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Classiques Garnier

Jeux de pistes : reflets d’auteurs dans le manuscrit français 19139 Charles d’Orléans, Alain Chartier, Jean de Garencières… et les autres

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 2, n° 36
    . varia
  • Author: Mühlethaler (Jean-Claude)
  • Abstract: The MS BnF, fr. 19139 contains texts by Charles d’Orléans, Alain Chartier and Jean de Garencières. Various elements in the collection incite the reader to establish links between the lyric voices and the historical authors, detecting an experience under the veil of the courtly discourse. If we combine the textual and the graphic clues, taking account of what a given proper name evokes for us, we see a world emerging, in which the figures of author, copyist, and owner compete against one another.
  • Pages: 257 to 278
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406089537
  • ISBN: 978-2-406-08953-7
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08953-7.p.0257
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-29-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Jeux de pistes : reflets dauteurs
dans le manuscrit français 19139

Charles dOrléans, Alain Chartier,
Jean de Garencières… et les autres

Ils composeront ainsi un nouveau roman, suggéré par lauteur, et qui nentretient avec sa biographie quun rapport de diversion.

J.-B. Puech, Du vivant de lauteur.

Homère, paraît-il, était aveugle. Mais ni les innombrables représentations de laède depuis lAntiquité, ni ladmiration générale pour lIliade et lOdyssée nont empêché que des doutes ne surgissent, quitte à mettre en question lexistence même du poète, peut-être trop monumental pour être vrai. Imaginaire (collectif et figé) ou trace dune réalité, dun vécu ? Comme le remarque José-Luis Diaz1, la notion d« auteur » oscille entre ces deux pôles : il y a dun côté lhomme réel, qui a vécu à une certaine époque ; de lautre la figure inscrite dans le texte et, enfin, lidée que sen fait le lecteur avec les moyens du bord. Quand il tient le livre ou le manuscrit entre les mains, il exploite des indices parfois infimes, notamment les « postures » – les rôles à travers lesquels lauteur se met en scène – et ce quil perçoit comme des « doubles2 » possibles de lécrivain. La lecture implique la quête dun interlocuteur, dun responsable du texte, quon ne peut sempêcher de désirer et de 258fantasmer au-delà des multiples masques, parfois déroutants, que prend le poète3. Rien ne paraît plus irritant que lanonymat ou un pseudonyme cachant un auteur évanescent : les débats quont suscité en 1669 les Lettres portugaises ou, à notre époque surmédiatisée, la fièvre que provoque lénigme Elena Ferrante sur la toile, en disent long à ce sujet. Il nous faut une personne réelle à qui rattacher lœuvre, un vécu qui en garantisse le statut et lauthenticité.

Mais que faire alors des œuvres médiévales ? Si elles ne sont pas anonymes, le nom nest souvent guère plus quun nom : que savons-nous de Chrétien de Troyes ou de Jean Renart ? Encore à la fin du Moyen Âge, le nom peut tenir du leurre : dans Villon résonne « vil homme » – serait-ce un nom de plume ? – et le testateur se présente tour à tour en amant malheureux, pauvre hère, malfrat, fils aimant, clerc et moraliste… Quant à la vie de Charles dOrléans, elle a beau être connue, son moi en éclats déroute : au fil des pièces lyriques, on finit par se demander où, entre lamant martyr, le malade, le médecin, lécolier de Mélancolie, lhomme « viel et chenu » (R79), qui se compare au chat indifférent, et lhédoniste goûtant les plaisirs de la table (R370), se cache le vrai Charles dOrléans, le prince et/ou le poète.

Les frontières qui séparent auteur réel, textuel et imaginaire sont floues, les recoupements entre les trois instances à la fois fréquents et incertains. Nous nous intéresserons ici moins au travail interprétatif du lecteur en train de (se) construire une image de lécrivain quaux éléments qui, dans un manuscrit, sont autant de stimuli lincitant à forger un lien entre la voix lyrique (ou narrative) et lhomme, à déceler un vécu sous le voile dun discours tributaire de la tradition courtoise et allégorique. La démarche présuppose une attention particulière au détail, fruit dune lecture silencieuse et individuelle. Celle-ci, on le sait, gagne du terrain à la fin du Moyen Âge, bien que la récitation oralisée et publique continue à être appréciée4 aux cours princières. Dans le manuscrit français 19139 259conservé à la Bibliothèque Nationale5 de Paris, au moins un indice laisse penser quil était (aussi) conçu pour être feuilleté, parcouru des yeux : à plusieurs reprises, le mot cœur est remplacé par un dessiné, que ce soit dans la partie consacrée à Charles dOrléans6 (p. 52), à Alain Chartier7 (p. 181) ou au chevalier-poète Jean de Garencières8 (p. 457). Remarquons que, dans le Livre des quatre dames de Chartier, les vers « A Dieu pleust / Que mon pour le sien peust / Estre en ostaige » sont placés dans la bouche de la seconde dame, celle dont lami a été fait prisonnier à la bataille dAzincourt et qui est aussi poète à ses heures, écrivant des ballades9 dinspiration courtoise. Certains y ont vu une allusion au couple de Charles dOrléans et de Bonne dArmagnac, que le jeune duc avait épousée en 1410, cinq ans avant dêtre emmené, captif, en Angleterre.

La présence dun autre cœur dessiné mérité dêtre signalée, celui qui se trouve à la p. 117, là où se termine la partie consacrée aux poésies de Charles dOrléans. Après le Songe en complainte sont transcrites des pièces que la critique nattribue quen partie au prince : une ballade, des complaintes, le Lay piteux, puis des rondeaux10, des complaintes et à nouveau des rondeaux qui constituent un échange de propos – inhabituel dans le lyrisme aurélien – entre une dame et son amant. Le passage se clôt par une composition sans refrain, comprenant trois strophes, lune de cinq, la seconde de trois, la dernière de cinq octosyllabes que nous transcrivons ici :

Mon bien, mamour, mon fin doulx,

A vous me rens, a vous suis tous.

Je vous ayme plus que autre femme

260

Nautre que vous naura la garde,

Elas, de moy qui suis a vous.

(BnF, fr. 19139, p. 117)

Le cinquain tient de la déclaration damour et de la dédicace. Il est suivi de lexplicit qui lie lécriture du prince à lexpérience de la prison, néanmoins de manière moins détaillée11 que ne le fait le manuscrit 2070 conservé à la Bibliothèque de lArsenal. Lexplicit fait écho à la note liminaire figurant dans la marge supérieure du feuillet où commence la Retenue dAmour. La même information encadre ainsi la production lyrique de monseigneur le duc dOrléans :

Cy fine le livre que monseigneur le duc dOrleans a fait estant prisonnier en Angleterre.

Explicit.

(BnF, fr. 19139, p. 117)

Cy commence Le Livre que monseigneur Charles duc dOrleans a faict estant Prisonnier en Angleterre.

(BnF, fr. 19139, p. 1)

Le livre, le statut social, le nom, la prison… et le cœur, là, sur la page ! On sait limportance du titre pour la perception dune œuvre ; les valences symboliques de la prison (damour) dans la tradition courtoise sont également connues. Le lecteur de notre manuscrit, transcrit vers le milieu du xve siècle, voit ainsi samalgamer, dans la figure du duc, le vécu dun seigneur en vue et la posture littéraire. Il est amené à le percevoir comme incarnation de lamant parfait dont la constance inébranlable saffirme une dernière fois dans les vers conclusifs avec ce cœur iconique. Telle est aussi limage du Charles dOrléans imaginaire que brosse le Livre des quatre dames (1416) dAlain Chartier, déjà évoqué ; cest ainsi que le perçoit encore Martin le Franc, auteur bourguignon, quand il évoque le « livre quil fit en Inglant » dans le Champion des dames (1442), puis rappelle quil « voa et promist en prison12 » de respecter les 261commandements dAmour. René dAnjou, ami personnel du duc, ne dit pas autre chose dans le Livre du cœur dAmour épris (1457) : pendant son exil, Charles dOrléans aurait fait « a Amours hommaige13 » non pas pour son épouse, il est vrai, mais pour une dame anglaise. Seulement, le sentiment (le vécu) se réduit aux yeux de René dAnjou au présupposé nécessaire à léclosion dun admirable lyrisme damour, que favorise le cadre de la prison. Lécrivain simpose au détriment du prince, lacte créateur prime sur le drame personnel au point de passer sous silence tout larrière-fond politique.

Dans le sillage de ces lectures où la biographie est vue à travers les lunettes courtoises, limprimeur parisien Antoine Vérard fera un pas de plus en évacuant tout ancrage référentiel lorsquil publie La Chasse dAmours et Le Depart dAmours en 1509. Bien que le recueil contienne une grande partie des compositions du duc14, le nom de Charles dOrléans ny figure nulle part. Ses ballades et rondeaux sont attribués pour lessentiel à lAmant Parfait. Dans un passage dont le canevas est celui – fortement théâtralisé (des rubriques signalent la prise de parole par différentes personnifications) – de la Retenue dAmour, louverture de la « lectre de retenue » est réécrite de façon radicale :

Charles dOrléans

Antoine Vérard

Salus de cueur, par nostre grant humblesse,

Salut de cueur par nostre hardiesse !

A tous amans.

A tous amans

Savoir faisons que le Duc dOrlians,

Sçavoir faison, et a tous caÿmans,

Nommé Charles, a present jeune dans,

Que cest enfant, lung de noz reclamans,

Nous retenons pour lun de noz servans.

Amant parfait, nect com deux dÿamans

(éd. Arn, v. 403-407)

(Chasse, fol. 186r)

Le jeune Amant Parfait sest substitué à Charles dOrléans ! Tout signe de présence du prince a été soigneusement gommé, empêchant définitivement le lecteur détablir un lien entre le récit allégorique et un vécu individuel, entre le personnage et lauteur… pourtant père de Louis xii, alors roi de France. Le cordon ombilical entre lhomme et lœuvre est coupé, de sorte que ses ballades et rondeaux soffrent à être récupérés 262dans un geste dappropriation15, puis réinterprétés et transformés au sein du recueil. En refusant de se confiner dans le rôle de lecteur ou celui dun copiste respectueux du texte, léditeur et son collaborateur (Blaise dAuriol) ont pris la place de Charles dOrléans, alors même que le duc avait pris soin à inscrire sa présence dans son manuscrit personnel, le célèbre français 25458.

BRODER AUTOUR DU NOM :
JEUX DE PISTES DANS LES MANUSCRITS 25458 ET 19139

Le nom, revendiqué, tisse un lien fort entre le moi textuel et lauteur. Dans le recueil personnel de Charles dOrléans, sa nature varie néanmoins selon les sections du manuscrit, partiellement autographe16. Du travail pionnier de Pierre Champion17 à la récente analyse de Mary-Jo Arn18, la complexité de sa structure a bien été mise en évidence, de sorte que nous pouvons ici nous limiter à opposer (grossièrement) le « Livre de la prison » – pour reprendre le titre donné aux pièces composées en Angleterre par les éditeurs du xixe siècle – et le « Livre dAmis19 » qui correspond à lépoque de Blois où Charles dOrléans vit à partir de 1450 après sêtre retiré des affaires. Les deux parties sont conçues pour des audiences et dans des buts différents. Dans la seconde, les mentions « Orlians », « de Mgr dOrlians » ou – avec indication de la destinataire (ici la belle-sœur du duc) – « Rondel de Mgr a madame dAngoulesmes » (R270) permettent de distinguer les compositions du prince de celles de ses amis ou des poètes de passage. Aux indications fournies par les rubriques correspond la multiplication décritures différentes, parfois 263autographes, où transparaît ce que Jane Taylor a appelé avec bonheur « lesprit de coterie20 ». à travers le jeu des noms et des écritures, les échos aussi entre différents poèmes21, le lecteur hume le parfum de la vie de cour, le bruissement de son activité littéraire. Dans un tel contexte, louverture de la ballade B140 qui – avec son cortège de personnifications (Penser, Confort, Fortune, Monde, Espoir, Tourment) – invite à une lecture en clé allégorique, prend une saveur particulière. Les premiers vers offrent des précisions géographiques qui font écho aux noms que livrent les rubriques : « En tirant dOrleans a Blois / Lautre jour par eaue venoye » évoque la navigation sur la Loire et, contrecarrant la tendance à labstraction de lallégorie, place lensemble de la composition sous un éclairage subjectif. Le lecteur a limpression de saisir le prince sur le vif, en navigateur solitaire, plongé dans ses rêveries … amoureuses ou spirituelles22.

Très différent est le statut du nom dans le « Livre de la prison » dont la cohérence simpose à lœil par la facture soignée et la vague structure narrative qui, de la Retenue au Songe en complainte, dessine la courbe dun amour, de son éclosion à la mort de la dame. Aucune nécessité donc dindividualiser dans les rubriques le moi lyrique, puisque celui-ci monopolise la parole. Le nom du prince apparaît au moment où, dans la Retenue, « Charles, Duc dOrlians » (v. 114) est présenté par Jeunesse au portier du château dAmour, puis au dieu en personne. Celui-ci reconnaît en ce prince à la « fleur de lis » (v. 166), issu de la maison de France, le fils de lun de ses fidèles serviteurs, le duc Louis dOrléans (v. 171-174). Son nom figure encore dans la Copie de la lettre de retenue (v. 405), puis revient dans le Songe en complainte, quand « Charles, le duc dOrlians » (v. 181) soumet au dieu sa Requeste afin dêtre dispensé du service dAmour ; on le retrouve enfin dans la Copie de la quittance dessusdicte (v. 375) où il est accédé à son désir.

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Noblesse oblige ! La vocation poétique de Charles dOrléans paraît directement liée à son statut social23, dautant plus que le contexte confère aux mentions du nom un caractère officiel : la présentation à la cour dAmour, puis lhommage lige au seigneur débouchent sur des documents à caractère (peudo-) juridique où le nom désigne soit lauteur (on est proche de la signature), soit le destinataire de lécrit. Placés dans la Retenue et le Songe, les noms encadrent la séquence des ballades, de manière à tisser un lien fort entre le parcours amoureux du moi et leur auteur. Limportance accordée au nom saffirme définitivement à la p. 4 du manuscrit où « Charles duc dOrlians » (v. 114) est souligné, attirant nécessairement le regard du lecteur. Le duc et amant simpose comme « sujet principal24 » du récit douverture et, partant, des pièces lyriques qui suivent.

Le regard du lecteur est aussi attiré par le blason du prince – écartelé de France et de Visconti25 – inséré dans la lettrine à la p. 1, cet « O » sur lequel souvre la Retenue dAmours. Comment ne pas le rapprocher de la fleur de lys26 intégrée à la décoration dans la marge inférieure ? Alors que lemblème royal se trouve à la place quoccupent habituellement les armoiries ou devises des propriétaires27, le statut du blason ducal paraît plus ambigu : affirmation de propriété ?… affirmation de la conscience dynastique de lauteur, telle quon la retrouve dans la Retenue (avec une bonne dose dauto-dérision28, le poète se présentant en jeune homme timide et balbutiant) ?… Individualisation du moi amoureux dont la voix va sélever au fil des ballades ?… Les frontières entre les différents 265rôles (paratextuels et textuels) sont floues, mais la dernière piste – a priori moins évidente – trouve de quoi se nourrir, quand on arrive à la description du tombeau de la dame, enterrée « dedens le moustier des amoureux » (B69, v. 2) :

Dessus elle gist une lame

Faicte dor et de saffirs bleux.

(B69, v. 12-13)

Le poète offre à la défunte, parangon de courtoisie, un écrin princier. Il a beau gloser – dans une démarche rare sous sa plume – lor et le bleu, le premier représentant le Bonheur, le second la Loyauté, un lecteur tant soit peu attentif y reconnaîtra les deux couleurs de la maison royale, bien présentes dans le blason ducal29. Le poète et le prince semblent se confondre dans le geste qui célèbre celle qui fut « le tresor de tous les biens mondains » (refrain). Cela suffit-il pour que la dame soit parée aux couleurs de la France ? Un courtisan qui était informé des infortunes de loncle du roi aura pu y voir une allusion à Bonne dArmagnac, décédée entre 1430 et 1435, pendant que son époux était prisonnier en Angleterre. La critique aussi a franchi le pas : dans le sillage de Pierre Champion, Daniel Poirion30, puis John Fox – avec quelques sérieux bémols31 – voient le fantôme de Bonne hanter les ballades du prince sous le voile des conventions courtoises.

Il ny a, dans le BnF, fr. 19139, ni armoiries ni nom souligné. Au début en tout cas, aucun lien visuel ne sétablit entre le moi lyrique et les marques de lauteur (et/ou du propriétaire). Il faut se plonger dans la lecture de la Retenue, arriver à lendroit au apparaît le nom de Charles dOrléans, pour être tenté de mettre en relation les données de la note liminaire (voir supra) et la mise en scène du moi dans le récit. Mais alors que lien entre le blason et le jeune prince de la Retenue sétablit sans peine dans le manuscrit personnel, le contraste entre le « prisonnier » 266de la note liminaire du français 19139 et le timide jouvenceau à la cour dAmour déroute. Rien ne rattache lAngleterre à lespace allégorique de sorte que, malgré le nom propre et le statut social, leffet de fiction lemporte, invitant à distinguer lauteur réel (celui de la note liminaire) du moi textuel. Ceci nempêche pas la tentation biographique démerger, ne serait-ce que par la narration au passé qui, renvoyant au temps de ladolescence, crée chez le lecteur lattente dune vie qui, à un certain moment, basculera, confrontant le moi à lexpérience de la prison.

Or, lattente sera déçue, car, entre la Retenue et le Songe en complainte, la réalité anglaise est aux abonnés absents. Par deux fois seulement, au détour dun vers, la dame lointaine est associée à la France (B28 ; B50) ; une fois enfin, le locuteur déclare « Prisonnier suis, dAmour martir » (B40, v. 33). Mais le vers fait penser à la prison allégorique dAmour plus quà la Tour de Londres : lamant martyr, le rôle choisi, reste distinct de lauteur réel. Lamalgame ne se fait guère quau moment de la signature à la fin de la lettre32 envoyée par lamant à Amour après quil a quitté la cour du dieu. La signature se détache sur la page dans le français 19139 où elle est précédée dune indication (soulignée) qui la sépare nettement de ce qui précède :

Le dessoubz de la lettre

Le bien vostre Charles duc dOrleans

Qui jadiz fut lun de voz vrays servans.

(BnF, fr. 19139, p. 92)

Le nom est là, à la rime, incontournable. Et seulement quelques pages plus tard, le regard du lecteur est arrêté par une autre mise en relief, celle du nom sur lequel souvre le « dit de France33 » (p. 101), écrit en caractères plus grands, de manière plus appuyée, comparables aux caractères gras dans la typographie moderne :

France jadiz on te souloit nommer,

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En tous païs, le tresor de noblesse.

(BnF, fr. 19139, p. 101)

Le scribe recourt à la même technique au début de la dernière strophe de la complainte. Pour le lecteur qui est, pensons-nous, naturellement tenté de faire abstraction du copiste, la mise en relief fonctionne ici comme une signature authentifiant les vers écrits par le duc alors quil était « prisonnier » (éd. Arn, v. 85) :

Et Je Charles duc dOrleans rimer

Voulu ces vers ou temps de ma jeunesse.

(BnF, fr. 19139, p. 104)

On tourne la page et voici le Lay piteux. Placé sous le signe du souvenir et de léloignement, la voix féminine qui sélève signe un retour au registre amoureux après la teneur politico-morale de la Complainte :

Bonne saison, bon temps avoye,

Elas, amy, quant vous veoye !

Reconfort bon et vous prenoye ;

Tant de plaisir et dautre bien

Rejoissoit ma seule joye.

(BnF, fr. 19139, p. 105)

« Bonne » a beau être ici un adjectif, il simpose à première vue – cest à-dire avant quon ne se mette à lire le Lay – comme un nom propre, celui de la duchesse, lequel fait écho à « France » et à « je, Charles ». La transcription nest pas innocente : le copiste, qui est nécessairement aussi lecteur, interprète le texte dans une perspective biographique et nous invite à le suivre sur ce chemin. De son exil, le prince, responsable politique, sadresse à la France menacée ; le poète, féru de courtoisie, rêve de son épouse lointaine. Plusieurs de ses ballades qualifient la dame de « bonne ». Dans le Lay piteux, lamant linterpelle aussi par « Bonne et Belle » (p 108), syntagme certes figé, mais qui apparaît déjà quelques vers plus haut : la répétition lui donne une résonance particulière, surtout sous la plume du duc dOrléans. Le constat simpose : les noms propres (ou ce qui est perçu comme tel) jouent un rôle de signal, dembrayeur interprétatif, du moins pour un lecteur au courant des 268heurs et malheurs du prince. Celui qui en ignore tout, verra dans « bonne et belle » un cliché courtois, sans plus ; pour linitié (le courtisan), il sagira dune allusion voilée à lépouse. À ses yeux, le je textuel et la personne historique tendent à se confondre dans une entité qui relève nécessairement de limaginaire : le lecteur la construit en amalgamant données textuelles et biographiques, de manière à ce que lune éclaire et complète lautre. Comme le fera bien plus tard Sainte-Beuve dans une démarche érigée en méthode dinvestigation, un tel lecteur est poussé à établir, à partir de quelques indices, « le rapport de lœuvre à la personne même, au caractère, aux circonstances particulières34 ». Il construit un portrait littéraire de lauteur, comme la fait, à lépoque, le propre secrétaire du duc, lhumaniste Antonio dAsti. Dans la préface à sa traduction latine des poésies du prince35, il le compare à Ovide exilé sur les rives de la mer Noire, doù celui-ci avait envoyé des épîtres à son épouse (entre autres), restée à Rome. Le secrétaire pare Charles dOrléans du prestige de lauctoritas, du maître incontesté du lyrisme damour. Bref, il cherche à le statufier.

AUTEURS IMAGINAIRES ET STRUCTURE DE RECUEIL

Les noms, donc, font signe. À lintérieur dun recueil, ils situent les auteurs les uns par rapport aux autres, contribuant à créer limage que le lecteur se fera de chacun deux. Dans le BnF, fr. 25458, nous lavons vu, le « Livre de la prison » soppose au « Livre dAmis » : au Charles dOrléans, amant courtois en exil, répond le Charles dOrléans, centre rayonnant dune coterie littéraire. Une opposition comparable se retrouve, dans le BnF, fr. 19139, entre les parties consacrées respectivement à Charles dOrléans et Jean de Garencières. Voici comment se présente la structure du manuscrit36 :

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p. 1-117 : recueil dœuvres de Charles dOrléans (comprenant le Lay piteux) ;

p. 121-412 : recueil dœuvres dAlain Chartier (comprenant lHospital dAmours dAchille Caulier) ;

p. 412-481 : les poésies de Jean de Garencières.

Le manuscrit fonctionne comme un triptyque dont le panneau central (quantitativement le plus important) est flanqué de deux panneaux qui se font pendant. Tandis que la partie consacrée à Chartier souvre de façon abrupte, sans mention de nom dauteur (nous y reviendrons), par Cy commence le Debat de reveille matin, les deux autres placent lœuvre sous la paternité respective du prince prisonnier et du chevalier-poète. Le titre lEnseignement du dieu dAmours – mis en évidence (à lexception d« Amours ») par des caractères gras surdimensionnés – est précédé de lindication « Garencier[e]s. Vous mavez ». La combinaison du nom propre et de la devise, puis la présence récurrente de la seule devise, construisent lunité du recueil en authentifiant les ballades, complaintes ou rondeaux de cet auteur37 qui fut au service de Louis dOrléans et échangea des pièces lyriques avec son fils38. Par sa devise, Jean de Garencières saffirme comme noble, mais donne surtout de soi l« image épurée39 » dun amant courtois soumis au vous de la dame. Il rejoint Charles dOrléans, tel que le présentent le cinquain doctosyllabes (voir supra) avec le cœur dessiné, juste avant lexplicit de la première section, ou cette signature qui fait rimer « Orleans » avec « servans » (p. 92), de manière à exhiber sa fidélité en amour. Comme dans le manuscrit 25458, les marques dauthentification servent à distinguer les compositions de Garencières de celles dues à la plume dautres auteurs : Gaucourt, Jehan de Faiel, Jacques du Peschin ou « ceulx de Bordeaulx » (p. 478) qui, de leur côté, mentionnent le nom de leur correspondant dans les pièces quils lui adressent. La poésie se conçoit comme échange.

270

Dans le manuscrit 19139, Charles dOrléans et Jean de Garencières sont les deux saisis dans une pose courtoise. Mais la voix du prince sélève, solitaire, dessinant et surtout méditant la courbe de ses amours dans une réflexion aux infléchissements méta-poétiques ; le chevalier apparaît, lui, demblée plus mondain, car sa poésie tient du passe-temps aristocratique. Que ce soit dans lentourage de Louis dOrléans ou à la cour de Charles VI, le lyrisme vient, remarque Christopher Lucken, « souder, en même temps quune communauté poétique, une communauté culturelle et politique40 ». Pourtant, bien que Jean de Garencières et Charles dOrléans soient issus du même milieu, lun et lautre tributaires de ses canons esthétiques, nourris de lidéologie régnante, limage que sen fera le lecteur du BnF, fr. 19139 est pour le moins contrastée. Les deux sections de poèmes se font, il est vrai, écho dans la mesure où chacune souvre sur un récit qui met en scène le moi face à Amour. Nous sommes invités à lire en parallèle la Retenue et lEnseignement du dieu dAmours, lun et lautre écrits en décasyllabes. Mais, au-delà des convergences qui donnent aux deux récits un air de famille, les postures choisies par Charles dOrléans et par Jean de Garencières diffèrent sensiblement.

LEnseignement aurait été écrit pour Louis dOrléans41 et serait par conséquent antérieur à lassassinat du duc en 1407. Les premiers vers placent le moi dans une situation topique, telle quon la rencontre souvent dans le lyrisme au tournant du xive au xve siècle. Ils le présentent seul, sous lemprise de la mélancolie dans un cadre printanier :

Ung jour mavint que, par merencolie,

Ou moys de may plaisant et gracieux,

Je chevauchoie le long dune praerie,

Un bien matin ou jestoie tous seulx.

(Enseignement, v. 1-4 : BnF, fr. 19139, p. 412)

Par la suite, nous apprenons quil sagit dun « jeune valleton » (v. 15) qui a quitté sa dame, parce quelle lui aurait préféré un rival. Le dieu dAmour linvite alors à reprendre « lamoureux mestier » (v. 80) en se mettant au service de la plus belle. Mais lacteur hésite, car il sait que la 271dame de ses rêves est courtisée par de « plus grans maistres », qui « ont puissance et loz, renommee » (v. 98-99). Tandis quils sont vêtus avec élégance, il est, lui, ni « jolis ne avenant » (v. 113). Pourquoi la dame écouterait-elle un amant qui ne sait pas chanter, pas danser et ne brille ni par la sagesse ni par la vaillance ? Voilà un autoportrait à charge, auquel Amour réplique en dénonçant, dans le sillage du Roman de la Rose42, linconstance des grands seigneurs qui « ayment faintement » (v. 133).

À la lecture de lEnseignement se dégage limage dun acteur pauvre, dépourvu de lurbanitas qui distingue le bon courtisan, mais dont la rusticitas garantit un amour sincère et constant. La posture choisie ne correspond aucunement au statut social de Jean de Garencières et encore moins à celle de son destinataire, le duc dOrléans. Mais lun et lautre auront pris plaisir à un jeu littéraire marqué au sceau de l(auto-)ironie, trait quon retrouve sous la plume de Charles dOrléans ; la mise en scène du moi répond aux attentes et aux goûts dune société de cour, pour laquelle la poésie était délassement et la courtoisie un objet de débat. À quel point la construction dune image auctoriale est un processus interactif se confirme, quand on lit la Retenue à la lumière de lEnseignement. Le prince y prend le contrepied de la posture adoptée par Jean de Garencières. Non seulement il livre son nom (voir supra), mais affirme haut et fort son appartenance à la haute aristocratie. Loin dêtre lun de ces grands seigneurs volages que Garencières dénonce par la bouche dAmour, Charles dOrléans se présente sous les traits dun jeune homme timide qui craint dentrer au service du dieu. Au contraire de lintimité qui caractérise lEnseignement, où la rencontre se réduit à un dialogue entre Amour et lacteur au détour dun chemin, la Retenue situe lenamourement dans un cadre curial qui dit limportance du decorum. Les personnifications qui entourent le dieu, le caractère juridique de la Lettre de retenue, tout contribue à une mise en scène orchestrée, à travers laquelle sexprime la dignité à la fois dAmour et de son nouveau vassal. Le prince, conscient de son rang, nadopte pas lhumble posture dun Jean de Garencières, chevalier et poète dont le but est dentretenir son seigneur et son entourage. Charles dOrléans ne saffirme pas non plus en amant parfait, marquant demblée ses réticences face à un rôle que lui imposent son rang, mais aussi la force séductrice de Beauté, 272autrement dit les conventions sociales et dame Nature (léveil des sens, dirions-nous aujourdhui).

Image contrastée donc. Reflet dune hiérarchie aussi : placées en tête du manuscrit, les poésies de Charles dOrléans sont laune à laquelle se mesurent les autres pièces réunies dans lanthologie, y compris celles dAlain Chartier, pourtant maître reconnu du lyrisme européen entre Moyen Âge finissant et Renaissance43. Une telle affirmation de limportance du prince-poète dans le champ littéraire expliquerait-elle pourquoi la section consacrée aux œuvres de Chartier ne soit pas placée sous légide du nom de leur auteur, comme sil sagissait de minimiser son importance ?… À moins que, vu la célébrité de ses textes autour de 1450, on ait jugé une telle précision superflue, en tout cas pour un public nourri de littérature ?… Peut-être, mais le tiers supérieur de la p. 121 est resté blanc – il manque aussi la lettrine A au début du premier vers du Debat –, comme en attente dun nom et dun titre ou dune note liminaire plus détaillée. Cela laisse une fâcheuse impression de travail resté en suspens.

Déçus, il ne nous reste quà feuilleter les pages consacrées à Chartier, et ceci… jusquà la p. 284 où son nom apparaît enfin : « Cy fine la Response maistre Alain ». Ce qui, habituellement, est présenté comme lExcusacion44 adressée par le poète aux dames, prend dans notre manuscrit laspect dune protestation de Chartier contre les propos tenus par la Belle Dame sans merci – dont il ne serait par conséquent pas lauteur – en donnant pour titre (trompeur) à sa réaction : « La Response a la Belle Dame sans mercy » (p. 276). Chartier est saisi dans son statut dauteur (et non plus de lecteur critique) seulement à la p. 311, avec le titre suivant : « Cy commence la Complainte maistre Alain ». Reconnu en sa qualité de maître, posé en clerc par opposition aux deux chevaliers poètes, son autorité paraît désormais établie. Et pourtant ! Loin de trouver, à la fin de la Complainte, un explicit confirmant la paternité de Chartier, le dernier vers est suivi dun autre nom, bien au centre de la page et de surcroît surmonté dune fleur de lys : « Bonnefoy » (p. 317). Cela ressemble à une signature, un peu comme si une autre personne venait se substituer 273à lauteur ou, au moins, jugeait avoir une part de responsabilité non négligeable dans la genèse du texte. Le lien qui se tisse entre le nom et la complainte est dautant plus fort que « Bonnefoy » fait écho au mot sur lequel se clôt le dernier vers : « en paradis la voye ». Lambiguïté ne se lève quà la toute fin du manuscrit, quand sachève la section dévolue à Jean de Garencières :

Vous mavez.

Explicit. Ce petit livre est escript

de la main de Bonnefoy.

(BnF, fr. 19139, p. 481)

Dans le colophon, les rôles respectifs de lauteur et du copiste sont clairement distingués. La devise « Vous mavez » fonctionne comme une signature attribuant la paternité des vers à Garencières ; le nom de Bonnefoy ne figure quaprès lexplicit, le renvoyant à son statut décrivain (au sens médiéval du terme). Seulement, ce scribe porte un nom, au contraire de lauteur sans corps, qui est réduit à sa devise idéalisante. La substitution de lauteur par le copiste à la p. 317 nen est que plus saisissante et on se demande jusquoù celui-ci va dans laffirmation de son rôle. Est-ce que le « petit livre » (p. 481) se réfère à lensemble du manuscrit ou seulement aux sections où figure le nom du copiste ? Celui-ci napparaît pas sur les feuillets où sont transcrites les pièces de Charles dOrléans. Nous le rencontrons par contre aux p. 403 et 412, parmi les textes dAlain Chartier. La première fois, le nom trouve place entre les derniers vers de lHospital dAmours et la Balade dAlain (« Aucunes gens mont huy araisonné ») ; la seconde mention vient en clôture du Lay de plaisance. Chaque fois, le nom de « Bonnefoy » est surmonté de la fleur de lys :

Explicit Bonnefoy.

(BnF, fr. 19139, p. 403)

Cy fine le Lay de plaisance Bonnefoy.

(BnF, fr. 19139, p. 412)

Le premier exemple est ambigu. Le nom propre figure après lexplicit, comme à la p. 481, dans la position réservée au copiste ; mais il se trouve sur la même ligne, tendant à usurper la place dAchille Caulier relégué aux oubliettes. Le nom de Bonnefoy simpose à nous juste avant lincipit 274dune ballade attribuée à Chartier, de sorte quil fait figure démule du père de léloquence française. Conscience – ou orgueil45 ? – dun scribe qui va jusquà sattribuer, quelques pages plus loin, purement et simplement la paternité du Lay de plaisance ? Peut-être la question na-t-elle pas vraiment lieu dêtre dans la mesure où tout copiste (lun plus, lautre moins) est – ne serait-ce que par les variantes quil introduit – un co-auteur46 des textes quil transcrit. À une époque qui ignore les droits dauteur et où la paternité dune œuvre reste une donnée fragile, le scribe a tout loisir de saffirmer. La question provocatrice de Pierre Bayard – « Et si les œuvres changeaient dauteur47 ? » – ne relève pas de lhypothèse pour la fin du Moyen Âge. Malgré lémergence dune « esthétique de la signature48 » et léclosion dune conscience dauteur, les flottements dans lattribution dune œuvre ne manquent pas ; ils sont favorisés par un style dépoque (les conventions courtoises) qui gomme en partie lindividualité dune écriture. Rien nempêche donc le lecteur de sinterroger sur lidentité de Bonnefoy, de lire le Lay de plaisance et lHospital dAmours à la lumière de ce quil peut savoir de sa vie ou de (se) la construire à partir dindications glanées dans les deux dits. Seulement, lira-t-on de la même manière le Lay de plaisance sil est de lobscur Bonnefoy plutôt quécrit par maître Alain, auteur généralement admiré ?

Le nom parlant de Bonnefoy a de quoi intriguer. Il dit la probité du copiste-auteur, suggère aussi la sincérité dun amant courtois à la manière de la devise adoptée par Jean de Garencières ou du cinquain conclusif de la section dédiée à Charles dOrléans. Mais le caractère référentiel du nom se met à vaciller, quand le lecteur se souvient que, dans la Retenue dAmours, puis dans la Ballade 30 et la Departie, Bonne Foy personnifiée est chargée de rédiger la Lettre de retenue, puis la Quittance qui libère lamant de ses obligations. Elle est chaque fois qualifiée de secrétaire ou, dans la Departie, de notaire du dieu dAmour :

275

A Bonne Foy, que tenez

Et nommez

Vostre principal notaire

(éd. Fox/Arn, v. 239-241)

Par les hasards de la mise en page, le nom du notaire « Bonnefoy » (écrit ici en un mot !) caracole en tête du premier vers transcrit à la p. 82 du BnF, fr. 19139. Les signatures de la seconde partie seraient-elles un pseudonyme ?… Une façon de rattacher lensemble du recueil à lœuvre de Charles dOrléans en prolongeant la fiction, comme si le tout avait été rédigé à la cour dAmour ?… Entre allégorie et réalité, lhésitation sinsinue, le champ souvre aux hypothèses (les plus folles ?). La fleur de lys qui surmonte le nom de Bonnefoy le rattache à la maison de France et le duc est, à lépoque, bien vivant. Peut-être notre copiste, qui se voit en auteur, était-il lié, de près ou de loin, sinon à ce grand seigneur, du moins à un personnage influent en relation avec le prince dont il appréciait le lyrisme. La mise en retrait de Chartier, la suprématie littéraire affichée du prince-poète, puis la valorisation en fin du volume de Jean de Garencières, fidèle serviteur de la maison dOrléans, permettent daller dans ce sens.

Fiction et réalité. Auteur, lecteur, copiste. Le flottement qui sinstalle entre les indices disséminés dans le manuscrit, la (con)fusion des rôles qui en résulte nont pas de quoi étonner pour lépoque. Même le possesseur du BnF, fr. 19139 en vient à se muer, semble-t-il, en auteur. Sur la dernière page utilisée, trois lignes rédigées dune main de la fin du xve siècle nous informent à son sujet :

Ce livre est a Colin Lateignent.

Qui le trouvera sy le rande

Et il payera bon vin.

(BnF, fr, 19139, p. 482)

Par trois fois, la signature « Clateignent », disposée en demi-cercle autour de ces lignes, confirme la valeur que le propriétaire accordait à son manuscrit. Cest là aussi une manière de saffirmer et de se poser en auteur, puisque la triple signature est suivie dun bref poème moral en octosyllabes, de la même encre et de la même main :

1 Se tu veulx ad honneur venir,

Il te convient de toy bannir

276

Orgueil et humble devenir,

4 Lever matin pour messe oÿr :

Sy ne te pourra meschoïr.

Aprans labour pour toy chevir.

De folles femmes abstenir

8 Te vuilles et de trop dormir.

Tu dois le trop boire cremir,

Le mesdire dautruy haïr.

Suis les bons et te fais cherir.

12 Se tous ces poins veulx acomplir,

Tu ne puis a grant bien failir.

Qui plus depant qua lui nafiert,

Sens cop ferir a mort se fiert.

16 Et sil qui despent par raison

Bien multiploye, se voit on.

Cette ars bene vivendi est connue par ailleurs. On retrouve la même suite dénoncés sentencieux, en partie inspirés des Proverbes bibliques, dans un manuscrit (BnF, fr. 25434) datable du dernier tiers du xve siècle, lequel contient des œuvres de Christine de Pizan, Alain Chartier, Martial dAuvergne et George Chastelain. Mais cette version (fol. 135r-135v) de lars comporte quelques variantes significatives par rapport au texte de Lateignent et, surtout, elle est sensiblement plus longue49. Le texte, anonyme, est précédé dun Torneamentum monachorum (fol. 132r) et suivi des Jeunes commandees (fol. 135v) ; il se trouve dans une section à dominante morale où alternent le latin et le français. Colin Lateignent se serait-il contenté de copier et adapter quelques règles de bonne vie ad usum proprium ? Peu importe au fond, sil nen est pas lauteur ; quoi quil en soit, il se les approprie. Lateignent se pose ici en homme sérieux, respectueux des préceptes de lÉglise comme lest Christine de Pizan dans les Enseignements moraux à son fils50, le seul parmi ses textes à être transcrit dans le recueil : « Cy ensuyt Christine de Pise, auquel il y a plusieurs bons enseignemens touchant le monde » (fol. 116v), dit lintitulé. Lœuvre sinscrit parfaitement dans la veine morale du manuscrit, tandis que les 277quelques vers retenus par Colin Lateignent ne se rattachent guère quau Breviaire des nobles de Chartier (p. 285) dans le français 19139. En même temps, les mises en garde contre la luxure et la boisson y contrastent avec la promesse (récurrente à la fin du Moyen Âge51) doffrir un verre de vin à la personne qui, le cas échéant, rapporterait le manuscrit à son propriétaire. Ni plainte, ni menace de représailles ! La mise en garde reste ludique, de sorte quon imagine un bourgeois aisé, conformiste, fier de sa petite bibliothèque, capable dhumour (codifié) et sensible aux plaisirs de la table.

Du prince au bourgeois en passant par le chevalier et le clerc, professionnel de lécriture, chacun a laissé sa trace. Tout un monde émerge à la lecture du manuscrit français 19139, mais un monde aux frontières floues où les rôles dauteur, copiste et possesseur se bousculent, senchevêtrent. Lancrage référentiel que promet le nom propre tient parfois, sinon du leurre, du moins de linvitation à imaginer la trame dune vie à partir dindices ténus, tirés à la fois du texte et du paratexte. Entre allégorie, effets graphiques et liens possibles avec le vécu, Bonne dArmagnac et Bonnefoy émergent du travail de limagination. En quête dune expérience, de lErlebnis dans lequel Wilhelm Dilthey52 voyait le ferment de la création poétique, le lecteur construit les figures de Charles dOrléans et de Garencières en se nourrissant des suggestions quil trouve au fil des feuillets, quitte à les combiner avec ce quil sait par ailleurs des deux poètes. La présence des auteurs dans le manuscrit est tributaire du regard des lecteurs, contemporains dabord, puis des générations successives damateurs ou érudits et, enfin, de la critique moderne. Lintérêt quon porte à lindividu caché derrière le nom propre peut saccroître ou sestomper au rythme des siècles et des goûts, car il faut désirer sa présence pour entrer dans le jeu de pistes proposé par le manuscrit. Or, un tel désir nest pas lapanage de lâge romantique ; pour problématique que soit la tentation biographisante53 dans le domaine lyrique, le lecteur médiéval ne la pas ignorée. Passetemps aristocratique, 278la poésie à la fois interroge la tradition courtoise et titille la curiosité dun public sensible aux indices qui lui permettent dindividualiser la figure de lauteur. Il laura été dautant plus que les maîtres de lécriture (y compris le copiste) nhésitent pas à revendiquer leur place dans le champ littéraire.

Jean-Claude Mühlethaler

Université de Lausanne

1 J.-L. Diaz, LÉcrivain imaginaire : scénographies auctoriales à lépoque romantique, Paris, Champion, 2007, p. 17-27.

2 Sur les débats autour de ces notions, voir la mise au point (« Figure, posture, ethos à lépreuve de la littérature médiévale ») dans Un Territoire à géographie variable : la communication littéraire au temps de Charles vi, éd. J.-C. Mühlethaler et D. Burghgraeve, Paris, Classiques Garnier, 2017.

3 Voir la récente mise au point de M. Jeay, Poétique de la nomination dans la lyrique médiévale. « Mult volentiers me numerai », Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 127-136.

4 Voir les travaux de J. Coleman, notamment Public Reading and the Reading Public in Late Medieval England and France, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, chap. 5 (« Aural History ») et, plus récemment, H. Haug, « Le Passage de la lecture oralisée à la lecture silencieuse : un mythe ? », Le Moyen Français, 65, 2009, p. 1-22, ainsi que : « Lectures devant la cour : enjeux dune pratique sociale », Cultures courtoises en mouvement, éd. I. Arseneau et F. Gingras, Montréal, Presses de lUniversité, 2011, p. 300-311.

5 Il peut être consulté sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale.

6 Poetry of Charles dOrléans and His Circle. A Critical Edition of BnF MS. Fr. 25458, Charles dOrléans Personal Manuscript, éd J. Fox et M.-J. Arn, trad. R.B. Palmer, Tempe/Turnhout, ACMRS/Brepols, 2010, B49, v. 25. Toute citation est tirée de cette édition, la seule (depuis lédition pionnière de Pierre Champion) à donner lensemble des textes transcrits dans le BnF, fr. 25458.

7 Livre des quatre dames, v. 1434 (Alain Chartier, Poèmes, éd. J. Laidlaw, Paris, UGE (10/18), 1988, p. 82).

8 Complainte II, v. 51 (Les Poésies complètes de Jean de Garencières, éd. Y.A. Neal, Paris, Tournier & Constans, 1953, p. 77). Léditeur signale en note : « Dessin dun cœur ».

9 Livre des quatre dames, v. 1409-1414.

10 Au xixe siècle, Charles dHéricault édite le Lay piteux, une ballade et deux rondeaux du BnF, fr. 19139 parmi les « Poésies attribuées à Charles dOrléans » (Poésies complètes de Charles dOrléans, Paris, Alphonse Lemerre, 1874, vol. I, p. 203-210).

11 Voir S. Lefèvre, « “Au blanc de cest escrit”. Vertiges de la page et dun autre langage », Sens, Rhétorique et Musique. Études réunies en hommage à Jacqueline Cerquiglini-Toulet, éd. S. Albert et al., Paris, Champion, 2015, vol. I, p. 318-319.

12 Le Champion des dames, éd. R. Deschaux, Paris, Champion, 1999, vol. III, v. 11914 et 14158. Voir G. Gros, « Le Livre du prince et le clerc : édition, diffusion et réception dune œuvre (Martin le Franc lecteur de Charles dOrléans) », Travaux de Littérature, 14, 2001, p. 46-58.

13 Le Livre du cœur dAmour épris, éd. et trad. F. Bouchet, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 2003, p. 340, v. 1468.

14 Voir A. Piaget, « Une édition gothique de Charles dOrléans », Romania, 21, 1892, p. 581-596.

15 J.-C. Mühlethaler, Charles dOrléans, un lyrisme entre Moyen Âge et modernité, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 177-210.

16 Aux p. 823-825 de leur édition, M.-J. Arn et J. Fox donnent une liste des « Lyrics in the Dukes Hand ».

17 P. Champion, Le Manuscrit autographe des poésies de Charles dOrléans, Genève, Slatkine Reprints, 1975 (1re éd. 1907).

18 M.-J. Arn, The Poets Notebook. The Personal Manuscript of Charles dOrléans, Turnhout, Brepols, 2008.

19 Charles dOrléans, Le Livre dAmis : poésies à la cour de Blois, éd. V. Minet-Mahy et J.-C. Mühlethaler, Paris, Champion Classiques, 2010.

20 « Assemblées courtoises et jeux poétiques : anthologie de “coteries” à la fin du Moyen Âge en France », Méthode !, 18, 2011, p. 49-61. Voir aussi A. Armstrong, The Virtuoso Circle : Competition, Collaboration and Complexity in Late Medieval France, Tempe, ACMR, 2012, chap. iii : « Charles dOrléans and His Coterie ».

21 P. Tucci, Morire di sete vicino alla fontana a altri studi di letteratura francese medievale e moderna, Padoue, Cleup, 2015, p. 79-111, consacre un chapitre à la « polyphonie poétique » de la cour de Blois.

22 La question est soulevée par V. Minet-Mahy, « Charles dOrléans et la tradition des métaphores maritimes », Studi Francesi, 135, 2001, p. 490-491.

23 D. Lechat, « La Vocation poétique de Charles dOrléans dans la Retenue dAmours et les Ballades », Cahiers Textuel, 34, 2011 (Charles dOrléans, une aventure poétique), p. 46.

24 M. Gally, « Miroitements du Moi. Le sujet lyrique chez Charles dOrléans et François Villon », Être poète au temps de Charles dOrléans, éd. H. Basso et M. Gally, Université dAvignon, Éditions Universitaires, 2012, p. 193-198.

25 M.-M. Dufeil, « Au blason dOrléans », Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Alice Planche, Paris, Les Belles Lettres, 1984, vol. I, p. 171-183, va jusquà reconnaître, à partir du blason, une « héraldique implicite » (p. 173) dans le lyrisme du prince-poète.

26 On retrouve une demi-fleur de lys attachée à la hampe dun « t » à la p. 81. La page est reproduite par M.-J. Arn, A Poets Notebook, p. 29. Pour la p. 1, voir la reproduction en couleurs au tout début de létude et le site Gallica de la BnF pour lensemble du manuscrit personnel du duc.

27 Cest ainsi que le blason de Charles dOrléans figure dans la marge inférieure du BnF, fr. 1104 (sigle O2), considéré comme une copie du manuscrit personnel.

28 Au point que C. Lucken, « Le Roman de Plaisant Penser de Charles dOrléans ou la mise en poésie des illusions », Cahiers Textuel, 34, 2011, p. 23, parle de « pastiche de la tradition antérieure ».

29 Son ami, le duc René dAnjou, intègre à son Cœur damour épris un « autoportrait héraldique en bonne et due forme » (F. Bouchet, « Introspection et diffraction : les autoportraits de René dAnjou, entre allégorie et arts figurés », LAutoportrait dans la littérature française du Moyen Âge au xviie siècle, éd. E. Gaucher et J. Garapon, Rennes, PUR, 2013, p. 76.

30 Le Poète et le prince. Lévolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles dOrléans, Genève, Slatkiner Reprints, 1978 (1re éd. 1965), p. 282-291.

31 La Poésie lyrique de Charles dOrléans, Paris, Nizet, 1971, p. 183-191 (« La dame des Ballades »).

32 « La lettre close », précise la rubrique (absente du manuscrit personnel) dans le BnF, fr. 19139, p. 91. Lespace blanc qui détache la signature du corps de la lettre dans le manuscrit personnel ne se voit malheureusement pas dans lédition de M.-J. Arn, les v. 549-550 du Songe se retrouvant en tête de la p. 172.

33 Il sagit de la célèbre Complainte de France (éd. Fox/Arn, Co3, p. 252-257), mais qui se trouve bien plus tard dans le manuscrit personnel de Charles dOrléans. La même association y est impossible.

34 Première préface (1836) aux Portraits littéraires (Sainte-Beuve, Œuvres I, éd. M. Leroy, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1956, p. 649).

35 Il sagit du manuscrit no 873 conservé à la Bibliothèque de Grenoble.

36 Pour une description plus détaillée, voir la fiche consacrée au BnF, fr. 19139 sur le site Arlima.

37 Voir A. Piaget, « Jean de Garencières », Romania, 22, 1893, p. 422-481 (avec de larges extraits des poésies).

38 La ballade « Orlians contre Garencieres » et la « Responce de Garencieres » sont transcrites dans le manuscrit personnel du duc (éd. Arn, B116 et B117). Sur la famille des Garencières, voir F.-M. Legœuil, Histoire dAigremont du Moyen Âge à la Révolution, Avignon, 1991, vol. I, p. 10-14 (étude en ligne).

39 H. Basso, « Le Poète à lavenir effacé : Jean de Garencières », Le Recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et S. Marzano, Turnhout, Brepols, 2010, p. 24.

40 « De la cour au livre : la communauté poétique de Louis à Charles dOrléans », Être poète au temps de Charles dOrléans, p. 57.

41 S. Cigada et F. Féry-Hue, « Jean de Garencières », Dictionnaire des Lettres Françaises : Le Moyen Âge, éd. G. Hasenohr et M. Zink, Paris, Fayard (La Pochothèque), 1992, p. 778.

42 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Livre de Poche (Lettres Gothiques), 1992, v. 10869-10890.

43 Voir les contributions regroupées sous « Chartiers Influence » dans A Companion to Alain Chartier, éd. D. Delogu, J.E. McRae et E. Cayley, Leiden/Boston, Brill, 2015, p. 255-353.

44 Alain Chartier, Baudet Herenc, Achille Caulier, Le Cycle de la Belle Dame sans mercy, éd. et trad. D.F. Hult et J.E. McRae, Paris, Champion Classiques, 2003, p. 92-113.

45 Basso, « Le poète à lavenir effacé », p. 20 et 25.

46 La remarque vaut, en général, pour lAntiquité (L. Canfora, Le Copiste comme auteur, trad. L. Calvié, Toulouse, Anacharsis, 2012) et le Moyen Âge (A. Bennett, The Author, Londres et New York, Routledge, 2005, chap. 5).

47 Et si les œuvres changeaient dauteur ?, Paris, Minuit, 2010.

48 E. Doudet, « Par le non conuist an lome. Désignations et signatures de lauteur, du xiie au xvie siècle », Constitution du champ littéraire, éd. P. Chiron et F. Claudon, Paris, LHarmattan, 2008, p. 118-122 (ici p. 120).

49 Il manque, au texte transcrit par Lateignant, les 16 premiers vers. Les 4 derniers nont pas de correspondant dans le BnF, fr. 25434 et le v. 9 ny figure pas.

50 Le BnF, fr. 25434 obéit en partie à la même logique que le BnF, fr. 1181, mais ce dernier est plus cohérent dans ses choix : voir K. Fresco, « Les Enseignements moraux de Christine de Pizan et lordre des textes dun recueil pieux du xve siècle », Babel, 16, 2007, p. 293-308 (article en ligne).

51 J.-F. Genest, « Un Objet précieux mais menacé », Le Livre au Moyen Âge, éd. J. Glenisson, Paris, CNRS, 1988, p. 84-85.

52 Das Erlebnis und die Dichtung, Paderborn, Salzwasser, 2013, p. 125-126 (reprint de lédition de 1923).

53 F. Wolfzettel, La Poésie lyrique du Moyen Âge au Nord de la France, Paris, Champion, 2015, p. 188, qui rappelle les mises en garde de R. Guiette, R. Dragonetti, P. Zumthor.