteur dans la sphère dune amitié partagée, artistement et rhétoriquement construite.

Si cette conception rhétorique de lautographie est investie denjeux particuliers au cercle humaniste italien ou parisien autour de 1400 (Jean de Montreuil, Laurent de Premierfait, Nicolas de Clamanges51), elle manifeste indéniablement à la fin du Moyen Âge le rapport nouveau de participation qui noue le livre à son auteur. Lautographie, et plus largement la conception corporelle du texte-livre, accusent a contrario le jeu et la tension, patents dans les textes de Martin Le Franc et Philippe de Mézières, entre un ethos subjectif empreint daffectivité et lethos institutionnel « objectif » quil se doit dendosser, au sein de ce parfois cruel « jeu de la cour », écrivait Paul Zumthor52, qui impose à la forme-livre sa livrée.

Philippe Maupeu

Université Toulouse 2 – Jean Jaurès

Laboratoire PLH

1 R. Chartier, Culture écrite et société. Lordre des livres, xive-xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1996, chapitre 2 « Figures de lauteur », p. 70.

2 Nous renvoyons aux travaux dOlivier Delsaux et Tania Van Hemelryck sur les pratiques et les représentations de lautographie en lien avec le statut reconnu à lécrivain à la fin du Moyen Âge (voir notamment O. Delsaux, Manuscrits et pratiques autographes chez les écrivains de la fin du Moyen Âge. Lexemple de Christine de Pizan, Genève, Droz, 2013 ; O. Delsaux et T. Van Hemelryck, Les manuscrits autographes français au Moyen Âge. Guide de recherches, Turnhout, Brepols (« Texte, Codex & Contexte », XV), 2014). La clarification terminologique et la « typologie des manuscrits médiévaux contemporains de lauteur » proposée par O. Delsaux dans son ouvrage (Manuscrits et pratiques autographes, p. 53-63) distingue les différentes étapes de lélaboration, de la production et de la diffusion du manuscrit. Elle concerne avant tout lapproche génétique du texte et du manuscrit. Notre approche nest pas génétique, mais rhétorique : elle sintéresse au statut de lautographie stricto sensu (la main, lempreinte de lauteur dans le manuscrit, quelle soit différentielle, localisée et discontinue – limitée par exemple aux rubriques ou corrections marginales – ou homogène et continue dans tout le manuscrit), et à ses effets rhétoriques dans ce que Delsaux nomme le « manuscrit de publication » (disons aussi manuscrit « publié »), cest-à-dire le manuscrit contrôlé par lauteur et validé par lui, quil soit « manuscrit de dédicace », « manuscrit denvoi » ou « manuscrit de présentation » (p. 61).

3 Nous suivons lédition, la seule à ce jour, établie par Gaston Paris (« Complainte du livre du Champion des Dames a maistre Martin Le Franc son acteur », Romania, 16, 1887, p. 383-437) à partir du manuscrit BnF fr 12476 (fol. 148r-150r), manuscrit de dédicace, le seul à avoir conservé le texte.

4 Complainte du livre du Champion des Dames, str. 25, v. 199-200 : « Ne mas-tu fait lettres porter Comme David fist a Urye ? » (voir 2 Sa 11, 14-15 : « David écrivit une lettre à Joab et lenvoya par lentremise dUrie. Il avait écrit dans cette lettre : “Mettez Urie en première ligne, au plus fort de la bataille. Puis, vous reculerez derrière lui. Il sera atteint et mourra” »).

5 Complainte du livre du Champion des Dames, str. 56-58.

6 Sur cette question, on lira avec grand profit larticle éclairant de Fr. Gingras, « De branche en branche : aux racines des coupes romanesques », Larbre au Moyen Âge, éd. V. Fasseur, D. James-Raoul et J.-R. Valette, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2010, p. 183-195. Sur la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, voir en particulier p. 183-186.

7 Le Livre du chevalier errant de Thomas de Saluces à la fin du xive siècle fait explicitement le lien entre principe structurel dorganisation du livre en branches et ramification des voies de laventure : voir en particulier la miniature du manuscrit BnF fr 12559, fol. 2v, et la tripartition des chemins qui fait écho aux trois branches du récit (consacrées à lAmour, la fortune et la Connaissance) distinguées dans le prologue. Voir Fl. Bouchet, Liconographie du Chevalier errant de Thomas de Saluces, Turnhout, Brepols (« Corpus du RILMA », 3), 2014, p. 27 et fig. 4, p. 115.

8 À vrai dire, il nest pas au Moyen Âge darborescence structurante qui ne soit aussi principe génératif – que lon pense aux Arbres des Vices et des Vertus, où la classification morale sinscrit dans un principe dynamique de génération – superbia radix vitiorum. Voir C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Aubier (« Collection historique »), 2003, chapitre « Le septénaire des vices », p. 275-337.

9 « Polyphème et Prométhée. Deux voies de la “création” au xive siècle », Auctor & Auctoritas, Invention et conformisme dans lécriture médiévale. Actes du colloque international de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), éd. M. Zimmerman, Paris, École des Chartes, 2001, p. 401-410.

10 Ph. Maupeu, Pèlerins de vie humaine. Autobiographie et allégorie narrative, de Guillaume de Deguileville à Octovien de Saint-Gelais, Paris, Champion, 2009, p. 55-62.

11 Guillaume de Deguileville, Le Livre du pèlerin de vie humaine, éd. R. G. Edwards et Ph. Maupeu, Paris, Le Livre de Poche (« Lettres Gothiques »), 2015.

12 Socrate à Phèdre : « Tu avoueras du moins, je pense, quun discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et avec lensemble » (Phèdre, 264c, trad. E. Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 171). Les médiévaux ne connaissaient pas le Phèdre, mais la métaphore du corpus orationis, qui détermine le principe même de la dispositio, est explicitement utilisée dans la Rhétorique à Hérennius (IV, 58), lOrator (126), le De Oratore (2, 325 ; 3, 46) ou bien entendu chez Horace dans lÉpitre aux Pisons (v. 1-9).

13 Pour reprendre les catégories de Michel Foucault, « Quest-ce quun auteur ? » (1969), dans Dits et Écrits, Paris, Gallimard (NRF, « Bibliothèque des sciences humaines »), 1994, t. I, p. 817-849. Rappelons que les lieux dexercice de la fonction-auteur daprès Foucault sont : le nom dauteur, le rapport dappropriation et le rapport dattribution (p. 817). Ajoutons que le nom dauteur, au Moyen Âge, joue dabord comme certification dautorisation, donc selon un rapport d« attribution ».

14 Prologue des éditions de Villon chez Galiot du Pré (1533). Le texte et ses enjeux philologiques sont commentés par J. Cerquiglini, « Clément Marot et la critique littéraire et textuelle : du bien renommé au mal imprimé Villon », Clément Marot, « prince des poëtes françois », 1496-1996. Actes du colloque international de Cahors en Quercy, 21-25 mai 1996, éd. G. Defaux et M. Simonin, Paris, Champion, 1997, p. 157-164 ; et P. Chiron, « Lédition des Œuvres de Villon annotée par Clément Marot, ou comment lautorité vient au texte », Littératures Classiques, 64, 2008, p. 33-51. Sur cette perspective de restauration du texte, appliquée par les humanistes aux auteurs classiques, « abîmés dans une tradition manuscrite millénaire », voir F. Rico, Le Rêve de lhumanisme, de Pétrarque à Érasme, Les Belles Lettres, 2002, p. 40-42.

15 Si, à linstar de Martin Le Franc, lécrivain médiéval continue de faire fond sur un imaginaire végétal du livre, cest désormais dans la perspective dune postérité rêvée, le livre-plante portant fruits et germant du corps même de lauteur défunt, dans une configuration qui nest pas sans rappeler larbre de Jessé : « Or tire oultre : une fois les vers / De ceste paine tosteront, / Car, moy mis en terre, les vers / Et les feulles te flouriront » (Complainte du livre du Champion des Dames, str. 43, v. 337-340 ; voir aussi str. 44, v. 345-348).

16 Voir M. Jourde et al., « Va, mon livre : quelques jalons pour une histoire de la destination », Nouvelle revue du Seizième Siècle, 21(1), 2003, p. 121-151.

17 Horace, Épîtres, éd. et trad. Fr. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1934, p. 132.

18 Ibid., voir note 2.

19 Geoffroy de Vinsauf, Poetria Nova, éd. E. Faral, Les arts poétiques du xiie et xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1982, p. 211, v. 461-526 (le premier exemple de prosopopée, le plus développé, est celui de la Croix.)

20 Passages cités et commentés par J. Cerquiglini, « Limaginaire du livre à la fin du Moyen Âge : pratiques de lecture, théorie de lécriture », French Issue, vol. 108, no 4, septembre 1993, p. 680-695.

21 « Que désormais les laïcs, qui regardent indifféremment un livre renversé comme sil était ouvert devant eux dans son sens naturel, soient complètement indignes de tout commerce avec les livres », Richard de Bury, PhilobiblionLamour des livres, trad. B. Vincent, Paris, Parangon, 2001, chapitre xvii, p. 112. Le livre est parfois supplanté chez le prêtre marié ou concubin par « cet animal bipède quon appelle la femme, avec laquelle le clerc ne doit point vivre, et que nos disciples ont appris de nous à fuir plus que laspic et le basilic » (ch. iv, p. 38).

22 PhilobiblionLamour des livres, p. 40-41.

23 Complainte du livre du Champion des Dames, v.145-152 : « Tant a len fait quil ma falu / Demourer seulet en la mue, / De mousse & de pouldre velu / Comme ung viez aiz quon ne remue ; Ainsy se jay la colle esmue / Raison y a jusques ad ce, Car fol est qui ne se remue / Quant il nest bien en une place ».

24 Paris, Complainte du livre du Champion des Dames, p. 422 : lauteur « a cru devoir enfermer cette fiction dans le cadre, alors inévitable, du songe ».

25 « Se en a moi a ou mal ou bien, Tout vient de toi et moi rien » (Le Corps à lâme, Le Pèlerinage de lâme, éd. J.-J. Stürzinger, Londres, Roxburghe Club, 1895, v. 4209-4210). Voir sur ce thème létude fondamentale de T. Batiouchkof, « Le débat de lâme et du corps », Romania, 20, 1891, p. 1-55 et 513-578, et F. Pomel, Les voies de lau-delà et lallégorie au Moyen Âge, Paris, Champion, 2001, p. 378-381.

26 Cest lhypothèse formulée par lauteur pour expliquer le retour du livre dans un tel état : « Cloez. Le prince a fait edit Quen sa chambre nentre estrangier » (Complainte du livre du Champion des Dames, v. 109-110).

27 Sur lethos, voir lintroduction à louvrage récent Un territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, éd. J.-Cl. Mühlethaler et D. Burghgraeve, Paris, Classiques Garnier, 2017. J.-Cl. Mühlethaler, D. Burghgraeve et C.-M. Schertz, en adaptant les travaux de Jérôme Meizoz sur les « Postures littéraires », proposent une définition de la posture « saisie dans ses rapports avec les notions dethos et de figure » : la posture relève de « lethos montré », « rôle figuratif, endossé par lauteur inscrit, souvent construit à laide de figures de projection » (p. 23). Lethos ne se réduit pas à la posture et aux figures assumées par lauteur : le lecteur le construit par inférence, résultat de sa « démarche interprétative ». Chez Le Franc, la seconde rédaction du Champion des Dames et la Complainte qui la suit définissent a posteriori lethos troublé de la première, offrant à la sagacité du lecteur le « composé » éthique complexe dun écrivain faisant retour sur lui-même.

28 Le Livre à lauteur : « Item, tu as esté à Basle ; Pour tant, comme a Basilien Condempné a la triquebale (sic), On ma rompu bas et lyen » (Complainte du livre du Champion des Dames, v. 229-232). Voir H. Swift, « Martin Le Franc et son livre qui se plaint. Une petite énigme à la cour de Philippe le Bon », LÉcrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, éd. T. Van Emelryck et C. Van Hoorebeeck, Turnhout, Brepols, 2006, p. 329-342 (ici p. 333), et P. Charron, Le Maître du Champion des dames, Paris, CTHS-INHA (« Lart et lessai »), 2004, chapitre iv. La thèse de lImmaculée Conception défendue par Martin dans le Champion, contre la position des ducs de Bourgogne, constitue selon P. Charron une « fervente apologie du parti basiléen (et) la raison majeure du rejet du poème par la cour » (p. 60). Voir aussi de la même critique, « Les réceptions du Champion des Dames de Martin Le Franc à la cour de Bourgogne », Bulletin du bibliophile, 1, 2000, p. 9-31 (ici p. 13-14).

29 Swift, « Martin Le Franc et son livre qui se plaint », p. 336.

30 Voir P. Charron, Liconographie du Champion des Dames de Martin Lefranc, Turnhout, Brepols (« Corpus du RILMA, 4 »), 2016.

31 Swift, « Martin Le Franc et son livre qui se plaint », p. 338.

32 Charron, « Les réceptions du Champion des Dames », p. 19.

33 Charron, « Les réceptions du Champion des Dames », p. 14.

34 Voir Swift, « Martin Le Franc et son livre qui se plaint », p. 334-335.

35 Pour la définition de la convenentia in re et in personis : Cicéron, Orator, éd. et trad. A. Lyon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 26.

36 Chroniques, t. XV, éd. Kervyn de Lettenhove, Osnabrück, Biblio Verlag, 1967, p. 167.

37 Cité par E. Inglis, « A Book in the Hand : Some Late Medieval Accounts of Manuscripts Presentations », Journal of the Early Book Society, ed. Martha W. Driver, vol. 5, 2002, p. 61. Inglis ne dit pas si la forme-livre coïncide effectivement avec la représentation quen donne lauteur.

38 Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck ne le mentionnent pas parmi les manuscrits autographes (Delsaux et Van Hemelryck, Les manuscrits autographes.). Nous citons le texte daprès ce manuscrit.

39 Voir J. B. Williamson, « The Image of the Book in the Works of Philippe de Mézières », Romance Languages Annual, 4, 1992, p. 175-183.

40 Le livre est corps de lexpérience : « Liber scientiae scriptus est in codice, liber experientiae scriptus est in corpore, liber conscientiae scriptus est in corde », Sermo in die cinerum, cité par M.-D. Chenu, Léveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Paris, Vrin, 1969, p. 43.

41 Selon Alain Marchandisse, le manuscrit de la British Library, de bonne facture, orné de trois miniatures, est bien le manuscrit de dédicace remis à Richard II (« Philippe de Mézières et son Epistre au roy Richart », Le Prince et son miroir. Littérature et politique sous les premiers Valois, Le Moyen Âge, 116, 2010(3-4), p. 605-623, ici p. 615).

42 Liconographie chez Mézières nest pas au diapason du débordement pathétique qui caractérise son écriture : elle sinscrit dans une mesure, un modus qui na rien à voir avec leffusion chromatique par exemple des dessins dévotionnels des bénédictines étudiés par Jeffrey H. Hamburger (Peindre au couvent, Paris, Gérard Montfort, 2000). Voir aussi G. Didi-Huberman, « Un sang dimage », Limage ouverte. Motifs de lincarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard (« Le temps des images »), 2007, p. 155-193.

43 Georges Chastellain, Les expositions sur Verité mal prise. Le Dit de Verité, éd. J.-Cl. Delclos, Paris, Champion, 2005.

44 Je me permets de renvoyer à ma contribution à louvrage dirigé par Christian Heck, « Escherpe dOultrecuidance et Bourdon de Folle acoutumance : liconographie du pèlerin dévoyé dans le Séjour dHonneur dOctovien de Saint-Gelais (vers 1494) », Thèmes religieux et thèmes profanes dans limage médiévale : transferts, emprunts, oppositions, Turnhout, Brepols (« Études du RILMA », 4), 2013, p. 229-240.

45 Voir N. Mann, Pétrarque, Arles/Paris, Actes Sud (« Babel »), 1989, p. 34-37.

46 Pétrarque, Sur sa propre ignorance et celle de beaucoup dautres, trad. E. Wolf, Paris, Payot et Rivages (« Poche / Petite bibliothèque »), 2012. Nous nous reportons au texte latin des Éditions Jérôme Million, Mon ignorance et celle de tant dautres, trad. C. Carraud, Grenoble, Éditions Jérôme Million (« Atopia »), 2000, p. 46-48.

47 Mann, Pétrarque, p. 36. Voir également lintroduction dUgo Dotti aux Lettres familières de Pétrarque, livres I-III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. xiv-xv.

48 Roger Chartier écrit à propos de Pétrarque : « Produit dune écriture autographe (et non pas copié par un scribe), destiné à une circulation limitée, soustrait aux reproductions fautives des copistes professionnels, le “livre dauteur” doit manifester sans quelles soient trahies ou détériorées les intentions qui ont présidé à la composition de lœuvre » (Culture écrite et société, chapitre 2, « Figures de lauteur », p. 69).

49 Il va sans dire quil faudrait mettre ce témoignage de Pétrarque à lépreuve du manuscrit autographe Vaticanus 3359.

50 La scénographie, dans le sens que définit Dominique Maingueneau, est la situation de lénonciation de lœuvre telle quelle est postulée par lœuvre elle-même, et non la réalité empirique de son énonciation. Voir Le contexte littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, chapitre 6.

51 Voir à ce sujet les travaux de G. Ouy, « Autographes calligraphiés et scriptoria dhumanistes en France vers 1400 », Bulletin philologique et historique (jusquà 1610) du Comité des travaux historiques et scientifiques. Année 1963. Actes du 88e Congrès national des Sociétés savantes tenu à Clermont-Ferrand, 1966, p. 891-898 ; « Nicolas de Clamanges (ca. 1360-1437), philologue et calligraphe : imitation de lItalie et réaction anti-italienne dans lécriture dun humaniste français au début du xve siècle », Renaissance und Humanistenhandschriften. Herausgeben von Johanne Autenrieth unter Mitarbeit von Ulrich Eigler, Munich, Oldenbourg, 1988, p. 31-50.

52 Voir P. Zumthor, Le masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil (« Poétique »), 1978, chapitre iii.