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Classiques Garnier

En guise d’épilogue L’oubli de la strophe d’Hélinand du xve au xvie siècle, des arts poétiques à la première édition des Vers de la Mort par Antoine Loisel (1594)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 2, n° 36
    . varia
  • Auteur : Menegaldo (Silvère)
  • Résumé : En guise d’épilogue, on proposera deux illustrations différentes mais également révélatrices de l’oubli dont la strophe d’Hélinand est peu à peu victime du xve au xvie siècle, en considérant d’une part ce qui est dit, ou non, du douzain hélinandien dans les arts de seconde rhétorique de la période ; et d’autre part la première édition « moderne » des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont, procurée par Antoine Loisel en 1594.
  • Pages : 195 à 205
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406089537
  • ISBN : 978-2-406-08953-7
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08953-7.p.0195
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/01/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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En guise dépilogue

Loubli de la strophe dHélinand du xve au xvie siècle,
des arts poétiques à la première édition
des Vers de la Mort par Antoine Loisel (1594)

Encore bien représentée parmi les formes versifiées du xve siècle, il est incontestable toutefois que la strophe dHélinand voit à cette époque ses emplois se restreindre en comparaison des siècles précédents, faute notamment de compositions de vaste ampleur comparables aux Vers de la Mort de Robert le Clerc dArras, à la Voie dEnfer et de Paradis de Jean de Le Mote, pour ne rien dire du Mirour de lOmme de Gower ; se restreindre et peut-être aussi se diluer dans des formes de douzains plus ou moins similaires, plus largement dans une variété de formules strophiques qui à lépoque des Grands Rhétoriqueurs et du théâtre des mystères tend à devenir proprement pléthorique1.

Sans quil sagisse dexpliquer cette progressive désaffection, à laquelle sont probablement condamnées la plupart des formes poétiques, je voudrais – en guise dépilogue – en donner deux illustrations différentes mais également révélatrices, en considérant dune part la présence du douzain hélinandien dans les arts poétiques, ou plus exactement les arts de seconde rhétorique, du xve et de la première moitié du xvie siècle ; et dautre part la première édition « moderne » des Vers de la Mort dHélinand de Froidmont, procurée par Antoine Loisel en 1594.

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Présence et absence de la strophe dHélinand
dans les arts de seconde rhétorique

La strophe dHélinand, forme florissante au xive siècle, encore répandue au xve siècle, trouve logiquement sa place dans les arts de seconde rhétorique de la fin du Moyen Âge, une place que dailleurs personne ou presque ne lui conteste, puisque sur les six traités autonomes (sans donc tenir compte du chapitre de lArchiloge Sophie sur la versification) autrefois édités par Ernest Langlois2, cinq dentre eux consacrent un passage au « vers douzains », toujours (ou presque) défini comme un douzain doctosyllabes rimés aab/aab/bba/bba, forme canonique de la strophe dHélinand.

Cest ainsi que la strophe, ici appelée par exception douzaine croisie, fait dabord (si lon suit lordre chronologique) son apparition dans les Règles de la seconde rhétorique anonymes (vers 1420), où elle donne dailleurs lieu à un long développement3 ; longueur qui correspond en fait à celle de lexemple illustrant la forme, un poème intitulé la Tour amoureuse et qui compte rien moins que onze strophes, intégralement citées : il sagit en loccurrence dun poème allégorique sur lamour, qui propose par le biais de la métaphore architecturale une description de la femme aimée, on ne peut plus topique. On peut sinterroger, évidemment, sur les raisons qui ont présidé au choix dun tel exemple, pour illustrer une strophe a priori plutôt attachée aux domaines moral et religieux.

Ce choix, néanmoins, na semble-t-il pas été jugé inopportun par Baudet Herenc, lauteur dun Doctrinal de la seconde rhétorique daté de 1432, puisque quil cite comme exemple de « vers douzains » le même poème, en sen tenant toutefois à la première strophe. Précédant la citation, quelques lignes, qui en se voulant peut-être moins laconiques que le premier traité névitent pas la tautologie (« et sappele vers douzains pour ce quil ne contient que douze lignes »), précisent tout de même : « de laquelle ornure on peult comprendre matere pour faire tant en divinité, 197amours, sottie et aultres choses moralles4 ». Cest dire finalement que la strophe dHélinand se prête sinon à toutes sortes de sujets, du moins aux domaines aussi bien religieux quamoureux, comme en témoigne justement la citation du début de la Tour amoureuse.

À la fin du siècle, plus précisément entre 1482 et 1492, dans son Art de rhétorique, Jean Molinet semble lui aussi reconnaître une certaine plasticité au « vers douzains, ou deux et as », que lon trouve, dit-il, dans « pluiseurs histoires et oroisons richement decoreez5 ». Néanmoins lextension des emplois de la strophe que paraît suggérer la polysémie du terme histoire (terme qui très probablement vise ici le théâtre, mais pourrait aussi renvoyer à toute espèce de récit, fictif ou non) se trouve de fait restreinte par les deux exemples évoqués ou cités : dune part le Lay fait à lhonneur de la Vierge Marie dAchille Caulier6, qui relève donc de la catégorie des « oroisons », et dautre part un douzain damour (« Dame, ne vous souvient il pas »), faisant immédiatement suite à la définition de la strophe. On en revient donc de manière privilégiée aux deux domaines évoqués précédemment, le religieux et lamoureux, ce qui toutefois ne permet guère de distinguer la strophe dHélinand dautres formes très usuelles comme la ballade par exemple7.

À peu près à la même période, en tout cas après celui de Molinet, « dont il reprend et condense de manière singulière la matière8 », le Traité de rhétorique anonyme offre la particularité de donner une définition du « vers douzains » par lexemple :

Vers douzains sont de pluiseurs piedz,

.V.,.vj.,.vij.,.viij., dix, enlachiés

Comme on le puet voir a present ;

Et sont a le fois bien prisiés

Quant de beaulx termes sont chergiés,

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Coulourés aournéement.

Pour parler amoureusement,

Pour supplier trés humblement,

Pour avoyer les desvoyés,

Pour outroyer benignement

Et pour langagier doulcement,

Il y sont des plus avanchiés9.

De manière relative, puisquelle est elle-même constituée doctosyllabes, la définition ici proposée semble élargir le champ daction de la strophe dHélinand, à la fois dun point de vue formel, pouvant accueillir différents mètres (dans le cadre de strophes isométriques ou hétérométriques, cest ce que la définition ne précise pas10), et dun point de vue thématique. Encore une fois, cependant, certaines constantes demeurent, aussi bien en ce qui concerne lappartenance de la strophe à une poésie ornée (les « vers douzains » sont « de beaulx termes [] chergiés », « coulourés aournéement ») quen ce qui concerne ses liens avec la thématique amoureuse (v. 7) et religieuse (v. 8 et 9), même si son ultime destination ici évoquée (« pour langagier doulcement ») reste asse vague et paraît ouvrir sinon à toutes sortes de discours, du moins à une grande variété.

Enfin, alors que le xvie siècle est bien avancé (1524-1525, daprès E. Langlois), lArt et science de rhétorique anonyme, étroitement dépendant de Molinet, dont il se contente de décalquer les définitions et de remanier les exemples, napporte aucun élément nouveau concernant le « vers douzains » : après avoir décrit la strophe « de la quelle sont faictes plusieurs histoyres ; et est trés richement decoree et pondereuse11 », lauteur anonyme lillustre par une strophe damour semblable à celle du traité de Molinet, mais cette fois en décasyllabes (« Cest a vous seulle ou jay habandonné »).

Ainsi, si lon en croit les arts de seconde rhétorique composés tout au long du xve siècle et au-delà, la strophe dHélinand est une forme bien connue, bien implantée dans le paysage poétique français, qui a sa spécificité, ou du moins une certaine spécificité, à la fois formelle 199et thématique : il sagit donc dun douzain doctosyllabes avant tout (même si dautres mètres sont envisageables, daprès le Traité de rhétorique anonyme12), bâti sur deux rimes disposées en miroir (aab/aab/bba/bba), formule strophique qui relève dune poésie ornée, riche en tropes ; elle convient plus particulièrement, sur le plan thématique, au discours amoureux ou religieux.

Cependant la présence quasi systématique de la strophe dHélinand dans ces arts de seconde rhétorique doit être relativisée, étant donné la dépendance visiblement étroite quentretiennent ces textes, qui souvent sinspirent les uns des autres, quand ils ne se démarquent pas textuellement : cest ainsi que tous ces traités (sauf le Traité de rhétorique anonyme, particulier à cet égard), à propos dune strophe dont ils sont plusieurs à souligner la variété des emplois, ne renvoient pour lillustrer quau domaine amoureux, oubliant la pléthore de poèmes moraux et religieux qui lont utilisée, y compris les fameux (mais le sont-ils encore au xve siècle ?) Vers de la Mort dHélinand de Froidmont. On peut se demander, finalement, si cela ne signalerait pas une forme déjà archaïque ou démodée, suffisamment connue pour quaucun manuel de versification digne de ce nom ne puisse prétendre lomettre, mais dont le mode demploi est déjà plus ou moins oublié.

De fait, après lArt de rhétorique de Jean Molinet et les textes qui en dépendent, la strophe dHélinand disparaît presque sans laisser de trace, dès le début du xvie siècle : on ne trouve, en effet, nulle mention du douzain ni dans lInstructif de la seconde rhétorique (imprimé vers 1501-1502 en tête du Jardin de plaisance et fleur de rhétorique, mais probablement composé quelques décennies plus tôt), ni dans le Grand et vrai art de pleine rhétorique de Pierre Fabri (1521), ni dans lArt et science de rhétorique metriffiée de Gratien du Pont (1539)13. Et il nen sera pas plus question, cela va de soi, dans les arts poétiques postérieurs, où la 200strophe dHélinand naura même pas lheur dêtre citée au titre des « espiceries » médiévales que du Bellay énumère avec mépris dans sa Défense et illustration de la langue française.

Lédition des Vers de la Mort
dHélinand de Froidmont par Antoine Loisel (1594)

Ignorée des arts poétiques de la première moitié, a fortiori de ceux de la seconde moitié du xvie siècle, la strophe dHélinand lest aussi, visiblement, des rares savants qui à cette époque trouvent à sintéresser à la littérature médiévale. On possède dailleurs de cet oubli du douzain hélinandien un témoignage assez remarquable, avec lédition des Vers de la Mort dHélinand de Froidmont publiée par Antoine Loisel en 1594 : certainement lune des premières, sinon la première édition « moderne » dun auteur médiéval, qui ne soit pas simplement une nouvelle mise en circulation du texte, éventuellement modernisé, dans la continuité du manuscrit, comme ce fut le cas pour de nombreuses œuvres dans la première moitié du siècle, à commencer bien sûr par le Roman de la Rose.

Lédition, intitulée Vers de la mort. Par dans Helynand, religieux en labbaye de Froid-mont, Diocese de Beauvais, en lan m.cc. et qui, quoique dépourvue de date et de lieu dimpression, peut être datée de 1594 grâce au témoignage dAntoine Loisel lui-même14, se présente de la manière suivante (les feuillets seuls sont numérotés, à partir de 2) :

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aux f. 2r-4v, une épître liminaire adressée « A Monsieur Fauchet Conseiller du Roy et Premier President en sa Cour des Monnoyes ».

aux f. 5r-16r, « De la Mort. Par dans Helinand », autrement dit les Vers de la Mort, qui comptent ici 39 strophes numérotées, dont plusieurs incomplètes.

f. 16r, en bas de la page, un « Epitaphium Helinandi ex vet. lib. Abbatiae Frigidi montis » en cinq vers latins.

f. 16v, un « petit glossaire » dune cinquantaine de mots, introduit par un court paragraphe, qui comprend par ailleurs quelques notes de lecture.

Lépître liminaire permet notamment de préciser dans quelles conditions et avec quelles intentions cette édition a vu le jour. Elle est adressée à Claude Fauchet, à la fois un collègue et un ami de Loisel15, qui le présente comme « le pere et restaurateur de tant danciens Poetes François » (f. 2r) : par cette formule, Antoine Loisel veut évidemment faire allusion à lactivité inlassable de Fauchet dans la recherche et le dépouillement de manuscrits médiévaux, mais il pense aussi, certainement, au Recueil de lorigine de la langue et poesie françoise publié par le même Fauchet en 1581 – publication exceptionnelle pour lépoque, que lon peut considérer peu ou prou comme la première histoire de la littérature médiévale française16 et qui visiblement inspire le travail éditorial de Loisel. Plus précisément, en sadressant à Fauchet, Antoine Loisel veut encore le remercier davoir su retrouver pour lui le texte des Vers de la Mort, que de fait il édite à partir dune copie aisément identifiable, à cause de ses nombreuses lacunes (voir plus loin), le ms. BNF, fr. 1593, dont on sait quil a appartenu à Claude Fauchet17, qui dailleurs lexploite abondamment dans son Recueil.

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En guise de remerciements, donc, Loisel offre non seulement à Fauchet le texte imprimé des Vers de la Mort, mais aussi, dans la suite de son épître liminaire, un « brief recueil » de ce quil a pu apprendre sur Hélinand de Froidmont et son œuvre. Il sagit essentiellement, en dehors de la dernière page dévolue à léloge du poème lui-même, dune sorte dessai biographique, dont on retiendra dune part quil est fort bien informé pour lépoque, Loisel citant plusieurs textes à lappui de ses dires, dont le De reparatione lapsi, ou Epistola ad Gualterum, à deux reprises ; dautre part quil situe son personnage au « temps des roys Loys vii. dit le Jeune, et Philippes Auguste » (f. 2r), ce qui nest pas mal vu, et le met au nombre des « Jonglerres et Chanterres » (f. 2v), choix peut-être plus discutable ; enfin quil insiste surtout sur la rupture que représente la seconde partie de la carrière dHélinand, retiré dans labbaye cistercienne de Froidmont, doù il écrit les Vers de la Mort, avec la première, où il est censé, après une éducation soignée, avoir mené la vie de « desbauche, legereté, folies, et raiges mondaines » (f. 2v) dun jongleur particulièrement apprécié de son public18. À ce propos, Loisel est apparemment le premier à citer un passage bien connu du Roman dAlexandre, où il est question dun certain « Elinant » chantant une gigantomachie devant le fameux conquérant19. Quoi quil en soit de la validité de ce rapprochement, dont on a des raisons de douter, on notera encore une fois la qualité dinformation que suppose la citation, que Loisel lait découverte lui-même ou que Fauchet la lui ait fournie. Ainsi, avec cette référence précise, mais plus largement dans le souci détayer chaque affirmation par la citation de ses sources, ou encore de situer aussi précisément que possible son poète dans le temps, Loisel prend manifestement pour modèle lauteur du Recueil et veut faire preuve de la même exigence historique et philologique que lui20.

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Cest seulement à la fin de lépître quil est plus spécifiquement question des Vers de la Mort, dont Loisel prend dabord soin de confirmer la paternité en invoquant le témoignage bien connu de Vincent de Beauvais21, avant de faire léloge du poème avec son « son style bien orné et grandement figuré : son oraison pleine, sentientieuse, morale, et sa ryme si riche et coulante » (f. 4v) quil surpasse bien des compositions modernes ou plus anciennes, françaises ou étrangères, ce qui conforte Loisel dans lopinion « que non seulement les estrangers ne nous ont rien appris en ce sujet de poësie vulgaire et Saturnienne : mais au contraire, que les François les ont surmonté [sic] : et presque en toutes choses monstré le chemin et de bien faire et de bien dire » – opinion que ne renierait pas Claude Fauchet, surtout si par « estrangers » il faut entendre les Italiens22.

Le texte des Vers de la Mort qui suit nest malheureusement pas tout à fait à la hauteur de ces éloges. Victime dun manuscrit (le BNF, fr. 1593, f. 105rb-108ra) très défectueux, quoique bénéficiant de lonction de Fauchet, manuscrit quil transcrit dailleurs très scrupuleusement, y compris dans ses diverses lacunes (voir notamment le cas de la strophe 9, où la mise en page reproduit presque exactement le trou que comporte le manuscrit au f. 105), Antoine Loisel édite des Vers de la Mort en trente-neuf strophes, alors que le poème en compte habituellement cinquante, strophes qui dans ce manuscrit comptent majoritairement douze vers, mais parfois seulement onze (dans les strophes 10, 14, 15, 19, 21, 23, 24, 31, 33 et 34), dix (dans les strophes 6 et 30), voire neuf (un tercet entier est omis dans la strophe 22), sans oublier quelques erreurs de rimes (str. 5, v. 4 et str. 36, v. 9). Quoique cette disparité strophique ne lui ait pas échappé, étant donné dans lépître liminaire son commentaire sur le poème et « sa ryme si riche et coulante, quil ne se trouve en chasque Douzain, Onzain, ou Dizain, dont cest œuvre est composé, que deux 204lizieres » (f. 4v), Loisel nen tire aucune conclusion sur la forme originelle du poème ni ne se risque à suggérer le moindre amendement, sinon très timidement dans le paragraphe de commentaire ouvrant son glossaire23, « remettant linterpretation des lieux imparfaicts, corrompus, et plus obscurs, au jugement des plus versez en lantiquité de nostre langue » (f. 16v). Cest non seulement le signe, certainement, dun respect scrupuleux de la lettre manuscrite, mais aussi – pour revenir au sujet qui nous occupe – dun oubli alors complet de la strophe dHélinand, qui nest plus reconnaissable en tant que telle.

En dépit de ses défauts, la tentative de « ressusciter de mort à vie » (f. 4r) le poème dHélinand, quoique modeste, nen reste pas moins remarquable, aussi bien par ses intentions philologiques que par la sympathie dont elle témoigne vis-à-vis des auteurs médiévaux. Collègue et ami de Claude Fauchet, Antoine Loisel sinspire visiblement de sa démarche dans cette entreprise, qui manifeste le même goût voire le même amour pour les œuvres médiévales que ceux dont fait montre Fauchet ; ce dernier connaissait dailleurs Hélinand de Froidmont, sans toutefois lui avoir consacré de notice dans son Recueil, faute probablement dêtre parvenu à identifier avec précision ses Vers de la Mort, qui se présentent dans le fr. 1593, comme dans bien dautres manuscrits, sans nom dauteur24. Bien plus, se comportant, dans une certaine mesure, en philologue, Loisel produit son édition à partir dun manuscrit, malheureusement très fautif, quil suit scrupuleusement, sans chercher notamment à en moderniser la langue. Il est donc encore soucieux, comme le faisait Fauchet dans son Recueil, de mettre en valeur « la naifveté de lancien Roman François, que nous y devons reconoistre et apprendre avec plaisir » (f. 4v), en laccompagnant tout de même dun mince glossaire destiné à lever certaines des difficultés quelle peut présenter. La démarche 205est suffisamment remarquable pour avoir été remarquée par Étienne Pasquier, qui dans un chapitre (« De lancienneté et progrez de nostre Poësie Françoise ») de ses Recherches de la France (VII, 3) consacrant un assez long développement à Hélinand de Froidmont et à ses Vers de la Mort « ressuscités » par Loisel – poème plein dune « infinité de beaux traits », dit Pasquier –, sétonne tout de même du choix de donner une édition sans traduction, « au mesme langage ancien que il avoit esté composé25 », preuve que la démarche nallait pas soi.

Cest ainsi quà la fin du xvie siècle, y compris chez ceux qui sont alors les meilleurs connaisseurs de la littérature médiévale, en particulier Claude Fauchet, la strophe dHélinand, après de longs siècles de pratique, a disparu des mémoires. Elle aura tout de même, tant la vie des formes peut parfois être brève, connu une belle carrière, depuis le moment où les Vers de la Mort ont été composés à celui où ils ont connu leur première édition par Antoine Loisel – édition mieux que critique : sympathique.

Silvère Menegaldo

Université de Tours – CESR

1 On pourra se faire une idée de cette abondance de formules strophiques avec H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle, Paris, Champion, 1907.

2 Recueil dArts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 259.

3 Recueil dArts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 29-33.

4 Recueil dArts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 195.

5 Recueil dArts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 223. Voir aussi lédition de lArt de rhétorique de Molinet dans La Muse et le Compas : poétiques à laube de lâge moderne, dir. J.-Ch. Monferran, Paris, Garnier, 2015, p. 195-296, ici p. 227.

6 Le poème, dont Molinet cite seulement lincipit, est identifié dans La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 273. Il a été édité par A. Piaget dans « La Belle dame sans merci et ses imitations », Romania, 31, 1902, p. 315-349, précisément p. 318-321.

7 On notera que Molinet lui-même ne fait pas usage de la strophe dHélinand, mais seulement, et encore en de rares occasions, de formes apparentées : cf. le relevé de N. Dupire dans Jean Molinet. La vie – Les œuvres, Paris, Droz, 1932, p. 336-344.

8 La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 300.

9 Recueil dArts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 259.

10 Le Traite de rhétorique décrit en fait trois sortes de douzains : le « vers douzains » canonique en octosyllabes, cité ci-dessus, puis le « vers douzains coppés » en pentasyllabes rimés aab/aab/bbc/bbc, puis encore une « aultre maniere de douzain », hétérométrique cette fois, enchaînant quatre tercets 8/8/4 rimés aab/aab/bba/bba.

11 Recueil dArts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 278.

12 À vrai dire la question se pose aussi pour les siècles antérieurs de savoir si loctosyllabe est un élément définitoire de la strophe dHélinand ou non : voir par exemple le cas de la Louange de Notre Dame de Robert le Clerc dArras (en pentasyllabes), et quelques autres textes similaires.

13 Pour lInstructif de la seconde rhétorique, voir lédition récente fournie dans La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 13-194 ; pour Pierre Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889-1890 ; pour Gratien du Pont, Art et science de rhétorique metriffiée, éd. V. Montagne, Paris, Garnier, 2012. Ainsi, dans ce dernier ouvrage, il nest question que du douzain de lignes (p. 138), dont un exemple est donné en décasyllabes, sur un schéma de trois rimes aab/aab/bbc/bbc.

14 Nous avons consulté grâce à Googlebooks un exemplaire appartenant à la Bibliothèque de la ville de Lyon. Il comporte à la fin une note manuscrite disant « Imprimé à Paris, 1594 » et renvoyant à « la notice de Méon en tête de lédition des Vers Sur la Mort par Thibaud de Marly, donnée par le Libraire Crapelet, en 1825 » (notice où il est en effet question, p. 3, de « la copie défectueuse que Loisel fit imprimer en 1594 ») et au Manuel du libraire de Brunet (t. V, col. 815), qui donne la même date, sans autre précision. En fait, cette date de 1594 provient dun autre ouvrage dAntoine Loisel, postérieur à son édition des Vers de la Mort, les Mémoires des pays, villes, comté et comtes, evesché et evesques, pairrie, commune, et personnes de renom de Beauvais et Beauvaisis, Paris, Thiboust, 1617, où en tête de la section X (intitulée « Helinand ») du chap. vii (« Des personnages de renom de Beauvais et Beauvaisis »), presque intégralement reprise de lépître introductive de son édition des Vers de la Mort, Antoine Loisel précise : « Je fis imprimer en lan MDXCIV des vers en nostre ancien vulgaire François composez par Dans Helinand Religieux, avec une lettre qui saddressoit au feu sieur Fauchet premier president des monnoyes, contenant la vie de lAutheur, de laquelle lon ma conseillé inserer en ce recueil les principaux poincts, pour monstrer quel homme cestoit que nostre Helinand » (p. 196-197, consulté sur Gallica).

15 Pour une bonne mise au point bio-bibliographique, on se reportera avec profit aux notices « Claude Fauchet » (par N. Lombart) et « Antoine Loisel » (par C. Magnien-Simonin) du dictionnaire des Écrivains juristes et juristes écrivains, dir. B. Méniel, Paris, Garnier, 2015, respectivement p. 455-464 et p. 784-792.

16 Sur ce point, je me permets de renvoyer à « Claude Fauchet historien de la littérature médiévale dans le Recueil de lorigine de la langue et poesie françoise (1581) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35, 2018, p. 495-523. Je citerai le texte daprès lédition originale, consultable sur Gallica dans une numérisation de qualité.

17 Sur les manuscrits ayant appartenu à Claude Fauchet, le relevé le plus complet à ma connaissance se trouve dans J. G. Espiner-Scott, Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, Droz, 1938, p. 206-213.

18 Ou, pour le dire autrement, comment « dun des plus desbauchez jeunes hommes du monde, il devint un des plus devots religieux de lordre de Cisteaux » (f. 3r) : voilà ce qui retient le plus lattention de Loisel, à partir des informations tirées dHélinand lui-même, dans le De reparatione lapsi. Le caractère topique de ce type de parcours, chez un certain nombre de poètes médiévaux, peut évidemment faire douter de sa réalité biographique.

19 Voir Le Roman dAlexandre, trad. L. Harf-Lancner (dap. léd. dE. C. Armstrong et alii), Paris, LGF, 1994, br. III, laisse 348, p. 626-627.

20 On trouvera une excellente mise au point sur ce que lon peut savoir aujourdhui de la carrière dHélinand de Froidmont – mise au point qui revient aussi sur la façon dont les données biographiques se sont agrégées au fil du temps, y compris grâce à la contribution dAntoine Loisel – dans M.-G. Grossel, « Hélinand avant Froidmont : à la recherche dun trouvère perdu », Sacris Erudiri, 52, 2013, p. 319-352, plus précisément p. 332-333 sur Loisel.

21 Vincent de Beauvais, Speculum historiale, XXX, chap. 108, De domno Helynando monacho et scriptis ejus : « Hiis temporibus in territorio Belvacensi fuit Helynandus Frigidimontis monachus vir religiosus, et facundia discretus, qui et illos versus de morte in vulgari nostro, qui publice leguntur, tam eleganter et utiliter, ut luce clarius patet, composuit [] ». Nous citons le texte daprès la transcription du ms. 797 de Douai effectuée par lAtelier Vincent de Beauvais, consultable en ligne.

22 Voir en particulier les p. 47 et 182-183 de son Recueil.

23 Les quelques « notes critiques » que contient ce paragraphe consistent essentiellement en des propositions de résolution des abréviations, qui ne sont dailleurs pas toujours très judicieuses, quand Loisel navoue pas franchement son ignorance (ainsi pour le dernier vers de la str. 10). Les seules lacunes qui font lobjet de conjectures, pour le coup un peu plus heureuses, sont celles de la str. 9, dues à un trou dans le parchemin.

24 Voir la note manuscrite (relevée par J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938, p. 206) de Fauchet au f. 102 de ce manuscrit : « Je ne scai si ces vers de la mort sont ceus de Helinand moine de Froidmont dont parle Vincent en son Historial ». Fauchet avait pourtant pu lire les Vers de la Mort dans au moins deux autres manuscrits qui sont passés entre ses mains (le BNF, fr. 837 et le fr. 25408), mais où le nom de lauteur ne figurait toujours pas (en tout cas pas dune main médiévale).

25 Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, 1996, t. I, p. 598.