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Classiques Garnier

Le masque et le miroir dans Aquilon de Bavière

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Vallecalle (Jean-Claude)
  • Résumé : À la fin du xive siècle, le roman épique franco-italien d’Aquilon de Bavière propose une lecture originale de la légende carolingienne et des luttes contre les Sarrasins. Avec plus d’insistance que ses prédécesseurs franco-italiens, il souligne l’ambiguïté de ses héros, aussi bien en dévoilant leurs contradictions intérieures, à travers notamment des identités fragmentées, qu’en établissant entre eux des jeux de reflets révélateurs de ce qui lie et confronte des personnalités à la fois semblables et opposées.
  • Pages : 271 à 281
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0271
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le masque et le miroir
dans
Aquilon de Bavière

« Tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur quils ignorent en eux1 » : le mot célèbre de Malraux à propos de lart convient à lépopée, mieux peut-être quà tout autre genre littéraire. Assurément, depuis quavec elle est née la littérature de lOccident, cette poésie se nourrit daction, de ces « belles actions » quévoquait Aristote en songeant à Homère2 et dont léclat jusque dans la mort est la marque de lexcellence. Mais, à travers la figure sublime de ses héros, elle offre en même temps, de la condition humaine, une image stylisée qui pour son public est une image réflexive. Et comme toujours lorsque se confrontent un visage et son reflet, surtout si celui-ci est hyperbolique, le miroir épique est paradoxal car il propose une identification – « transformation produite chez le sujet quand il assume une image » disait Lacan3 – où se révèle une forme de mise à distance, la présence dun je qui est aussi un autre.

Un tel dédoublement ne pouvait manquer de fasciner les auteurs franco-italiens qui, pendant tout le xive siècle, ont composé en Vénétie des œuvres qui sinscrivent dans la tradition des chansons de geste françaises. Attentifs à lambiguïté quimplique la rencontre avec une figure de soi qui nest ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, ils en offrent lillustration au cœur même de leurs textes, non seulement en associant, en une sorte de surimpression, lunivers de la légende carolingienne et le reflet de lItalie communale du Trecento, mais aussi en choisissant consciemment délaborer pour cela un mélange linguistique artificiel et littéraire où se perçoivent aussi bien les échos des poèmes doïl que 272des accents proprement italiens. Lon ne saurait cependant soupçonner ces écrivains, souvent fort cultivés, de massacrer les « gallica gesta » par le « barbarico hiatu » que Lovato reprochait dédaigneusement à un médiocre jongleur de Trévise4. Leur manière délibérée, parfois teintée dhumour5, de remodeler le langage est simplement lune des marques de lintérêt très vif que leur inspire la relation déconcertante, à la fois étroite et distante, entre identité et altérité.

Dès lors, parce quils sont sensibles à une sorte dintime étrangeté, les auteurs franco-italiens confèrent à leur univers poétique une tonalité parfois flottante en jouant avec les masques. À limage dune Italie familière se superpose par exemple celle dune inquiétante contrée sarrasine lorsque, dans La Geste Francor, Vérone devient Marmora6. Et quand Huon dAuvergne se rend à Athènes – et non à Constantinople –, car « iluech li sont li sages » quil veut consulter, et que sur la « place o ert le pople entor / un sage hom apelle quil vit por devant lor », une coloration intemporelle et bien peu byzantine baigne « lamirable citee7 », hantée peut-être par une confuse réminiscence de lantique agora. Mais plus que dans un travestissement superficiel des lieux et des époques, cest sans doute dans la nature même de lhomme que sobservent les dédoublements les plus remarquables. En effet, à travers les méandres dune fictive vie intérieure ou au fil des rencontres et des symétries dune destinée arbitrairement tracée, certains des grands héros franco-italiens font lexpérience dune confrontation avec leur propre image, et la découverte dune forme de personnelle altérité. Même Roland ne présente plus le caractère entier, inaltérable, insensible au doute, dont témoignait jadis, face aux derniers reproches 273dOlivier, le mémorable silence que lui prêtait Turold8, et que Bédier jugeait « la chose la plus sublime » du poème dOxford9. Dans le plus récent des textes franco-italiens, Aquilon de Bavière, comme auparavant dans LEntrée dEspagne, les guerriers épiques décèlent en eux-mêmes une complexité nouvelle et parfois douloureuse, aussi bien dans des moments de déchirement et de crise morale que lorsque des figures à la fois semblables et différentes leur renvoient un reflet problématique en une sorte de projection extérieure. Et peut-être ces dédoublements et ces jeux de correspondances éclairent-ils le renouvellement de la geste carolingienne, qui dans cette œuvre se transforme en prose romanesque, et dont laction sinscrit dans une vision nouvelle de lHistoire, perçue comme universelle et complexe. Ne sont-ils pas, en effet, le signe que la stylisation héroïque ne dissimule plus désormais la diversité profonde et lambiguïté de lhomme ?

Sous leur apparente gratuité, les effets de miroirs auxquels se plaisent quelquefois les auteurs franco-italiens mettent discrètement mais profondément en question les repères stables qui longtemps ont structuré lunivers épique. Ils offrent en effet lindice dun monde mouvant, dune humanité contradictoire, peut-être même dune indécise vérité. Dans son Aquilon de Bavière Raffaele da Verona, dont la virtuosité et la fantaisie nexcluent pas une certaine gravité nostalgique, accumule des rencontres improbables et dartificielles symétries où la personnalité de ses héros semble fragmentée par le chatoiement de facettes multiples. Réinventant la geste carolingienne à travers une longue série daffrontements entre lEurope chrétienne et « limpire de tote la loi de Macomet10 », il ne cesse de brouiller la simplicité manichéenne de cet antagonisme traditionnel en dévoilant la complexité de protagonistes partagés entre des appartenances diverses. Fils de Naymes de Bavière, le héros éponyme est enlevé dès le berceau par les Sarrasins et devient, sous le nom dAnibal, leur plus redoutable chef de guerre, légal et presque le sosie – momentanément – païen de Roland, avant de découvrir sa véritable origine, de redevenir chrétien et de finir pieusement sa vie à Saint-Denis sous lhabit monastique. Déchiré 274entre nature qui « li mostroit le amor de sa patrie11 » et noriture reçue de lémir de Carthage qui « loit alevés por fil12 », il doit reconnaître en son âme, au terme dune longue crise morale, lambiguïté dun double attachement et même dune double filiation impossibles à renier : « Come pere vos sempre amerai » dit-il au souverain sarrasin, avant dimplorer aussitôt le duc Naymes, en se jetant dans ses bras : « Pere, pardonés moi li grant mal che ai fet contre vos13 ». En même temps quelle sinscrit au cœur dune histoire collective élargie à lorbis terrarum, la destinée dAquilon, qui finira par abandonner « les armes mondanes » pour recevoir « celle de la penitencie14 », sorganise ainsi autour dune douloureuse révélation, non point seulement la découverte dune seconde identité longtemps insoupçonnée et dune nouvelle et édifiante vocation, mais plus profondément celle dun irréductible conflit intérieur.

Cette complexité ne tient pourtant pas seulement à la dimension, certes exceptionnelle, de ce héros dont un double et prodigieux avertissement surnaturel, éclairé ensuite par les prédictions des astrologues, avait annoncé lavenir étonnant15, car le romancier établit de semblables contrastes entre les différentes facettes de personnages moins prestigieux. Lun dentre eux, Rainer, présente comme Aquilon, mais plus sommairement et plus sereinement, une double identité de chrétien et de Sarrasin : aussi impulsif quEstout de Langres, dont il est le frère de lait et quil voulait soutenir, il avait devant toute la cour agressé Ganelon, dont la félonie nétait pas encore manifeste, et lempereur lavait banni16. Devenu, sous le nom de Gariet le Sauvage, un châtelain et corsaire païen « in despit de li roy de Franze », il va « robant por tot amis e anemis17 » – chrétiens ou non –, mais se range aux côtés de Roland et le seconde fidèlement quand les hasards de la navigation les conduisent à se retrouver. Les aléas quelque peu picaresques de telles destinées montrent aisément combien peut être incertaine et fluctuante lappartenance à lune ou à lautre moitié du monde. Au début du roman, sans être chrétien « li 275roi Marsilie est home ligie de li roi de France18 », mais cest peut-être Macomet lui-même qui offre la plus curieuse illustration du possible glissement, et donc du lien paradoxal, entre des images contradictoires :

Cist Macomet [] fu ome e fu cristians e fu mandé por part de lapostoliche romans predicant por le mond sa sante foi, e fu alor che li concistorie de Rome li avoir promis che aprés la mort li apostoile il seroit apostoile. Et quand vint che lapostoile passa de cist segle, les gardenals auront lor conseoil chil estoit por le meilor che Macomet remansist a predicher a les pagans por exaucer la foi de Crist e fist un autre apostoile. Quand Macomet intandi chil estoit inganés, il soi despera e fist intandre a ciascuns che ce chil avoir predichés non estoit voir19.

Assurément, la fable qui fait de cet imaginaire Mahomet un chrétien renégat est contée par Roland, et lon y observe de « flagrante Propagandaelemente » et, une « Manipulation (…), die schlicht als Provokation angesehen werden muss20 ». Cependant lauteur, sans doute séduit par le spectaculaire dédoublement dun personnage équivoque, reprend ici une légende évoquée avant lui aussi bien en France dans Renart le Contrefait21 que dans lAttila franco-italien de Niccolò da Casola22, et qui est connue avec diverses variantes par dassez nombreux témoignages, littéraires ou non23. Il ne pouvait manquer, en effet, dy retrouver avec quelque satisfaction une conception qui lui est familière, et qui inscrit la vérité dune figure, vérité toujours imparfaitement saisissable, dans la confrontation de ses différents reflets.

Cette confrontation devient particulièrement subtile et révélatrice lorsque, au flottement des identités, se combine la fiction dune représentation picturale. Ainsi, alors que Roland, sous lapparence dun païen « de les giant lamirant de Cartagine24 », séjourne incognito avec 276quelques compagnons chez un bailli du roi du Maroc, cest la rencontre avec leur propre image, fidèlement reproduite dans les fresques murales du château, qui mettra en évidence lartifice dun complexe jeu de masques. En effet,

li bailis li mostre son palés tot depint as beles istories, e sacés chil non estoit feit guerre in Cristentés che cist bailis non laust feit metre in cist pallés in pluxor sales che li furent25.

Comme sil offrait une mise en abyme de lœuvre même du romancier – ut poesis pictura… – le programme iconographique qui décore ce palais sarrasin célèbre la geste carolingienne et les hauts faits de ses héros, notamment la guerre dAspremont, lune des grandes sources dinspiration de Raffaele26. Les visiteurs peuvent ainsi contempler la mort du prince païen Eaumont, « e coment Roland li feroit del torson de la lanze », et même, dans une autre salle plus discrète, Charlemagne sur son trône entouré de Roland et des autres pairs, « tant propiemant lavorés chil na ome al mond che non dist chil fust cellor27 ». Et il faut toute lexactitude de ces portraits, en quelque sorte plus vrais que nature, pour dissiper une double illusion et susciter une bien tardive mais générale reconnaissance. En effet, tandis quavec leurs hôtes le bailli et son épouse admirent ces peintures,

la dame garde li cont [Roland] che parloit cum son segnor, e pois garde la figure, la guarde li marchis Oliver e pois la figure, e insimant Rainald e les autres. E allor giete un grans cris e dist : « Ai sire Donis, nos avons in notre maxon cellor che tant amés ! Non li cognosé vos28 ? »

Sans doute avait-elle dabord eu la vague impression « che elle aust gia veus algun de lor, mes non soi poit arecorder29 », et curieusement cest la médiation de lœuvre dart qui parvient seule à éveiller un souvenir 277trop dilué pour simposer demblée. Pourtant cette châtelaine exotique est en réalité la sœur dOlivier, mariée à lancien sénéchal de Girart de Vienne. Mais même dans les regards les plus familiers cest ici, par une remarquable inversion, la « figure » fictive qui est véridique, et non point le visage, que semble voiler une opaque altérité. Cest pourquoi Olivier, ne pouvant se référer à une image peinte, éprouve beaucoup dhésitation et détonnement à reconnaître celle qui prétend être sa sœur : « Oliver [] la guarde in le vixagie, et por coi elle loit apellés frere, il soi redust a memorie e dist : “Dame, seristes vos Isabete, ma sorelle30 ?” ». Il est vrai que tous les masques finiront par tomber au terme de ces retrouvailles – délibérément – invraisemblables, mais ce ne sera pas sans laisser la marque dune incertitude, comme si à travers lartifice du jeu sur les apparences le romancier laissait percevoir la possible présence, dans lâme de ses personnages, dune plus profonde dualité.

Cest là en effet, dans les textes franco-italiens, un aspect essentiel de lhomme, qui révèle toute sa portée aussi bien à travers dimprobables rencontres que dans le dévoilement de failles intérieures. Huon dAuvergne propose ainsi lexemple édifiant dune permanente tension entre sa condition de chevalier et son aspiration à une sainteté de tonalité érémitique. Son seigneur le roi Charles Martel, qui désire le perdre, le contraint à accomplir une mission impossible et à se rendre en enfer pour exiger la soumission de Lucifer. Et durant les sept années de son long voyage, le messager va faire preuve dune vaillance extraordinaire et dune aveugle fidélité vassalique que, face à linjustice dont il est victime, même les exhortations du pape et du Prêtre Jean nauront pu entamer. Cependant il simpose aussi constamment les plus redoutables pratiques ascétiques, jeûnes et mortifications si graves que quelquefois « par un petit non pasme de dolor31 ». Son élan vers labsolu sinscrit donc dans deux perspectives différentes, mais quil envisage de manière tout aussi exigeante et quil subordonne lune à lautre, faisant de lhéroïsme chevaleresque linstrument dune quête de perfection conçue selon un modèle clérical32. En retour cest sa sainteté, clairement reconnue dès le 278début de ses aventures, et supérieure même à celle de Galaad33 qui lui permettra de mener finalement à bien son entreprise surhumaine, en lui assurant la bienveillance divine et la protection dun « sainct spirt34 », Guillaume dOrange revenu du paradis pour le guider. Et rien, peut-être, nillustre mieux que leur rencontre la manière dont une existence aristocratique engagée dans le siecle se conjugue avec une orientation ascétique qui vise à sen affranchir. En effet, par delà leur commune appartenance au lignage de Narbonne, et comme dans une surprenante image spéculaire, une ressemblance plus profonde se révèle entre ces deux héros qui transcendent également la condition chevaleresque par une démarche érémitique : « dune fontaine [] / sembla qe incist [] / un vieuç hermit a une barbe florie35 ». La silhouette qui émerge du miroir liquide est évidemment celle du Guillaume du Moniage, dont le seul exploit évoqué ici est son triomphe final sur le diable quil enferma « por dedanç li gravoy36 » ; mais cest aussi un reflet et comme une projection de la personnalité véritable de Huon, qui, sous ses armes de baron, « de hermit [] maine vie et de grant penetant37 ». Sa vocation véritable se dessine dans la semblance même de lenvoyé céleste, qui est pour lui bien plus quun guide quand il parcourt lenfer, et un exemple sur la voie du paradis : le face à face du héros avec cette apparition est en fait un face à face avec lui-même.

Un tel effet de miroir, que suscite la troublante présence dun alter ego, constitue un procédé particulièrement apprécié par Raffaele da Verona. Ce romancier dévoile en effet la vérité ambiguë de ses personnages non seulement à travers les intimes contradictions qui les déchirent, mais aussi à travers la matérialisation extérieure de leur image suscitée par certaines rencontres. Lon sait comment Aquilon et aussi Galaad deviennent des reflets de Roland, et dévoilent des traits essentiels de sa personnalité et de son destin38. Dans la perspective même dun récit

279

Che trata le gran prove e.l gran ardire

De quel Orlando pien de zentileza,

E de Renaldo, quel vertuoxo sire,

Con quel ducha Aquilon pien de prodeza39,

la longue histoire du fils de Naymes trouve son sens et sa justification dans le jeu insistant des similitudes qui font de lui un second Roland, mais un Roland sarrasin. Leurs qualités guerrières sont égales, au point quil est impossible sur le champ de bataille de « conosre le meilor40 », et leur nature nest pas intrinsèquement différente. Ce qui les distingue tient seulement à leur appartenance à des camps opposés, et il est significatif que le rôle dAquilon passe au second plan dès sa conversion et son retour parmi les chrétiens. Mais jusquà ce moment sa présence dénonce la part dombre dune destinée de guerrier que Fortune aurait pu tout aussi bien attribuer à son double, le neveu de lempereur. Et dans la superposition de leurs deux silhouettes, le romancier laisse ainsi percevoir ce que peut receler déquivoque et même de contradictoire une humanité quil sait diverse et ondoyante.

Cependant le jeu des reflets est plus complexe encore car, par une sorte de symétrie, une autre image surgit, qui dévoile la part lumineuse du destin promis à Roland. Pour le secourir contre les païens qui ravagent lItalie, Galaad est envoyé par Dieu depuis le paradis et, assurant miraculeusement la victoire chrétienne, il apparaît comme un héros de la croisade plutôt que de la quête. Ainsi métamorphosé en guerrier épique, il devient un modèle, ou un double, surnaturel du martyr de Roncevaux dont il annonce la sublime destinée : « cum corone de martire verais a li regne ou tant is aspetés41 ». Par un effet de miroir comparable, lapparition de Guillaume en ermite éclairait la vocation de Huon dAuvergne, mais de manière alors moins explicite que ne le sont ici la prédiction du saint et les indices qui font de lui, à côté dAquilon, une seconde image de Roland. Celui-ci na-t-il pas reçu par une insigne grâce céleste, et comme marque évidente didentification, un « escus blans come nef, et dedans avoit une crox vermoile42 », lécu depuis longtemps reconnaissable du bon chevalier 280arthurien43 ? Une telle assimilation ne va certes pas sans artifice mais, avec la connivence du lecteur, Raffaele se plaît à multiplier dans son récit les rencontres invraisemblables ou les ressemblances arbitraires. Cela na cependant rien dune naïveté maladroite ou dune fantaisie gratuite, car il sagit plutôt dune explicite et habile convention romanesque. Grâce à elle, en effet, lauteur peut concilier tradition et renouvellement : sans renoncer complètement à la simplicité manichéenne qui structurait la geste carolingienne, il parvient, à travers les images opposées et complémentaires du païen et du saint, à évoquer les nuances, les contradictions, les déchirements de lun de ces héros qui ne peuvent être, dans lItalie de son temps, ni tout à fait bons ni tout à fait méchants.

Jeux de masques, jeux de reflets singularisent ainsi Aquilon de Bavière, sans pour autant que cela distingue totalement ce récit des poèmes franco-italiens qui lont précédé. Raffaele a pu notamment en trouver lexemple dans LEntrée dEspagne, qui est lune de ses sources de prédilection. Lon sait en effet comment dans ce poème, après une querelle avec lempereur, une profonde crise morale suscite le départ de Roland pour lOrient puis son séjour auprès dun ermite. Dans cet épisode fameux il connaît lexpérience des identités flottantes – se prétendant « un Saracin / de ceste Espaigne » nommé tantôt Bacharuf, tantôt Lionel44 –, et il éprouve dabord la séduction dun épanouissement terrestre et courtois à la cour de Perse, puis la tentation de la retraite ascétique auprès de laustère anachorète45. Et un ensemble de relations complexes le relie à Sanson, le jeune prince persan dont il devient le mentor, et à un autre Sanson, le vieil ermite dont il pourrait devenir le disciple, jusquà ce que finalement se découvre sa vocation, un héroïsme chrétien également éloigné de ce quincarnent ces deux images opposées de son possible destin, une chevalerie par trop profane et une ascétique fuga mundi. Dans ce poème comme dans Aquilon de Bavière, la destinée du héros saccomplit non seulement à travers son action sur le monde, mais aussi à travers une prise de conscience de lui-même. Cependant 281cette connaissance implique nécessairement la confrontation de ses diverses images, projetées ou reflétées dans le regard des autres et du public, car, pour les auteurs franco-italiens, cest ainsi seulement que peut être débusqué ce qui fait léquivoque vérité dun être, son intime et souvent douloureuse altérité.

Sans doute nest-ce pas un hasard si, pour la plus tardive des œuvres épiques franco-italiennes, Raffaele da Verona a adopté une écriture en prose largement imitée des grands cycles arthuriens du xiiie siècle. Non point dabord par un effet de mode, mais parce quil perçoit dans toute son ampleur une évolution déjà notable dans les poèmes de ses prédécesseurs du Trecento. La destinée du héros reste souvent pour eux inséparable de lhistoire collective, dont il est le principal acteur – et seule, peut-être, la perspective cléricale de Huon dAuvergne en fait sur ce point une exception. Mais ce rôle et cet engagement dans la geste ne suffisent plus, pour les esprits éclairés dune Italie préhumaniste, à définir pleinement un héros qui est aussi un homme. Et les insignes qualités de Roland, sa légendaire prouesse et même cette sagesse supérieure dont il est nouvellement pourvu en Vénétie, ne sauraient désormais dissimuler les fragilités plus profondes dune personnalité complexe. Cest pourquoi, afin dinscrire la confuse vérité dune âme dans la dimension délibérément concrète où se joue laction épique, Raffaele comme, parfois, certains de ses prédécesseurs choisit den manifester les ambiguïtés par le jeu des reflets et des masques. Mais cela ne va pas sans couler, dans le moule traditionnel des chansons de geste, un matériau nouveau qui sy adapte mal, signe dune subversion dabord discrète et qui finit par se manifester bien plus nettement dans Aquilon de Bavière. Comme si en définitive, dans le miroir que constitue cette œuvre, son ultime monument, lépopée elle-même donnait à voir son double, le roman.

Jean-Claude Vallecalle

CIHAM (UMR 5648)

Université Lyon 2

1 A. Malraux, Le Temps du mépris, « Préface », Paris, Gallimard, 1935, p. 8.

2 Aristote, Poétique, éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1961, 1448 b, l. 25.

3 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle quelle nous est révélée dans lexpérience psychanalytique », Écrits i, Paris, Seuil, 1966, p. 93-101, ici p. 94.

4 C. Foligno, « Epistole inedite di Lovato deLovati e daltri a lui », Studi Medievali, 2, 1906, p. 37-58, ici p. 49, ep. iii, v. 4 et 12-13.

5 Voir Niccolò da Verona, La Pharsale, v. 1946-1947, Opere, Pharsale, Continuazione dellEntrée dEspagne, Passion, éd. F. Di Ninni, Venise, Marsilio, 1992.

6 La Geste Francor, éd. L. Zarker Morgan, Tempe (Arizona), ACMRS, 2009, vol. ii, v. 11396-11899. Voir J.-C. Vallecalle, « Marmora dans la chanson de geste franco-italienne dOgier le Danois », Provinces, régions, terroirs au Moyen Âge, éd. B. Guidot, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 253-261.

7 Huon dAuvergne est principalement conservé dans trois manuscrits inédits (à lexception de quelques passages), dont la publication est en préparation sous la direction de L. Zarker Morgan : Berlin, Kupferstichkabinett, 78 D 8 (olim Hamilton 337), manuscrit daté de 1341 ; Turin, Biblioteca Nazionale, N. III. 19 ; Padoue, Biblioteca del Seminario Vescovile, 32. Le texte sera cité ici à partir du manuscrit de Berlin : fol. 10v, v. 1416 ; fol. 12r, v. 1623-1624 ; fol. 10v, v. 1437.

8 La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, GF-Flammarion, 1992, laisse 131.

9 J. Bédier, Les Légendes épiques, vol. iii, Paris, Champion, 1912, p. 439.

10 Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982 (vol. i-ii) et 2007 (vol. iii), vol. I, p. 121 (ci-après AB).

11 AB, vol. ii, p. 484.

12 AB, vol. ii, p. 483.

13 AB, vol. ii, p. 710-711.

14 AB, vol. ii, p. 855.

15 AB, vol. i, p. 7-12.

16 AB, vol. i, p. 201.

17 AB, vol. i, p. 196.

18 AB, vol. i, p. 37.

19 AB, vol. i, p. 158.

20 P. Wunderli, Die franko-italienische Literatur. Literarische memoria und sozio-kultureller Kontext, Paderborn, Schöningh, 2005, p. 27.

21 Le Roman de Renart le Contrefait, éd. G. Raynaud et H. Lemaître, Paris, Champion, 1914, vol. i, p. 351-352.

22 Niccolò da Casola, La Guerra dAttila. Poema franco-italiano, éd. G. Stendardo, Modène, Società Tipografica Modenese, 1941, vol. i, ch. iii, v. 48-102.

23 Voir P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Publications de lUniversité de Provence, 1982, vol. i, p. 343-345 ; Arieh Graboïs, Le Pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 203-205.

24 AB, vol. ii, p. 721.

25 AB, vol. ii, p. 723.

26 Voir M. Boni, « Note sullAquilon de Bavière (a proposito delle reminiscenze della Chanson dAspremont) », Studia in honorem prof. M. de Riquer, éd. C. Alvar, Barcelona, Cuaderns Crema, vol. ii, 1987, p. 511-532 ; « Reminiscenze della “Continuazione” franco-italiana della Chanson dAspremont nellAquilon de Bavière », Miscellanea di studi romanzi offerta a Giuliano Gasca Queirazza, éd. A. Cornagliotti et al., Alessandria, Edizioni dellOrso, 1988, p. 49-74.

27 AB, vol. ii, p. 722, 724.

28 AB, vol. ii, p. 722-723.

29 AB, vol. ii, p. 723.

30 AB, vol. ii, p. 724.

31 Huon dAuvergne, fol. 48v, v. 6907.

32 Voir J.-C. Vallecalle, « Ordre terrestre ou sainteté : lépilogue de Huon dAuvergne », Études offertes à Danielle Buschinger, éd. F. Gabaude et al., Amiens, Publications du Centre dÉtudes Médiévales de Picardie, 2016, vol. i, p. 400-409.

33 Huon dAuvergne, fol. 44r, v. 6229-6232.

34 Huon dAuvergne, fol. 63r, v. 9045.

35 Huon dAuvergne, fol. 62v, v. 9015-9017.

36 Huon dAuvergne, fol. 63r, v. 9076. Voir Le Moniage Guillaume, éd. N. Andrieux-Reix, Paris, Champion, 2003, v. 6785-6848.

37 Huon dAuvergne, fol. 8r, v. 1030.

38 Voir J.-C. Vallecalle, « Roland dans Aquilon de Bavière », Epic Connections / Rencontres épiques, éd. M. J. Ailes et al., Edimbourg, British Rencesvals Publications, 2015, vol. ii, p. 717-729.

39 AB, vol. ii, premier épilogue, p. 858, v. 51-54.

40 AB, vol. i, p. 161.

41 AB, vol. ii, p. 793.

42 AB, vol. i, p. 312.

43 Voir La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980, p. 28 ; M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le léopard dor, 2006, p. 39.

44 LEntrée dEspagne, vol. ii, v. 11526-11527, 11884-11885, 12138.

45 Voir J.-C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? Remarques sur deux épisodes de LEntrée dEspagne », PRIS-MA, 16, 2000, p. 303-316.