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Classiques Garnier

Les métiers de l’imagination dans l’Examen de ingenios para las ciencias de Huarte de San Juan

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Mestre Zaragozá (Marina)
  • Résumé : L’Examen de ingenios para las ciencias de Huarte de San Juan est surtout connu pour avoir proposé une méthode de discrimination des intelligences. Ce travail a l’ambition de mettre en avant la radicale originalité de l’anthropologie qui sous-tend ce système en montrant comment Huarte bouleverse la façon de concevoir l’homme et sa façon d’être dans le monde en repensant le rôle et la fonction de l’imagination et la portée des métiers qui en relèvent.
  • Pages : 339 à 364
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0339
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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LES MÉTIERS DE LIMAGINATION DANS LEXAMEN DE INGENIOS PARA LAS CIENCIAS DE HUARTE DE SAN JUAN

On peut sétonner que la question des métiers nait pas reçu de la part de la critique huartienne toute lattention que, de prime abord, elle semble devoir mériter. En effet, elle constitue le but explicite de lExamen dans la mesure où le livre annonce au Roi, dédicataire de louvrage, quil offre une méthode (« arte ») permettant de discriminer les aptitudes humaines de sorte à pouvoir destiner chaque homme au métier dans lequel il est appelé à exceller en fonction de ses capacités1. Le simple fait doffrir au Roi lui-même le fruit de son travail dit bien à quel point Huarte considère que son entreprise est de la plus haute utilité publique. Cette finalité est à ce point revendiquée que Rodrigo Sanz, lun des éditeurs contemporains de lExamen, a pu considérer que la question de la classification des sciences est étrangère au dessein huartien tant le médecin espagnol ne sinquiétait que dorientation professionnelle2. Et pourtant, à la lecture du livre on peine à en retenir une simple méthode dorientation professionnelle. Dune part parce que lanthropologie huartienne, sur laquelle nous reviendrons ci-dessous, est dune telle nouveauté et occupe physiquement une telle place dans le livre (environ la moitié) quon peut difficilement en minimiser limportance. Dautre part, parce quHuarte nemploie que rarement le terme « oficio », terme qui correspond précisément au français « métiers », au profit des termes « ciencia » et « arte » quil emploie le plus souvent ensemble, comme sils étaient interchangeables ou comme si, dans le 340dispositif de lExamen, lun et lautre se valaient3. Enfin, on voit bien dans lénumération des sciences et arts proposée que, loin denvisager une taxinomie exhaustive des sciences et des métiers auxquels elles mènent, Huarte ne sintéresse quà un certain nombre dentre elles. De toute évidence, limportant, pour Huarte, est donc moins de passer en revue et de classer lensemble des sciences ou disciplines que de montrer comment reconnaître et choisir les intelligences les plus à même dassumer certaines fonctions.

Si le système huartien ne cherche pas à embrasser de façon exhaustive lensemble des sciences, il en propose néanmoins un principe de classement particulier en fonction des trois facultés rationnelles (mémoire, entendement, imagination) et des ingenios auxquelles elles correspondent. Parmi ces sciences ou métiers, les métiers de limagination ont un relief particulier dans la mesure où ils relèvent de la faculté rationnelle la plus riche et ambigüe de lanthropologie huartienne. Lépaisseur du discours sur limagination provient en premier lieu de la richesse de la faculté en soi, mais aussi de la complexité que lui confère lhistoire éditoriale de lExamen4. En effet, la critique inquisitoriale contraint Huarte de prouver la compatibilité de sa doctrine avec la liberté humaine et limmortalité de lâme et pour ce faire, Huarte oscille entre la réserve que suscite une faculté puissante et fascinante mais toujours à la limite du vice et la défense de cette même faculté sans laquelle, finalement, lhumanité ne serait pas. Ce travail vise à montrer à quel point la conception des métiers de limagination, dépendante elle-même du discours sur limagination, est symptomatique dun changement dans la perception de lêtre humain et de ses facultés, et donc, dune nouvelle façon de concevoir la vie en société et son fonctionnement.

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LA PLACE DE LIMAGINATION
DANS LANTHROPOLOGIE HUARTIENNE

Le titre même du traité huartien semble souligner demblée, bien quimplicitement, limportance de limagination. En effet, on comprend spontanément le terme ingenio comme la finesse, linventivité de lintelligence humaine. Cest là, grosso modo, le sens du terme ingenio dans lespagnol actuel et cétait déjà son sens dans lespagnol de la fin du xvie siècle. Il sagit pourtant dun faux ami, car, si Huarte lui-même ne manque pas demployer le terme dans ce sens général, le terme ingenio, tel quil figure dans le titre de louvrage et tel quil sous-tend lensemble du système huartien a un sens technique bien précis : Huarte sinscrit, même sil ne lexplicite pas, dans lhéritage de Juan Luis Vivès qui, dans son De anima et vita [1538] avait doté lingenium dun statut théorique. En effet, récupérant dans la tradition latine du terme ingenium sa dimension naturaliste première, Vivès définit son ingenium comme « [] la force tout entière de notre entendement dont nous avons parlé jusquà présent, en tant quelle se découvre et se manifeste par lintermédiaire des instruments5 ». Pour Vivès lingenium est la force de lentendement en train de sactualiser de la seule façon possible, cest-à-dire, au moyen du corps, et plus précisément, du cerveau qui lui sert dinstrument. Si Huarte ne se réclame explicitement que du Galien du Quod animi mores corporis temperatura sequantur et prend pour principe directeur de son travail que toute faculté a besoin dun organe pour accomplir son action6, sa conception de lingenio comme le lieu même de linteraction entre lâme rationnelle et linstrument cérébral reprend clairement les positions vivésiennes7. Vivès était même allé jusquà esquisser une typologie des ingenia dans le chapitre quil consacre à lingenium dans 342son De anima et vita, un chapitre qui semble bien fonctionner comme une matrice, une première formulation de cette imbrication que Huarte portera jusquà ses dernières conséquences et tentera, autant que possible, de systématiser. La détermination des opérations de lâme rationnelle par son instrument corporel est ainsi longuement et patiemment posée dès les premiers chapitres de lExamen comme la condition dapplication de lâme rationnelle au monde, ou, en dautres termes, comme lêtre même de lingenio. Cest elle en effet qui permet de rendre compte de la diversité des actions et des opinions humaines alors même que Dieu a créé les âmes toutes identiques8. Cest sur cette base quHuarte peut distinguer trois types dingenio en fonction de la qualité première prépondérante dans le tempérament cérébral de chaque homme, à savoir lingenio à fort entendement lorsque la sécheresse est prépondérante, lingenio à forte mémoire lorsque lhumidité est prépondérante et lingenio imaginatif lorsque cest la chaleur qui prend le dessus9. Et pourtant, si Huarte emprunte à Vivès le principe de détermination de lâme rationnelle par le tempérament cérébral qui est le fondement même de son ingenio, la conception de lâme rationnelle qui le sous-tend nest plus celle de Vivès.

En effet, Vivès pense lingenium au sein dune anthropologie aristotélico-thomiste. Lâme rationnelle est, chez lui, unique mais, en bonne rigueur aristotélicienne, elle intègre les âmes inférieures10. Il sagit dune construction scalaire et ascendante qui commence avec les fonctions végétatives, continue par les sens internes de lâme sensitive (sens commun, mémoire, imagination, faculté estimative) et est couronnée par les facultés de lâme rationnelle traditionnelles 343de la psychologie augustienne que sont la mémoire, lentendement et la volonté. Daprès lanthropologie vivésienne, lhomme est un microcosme qui reproduit en lui le mouvement de marche de la création tout entière vers son créateur et voit saccomplir au plus profond de lui-même, dans lunion du corps et de lâme, le lien entre la dimension matérielle et la dimension spirituelle de la création. Mais en même temps, Vivès prend bien soin dassurer lindépendance de la volonté : son ingenium ne concerne que les fonctions de lentendement, et non pas, comme ce sera le cas chez Huarte, lensemble des facultés de lâme rationnelle.

Huarte brise ce mouvement de lhomme et de la création tout entière vers la transcendance par un parti pris anthropologique et psychologique différent. En effet, son affirmation de lunicité de lâme rationnelle est plus tranchée, plus radicale que celle de Vivès :

[] es menester convenir primero con los filósofos vulgares que en el cuerpo humano no hay más que un ánima, y ésta es la racional, la cual es principio de todo cuanto hacemos y obramos ; puesto caso que en esto hay opiniones y no falta en contrario quien defienda que en compañía del ánima racional hay otras dos o tres11.

Le fait de penser lunicité de lâme humaine jusquau bout entraîne dimportantes conséquences, qui font la spécificité de lanthropologie huartienne.

La première est la disparition de lâme sensitive en tant que telle, ou pour le dire autrement, la disparition des sens internes comme premier palier de perception sensible du monde. Cette connaissance sensible ne disparaît bien évidemment pas mais elle se retrouve pleinement assumée par lunique âme rationnelle, dont les facultés sont, pour Huarte, la mémoire, limagination et lentendement. Cette tripartition, qui nest plus augustinienne mais galénique, simpose du fait de la disparition de lâme sensitive. Il faut en effet bien comprendre que lâme rationnelle huartienne ne se construit plus comme une superposition de plans où le supérieur sappuierait sur linférieur selon le modèle scalaire que nous avons vu chez Vivès, mais bel et bien dune fusion, où toutes les fonctions sont assumées par une âme unique et, pour reprendre la métaphore spatiale, sur un même plan.

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Il en résulte, et cest là la deuxième conséquence, que la volonté, faculté reine de lhomme et condition de possibilité de sa responsabilité dans lanthropologie traditionnelle est, de fait, évacuée12.

Enfin, et cest là la troisième conséquence, la pensée huartienne trace une séparation radicale entre lau-delà et lici-bas. En effet, la disparition de lâme sensitive et son absorption par lâme rationnelle, ainsi que la disparition de la volonté dans un au-delà inaccessible scellent la disparition dune articulation harmonieuse entre les dimensions matérielle et immatérielle. En tant que médecin pratiquant la philosophie naturelle, Huarte revendique un discours qui se tient dans les limites de la philosophie naturelle et qui laisse les considérations métaphysiques aux métaphysiciens. Cest cet argument de division des domaines que Huarte emploie inlassablement pour se défendre des critiques qui ne manquèrent pas de sabattre sur la disparition de la volonté dans son système : il affirme que la volonté existe sans conteste, mais dans un au-delà théorique, où lâme rationnelle ne serait pas conditionnée par le corps et qui ne relève donc ni du savoir ni des compétences du philosophe 345naturel13. Bref, dans la conception huartienne du monde, lau-delà reste inaccessible, irrémédiablement séparé dun ici-bas nécessairement conditionné et déterminé par la matière.

Il en résulte que, dès 1575, alors même que lExamen revendique une visée politique, le statut et les fonctions que Huarte attribue à limagination mettent sens dessus dessous lanthropologie traditionnelle. Cest sur un double mouvement de déplacement que se construit cette nouvelle imagination.

Le premier déplacement est, on la évoqué ci-dessous, celui de la volonté, dans la mesure où, tant que lhomme est en vie, et donc soumis au besoin dun instrument corporel pour effectuer ses opérations, celle-ci est évacuée de lingenio. Limagination ne remplacera pas stricto sensu la volonté dans la mesure où elle nassumera pas les fonctions de détermination de laction libre, mais elle la remplace bien de facto dans le décompte des facultés de lâme rationnelle, aux côtés de lentendement et de la mémoire. Le rôle de détermination de laction humaine qui avait traditionnellement échu à la volonté revient, quant à lui, au tempérament humain, ou, en termes plus rigoureusement huartiens, à lingenio. De fait, et bien quHuarte nie en 1594 avoir supprimé la volonté et la liberté qui lui est consubstantielle, lInquisition ne sy trompa point : la volonté se retrouvant reléguée dans une dimension métaphysique hors de portée, cest bien, de fait, ce qui se passe.

Le second déplacement est celui de lentendement en tant que faculté centrale de lactivité de lâme rationnelle. En effet, avec limagination, cest la capacité de connaître le monde sensible qui sinstalle au cœur de lâme rationnelle :

[] si la imaginativa no asiste con los sentidos externos ninguno puede obrar ; que es lo que dijo Hipócrates : quicumque dolentes parte aliqua corporis omnino dolorem non sentiunt, iis mens aegrotat ; como si dijera : “si a alguno le hicieren causas dolorosas (como es quemarle o cortarle la mano) y totalmente no lo sintiere, 346es cierto, que tiene la imaginativa distraída en alguna profunda imaginación”, la cual, como hemos dicho, si no asiste con el tacto y con los demás sentidos exteriores, ninguna sensación pueden hacer14.

Huarte installe ainsi au cœur de lâme rationnelle la capacité de limagination à assister les sens externes et à rendre possible la sensation. Ainsi, limagination reçoit les images provenant des sens externes, les inscrit dans la mémoire, va les chercher lorsquil faut activer le souvenir15 et les utilise elle-même ou les présente à lentendement lorsque celui-ci en a besoin. Elle assume ainsi le rôle central dans le fonctionnement de lâme rationnelle, déplaçant de fait lentendement, qui était traditionnellement considéré comme la clé de voûte de lâme rationnelle dans la mesure où il assurait le lien entre la mémoire, dont il tirait les souvenirs et les images nécessaires à son raisonnement, et la volonté, à laquelle il fournissait les éléments nécessaires pour le choix libre qui la définissait. Lentendement est ainsi confiné à un rôle certes essentiel16, mais matériellement dépendant de lactivité dune imagination devenue pierre angulaire de lâme rationnelle.

On voit bien que si limagination a conservé sa fonction de lien avec le monde matériel, son évolution de sens interne de lâme sensitive en faculté rationnelle transforme profondément et définitivement lactivité même de lâme rationnelle dans la mesure où celle-ci sapplique désormais directement au monde, sans lintermédiaire dune âme sensitive. Cela revient, de fait, à enraciner lâme rationnelle dans la matière tant que lhomme est en vie : lenracinement qui était celui de limagination sensible dans le monde matériel sinstalle ainsi au cœur de lâme rationnelle pour en devenir le principe même de fonctionnement.

Cela explique sans doute quHuarte emploie de façon indistincte les termes de « prudence » (prudencia) et « sagesse » (sabiduría), ou encore 347« science » (ciencia) et « métier » (oficio) ou « capacité » (habilidad). Dans la mesure où toute opération humaine, quelle soit pratique ou théorique, matérielle ou intellectuelle, dépend de lingenio, cest-à-dire, de la détermination de lâme rationnelle par le tempérament cérébral, la distinction nest plus de ce point de vue nécessaire. La source étant commune, la dénomination peut être fluctuante ou convergente.

Ce statut particulier de limagination dès lédition de 1575 est le symptôme évident dune anthropologie en rupture avec la tradition aristotélicienne telle quelle avait été reprise par la scolastique et lhumanisme. Cest sur ces nouvelles bases que Huarte élabore son discours sur les sciences.

LES SCIENCES
ET LES MÉTIERS DE LIMAGINATION

Une fois que les bases anthropologiques qui sous-tendent lensemble du système (la composition de lâme rationnelle, son fonctionnement et les trois types dingenio existants) ont été posées et prouvées, Huarte peut satteler à lexposé de sa méthode visant à déterminer quelles sont les sciences qui correspondent à chaque ingenio. Cette distribution a lieu au chapitre viii [x de 1594] et dès ce chapitre, qui fait office dintroduction à son analyse des sciences, trois éléments mettent laccent sur limagination et les sciences qui en relèvent.

Il sagit, tout dabord, de louverture même du chapitre, à savoir, une citation de Cicéron daprès laquelle tous les arts se fondent sur quelques principes universels que lon peut acquérir par le travail, à la seule exception de la poésie17. Avant même davoir abordé la question de la répartition des sciences, laccent est ainsi mis sur lirréductible spécificité de la poésie, la science la plus significative de celles qui seront attribuées à limagination. Bien que la poésie soit par la suite méprisée 348par Huarte, qui ne sen occupera pas spécifiquement, cette façon de la distinguer des autres arts, dainsi la mettre en évidence est aussi, en creux et sans doute malgré lui, une façon de mettre en avant sa spécificité et, par ricochet, celle de limagination.

Le deuxième élément qui distingue particulièrement limagination et les sciences et arts qui lui sont propres tient à la présentation même quen fait Huarte. En effet, à la différence des sciences et des arts attribués à la mémoire et à lentendement, qui sont présentés en deux listes de six disciplines18, lénumération qui concerne limagination présente un caractère plus ouvert :

De la buena imaginativa nacen todas las artes y ciencias que consisten en figura, correspondencia, armonía y proporción. Estas son : poesía, elocuencia, música, saber predicar, la práctica de la medicina, matemáticas, astrología, gobernar una república, el arte militar ; pintar, trazar, escrebir, leer, ser un hombre gracioso, apodador, polido, agudo in agilibus, y todos los ingenios y maquinamientos que fingen los artifices ; y también una gracia de la cual se admira el vulgo, que es dictar a cuatro escribientes juntos materias diversas, y salir todas muy bien ordenadas19.

On remarque tout dabord que lénumération semble sétioler vers la fin, loin du caractère très tranché des listes attribuées à la mémoire et à lentendement, ce qui fait sans doute écho au soin quHuarte avait apporté à préciser les divers degrés de chaleur propres à limagination20.

Il convient aussi de remarquer que, contrairement aux sciences attribuées à la mémoire et à lentendement, dont lénumération est déclinée sans la moindre introduction, Huarte ressent le besoin dintroduire lénumération des métiers de limagination par lénoncé de leurs caractéristiques communes, à savoir quil sagit de sciences qui demandent un certain jugement, lévaluation dune certaine proportion, dun rapport entre plusieurs choses quil convient de rassembler de façon harmonieuse, ordonnée. Ce besoin dénoncer le principe commun de 349ces sciences répond sans doute implicitement au caractère ouvert de la liste, au besoin de lui donner, en amont, un principe de cohésion qui compense lindétermination de lénumération.

On remarquera enfin que les sciences et les disciplines relevant de limagination ont des statuts tout à fait divers. En effet, contrairement aux listes des sciences relevant de la mémoire et de lentendement, qui sont constituées de disciplines enseignées à luniversité, on trouve ici côte à côte des disciplines enseignées à luniversité, des disciplines artistiques, des capacités (« habilidades ») qui ne senseignent pas, telles la stratégie militaire et lart de gouverner, ou encore des talents mondains permettant de briller en société telle la capacité de faire de bons mots. La liste des sciences et des arts relevant de limagination est donc particulièrement hétéroclite.

Le lecteur en tire limpression que les sciences, métiers et capacités relevant de limagination sont difficiles à cerner, tentaculaires, et cette impression sinstalle à la lecture des quelques exemples que Huarte propose à la suite de son système pour en asseoir le principe21. Ainsi, il analyse le latin (paradigme de toutes les langues) comme exemple de science relevant de la mémoire, la théologie scolastique comme science relevant de lentendement, puis, arrivé aux sciences et capacités relevant de limagination, il ne se contente pas dun seul exemple mais en reprend certaines parmi celles qui ont été énoncées : la poésie, lécriture, la lecture, le jeu, la capacité à être ordonné et soigneux, celle de dire de bons mots. Tout contribue à renforcer chez le lecteur le sentiment de foisonnement, comme si limagination et ses capacités étaient, du fait de leur propre fécondité, insaisissables.

Ces sont les chapitres suivants (du ix au xiv) qui vont asseoir lensemble du système en analysant de façon plus conséquente certaines sciences ou disciplines. Mais la méthode suivie par Huarte peut étonner de prime abord puisque ces chapitres ne sorganisent pas en fonction du plan tracé au chapitre viii lors de lattribution des différentes sciences à lingenio correspondant. Par ailleurs, le choix même des sciences et disciplines quHuarte entreprend danalyser plus en détail témoigne de labsence dun dessein encyclopédiste au sens médiéval du terme. 350Contrairement à ce quavait entrepris Juan Luis Vivès dans son De disciplinis [1531], il ne sagit pas pour Huarte denvisager lensemble du cursus universitaire. Cest pourquoi les sciences relevant du trivium et du quadrivium, évoquées dans le chapitre viii, disparaissent de fait, tout comme les disciplines artistiques (musique, peinture, dessin) et les habilités sociales (bons mots, etc.). Ainsi, bien que le discours sur les métiers se soit ouvert, comme nous lavons souligné, par une référence à la poésie, celle-ci ne méritera pas danalyse plus poussée, puisque Huarte la juge surtout négativement par rapport à un fort entendement22, et quelle na pas, dans le système huartien, dutilité sociale en soi23. Tous les efforts et lintérêt de Huarte se concentrent sur léloquence, nécessaire à la vie en société (chap. ix [xi de 1594]), sur les disciplines majeures enseignées à luniversité que sont la théologie (chap. x [xii de 1594]), la médecine (chap. xii [xiv de 1594]) et le droit (chap. xi [xiii de 1594]), puis, enfin, comme un aboutissement, sur la stratégie militaire (chap. xiii [xv de 1594]) et lart de gouverner qui échoit au roi seul (chap. xiv [xvi de 1594]). À bien y regarder, et comme il lavait annoncé dès les premières lignes de son ouvrage, Huarte ne sintéresse pas aux sciences en soi et pour soi, mais seulement dans la mesure où elles sont utiles à la société. Cest pourquoi ne méritent pas danalyse particulière les disciplines purement théoriques, telles les mathématiques ou la philosophie, les disciplines qui nont pas defficacité réelle (telle la philosophie morale24) ou des disciplines quil semble ne considérer que comme un ornement ou un divertissement, telles les disciplines artistiques.

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Par ailleurs, on remarque quHuarte distingue systématiquement, dans les grandes disciplines universitaires que sont le droit, la médecine et la théologie, trois points de vue : un point de vue théorique, un point de vue analytique, et un point de vue pratique qui correspondent chacun à la façon dont chaque ingenio (à forte mémoire, à fort entendement ou à forte imagination) va être en mesure daborder et de cultiver la science en question. Mais ces trois points de vue ne sont pas équilibrés et on retrouve bien dans le traitement qui est donné à chaque dimension de chacune des trois disciplines les préférences quHuarte avait déjà exprimées au sujet de chacune des facultés. Ainsi la dimension théorique est toujours la plus rapidement évoquée et la moins valorisée, suivie par la dimension analytique et par la dimension pratique qui finit toujours par simposer.

Dans la mesure où lanalyse de ces trois disciplines est encadrée par lanalyse de léloquence et par celle de la stratégie militaire qui relèvent, lune et lautre, strictement de limagination, et quau sein de chacune dentre elles cest la dimension pratique qui prend le dessus, on peut bien dire que, du chapitre ix au chapitre xi, limagination simpose à la fois comme le cadre et comme le fil dAriane qui porte le discours huartien sur lensemble des métiers.

Comme nous lavons déjà évoqué, ce discours souvre par un court chapitre consacré à léloquence, lun des trois arts libéraux. Mais, on la vu, le souci de Huarte nest pas de suivre lorganisation des savoirs telle quelle structure lUniversité. Il sagit plutôt pour lui de commencer en quelque sorte par le début, par la parole, premier élément structurant de la vie en société, en mettant laccent sur limportance de cette parole destinée à convaincre autrui, notamment par la prédication religieuse. Cest donc tout naturellement que cette analyse se poursuit par limportance donnée à la prédication dans le chapitre suivant, consacré à la théologie. Dans ce chapitre, Huarte distingue clairement les trois dimensions de la discipline : la théologie théorique, qui relève de la mémoire, la théologie scolastique qui relève de lentendement et enfin, la prédication, qui relève quant à elle de limagination et dont lenjeu est tel quil va mobiliser toute lattention de Huarte. En effet, cest parce que la parole est essentielle que lenseignement de la rhétorique a été établi comme un préalable, avec la dialectique, à toute autre science :

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Y para que mejor me pueda explicar y hacerlo tocar con la mano, es menester suponer primero que el hombre es animal racional, sociable y político (…). Y para poder ser sociable y político, tenía necesidad de hablar y dar a entender a los demás hombres las cosas que concebía en su ánimo y porque no las explicase sin orden ni concierto, inventaron otra arte que llaman retórica, la cual con sus preceptos y reglas le hermosea su habla con polidos vocablos, con elegantes maneras de decir, con afectos y colores graciosos25.

La rhétorique est nécessaire pour exprimer au mieux les pensées humaines, elle est, au premier chef, la condition de possibilité de la vie en société, puis, et cest ce qui intéresse essentiellement Huarte, appliquée à la prédication, elle devient la condition de possibilité dune bonne éducation religieuse du peuple ou, en dautres termes, dune conduite efficace du troupeau du Christ26. Or, une telle capacité correspond idéalement à un ingenio alliant la mémoire à limagination27, ce qui exclut donc, nécessairement, lentendement28. Sensuivent deux conséquences. La première est que les prédicateurs habiles sont, nécessairement, de piètres interprètes des Saintes Écritures. La critique est ferme et directe : Érasme et autres réformateurs ont fait le mal quon sait parce quils manquent de lentendement nécessaire29. La seconde, corrélative, est quils ont une 353tendance naturelle au vice30. Ces vices, précisés quelques lignes en dessous31, sont la superbe, la gloutonnerie et la luxure, qui, unis au manque dentendement, poussent ces théologiens à défendre des réformes qui vont dans le sens de leurs penchants, comme le mariage des prêtres ou la vanité du jeûne et de la pénitence32.

Il est donc essentiel dappliquer à la prédication non pas les ingenios imaginatifs qui sont les plus aptes à produire un discours charmeur et efficace mais des ingenios capables de sauvegarder la pureté du message du Christ. Huarte énonce ainsi, par ordre de préférence, les ingenios qui doivent sappliquer à la prédication : lingenio parfaitement équilibré mais dont on sait quil est rarissime, voire impossible à trouver, lingenio mélancolique qui permet dassocier exceptionnellement et alternativement entendement et mémoire, lingenio à fort entendement, qui fera un piètre orateur mais assurera tout du moins la vertu de son message et enfin, lingenio le plus approprié à léloquence en soi, celui qui réunit convenablement la mémoire et limagination mais dont on sait maintenant combien, et pourquoi, il faut se méfier. On en vient donc à cette conséquence paradoxale qui veut quil faille appliquer à la prédication lingenio le moins adapté a priori à celle-ci, en raison dune exigence supérieure, à savoir, la bonne compréhension des Écritures. Mais cest justement parce que la méthode huartienne permet de faire la part des choses que lon peut percevoir à quel point les bons orateurs sont dangereux… et sen prémunir.

Cette méfiance par rapport à la tendance au vice des ingenios imaginatifs est particulièrement criante dans ce chapitre dans la mesure où il sagit dassurer aussi bien la vie en société que le salut des hommes. Cette inquiétude semble pourtant moins aigüe lorsquil sagit daborder les autres métiers de limagination, à savoir la dimension pratique du droit et de la médecine, et la stratégie militaire.

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Comme pour la théologie, cest la dimension pratique, celle qui relève de limagination, qui occupe Huarte en priorité autant en ce qui concerne le droit quen ce qui concerne la médecine. En effet, le but du droit est le maintien de la paix, tandis que celui de la médecine est le maintien (ou le rétablissement) de la santé. Dans les deux cas, ce sont des disciplines qui trouvent leur raison dêtre dans leur application au monde. Or, comme cela avait été signalé douloureusement pour la théologie, la dimension analytique et la dimension pratique des disciplines vont difficilement de pair :

Por ser tan dificultoso de juntar grande entendimiento con mucha memoria ninguno sale perfectamente con la teórica de la medicina ; y por haber repugnancia entre entendimiento e imaginación por maravilla se halla médico que sea gran teórico y práctico ni al revés, gran práctico y que sepa mucha teórica33.

La pratique du droit (cest-à-dire, le fait de rendre justice) ou de la médecine sont des « sciences » du contingent, du particulier, qui requièrent une imagination aiguisée, qui permette dinterpréter au vol le moindre signe :

Para alcanzar este conocimiento tiene la imaginativa ciertas propriedades inefables con las cuales atina a cosas que ni se pueden decir ni entender, ni hay arte para ellas. Y, así, vemos entrar un médico a visitar al enfermo ; y por la vista, oído, olfato y tacto, alcanza lo que parece cosa imposible. De tal manera, que si al mesmo médico le preguntasemos como pudo atinar a conocimiento tan delicado no sabría dar la razón, porque es gracia que nace de una fecundidad de la imaginativa que por otro nombre se llama solercia, la cual con señales comunes, inciertas, conjeturales y de poca firmeza en cerrar y abrir el ojo alcanzan mil diferencias de cosas en las cuales consiste la fuerza del curar y pronostricar con certidumbre.

Deste généro de solercia carecen los hombres de grandes entendimiento, por ser parte de imaginativa ; y, así, tiniendo las señales delante de los ojos, que los estan avisando de lo que hay en la enfermedad, no les hace en sus sentidos ninguna alteración por ser faltos de imaginativa34.

Cette capacité, difficile à cerner (« inefables ») et donc à enseigner (« ni se pueden decir, ni entender ni hay arte para ellas ») est à la limite de la divination :

La cual [imaginativa] convida al hombre a ser hechicero, supersticioso, mago, embaidor, quiromántico, judiciario y adivinador, porque las enfermedades de los hombres son 355tan ocultas y hacen sus movimientos con tantos secreto que es menester andar siempre adivinando lo que es35.

De la sorte, malgré lemploi dun lexique ambivalent, les capacités des ingenios imaginatifs sont valorisées par leur efficacité inouïe et qui résiste à toute tentative de rationalisation. Cette considération positive semble sinstaller plus clairement lorsque Huarte aborde, au chapitre xiii [xv de 1594] la question de lart militaire. Contrairement aux disciplines enseignées à luniversité mais dont lexcellence dans la pratique échappe à tout enseignement, lart militaire relève pour sa part pleinement du domaine du contingent qui est, depuis Aristote, le domaine par excellence de limagination. De la sorte, si les conditions pour être un bon stratège ne peuvent se départir dune dimension négative ne serait-ce que dans le vocabulaire employé, il est évident que ce sont ces mêmes raisons qui en garantissent lefficacité :

Es de saber que la malicia y la milicia casi convienen en el mismo nombre y tienen también la misma significación. Porque trocando la a por la i de malicia se hace milicia y de milicia malicia con facilidad. Cuáles sean las propriedades y naturaleza de la malicia, tráelas Cicerón diciendo malitia est versutia et fallax nocendi ratio ; como si dijera : la malicia no es otra cosa más que una razón doblada, astuta y mañosa de hacer mal ». Y, así en la guerra no se trata de otra cosa más de cómo ofenderán al enemigo y se ampararán de sus asechanzas. Por donde la mejor propriedad que puede tener un capitán general es ser malicioso con el enemigo, y no echar ningún movimiento suyo a buen fin, sino al peor que pudiere, y proveerse para ello36.

Tout au long de ce parcours, Huarte fait peu de cas de la mémoire et procède essentiellement par comparaison-opposition entre les deux facultés actives de lingenio, à savoir, imagination et entendement. Il est ainsi amené à plusieurs reprises à distinguer deux types de sagesse correspondant à chacune des facultés actives de lâme rationnelle, prenant de la distance par rapport à la tradition aristotélicienne, dans la mesure où il ne distingue pas la sagesse de la prudence mais bien deux genres de sagesses. Ainsi, par exemple, en traitant de la stratégie militaire, il écrit :

Esta propriedad de atinar presto al medio es solercia y pertenece a la imaginativa. Porque las potencias que consisten en calor hacen de presto la obra ; y por eso los hombres de grande entendimiento no valen nada para la guerra, porque esta potencia es muy 356tarda en su obra, y amiga de rectitud, de llaneza, de simplicidad y misericordia, todo lo cual suele hacer mucho daño en la guerra. Y fuera de esto, no saben astucias ni ardides, ni entienden cómo se pueden hacer ; y, así les hacen muchos engaños porque de todos se fían. Estos son buenos para tratar con amigos, entre los cuales no es menester la prudencia de la imaginativa, sino la rectitud y simplicidad del entendimiento ; el cual no admite dobleces ni hacer mal a nadie. Pero para con el enemigo no valen nada, porque éste trata siempre de ofender con engaños y es menester tener el mesmo ingenio par apoderse amparar. Y así avisó Cristo nuestro redentor a sus discípulos dieciendo : ecce mitto vos sicut oves in medio luporum : estote ergo prudentes sicut serpentes, et simpices sicut columbae ; como si les dijera « mirá que os envío como ovejas en medio de los lobos : sed prudentes como las serpientes y simples como palomas ». De la prudencia se ha de usar en el enemigo, y de la llaneza y simplicidad con el amigo. Luego si el el capitán no ha de creer a su enemigo y ha de pensar siempre que le quieren engañar, es necesario que tenga una diferencia de imaginativa adivinadora, solerte y que sepa conocer los engaños que vienen debajo de alguna cubierta ; porque la mesma potencia que los halla, ésa sola puede inventar los remedios que tienen37.

Limagination et lentendement dépendent donc de qualités premières a priori incompatibles (chaleur et sécheresse) qui les destinent à des domaines dapplication bien distincts (le domaine du contingent et le domaine des vérités abstraites) et leur confèrent des qualités morales opposées. Limagination permet laction rapide et efficace dans le domaine du contingent, mais porte la marque même de linfamie dans le lexique (« versutia », « astucia », « solercia38 »), tandis que lentendement est du côté de la simplicité et la droiture morale mais son domaine dapplication rend lhomme inapte à la vie de lici-bas. Il ne faut donc pas se laisser abuser par la révérence que Huarte témoigne vis-à-vis de la pureté de lentendement car cette vertu peut parfois sapparenter à de limpuissance39, et parce 357que, dautre part, lentendement est somme toute bien démuni dans la quête de vérité qui est de son ressort :

Aunque el entendimiento es la potencia más noble del hombre y de mayor dignidad, pero ninguna hay que con tanta facilidad se engañe acerca de la verdad como él. Esto comenzó Aristóteles a probar diciendo que el sentido siempre es verdadero, pero el entendimiento, por la mayor parte, raciocina mal. (…) De dónde les nazca a los sentidos tener tanta certidumbre de sus objetos, y el entendiminto ser tan fácil de engañar con el suyo, bien se deja entender considerando que los objetos de los cinco sentidos y las especies con que se conocen tienen ser real, firme y estable por naturaleza, antes que los conozcan ; pero la verdad que el entendimiento ha de contemplar, si él mesmo no la hace y no la compone, ningún ser formal tiene de suyo ; toda está desbaratada y suelta en sus materiales como casa convertida en piedras, tierra, madera y teja, de los cuales se podrían hacer tantos errores en el edificio cuantos hombres llegasen a edificar con mala imaginativa40.

Cette incertitude indépassable constitue, pour Huarte, la « grande misère de notre entendement41 ». Seules y échappent les questions de foi car Dieu, conscient de cet aveuglement, a choisi den assurer la vérité directement :

En las cosas de fe que la Iglesia propone ningún error puede haber ; porque, entendiendo Dios cuán inciertas son las razones humanas y con cuánta facilidad se engañan los hombres, no consintió que cosas tan altas y de tanta importancia quedasen a sola su determinación42.

Mais cette grâce divine, si elle assure les questions de la foi, vient par là-même souligner la misère humaine dont tout est empreint. Comme la liberté, la vérité est hors de portée de lhomme.

Limagination quant à elle, parce quelle permet dagir efficacement dans le domaine du contingent et, surtout, dans celui des affaires humaines, implique nécessairement le mensonge, la ruse, la tromperie. Mais, contrairement à celui des constructions de lentendement, le bon résultat des actions humaines est, quant à lui, sans conteste. Le cours même des choses, infléchi par laction efficace de la pratique des sciences, valide, ou ne valide pas, celle-ci. Entre la pureté et labstraction dun 358entendement impuissant et lefficacité rusée de laction de limagination, les contraintes propres à la vie de lhomme imposent limagination comme la condition de possibilité de la vie dans le monde.

LES MÉTIERS DE LIMAGINATION
COMME LE FONDEMENT MÊME DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Si limagination encadre et porte de la sorte le discours sur lensemble des sciences et de leurs applications au monde des hommes, cest que, sans elle, celles-ci nexisteraient pas. En effet, au-delà de lanalyse synchronique du rôle de limagination au sein de lingenio, Huarte apporte une attention toute particulière à la dimension diachronique de celle-ci, à son historicité car, lorsque Dieu a créé le premier homme, limagination navait pas du tout le rôle quHuarte lui a attribué dans lanthropologie qui fonde sa méthode. La figure dAdam, sur laquelle Huarte sarrête au chapitre xiv [xvi de 1594], est essentielle pour bien saisir les enjeux de lirruption de limagination dans la façon dêtre de lhomme dans le monde.

La première caractéristique dAdam est davoir été unique. En effet, il est le seul homme à avoir été créé directement par Dieu lui-même et à avoir ainsi bénéficié de la composition la plus parfaite qui puisse être. Or, du fait même de la spécificité de sa nature humaine, composée de deux réalités opposées, à savoir dun corps et dune âme dont les besoins sont non seulement divergents mais proprement contradictoires43, cette parfaite composition consiste en un équilibre impossible entre la chaleur dont ont besoin les fonctions corporelles mais qui serait fatale aux opérations spirituelles et la froideur dont a besoin le cerveau pour que lâme rationnelle puisse sadonner à la contemplation :

359

Después de fortificada la irascible y concupiscible, dando a los miembros que hemos dicho tanto calor, pasó a la facultad racional, y le hizo un celebro en tal punto frío y húmido y con tan delicada sustancia, que el ánima pudiese en él discurrir y filosofar y aprovecharse de la ciencia infusa44.

On remarquera tout dabord que chez le premier homme les fonctions inférieures ne visent quà la perpétuation de lindividu et de lespèce tandis que lâme rationnelle a quant à elle été créée par Dieu pour se consacrer exclusivement à la contemplation. Cest pourquoi lâme rationnelle du premier homme na pour activité que les fonctions qui sont le propre de lentendement. Si lon devine un nécessaire concours de limagination, celle-ci semble être toute dévouée à lactivité de lentendement tandis que lhomme est tout entier tourné vers la contemplation et la réflexion. On remarquera ensuite que la contradiction est donc, par nature et par décision divine, au cœur même du composé humain. Cest pourquoi, pour assurer la coexistence de deux natures à ce point opposées et permettre le bon fonctionnement de lâme rationnelle, Dieu a dû pourvoir lhomme dun don surnaturel :

Siendo, pues, la facultad irascible y concupiscible tan poderosa, por el mucho calor, y la racional tan flaca y remisa para resistir, proveyó Dios de una calidad sobrenatural que llaman los teólogos justicia original, con la cual se reprimían los ímpetus de la porción inferior ; y la parte racional quedó superior ; y el hombre inclinado a virtud45.

Grâce à la justice originelle Adam a pu bénéficier à la fois dun corps vigoureux dont les fonctions nécessitent une chaleur puissante et une âme entièrement vouée à la contemplation du Créateur alors même que ses fonctions nécessitent un tempérament préservé dune trop forte chaleur. Et pourtant, malgré le soin infini que Dieu a apporté à sa plus belle création, lhomme désobéit à son Créateur en choisissant de goûter au fruit de larbre défendu. Huarte ne sattarde pas sur la décision humaine, la seule que lhomme ait jamais prise de façon absolument libre dans la mesure où, on vient de le voir, lâme rationnelle était en pleine possession de ses moyens et à labri de tout conditionnement corporel. Mais à partir du moment où le fruit est ingéré, cest toute la nature de lhomme et son fonctionnement qui sont profondément et définitivement bouleversés. En 1594 Huarte consacre à cet évènement 360précis un texte que les éditeurs ont intitulé Digression sur larbre interdit du Paradis et qui analyse ces bouleversements en termes physiologiques et théologiques.

En 1575, Huarte sétait borné à souligner que le péché originel entraîne la disparition de la justice originelle, laissant ainsi lhomme sans défense face au vice46. En 1594, pour cerner les conséquences physiologiques de la chute, il part du constat quil existe un médicament qui semble améliorer les capacités de lentendement47. Or, cet aliment, fait remarquer Huarte, est composé dingrédients chauds et secs dont la propriété est de renforcer limagination mais dentraver, en revanche, lentendement48. Cest à partir de ce constat, tiré de son expérience et validé par la méthode quil a déjà amplement exposée en 1575, quil sinterroge sur ce qui lui semble être un phénomène nécessairement comparable, à savoir, les effets sur le premier homme de lingestion du fruit de larbre interdit :

Todas las veces que pasaba por aquel lugar del Génesis que dice quis enim indicavit tibi quod nudus esses nisi quod ex arbore ex quo praeceperam tibi ne comederes comedisti ? me sonaba a los oídos que la fruta de aquel árbol scientiae boni et mali tenía propriedad natural de dar conocimiento y advertencia al que comía de ella, y que aquella ciencia no le estaba bien al hombre ni Dios quería que la supiese, porque era un género de sabiduría de quien dijo san Pablo : prudentia carnis inimica est Deo49.

Le fruit de larbre interdit serait donc capable de donner à lhomme qui le mangerait une connaissance particulière. Une connaissance que Dieu lui avait interdite, car, comme la citation de saint Paul le dévoile 361déjà, il sagit dune connaissance (prudentia) qui relève de lici-bas, de la chair. Car cest bien de la chair, de sa propre chair, que Dieu avait voulu préserver lhomme pour lui permettre de sadonner seulement à la contemplation :

Y porque a nuestros primeros Padres no les estaba bien saber en todo su naturaleza ni tener noticia de las cosas de que tenían necesidad, les puso el precepto en este árbol cuya propriedad era poner al hombre en cuidado del cuerpo y apartarlo de las contemplaciones del ánima50.

Le pouvoir de ce fruit est donc de détourner lattention de lhomme de lau-delà (« contemplaciones del alma ») pour la porter sur son corps et ses besoins, et donc, sur lici-bas. Cest exactement ce quil advient avec léveil de limagination :

Al tono de esto, cierto es que nuestros primeros Padres estaban ocupados, antes que pecasen, en meditar y contemplar las cosas divinas, y descuidados de las humanas. Y aunque andaban desnudos no lo echaban de ver, y podríamos decir que tenían los ojos cerrados ; porque aunque era verdad que los tenían abiertos, y sana la potencia visiva, pero por la ausencia de la imaginativa estaban como ciegos, pues no podían obrar con ellos. Y la fruta era de tanta eficacia, que sacó a la imaginativa de su contemplación y la puso en la vista ; lo cual suenan claramente aquellas palabras que Dios le dijo en acabando de comer : « ¿Quién piensas, oh Adán, que te enseñó que estabas desnudo sino haber comido del árbol que te prohibí ? Lo cual hice (como si dijera) por tu contento y regalo y porque no te estaba bien saber lo que ahora sabes51»

Les conséquences du péché se font sentir à deux niveaux. En termes physiologiques, la chaleur monte depuis le corps dont elle assurait la vigueur jusquau cerveau qui jusquici en avait été protégé. En termes psychologiques, limagination éclot, pour ainsi dire, et prend toute sa place au cœur de la nouvelle triade des facultés de lâme rationnelle désormais étroitement imbriquée, déterminée, par le corps quelle anime.

Mais ce changement suppose surtout un début. Car si la chute de lhomme représente la fin de lhomme tel quil avait été parfaitement constitué par Dieu lui-même, elle représente aussi, par là-même, la naissance dun homme nouveau : lhomme prend conscience de ses besoins parce que son imagination se tourne vers son corps en même temps quil est expulsé du Paradis, où ces besoins étaient davance satisfaits. 362On assiste ainsi à lavènement de lanthropologie telle que nous la connaissons et que Huarte qualifie de « destemplanza52 ».

Dautre part, et dun point de vue collectif, la chute du premier homme suppose aussi le début de lhistoire humaine et des sciences :

Si Adán y todos sus descendientes vivieran en el Paraíso terrenal, de ninguna arte mecánica ni ciencia de las que ahora se leen en las escuelas tuviera necesidad, ni hasta el día de hoy se hubieran inventado ni puesto en práctica. Porque, andando desnudos y descalzos, no eran necesarios sastres, calceteros, zapateros, cardadores, tejedores, carpinteros ni domificadores ; porque en el Paraíso terrenal no había de llover, ni correr aires fríos, ni calientes de que se hubieran de guardar. También no hubiera esta teología escolástica y positiva, a lo menos tan extendida como ahora tenemos ; porque no pecando Adán, no naciera Jesucristo, de cuya encarnación, muerte y vida, y del pecado original y el reparo que tuvo, está compuesta esta Facultad. Menos hubiera jurispericia ; porque para el justo no son necesarias leyes ni derecho ; todas las cosas fueran comunes y no hubiera mío ni tuyo, que es la ocasión de los pleitos y del reñir. La medicina fuera ciencia impertinente ; porque los hombres fueran inmortales, no sujetos a corrupción ni alteración que les causara enfermedad : comieran todos de aquel árbol de la vida cuya propiedad era repartirles siempre mejor húmido radical que antes tenían. En pecando Adán, luego tuvieron principio práctico todas las artes y ciencias que hemos dicho, porque todas fueron menester para remediar su miseria y necesidad53.

Et Huarte dénoncer comment ont surgi, après lexpulsion de lhomme du Paradis terrestre, les grandes sciences qui sont, justement, celles qui lont occupé, dès 1575, du chapitre ix jusquau chapitre xiii : jurisprudence, théologie, art militaire, médecine. On comprend dès lors limportance attribuée par Huarte à la dimension pratique de la théologie, de la médecine et du droit. La montée en puissance de limagination est à la fois la conséquence première de la chute et le symptôme et le déclencheur de lavènement dun homme nouveau et dune nouvelle façon dêtre dans le monde. Un monde qui naît en même temps que 363lhistoire humaine et les sciences et les arts quentraîne lirruption du besoin dans la vie des hommes. Cest pourquoi le discours dHuarte sur les sciences et les métiers reflète dans son articulation même cette prédominance de limagination : dès que lon traite des affaires humaines, et la République est certainement la plus haute des affaires humaines, lessentiel repose sur limagination et ses métiers.

CONCLUSION

Parce que son rôle central dans la conception de lhomme et dans sa façon dêtre dans le monde va de pair avec la désobéissance au mandat divin, limagination ne peut se départir de la tension qui traverse lensemble de lExamen à son sujet et le discours huartien est, du début à la fin, tiraillé entre la réserve morale et ladmiration pour son efficacité. Mais si Huarte ne peut pas nier que lhomme actuel est le résultat du péché et que la place centrale de limagination en est le marqueur aussi bien au niveau individuel que collectif, en tant que médecin qui écrit pour être utile à la République il doit, par pur impératif scientifique, partir de létat de fait quest la nature de lhomme déchu : « Y así concluyo, curioso lector, confesando llanamente que yo estoy enfermo y destemplado (y que tú lo podrás estar también), pues nací en tal región []54 ». Certes, lentendement garde pour sa part laura de la vertu et Huarte ne le perd jamais de vue dans la mesure où il réfléchit toujours par comparaison entre limagination et ses sciences et lentendement et les siennes. Mais cette vertu montre bien que lentendement est une faculté pour ainsi dire dun autre monde : elle est la faculté de la vie dans le Paradis terrestre, la faculté de la contemplation exclusive. Or, avec le péché originel et lirruption de limagination, lentendement sest vu entraîné dans lici-bas, contraint de soccuper non plus seulement de Dieu et de sciences abstraites mais aussi de sciences nées pour pallier les besoins surgis de lexpulsion du Paradis originel, perdu dans un monde pour lequel il navait pas été conçu. Cest pourquoi il est toujours en décalage et nest à laise que dans labstraction des premiers principes 364même si, in fine, il demeure toujours dans lincapacité dêtre assuré de la vérité. Bref, lhomme ayant été entraîné par sa chute dans lici-bas, dans le domaine de la contingence et de la matière, lentendement nest plus à sa place, na plus la pleine maîtrise de son pouvoir. À lopposé, limagination, dont la puissance naît directement du péché, déploie à la fois son penchant vers le vice et lefficacité redoutable de son action. La dimension vicieuse de limagination est donc le revers de son efficacité et laccepter telle quelle est revient à accepter la nature de lhomme telle quelle est, comme un déjà là quon ne peut ignorer sous peine de passer à côté de la vie humaine.

Labsence de certitude, labsence de véritable liberté, le penchant vers le vice du fait même de lexpansion de cette même chaleur qui fait vivre lhomme et lui donne les moyens dappréhender le monde et dy agir efficacement, telles sont les conditions de la vie humaine. Dès lors, à quoi bon se lamenter ? Lhomme nhabitant plus dans le Paradis terrestre, et dans lattente datteindre le Paradis céleste, il faut bien quil vive la vie qui lui échoit. Limagination est sans conteste la faculté reine, et les sciences et métiers qui en découlent, la pierre de voûte dune société humaine qui, dans la mesure où elle se rend consciente de sa nature, cest-à-dire, de ses faiblesses, peut en faire une force. Mais sil est impossible à chacun de dépasser les limites et les contraintes que lui impose son propre corps, ces limites peuvent être dépassées collectivement. Cest par la sélection et lapplication de chacun à la science et à la discipline dans laquelle il excelle que la république sengagera dans une dynamique de perfectionnement constant et incessant. Cest ainsi que, malgré ses limites et ses faiblesses, lhomme se révèle capable de déployer une force en quelque sorte prométhéenne.

Marina Mestre Zaragozá

ENS de Lyon

IHRIM (UMR 5317)

LabEx COMOD

1 « Saber pues, distinguir y conocer estas diferentes naturalezas del ingenio humano, y aplicar con arte a cada una la ciencia en que más ha de aprovechar es el intento desta mi obra », Examen de ingenios para las ciencias, éd. G. Serés, Madrid, Cátedra, 1989 (par la suite Examen), Segundo Proemio, p. 164.

2 Examen de ingenios, éd. R. Sanz, Biblioteca de Filósofos españoles, Madrid, La Rafa, 1930, vol. II, p. 210 et sq.

3 « (…) las artes y ciencias que aprenden los hombres son unas imágines y figuras que los ingenios engendraron dentro de su memoria, las cuales representan al vivo la natural compostura que tiene el sujeto cuya es la ciencia que el hombre quiere aprender », Examen, I [1594], p. 193.

4 LExamen est en effet profondément marqué par son rapport avec lInquisition. Son livre ayant été mis à lindex portugais dès 1581, et à lespagnol dès 1583, Huarte travailla à une version expurgée et réformée qui parut à titre posthume en 1594.

5 Ioanis Ludovici Vivis, De Anima et Vita, ii, 6, Gregoriana, Padoue, 1974. Cest nous qui traduisons.

6 « Atento, pues, que todos tres ventrículos tienen la mesma composición y que no hay en ellos variedad ninguna de partes, no podemos dejar de tomar por instrumento las primeras calidades y hacer tantas diferencias genéticas de ingenio cuanto fuere el número de ellas ; porque pensar que el ánima racional (estando en el cuerpo) puede obrar sin tener órgano corporal que le ayude, es contra toda la filosofía natural », Examen, v [viii de 1594], p. 326-327.

7 Pour une analyse plus détaillée de la définition de lingenio huartien, nous nous permettons de renvoyer à notre travail, « Savoirs et ingenio dans lExamen de ingenios para las ciencias », Questions sur lencyclopédisme, éd. N. Correard et A. Teulade, en cours de publication sur epistemocritique.org.

8 « Pero como todas las ánimas racionales sean de igual perfección, así la del sabio como la del nescio, no se puede afirmar que Naturaleza, en esta significación, es la que hace al hombre hábil ; porque, si esto fuese verdad, todos los hombres ternían igual ingenio y saber. Y, así, el mesmo Aristóteles buscó otra significación de Naturaleza, la cual es razón y causa de ser el hombre hábil o inhábil, diciendo que el temperamento de las cuatro calidades primeras (calor, frialdad, humidad y sequedad) se ha de llamar naturaleza, porque de ésta nacen todas las habilidades del hombre, todas las virtudes y vicios, y esta gran variedad que vemos de ingenios », Examen, i [iv de 1594], p. 244.

9 Examen, v [viii de 1594].

10 De anima et vita, ii, 12 : « Mais lâme est unique dans chaque animal, de même que dans chaque corps naturel, la forme du corps qui le fait vivre, est unique. Cependant, elle se diversifie en forces et en fonctions, de même quun même homme exerce plusieurs fonctions et plusieurs métiers dans plusieurs endroits, à plusieurs moments et avec des instruments et des fonctions divers. »

11 Examen, iv [vii de 1594], p. 302-303.

12 Ce point met très mal à laise Mauricio Iriarte qui souligne la dissonance que le lecteur ne manque pas de percevoir : « No analiza explícitamente la esencia de la voluntad. Por sus palabras se echa de ver que la considera, al igual que la filosofía tradicional, como la potencia de donde procede el obrar especificamente humano. Pero, persistiendo en su manera de pensar general, la juzga también estrechamente trabada de los sentimientos y tendencias inferiores, y, por medio de ellos, del temperamento. Y a veces pondera con tal acento esta trabazón y dependencia, que parece como si no viera en el obrar de un sujeto sino reacciones del temperamento. Da como hecho indudable la existencia de la libertad ; y nominalmente atribuye tal cualidad a la voluntad. Pero, al describir su funcionamiento, el impreciso giro de los conceptos desorienta al lector no apercibido. », Mauricio de Iriarte, El doctor Huarte de San Juan y su Examen de ingenios. Contribución a la historia de la psicología diferencial, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1948, p. 242. En note de bas de page, Iriarte attribue cette dissonance à un simple manque de précision terminologique quil explique parce que la question de la liberté nest pas le sujet du travail de Huarte : « Por lo mismo que este asunto era solo un episodio de su obra total, no desciende a definiciones o distinciones de conceptos, que hubieran sido imprescindibles para la claridad y solidez de la doctrina. Con mas precisión, podrían salvarse muchas expresiones, que así en globo disuenan filosóficamente. No hace distinción en los actos de la voluntad, entre los llamados elícitos o puramente internos a ella, y los imperados o motrices ; ni entre las tendencias racionales y las sensitivas ; ni menos entre lo que es voluntad propiamente dicha, apetito o tendencia, y lo que es afecto y sentimiento. Yo doy cuenta de lo que dice el autor, en la misma forma que él lo hace », El doctor Huarte de San Juan, p. 242, n. 2. Si lon tient compte du fait que lexistence des deux rédactions (1575 et 1594) aux finalités bien distinctes explique aussi bien la différence de ton que les nuances dissonantes entre les deux éditions, et si lon considère par ailleurs que lâme sensitive disparaît purement et simplement de lanthropologie huartienne, on comprend que Huarte na pas besoin de recourir à ces distinctions toutes scolastiques et que sa doctrine est on ne peut plus cohérente.

13 Examen, v [1594]. Par ailleurs, tant que lhomme est en vie, la volonté est de toute évidence inutile : « Porque si un juez no tiene entendimiento para alcanzar el punto de la justicia, poco aprovecha la voluntad de dar la hacienda a cuya es : con buena intención puede errar y quitarla a su dueño. Lo mesmo se entiende de la prudencia ; porque si la voluntad bastase para hacer las cosas bien ordenadas, ninguna obra buena ni mala errarían los hombres. Ningún ladrón hay que no trate de hurtar de manera que no sea visto ; ni hay capitán que no desea tener prudencia para vencer a su enemigo. Pero el ladrón que no tiene ingenio para hurtar, con maña luego es descubierto, y el capitán que carece de imaginativa presto es vencido », Examen, xiii [xv de 1594], p. 534.

14 Examen [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 719.

15 La mémoire est pour Huarte une faculté purement passive, une simple faculté réceptrice : « De la humidad, es dificultoso saber qué diferencia de ingenio pueda nacer, pues tanto contradice a la facultad racional. A lo menos, en la opinión de Galeno, todos los humores de nuestro cuerpo que tienen demasiada humidad hacen al hombre estulto y nescio. [] De manera que la sangre (por ser húmida) y la flema echan a perder la facultad racional. Pero esto se entiende de las facultades o ingenios racionales discursivos y activos, y no de los pasivos como es la memoria, la cual así depende de la humidad como el entendimiento de la sequedad », Examen, v [viii de 1594], p. 334-335.

16 « [] las obras de esa potencia son distinguir, inferir, raciocinar, juzgar y eligir », Examen, viii [x de 1594], p. 400.

17 « Todas las artes, dice Cicerón, están constituidas debajo de ciertos principios universales, los cuales aprendidos con estudio y trabajo, en fin se vienen a alcanzar ; pero el arte de poesía es en esto tan particular, que Si Dios o Naturaleza no hacen al hombre poeta, poco aprovecha enseñarle con preceptos y reglas cómo ha de metrificar », Examen, viii [x de 1594], p. 393.

18 « Las artes y ciencias que se alcanzan con la memoria son las siguientes : gramática, latín y cualquier otra lengua ; la teórica de la jurispericia ; teología positiva ; cosmografía y aritmética. Las que pertenecen al entendimiento son : teología escolástica ; la teoría de la medicina ; la dialéctica ; la filosofía natural y moral ; la práctica de la jurispericia que llaman abogacía », Examen, viii [x de 1594], p. 395.

19 Examen, viii [x de 1594], p. 395-396.

20 « La imaginativa contiene muchas más diferencias, porque tiene las tres, como el entendimiento y memoria, y de cada grado resultan otras tres. De ésta diremos adelante con más distinción, cuando diéremos a cada una la ciencia que le responde en particular. », Examen, v [viii de 1594], p. 343.

21 « De todo esto no podemos hacer evidente demostración, ni probar cada cosa por sí, porque sería nunca acabar. Pero echando la cuenta en tres o cuatro ciencias, en las demás correrá la mesma razón », Examen, viii [x de 1594], p. 397.

22 « El hombre cuerdo y que está en su libre juicio no puede ser poeta ; y es la razón que donde hay mucho entendimiento, forzosamente ha de haber falta de imaginativa, a quien pertenece el arte de componer », Examen, viii [x de 1594], p. 405.

23 Cest là, daprès Josep Maria Guardia, la raison du mépris que Huarte lui porte : « Et ce qui montre bien quil se préoccupe avant tout de lutile, cest quil élimine de cette élite quiconque contribue au luxe plutôt quà la prospérité de lÉtat. Peut-être estimait-il que chez un peuple où la misère psychologique allait de pair avec la disette et la famine, le luxe était de trop. Aussi ne doit-on pas sétonner de sa sobriété à légard des artistes, des musiciens, des poètes et des écrivains, en un mot, de tous ceux qui ne travaillent quen vue de plaire, pour lagrément des oisifs. Il leur accorde bien une mention en passant, mais avec une sorte de dédain prémédité, en les mettant pour ainsi dire hors cadre, comme des parasites de la société », « Philosophes espagnols : J. Huarte », Revue philosophique de la France et de létranger, 30, 1890, p. 249-294, ici p. 287.

24 Huarte considère en effet que la philosophie morale par elle-même ne peut infléchir en rien le comportement des hommes : Examen, v [1594].

25 Examen, x [xii de 1594], p. 433-434.

26 « Tras esta manera de defender las causas, sucedió luego la doctrina evangélica, la cual se podía persuadir con el arte de oratoria mejor que cuantas ciencias hay en el mundo, por ser la más cierta y verdadera. Pero Cristo nuestro redentor mandó a san Pablo que no la predicase in sapientia verbi, porque no pensasen las gentes que era alguna mentira bien ordenada como aquellas que los oradores solían persuadir con la fuerza de su arte. Pero ya recebida la fe, y de tantos años atrás, bien se permite predicar con lugares retóricos y aprovecharse del bien decir y hablar por no haber ahora el inconveniente que cuando predicaba san Pablo ; antes vemos que hace más provecho el predicador que tiene las condiciones de perfecto orador, y le sigue más gente, que el que no usa de ellas », Examen, x [xii de 1594], p. 436.

27 « Una de las gracias por donde más se persuade el vulgo a pensar que un hombre es muy sabio y prudente es oirle hablar con grande elocuencia : tener ornamento en el decir, copia de vocablos dulces y sabrosos, traer muchos ejemplos acomodados al propósito que son menester. Y realmente, nace de una junta que hace la memoria con la imaginativa en grado y medio de calor, el cual no puede resolver la humidad del celebro y sirve de lavantar las figuras y hacerlas bullir, por donde se descubren muchos conceptos y cosas que decir », Examen, ix [xi de 1594], p. 423-424.

28 « En esta junta es imposible hallarse el entendimiento, porque ya hemos dicho y probado atrás que esta potencia abomina grandemente el calor y la humidad no la puede sufrir », Examen, ix [xi de 1594], p. 424.

29 « Los que alcanzan esta junta de imaginativa y memoria entran con grande ánimo a interpretar la divina Escritura parenciéndoles que por saber mucho hebreo, mucho griego y latin tienen el camino andado para sacar el espíritu verdadero de la letra. Y realmente van perdidos [] Lo mesmo vemos que acontesce cada día en los sentidos y espíritus que dan los teólogos a la divina Escritura : que mirados dos o tres a la primera muestra tiene apariencia de católicos y que consuenan bien con la letra y realmente no lo son ni quiso el Espíritu Santo decir aquello », Examen, ix [xi de 1594], p. 429.

30 « [] tenemos probado atrás que los que tienen mucha imaginativa son coléricos, astutos, malinos y cavilosos, los cuales estan siempre inclinados a mal y sábenlo hacer con mucha maña y prudencia. », Examen, x [xii de 1594], p. 452.

31 « Los que tienen fuerte imaginativa ya hemos dicho atrás que son de temperamento muy caliente y de esta calidad nacen tres principales vicios del hombre : soberbia, gula, lujuria », Examen, ix [xi de 1594], p. 454.

32 Ibid.

33 Examen, xii [xiv de 1594], p. 496.

34 Examen, xii [xiv de 1594], p. 500-501.

35 Examen, xii [xiv de 1594], p. 503.

36 Examen, xiii [xv de 1594], p. 526.

37 Examen, xiii [xv de 1594], p. 529-530. Cette distinction, vraiment structurante, revient très souvent tout au long de lExamen. On la trouve aussi dans xii [xiv de 1594], p. 511 ; xiii [xv de 1594], p. 545 ; [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 721-722.

38 Daprès le Diccionario de Autoridades, la « solercia » est « industria, habilidad y astucia para hacer o tratar alguna cosa. Es voz puramente Latina ». Mais si lemploi du terme « astucia » comme synonyme pourrait laisser penser à une réserve sur sa légitimité, lexemple proposé comme illustration, tiré de Mystica ciudad de Dios de María de Jesús de Agreda, la présente de fait comme une faculté pratique et positive : « La solercia es la diligente atención y aplicación advertida a todo lo que sucede… para hacer juicio recto, y sacar reglas de bien obrar en nuestras acciones ». Cette réserve est pourtant bien présente dans le texte huartien qui insiste sur le penchant des hommes imaginatifs au péché pour cette raison physiologique.

39 « Porque estos ordinariamente son de buen entendimiento, con la cual potencia se aficionan a su ley, y carecen de imaginativa, a la cual potencia pertenece el saber vivir en el mundo. Y, así, muchos son buenos moralmente porque no tienen habilidad para ser malos », Examen, xiii [xv de 1594], p. 545.

40 Examen, xi [xiii de 1594], p. 477-479.

41 « En lo cual se muestra la gran miseria de nuestro entendimiento, que compone y divide, argumenta y razona, y, después que ha concluido, no tiene prueba ni luz para concocer si su opinión es verdadera », Examen, xi [xiii de 1594], p. 485.

42 Examen, xi [xiii de 1594], p. 486.

43 « [] si el hombre está bien compuesto y organizado, ha de tener por fuerza calor excesivo en el corazón, so pena que la facultad irascible quedara muy remisa ; y si el hígado no es caliente en exceso, no podrá cocer los alimentos ni hacer sangre para la nutrición ; y si los testículos no fuesen mas calientes que fríos, quedaba el hombre impotente y sin fuerzas para engendrar. Por donde, siendo estos miembros tan fuertes como decimos, necesariamente se ha de alterar el celebro con el mucho calor, que es una de las calidades que más perturba la razón. Y lo que peor es : que la voluntad, siendo libre, se irrita e inclina a condescender con los apetitos de la porción inferior. A esta cuenta, parece que Naturaleza no puede hacer un hombre que sea perfecto en todas sus potencias, y sacalle inclinado a virtud », Examen, xiv [xvi de 1594], p. 584-585.

44 Examen, xiv [xvi de 1594], p. 585.

45 Examen, xiv [xvi de 1594], p. 586.

46 « Pero en pecando nuestros primeros padres, perdieron esta calidad, y quedó la irascible y concupiscible en su naturaleza, y superior a la razón por la fortaleza de los tres miembros que dijimos, y el hombre pronus abadolescentia sua ad malum », Examen, xiv [xvi de 1594], p. 586.

47 « tomado en su medida y cantidad, hace que el hombre discurra y raciocine muy mejor que antes solía », Examen, [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 715.

48 « [] consideradas las demás medicinas que entran en su composición, realmente son muy calientes y secas, y totalmente echan a perder el entendimiento y memoria, aunque no se les puede negar que avivan la imaginativa en hablar y responder a propósito en motes y comparaciones, en malicias y engaños. Y dan los más en el arte de metrificar y en otras habilidades que descomponen al hombre. Y como el vulgo no sabe distinguir ni poner diferencia entre las obras del entendimiento y de la imaginativa, en viendo a los que han tomado esta confección que hablan más agudamente que antes solían, dicen que han cobrado más entendimiento ; y realmente no es así, antes lo han perdido, y cobrado un género de sabiduría que no le está bien al hombre, a la cual llamó Cicerón calliditas, que es un saber contrario de la justicia. », Examen, [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 715.

49 Examen, [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 716.

50 Examen, [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 718.

51 Examen, [Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso], p. 720-721.

52 « Si los hombres fuéramos todos templados y viviéramos en regiones templadas y usáramos de alimentos templados, todos (aunque no siempre, pero por la mayor parte) tuviéramos unos mesmos conceptos, unos mesmos apetitos y antojos ; y si alguno tomara la mano a razonar y dar su parecer en alguna dificultad, todos de la mesma manera casi a una mano la firmaran de su nombre. Pero viviendo como vivimos en regiones destempladas y con tantas desórdenes en el comer y beber, con tantas pasiones y cuidados del ánima y tan continuas alteraciones del cielo, no es posible dejar de estar enfermos, o por lo menos destemplados. Y como no enfermamos todos con un mesmo género de enfermedad, no seguimos comúnmente todos una mesma opinión, ni tenemos comúnmente todos una mesma opinión, ni tenemos comúnmente un mesmo apetito y antojo, sino cada uno el suyo conforme a la destemplanza que padece », Examen, Prosíguese el segundo proemio [1594], p. 176.

53 Examen, Prosíguese el segundo proemio [1594], p. 180-181.

54 Examen, Prosíguese el segundo proemio [1594], p. 182.