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Classiques Garnier

Introduction

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Introduction

Lécriture est vouée à devenir orpheline, vulnérable dès lors quelle quitte son lieu de naissance pour affronter un public susceptible de lui faire violence. Sils navaient pas accès directement à cette métaphore empruntée au Phèdre de Platon1, les médiévaux semblent en avoir progressivement mesuré les effets. En « renaturalisant » le texte, cet agent linguistique devenu autonome, ils lhabillent de signes supplémentaires qui traduisent, à son corps défendant, la présence substitutive de lauteur ou de son représentant. Les indices de ce somatic turn ou body turn2 coïncident avec la mutation du xiiie siècle et se multiplient à la fin du Moyen Âge. Lessor dune littérature plus personnelle3 et la progressive disparition de lanonymat favorisent lémergence dune figure individualisée, inscrite dans la matérialité de son œuvre comme pour laccompagner, la protéger, en même temps quelle rend tangible et publique la prise de conscience de la dignité auctoriale et des rouages de la communication littéraire.

Cest à cette subjectivité incorporée que sattachent les pages qui suivent. Nous appellerons corpo-réalité ce processus dincarnation de la littérature, pour la distinguer de la corporéité scripturale, laquelle renvoie à la représentation discursive du corps dans la littérature. Nous naborderons pas les notions de vocalité, de performance et de mouvance des textes médiévaux qui, comme la fait Paul Zumthor4, permettent de réactiver, de façon phénoménologique, la présence sensible du poète ou de son récitant : si lécrit nefface pas complètement les traces vocales 210de sa genèse ou de sa transmission littéraire, on peut aussi se demander quels autres media utilisaient les écrivains médiévaux pour rendre compte de ce lien physique, et non pas seulement mental, qui les liait à des œuvres de plus en plus menacées dabstraction et sevrées de toute communication corporatiste.

Le genre épistolaire fournit un exemple privilégié de cette métonymie du corps de lauteur, puisque la lettre véhicule lempreinte de son expéditeur et institue, à lintention dun destinataire choisi, leffet dune présence désirée par-delà labsence5. Mais nous avons ici privilégié lexamen des marqueurs didentité observables dans une manuscripture à plus large diffusion, où la figure des auteurs se mêle parfois à celle de multiples lecteurs.

La question amène à considérer le rapport entre le sujet de lécriture et lécriture du sujet6. Le texte, évalué dans son fonctionnement rhétorique ou structurel, sapparente à un laboratoire où sexpérimente lexpression du moi à travers la construction de lethos –indice dune présence soumise à la sagacité de la critique. Des recherches ont permis de mettre en lumière limage de lauteur à travers ses pratiques décriture7. La composition dune œuvre soffre parfois comme le révélateur dune expérience autobiographique, intime. Cest le cas de la mise en recueil des poésies de Charles dOrléans. Lapproche codicologique du manuscrit personnel qui renferme la quasi-totalité de sa production a permis de reconstituer les étapes de la métamorphose de lamant-poète, passant de la joie à la mélancolie, de la jeunesse à la vieillesse8 : lobjet-livre, dans son agencement, matérialise les atteintes du Moi dans la mesure où lordonnance initiale des pièces, que sous-tend lespoir dun avenir meilleur, le cède peu à peu à une 211impression de désordre qui renvoie à limage du poète, lui-même devenu, sous lemprise du hasard, « lomme esgaré qui ne scet ou il va9 ».

De même, des œuvres non autobiographiques peuvent receler des cryptoportraits, souvent sous la forme de postures codifiées par la tradition littéraire, où la réalité de lauteur se fond avec la matière du texte. Ainsi Christopher Lucken analyse les procédés de lautoreprésentation dans le Bestiaire dAmours et la Biblionomia de Richard de Fournival à travers les métaphores spatiales de la maison de Mémoire, du jardin de bibliothèque et de la chambre de Philosophie, qui soffrent comme les figures emblématiques du clerc en quête du savoir, tandis que le tombeau matérialise léchec de lamant.

Mais lauteur disparaît le plus souvent dans la gestation de lœuvre qui doit lui survivre. Ses lecteurs tentent alors, a posteriori, sinon de redonner corps à la voix qui sest tue, du moins de recréer lillusion dun vécu à travers différents mécanismes fictionnels : ainsi Jean de Meung, au fil de sa réception littéraire, que Philippe Frieden retrace au cours des deux derniers siècles du Moyen Âge, fait lobjet dun retour à la vie non seulement par la mise en recueil dœuvres attribuées à son nom mais aussi par le truchement danecdotes ou dimages pseudo-biographiques destinées à réincarner une figure disparue. Les compilateurs élaborent, de la sorte, lhistoire dun corps et dune pensée pour établir un corpus référencé, recontextualisé.

En marge des textes, liconographie, quil sagisse dimages autographes ou non, donne à lœuvre sa « physionomie10 », au même titre que les signatures, restituant la matérialité dune pensée et « les stigmates dun auteur couchés sur le parchemin ou le papier11 ». Pourtant, les témoignages restent rares au Moyen Âge : si lon met à part Christine de Pizan, qui nous a laissé plus de cinquante manuscrits ou manufactures 212de sa main12, Antoine de La Sale13 et Jean Miélot14, les analyses codicologiques recensent peu de cas individuels.

Linstauration dune communication littéraire accentue, toutefois, la nécessité de tels marquages15. Selon quils sont lus comme des topoi courtois ou des aveux autobiographiques, les poèmes de Charles dOrléans et Jean de Garencières oscillent, dans les manuscrits, entre abstraction et autoréflexivité. Tantôt laissés par les auteurs eux-mêmes, tantôt dus à des copistes, à des bibliophiles ou, dans les recueils, à des correspondants princiers, les signes saccumulent, parfois élaborés selon un processus interactif où chacun veut laisser sa trace : Jean-Claude Mühlethaler dresse linventaire de ces signatures, blasons, autoportraits verbaux, effets graphiques ou dessins emblématiques.

Lauteur na donc pas le monopole de ces marques dappropriation. Les traducteurs, souvent considérés comme des co-auteurs, peuvent apposer sur les manuscrits leurs signatures ou des dessins autographes dont Olivier Delsaux, à laide des exemples de Laurent de Premierfait et Jean Miélot, montre la diversité des enjeux : outre leur fonction dauthentification et de validation, héritée des pratiques de chancellerie, ces insertions témoignent dune identification auctoriale et concrétisent une relation privilégiée entre lartisan et le prince-dédicataire du livre, soulignant la prise de conscience dune performance écrite.

En ces temps décriture à plusieurs mains, on comprend limportance accordée à la personnification du livre, voire du texte. Comme chez Martin Le Franc, étudié par Philippe Maupeu, elle permet de souligner, entre pathos et ethos, entre livre et livrée de courtisan, ce rapport de paternité, dautorité quentretient avec sa production un auteur soucieux den défendre lintégrité auprès de ses lecteurs, au sens codicologique et philologique.

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Ainsi le présent dossier vise à mettre en évidence lintérêt porté aux prolongements existentiels de lécrivain et à limaginaire corporel de lécrit aux xive et xve siècles, en même temps que sinstaure un rapport personnel au livre, dans sa production comme dans sa réception. Pour remédier à labsence physique de lauteur et à linévitable « variance16 » quentraîne la réécriture des copistes et traducteurs, les manuscrits, en ces temps non encore habitués à la répression du plagiat, donnent à voir, chez lécrivain dépossédé comme chez ses continuateurs, des garanties de filiation ou des stratégies de substitution qui associent le texte à une présence sensible, en revendiquent lunité, en vue de transmettre à la mémoire des générations à venir la figuration dun rôle, sinon authentique, du moins reconnu.

Élisabeth Gaucher-Rémond

Université de Nantes

1 Platon, Phèdre, 275 d-e.

2 Pour un bilan de cette approche et son application à un poète du xive siècle, voir K. Becker, Le Lyrisme dEustache Deschamps. Entre poésie et pragmatisme, Paris, Classiques Garnier (Recherches littéraires médiévales, 12), 2012 (ici p. 207 et 209 : « Une approche récente : létude anthropologique de la corporéité médiévale »).

3 M. Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF (Écriture), 1985.

4 P. Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987.

5 M. Boquillon, « La “corpo-réalité” de la lettre damour », Dalhousie French Studies, 67, 2004, p. 37-47.

6 É. Gaucher-Rémond, « De lintrospection à lexposition de soi au Moyen Âge », Le Moyen Âge, 122, 2016(1) (Autoportrait et représentation de lindividu, dir. É. Gaucher-Rémond), p. 21-40.

7 Voir le numéro 1 de la revue canadienne Texte, consacré à Lautoreprésentation : le texte et ses miroirs (Toronto, Trinity College, 1982).

8 À la suite de Pierre Champion (Le Manuscrit autographe des poésies de Charles dOrléans, Paris, Champion, 1907), cette lecture a été proposée par Christopher Lucken (« Le poème délivré. Le désœuvrement de Fortune et le passe-temps de lécriture dans le manuscrit personnel de Charles dOrléans », Mouvances et Jointures. Du manuscrit au texte médiéval, éd. M. Mikhaïlova, Orléans, Paradigme (Medievalia, 55), 2005, p. 283-313).

9 Refrain de la ballade 63 : Charles dOrléans, Ballades et rondeaux, éd. du ms. fr 25458 (Paris, BnF) et trad. par J.-Cl. Mühlethaler, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1992.

10 N. Dewez, D. Martens, « Iconographies de lécrivain. Du corps de lauteur au corpus de lœuvre », Interférences littéraires, 2 (Iconographies de lécrivain, dir. N. Dewez et D. Martens), mai 2009, note 15.

11 G. Docquier, « Le document autographe, une “non-réalité” pour lhistorien ? Quelques réflexions sur les traces écrites autographes à la fin du Moyen Âge et à laube des Temps modernes », Le Moyen Âge, CXVIII, 2012(2), p. 387-410 (ici p. 390).

12 O. Delsaux, Manuscrits et pratiques autographes chez les écrivains français de la fin du Moyen Âge. Lexemple de Christine de Pizan, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, CCLVIII), 2013.

13 S. Lefèvre, Antoine de La Sale, la fabrique de lœuvre et de lécrivain, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, CCXXXVIII), 2006.

14 P. Schandel, « A leuvre congnoist on louvrier. Labyrinthes, jeux desprit et rébus chez Jean Miélot (Paris, BnF, fr. 17001) », Quand la peinture était dans les livres. Mélanges en lhonneur de François Avril, dir. M. Hofmann et C. Zöhl, Turnhout/Paris, Brepols / Bibliothèque nationale de France, 2007, p. 295-302.

15 Un Territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, dir. J.-Cl. Mühlethaler et D. Burghgraeve, Paris, Classiques Garnier (Rencontres, 271), 2017.

16 B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.