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Classiques Garnier

Le château et la ville dans les chansons de geste du xive siècle

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Kullmann (Dorothea)
  • Résumé : À ce jour, il n’y a pas de consensus sur le contexte social des chansons de geste du xive siècle. Une comparaison du remaniement de Renaut de Montauban avec son modèle de la fin du xiie siècle montrera à la fois l’importance accrue des villes, des bourgeois et de l’argent dans les chansons de cette époque et l’émergence d’une nouvelle image du château, image qui relève plus de la littérature et du mythe que de la réalité et semble également ancrée dans un monde urbain.
  • Pages : 129 à 150
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0129
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le château et la ville
dans les chansons de geste
du xive siècle

Les épopées françaises du milieu et de la seconde moitié du xive siècle, tout en traitant des sujets les plus divers, forment néanmoins un groupe étonnamment cohérent en ce qui concerne la langue et le style. Il ny a guère de doute que toutes les chansons de gestes de cette période (on en connaît une vingtaine) proviennent dune région relativement circonscrite du nord de la France, et il semble assez probable quelles appartiennent aussi à un contexte (politique et social) similaire. Sur le plan politique, ce renouveau surprenant du vieux genre épique, qui implique un intérêt pour les héros guerriers et pour les exploits militaires, ne saurait être dissocié du fait quon se trouve dans la première phase de la guerre de Cent Ans. Certes, ces textes narratifs généralement très longs ne sont pas des chansons de circonstance destinées à galvaniser immédiatement la résistance contre lAnglais, ni même à critiquer ou à ridiculiser celui-ci ; les textes parvenus jusquà nous ne contiennent en effet guère déléments dune propagande orientée. Leur intérêt politique se situe plutôt sur le plan social, dans le modèle de société quils présupposent ou quils préconisent et dans linteraction des héros guerriers avec cette société. Toutefois, il ny a à ce jour pas de consensus sur le milieu social qui a vu naître ces chansons ou auquel elles étaient originellement destinées.

Dans ce qui suit, nous nous proposons dexaminer cet aspect à partir dun exemple concret, le remaniement en vers de Renaut de Montauban. Nous comparerons les premiers épisodes de ce texte avec leurs antécédents dans la chanson de geste de la fin du xiie siècle, tout en regardant aussi le reste du remaniement, notamment les épisodes se déroulant à Trémoigne et en Orient, qui constituent des développements plus ou moins indépendants de lancienne chanson. Nous terminerons notre 130réflexion en confrontant nos résultats à quelques autres chansons de geste composées entièrement au xive siècle.

Le remaniement de Renaut de Montauban survit dans deux manuscrits, datant tous deux du xve siècle1, et dont lun seulement (Paris, BnF, fr. 764, appelé R par Jacques Thomas) propose un texte presque complet (mais tronqué de la fin). Lautre (Londres, BL, Royal 16 G ii, connu sous le sigle B) ne contient que deux fragments du texte, servant à compléter une version en prose qui, elle, a sans doute été composée au xve siècle. Plusieurs chercheurs se réfèrent donc à notre remaniement comme à la « version en vers du xve siècle ». Cependant, comme Philippe Verelst la bien montré dans son édition du manuscrit R, il est plus que probable que ce remaniement de Renaut de Montauban remonte à la seconde moitié du xive siècle2 et fait donc partie du corpus qui nous intéresse ici.

Le château et la ville

On connaît le rôle important que jouent les châteaux dans Renaut de Montauban, châteaux autour desquels sarticulent les épisodes principaux du récit. La construction de châteaux est lun des thèmes centraux de lancienne version de Renaut de Montauban telle quelle nous est parvenue. En effet, par deux fois dans lintrigue, Renaut et ses frères construisent un nouveau château, dabord Montessor dans lépisode ardennais, puis Montauban dans lépisode gascon, et il y a un contraste assez frappant et sans aucun doute intentionnel entre ces deux constructions.

Les deux lieux possèdent certes une structure de base semblable : ce sont des villes fortifiées qui se composent, dune part, dun château-fort servant de résidence seigneuriale et, dautre part, dune ville entourée de remparts. Le terme chastel désigne dune manière cohérente lensemble formé par ces deux unités, alors que le terme vile est réservé à la partie se situant à lintérieur des remparts et à lextérieur de la résidence 131seigneuriale, qui est désignée, quant à elle, par les termes palés, tor ou mandement (lesquels ne sont pourtant pas forcément des synonymes exacts). Le lecteur napprend pas avec le même détail la structure des autres villes et châteaux qui jouent un rôle dans lintrigue – Laon, Dordone, Bordeaux, Trémoigne, Jérusalem, Paris ou Cologne – qui tous sont appelés aussi cités3, terme qui semble habituellement réservé aux grandes villes. Pour désigner Trémoigne, lieu qui est au centre de lépisode rhénan, le poète recourt cependant aussi aux mots de vile (par ex. D, v. 12475) et de chastel (par ex. D, v. 12648, 12657), et lon y retrouve lopposition entre la ville et le palés (D, v. 1250). En tout cas, à aucun endroit de la version ancienne de Renaut de Montauban, le chastel ne soppose à la vile, et il est évident que le château est essentiellement une ville fortifiée.

Si le concept fondamental du château est bien le même dans les deux cas, les deux constructions sopposent néanmoins sur le plan juridique. En effet, Montessor est une forteresse construite sans autorisation, et ce nest pas par hasard si, au moment où les frères se décident à labandonner et où Renaut exprime son regret pour le château qui les a hébergés pendant sept ans, Aalart lappelle, dans la quasi-totalité des manuscrits de la version ancienne, chastel bastart, donc castellum bastardum, terme technique pour une telle structure érigée sans laval du suzerain :

.I. conseil vos dourai se croire me volez :

Ja por chastel bastart grant duel ne demenez. (D, v. 3054-3055)4

Auparavant, lors de la construction de Montessor, il nest même pas fait mention dune ville. Lorsque celle-ci est mentionnée au cours de lintrigue, elle est tout dabord appelée borc (et ce dans tous les manuscrits de la version ancienne5), si bien quon peut se demander sil ne sagit pas dune agglomération surgie après coup au pied des murs de la forteresse, étant 132donné que ce terme, en ancien français, désigne normalement le faubourg qui se situe à lextérieur des remparts. Cependant, par la suite, le poète nutilise plus que les mots vile ou chastel (ce dernier englobant la résidence seigneuriale), et le récit sur les combats décisifs contre les traîtres ne laisse aucun doute sur le fait quil sagit bien dune ville entourée de remparts6.

Cette ville de Montessor est considérée comme essentielle pour la survie des seigneurs du château : dans la version ancienne, cest la destruction, par le feu, de la ville avec son marché qui amènera les frères à labandon de Montessor7, juste après que, en dépit dune trahison, ils ont réussi à éviter de justesse la prise de la forteresse et de la ville par lennemi.

En revanche, Montauban est non seulement fondé avec lautorisation explicite du suzerain, le roi Yon de Gascogne, mais apparaît dès le début comme une ville : le roi Yon accorde aux habitants qui viendront sy installer un affranchissement de tout impôt pendant quatorze ans (D, v. 4338-4340). En outre, il concède à Renaut un fief qui lui rapportera des revenus de dix marcs dargent par jour (D, v. 4261, 4356-4357). Le poète insiste sur lattractivité de cette fondation et donne une liste des métiers « bourgeois » sy installent :

Or est Montauben fet, le chastel et la tor ;

Li pople si herberge a force et a vigor ;

.V.C. borjois i ot de mult riche valor :

Li.c. sunt tavernier et li.c. pescheor

Et li.c. sut bochier et li.c. changeor

Et li.c. marcheant jusquen Inde major ;

Et .vij.c. en i a qui font autre labor :

Prez et vignes et terres laborent tote jor. (D, v. 4346-4353)8

On voit quil sagit de métiers qui garantissent lapprovisionnement et le commerce9. Si, dans les deux cas, les seigneurs dépendent des provisions que leur procurent les villes, le seigneur de Montauban pourra les payer 133grâce à ses revenus extérieurs (il ne freinera pas le développement de la ville par des impôts ni ne grèvera indûment le pays environnant : le fonctionnement durable de létablissement est donc garanti). Lintérêt du poète pour laspect juridique de la construction des châteaux va de pair avec un intérêt pour leur fonctionnement économique.

On sait que les manuscrits de la version ancienne présentent parfois des différences sur le plan idéologique, quelques scribes effectuant des adaptations par de petites modifications du texte10. Dans lépisode de Montessor on observe quelques modifications qui touchent à notre question.

Nous ne nous arrêterons pas aux vers ajoutés dans le manuscrit Z (Metz, BM 192, perdu aujourdhui, mais partiellement édité, et datant sans doute du xiiie siècle), qui fait intervenir non seulement des ouvriers, mais les frères eux-mêmes dans la construction de Montessor (v. 411-421, t. ii, p. 182/184). Cet ajout isolé est sans doute dû à linfluence de lépisode final de la chanson, comme J. Thomas la déjà suggéré11, et il semble obéir à une volonté daccentuer le côté édifiant de lhistoire de Renaut plutôt quà un intérêt pour les questions économiques. Même M (Montpellier, Faculté de Médecine, H 247, datant sans doute du xive siècle), pourtant apparenté à Z, na ni les ouvriers ni la participation des frères à la construction.

En revanche, dautres manuscrits de la version ancienne, et plus précisément ceux-là (D, P, A) qui représentent, selon Jacques Thomas, le texte le plus ancien qui nous soit parvenu (même si lun dentre eux, A, na sans doute été copié quautour de 1400)12, insistent sur lidée que la construction de Montessor se fait dans le secret :

La firent j. chastel qui Montessor ot non,

Si coiement le firent onques ne le sout on,

Quer cil cremoient mult lemper[e]or Karlom. (D, v. 2265-2267)

La firent .i. chastel qui Montesor ot non,

Si coiement le firent conques ne le sot on,

Car forment redotoient lempereor Karlon. (P, v. 285-287)

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La firent ung chastel qui Montresor at non,

Si coiement le firent oncques nel sot nus hons,

Car il doutoient mont lempereür Karlon. (A, v. 231-233)

Les autres manuscrits de la version ancienne éliminent le deuxième de ces trois vers et ne mettent donc plus en évidence la construction illicite, même sils conservent, pour la plupart, ladjectif bastart dans la réaction dAalart aux regrets exprimés par Renaut lors de labandon du château, que ce soit par négligence ou parce quils linterprétaient peut-être dans un sens moins technique et plus banal (« un misérable château »). Deux manuscrits du xive siècle suppriment cependant jusquà cet adjectif : le manuscrit M, que nous venons de mentionner, élimine lensemble de léchange entre Renaut et Aalart sur le regret du château, si bien que le qualificatif bastart disparaît. La version franco-italienne V (Venise, Marciana, fr. xvi), copiée vers la fin du xive siècle, va encore plus loin, en ajoutant un vers qui mentionne laccord donné par le seigneur de la région, révélant ainsi tout ce que la construction non autorisée dun château pouvait avoir de choquant à lépoque :

La feront un chastel li chevalier baron

Par le comant au sire de celle region ;

Iluec se herbergierent li.iiij. filz Aymon. (V, v. 902-904)

Apparemment toujours au fait de lacception juridique du terme, le scribe de V élimine également, plus de mille vers plus tard, le qualificatif bastart, tout en conservant le regret de Renaut et la réplique dAalart : « Ja por icel chastel ni ait duel demenez » (V 2012, Épisode ardennais, t. iii, p. 77).

Nous navons pu comparer les leçons de tous les manuscrits de la version ancienne pour ce qui est du récit de la fondation de Montauban, pour lequel on ne possède pas dédition synoptique. Les variantes que nous connaissons semblent moins importantes. La période pendant laquelle les habitants seront exempts dimpôts et le montant des revenus de Renaut varient dun manuscrit à lautre13. Les manuscrits N et C suppriment certes toute la laisse contenant le récit de la construction proprement dite et celui de la visite du roi Yon pendant laquelle celui-ci 135donne son nom à Montauban et accorde la franchise dimpôts, mais ils maintiennent laval donné par le roi à la construction et la rente journalière accordée à Renaut et donc lautorisation et lappui officiels du suzerain dont jouit cette fondation14.

Tournons-nous maintenant vers notre texte principal. Le remaniement connaît toujours lensemble formé par une résidence seigneuriale fortifiée et une ville fortifiée ; cette structure bipartite est même un élément essentiel de lintrigue dans lépisode oriental très développé qui caractérise cette version : une grande partie de cet épisode est consacrée aux combats opposant les troupes de Renaut, qui ont rapidement conquis le château dAngorie et sy sont retranchées, aux Sarrasins qui tiennent toujours la ville du même nom. En quelques endroits de lépisode gascon, on saperçoit encore que Montauban possède la même structure15. Cependant, il est manifeste que le mot « château » na plus le même sens que dans la version ancienne. Il ne désigne en effet plus que la forteresse où réside le seigneur et nenglobe plus la ville. Au contraire, cest maintenant la ville qui peut englober le château16. Ce changement fondamental de la terminologie saccompagne, on le verra, dun glissement assez important dans la fonction prêtée au château, glissement qui est particulièrement sensible dans lépisode ardennais.

Laspect juridique de la construction de châteaux est complètement absent du remaniement. Ni laccord donné par le seigneur dans le cas de Montauban, ni labsence dun tel accord dans le cas de Montessor ne sont évoqués. En revanche, les deux constructions se font sur le site de structures anciennes ; il sagit dune « tour » en ruine dans le cas de Montessor et dune ville ancienne du nom de Norart dans le cas de Montauban. Simple intérêt dantiquaire pour les ruines, élément prouvant laptitude du site ou justification de la construction, qui ne serait plus quune restauration ou une refondation ? Cependant, notre remanieur nadopte pas la solution des scribes de M et de V, qui doivent être plus ou moins ses contemporains ; son remaniement de lépisode de Montessor ne vise nullement à supprimer tout élément illégal dans le comportement de Renaut. Examinons son récit en détail.

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Lors du choix de lemplacement, le remaniement insiste encore plus que la version ancienne sur la position imprenable de la forteresse, dont laccès peut aisément être défendu par dix hommes (v. 521-549). À aucun moment du récit nest évoquée une ville (ni même un « bourg ») de Montessor, ni lors de la construction, ni plus tard dans lintrigue. En revanche, sont introduits des hameaux dans le pays environnant qui, cibles de razzias, fournissent aux protagonistes vivres et autres nécessités. Ces hameaux apparaissent dès avant la construction de Montessor :

Il ont pris soudoyers en icelle partie,

La grant terre dArdanne ont fustee et honnie

Et de pluseurs hemmiaux ont la proye ravie

Et amenee au bois en une menandie ;

La font telle provanche nest nulz qui le vous die,

De char, de venoison et de bon vin sus lie,

De fourment et despiautre, de bonne artillerie.

Au lez devers Maisires ont le terre honnie ;

Ni ose demourer nuls homs qui soit en vie. (v. 511-519)

Mais la situation reste la même après la construction du château, à ceci près que les quatre frères et leurs chevaliers saventurent maintenant jusquen Île-de-France :

Puis serchierent Ardenne decy jusqua Buillon,

Avecques eulx avoient bien .vij.c. compaingnion,

Ne laisserent ou paÿs ne vache ne mouton,

Nespiautre ne fourment de coy le pain fait on,

Ne servoise ne vin dont il y ot foyson,

Ne bonne artillerie ne aultre garison

Quil naient amené dedens leur mancion ;

Por bien fornir .iiij. ans ont fait leur garnison.

Puis alerent en France a force et habundon,

Sil truevent chevalir il est mis en prison,

Ne leur puest escapper sans payer raensson ;

Trestous les riches hommes qui truevent environ

Amainent en leur tour en le carchere en prison. (v. 567-579)

En fait, dans le remaniement, Montessor nest plus que le repaire dun groupe de chevaliers pratiquant banditisme et exactions17. Si Renaut paie correctement les ouvriers qui construisent le château, il le fait avec 137le fruit de ses razzias : « Les ouvriers du païs quanquil en y avoit / Y vienrent tous ouvrer, car Regnaut les payoit / De lor et de largent quou royaume fustoit » (v. 556-558). Nul effort visant à établir un système économique durable nest décrit. Au contraire, le remanieur insiste sur le fait que Montessor est appelé ainsi parce quil prive le pays de ses ressources : « pour ce quon assorboit / Le païs tout autour de quanquil y avoit » (v. 563-564). Assiégés par Charlemagne, les frères abandonnent dailleurs le château lorsque les provisions amassées sont épuisées, une « tres longue saison » (v. 1022) après lépisode de la trahison de Hervis, et non plus suite aux destructions résultant de celle-ci. Linsistance du poète sur la pratique du brigandage est frappante. Il est clair que nous avons ici un reflet direct de lépoque du remanieur, marqué par les compagnies de « routiers » vivant de pillage et de rapines18.

Si la ville de Montauban ne disparaît pas complètement de la version remaniée, elle y a moins dimportance. Montauban aussi est essentiellement un château-fort. Le choix de son emplacement correspond toujours à un besoin de sécurité vis-à-vis de Charlemagne, comme dans la version ancienne, mais il saccompagne dune réflexion nouvelle :

Sus lyaue de Gironde qui ne queurt mie lent

Ont veüe une roche haulte mont diuement ;

Tour y avoit heü ja anchiennement.

Et quant Regnaut la vit si a dit haultement :

« Signeurs, sa dist Regnaut, par le mien serrement,

« Vecy ung des fors lieux qui soit ou firmament :

« Qui aroit ung chastel la fermé noblement,

« Il si pouroit tenir bien et seürement ;

« Et sachiez, bieaux signeurs, nen celeray nient,

« Se le roy Karlemaine qui nous hest durement

« Savoit que nous fussiens en cestui chasement,

« Il ny esparneroit ne or fin ne argent

« Ains quil ne nous eüst a son commandemen ;

« Et antre tant de peuple comme a Bordiaux sestent

« Ne puet estre qil nast de la mavaise gent,

« Et on nest pas amé de tous communement :

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« Mieulx vauldroit en chastel prendre herbergement

« Questre en tel cité ou il a tant de gent. » (v. 3241-3258)

On a donc ici une opposition très nette entre château et ville, motif parfaitement inconnu à lancienne version, où la fondation de Montauban représentait une récompense du suzerain pour lengagement militaire de Renaut qui a sauvé la ville de Bordeaux dun agresseur redoutable. Cette récompense était certes particulièrement importante (et plutôt mal vue par les autres barons), mais normale dans son genre : quun grand seigneur soit établi dans un fief à lextérieur de la ville de résidence de son suzerain allait de soi.

On remarquera aussi que lordre des événements change dune version à lautre : le mariage de Renaut avec la sœur du roi, qui dans lancienne version ne se faisait quaprès la fondation de Montauban, la précède dans le remaniement. Ce mariage remplace en fait loctroi du fief comme récompense des services rendus. Le récit de la fondation elle-même ainsi que des privilèges accordés ne disparaît pas complètement, mais se trouve complètement subordonné à lexplication de létymologie du nom, alors quil nest plus du tout question dun quelconque concours du suzerain dans cette fondation, ni même de son autorisation :

Seigneurs, en celui lieu fisset li filz Aymon

Fremer .i. fort chastel, ains si fort e vit hon ;

Et qunt il fu fermé se lil donnerent non :

Moult Auben lapelerent li chevalier baron.

Une ville y avoit que Norart apellon,

Mais se fu Mont Auben pour celle establison

Pour ce que trestout cil de celle nacion

Qui vouloient ileuc prendre habitacion

Avoient bois pour neent por charpeter maison :

Les bois furent auben entour et environ,

Et pour ce Mont Auben le castel nomma on.

Bien lordena Regnaut a sa devision

Et si le proveÿ de bonne garnison ;

Ileucques fu Regnault en sonsolacion

Et y mist sa moullier a la clere fasson. (v. 3265-3279)

Le poète ne donne aucun détail ni sur la construction du château ni sur le plan de la ville. Lors de la mise en état de défense de Montauban, il nest question que de la tor et du castel majour :

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Ains a fait pourveïr de Mont Aben la tour

De quennons, despringales, darbalestes atour,

De vitaille foison et de maint vavassour

Qui bien deffendront le grant castel majour. (v. 3670-3673)

Ce nest que plus tard (v. 5012, 6360, 6374) que le poète mentionne aussi bien le « château » que la « ville » de Montauban. Il est clair alors que pour lui, cest la « ville » qui englobe le « château » et non linverse :

La [scil. au Mont Auben] est entrez Regnault et trestoute sa gent,

La ville ont bien fermee avironneement.

Venus sont au castel a leur commandement (v. 6359-6361)

Même si la ville de Montauban subsiste dans le remaniement, nous napprenons donc rien sur ses rapports économiques avec le seigneur. Ce nest que dans le prolongement oriental que le poète sintéresse à cette question, et encore est-ce dans un seul cas, assez particulier. Dans lépisode dAngorie, le roi païen Danemont, retranché dans la ville et attendant des secours, offre une trêve à Renaut qui occupe le château avec ses troupes. Renaut refuse dabord parce quune trêve lempêcherait de procurer, par des sorties armées, des vivres à ses troupes et aux autres résidents du château. Il accepte finalement lorsque les païens lui promettent que ses hommes ne seront pas inquiétés sils entrent dans la ville (à condition quils y circulent sans armes) et quils pourront ainsi acheter des vivres. Or les païens approvisionneront par la suite la ville en cachette, en faisant entrer toutes les denrées par des souterrains, si bien que les hommes de Renaut ne les verront pas et ne trouveront rien à acheter. La garnison du château sera ainsi sur le point dêtre affamée à la fin de la trêve (v. 18927-18958).

Que la ville fournisse le château en provisions contre paiement est donc bien considéré comme un système normal et acceptable en temps de paix. Ne sont cependant décrites, dans le remaniement entier, que deux autres situations : celle où le château sapprovisionne manu militari et celle où la ville se refuse à léchange économique pacifique, mettant en place un système qui garantit lembargo contre le château. Pour le héros, le moyen normal de sapprovisionner reste la razzia dans le plat pays et lattaque de caravanes.

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Les bourgeois

Nous avons vu que dans la version ancienne de la chanson, le poète insiste sur le grand nombre de bourgeois et dautres personnes quattire la fondation, donnant une liste intéressante des métiers quil considère comme « bourgeois » et quil place à un échelon supérieur de la hiérarchie sociale que les agriculteurs. Cependant, les « bourgeois » aussi semblent essentiellement considérés du point de vue de leur utilité sur le plan de lapprovisionnement et du commerce. Ce passage important disparaît dans la version remaniée.

Cependant, il est un autre endroit dans la version ancienne qui est révélateur de lappréciation du poète des différentes couches sociales : la dispute de Renaut avec son père, lors de leur bref passage à Dordone après leur séjour dans les Ardennes. Le père suggère essentiellement que ses fils auraient dû sen prendre aux religieux et aux chevaliers (avec quelques petites variations dans les manuscrits concernant ces derniers), et Renaut répond quils népargnent en général personne, sauf sur les terres de son père. Il inclut les bourgeois dans le groupe de ceux qui sont visés par leurs razzias :

Trop par estes chaitif, mauvés et recreant,

Vos ne valez tuit .iiii. la monte dn besant :

Donc ne trovïez moine ne convers ne serjant

Qui vos doinst raançon ou dor fin ou dargent ?

– En la moie foi, pere, dist Renaut le vaillant,

Se vos marches sunt quites par tot comunalment,

Ce ne sunt pas les autres, par le mien escient :

Asez puet on aler et arriere et avant,

Ne troverez i. home, chevalier ne serjant,

Clerc, provoire ne moine, ne nul borjois vaillant,

Fors celx qui es chasteaus sont fuï maintenant. (D, v. 3674-3684)

La plupart des manuscrits de la version ancienne ajoutent les marchands aux bourgeois :

Plus de.lx. lieues poez aler avant,

Home ni troveroiz, borjoiz ne marcheant,

Clerc ne prestre ne moigne, ne chevalier vallant,

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Forz icels des chastiaus, qui mult se vont gardant. (P, v. 1863-1866, t. ii, p. 13419)

Dans la laisse suivante, Aymon dit expressément à ses fils de prélever des rançons de prisonniers des terres de Charles, ou de manger des moines directement :

Quel guerre faites vos lempereor Karlon ?

Ne trovez en sa terre donc aiez garison,

Chevalier ne borjois donc aiez raançon ?

Nestes pas chevalier, anceis estes garçon !

Ja a il assez gent dedenz sa region,

Clers, provoires et moines de grant relegion,

En cler saïn lor gisent le foie et le pomon :

Mieldres est moine en rost que cisne ne poon ! (D, v. 3701-3708)

Les bourgeois apparaissent donc déjà comme des payeurs de rançons intéressants, et Renaut ne les respecte pas plus que les moines ou les chevaliers. On notera également que tout ce monde-là peut se retirer dans des lieux protégés qui sont toujours appelés « châteaux ». Néanmoins, en dehors de ces quelques mentions, les bourgeois ne jouent aucun rôle dans lancienne version de la chanson.

Dans ce passage, le remanieur semble vouloir directement contredire son modèle. Bien que, dans lépisode de Montessor, les frères aient été présentés comme pillant le pays et faisant des prisonniers, Renaut refuse maintenant lidée de sen prendre à la population, et ce en dépit du fait quAymon na même pas encore formulé son exhortation à procéder de la sorte :

Se Karle avers nous a pris dissencion

Et il nous a bennit de France le royon,

Qui ont a conparer escuier ne garsson,

Bourgoisses ne bourgois, chevalier ne baron

Ne les bons marchans du païs environ ?

Se seroit grant pechié selon mentencion. (v. 1778-1783)

Lorsque leur père leur propose effectivement de piller et de sattaquer aux chevaliers, aux bourgeois et aux religieux (sans aller jusquà leur 142dire de manger des moines comme dans lancienne version – le sacrilège est évité), Renaut menace de le faire dans les propres terres de son père :

Enprins avés la guerre que faire ne savés.

Vous dussiés chevaliers avoir prins et pillés

Et bourgois et marchans et moinnes et abbés.

Car tout est a Karlon la grande royaultez :

Il ny a homme en France tant y soit honnorez

Que se Karle vouloit quil nen feïst ses grés.

Et quant il sont Karlon, pourquoi ne les avez ?

– Sire, sa dist Regnaut, jen sui mal advisés !

Et puis que Karle est de tous sires clamés,

Ossy estes vous sires de ses grans herités.

Et quant vous serés mors et de vie finnez

Tout revenra a nous quancque voir vous avés.

Par la foi que je doy au Roy de majestés,

Je laisseray lautrui que prendre me louez

Et si prendray du mien, se je puis, a tous lez :

Il nara en vostre terre homme tant soit rentés

Dont je naye lavoir se vous ne men donnés. (v. 1812-1828)

Le refus de Renaut de sen prendre aux bourgeois nest cependant pas exclusif ; il les met toujours sur le même pied que les religieux et les chevaliers, ajoutant simplement les écuyers et les serviteurs ainsi que les bourgeoises.

Cependant, dans le remaniement, les bourgeois apparaissent bien plus souvent en compagnie des chevaliers quils ne le faisaient dans lancienne chanson. Le poète les inclut explicitement dans le public auquel il sadresse (v. 3, 51). On les trouve à la cour dAymon, assis au dîner avec les nobles et les clercs (v. 62). En arrivant à Dordone après leur séjour dans les Ardennes, les quatre frères sont si noirs quils ne ressemblent plus ni à des chevaliers ni à des bourgeois ou des marchands (v. 1510). Dans la défense des villes, les bourgeois participent régulièrement aux combats (v. 1523, 2701, etc.). Les bourgeois de Trémoigne promettent loyauté à Renaut et lui offrent « leur fiés et leur terres tout a sa volenté » (v. 7274, cf. v. 8986). Il est certes moins surprenant que les héros nobles descendent chez un hôte bourgeois en arrivant dans une ville, que ce soit à Dordone (v. 1543 sqq.), à Bordeaux (v. 2071 sqq.), à Paris (v. 3465 sqq.) ou à Acre (v. 9355 sqq.), mais dans lancienne version, il ne le faisaient ni à Dordone ni à Bordeaux, se rendant directement 143chez les personnes quils voulaient voir, à savoir leur mère et le roi Yon (lépisode dAcre est nouveau dans le remaniement). Dans tous les quatre cas, le rôle de lhôte ne se réduit plus à leur offrir un logement, mais est développé : Renaut a connu lhôte de Dordone toute sa vie et est le parrain de son fils (v. 1544, 1553, 1568) ; il obtient dêtre hébergé sans se faire connaître, en prétendant être un ancien page de Renaut. À Bordeaux, lhôte bourgeois sera celui qui annoncera la venue des frères et de leur cousin Maugis au roi de Gascogne (v. 2136). Lhôte parisien discutera avec Renaut de son cheval et lui déconseillera de se présenter à la course. Enfin, celui dAcre, Jozeré, ne soccupera pas seulement de Renaut pendant la grave maladie qui le retiendra longtemps dans cette ville, mais sera ensuite adoubé avec ses fils, pour devenir lun de ses plus fidèles compagnons de combat pendant tout lépisode oriental. Il sera souvent nommé dans les listes des commandants de ses troupes, et ce au même titre que les divers rois qui soutiennent Renaut après avoir été vaincus par lui et sêtre convertis au christianisme.

Certes, aucun de ces motifs nest complètement nouveau. Des bourgeois hébergeant des héros chevaliers ou défendant des villes se trouvent dans les chansons de geste depuis le xiie siècle. Guillaume dOrange adoube déjà chevalier un « portier » dans le Couronnement de Louis. Le remanieur connaît même encore un motif qui accentue la différence des classes sociales, en ridiculisant un bourgeois : lors de lépisode de la course des chevaux, un bourgeois de Paris se moque du cheval de Renaut, Bayart, dont les jambes sont liées de sorte à le faire boiter, et il est tué par le cheval lui-même (v. 3452). Il nempêche que les bourgeois agissent de façon bien plus autonome que dans les chansons des xiie et xiiie siècles et que leur présence aux côtés des héros nobles semble maintenant aller de soi. Le cas de Jozeré, bourgeois dAcre, et de ses fils est emblématique : ce sont des bourgeois qui entrent en contact avec Renaut en tant que tels, mais qui arriveront à combattre à ses côtés au même titre que les autres héros nobles.

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Largent

Dans la version ancienne de Renaut de Montauban, largent nest guère thématisé. Le poète fait allusion à des rançons, à labsence dimpôts à Montauban et aux revenus de Renaut, au prix que remportera le vainqueur de la course à cheval (D, v. 4800-4857) ou au prix payé pour le passage en Terre sainte (D, v. 3858). Sil névite pas de donner des montants exacts, chiffrés en marcs dargent ou en sous, il peut aussi arriver quil ait recours à des expressions plus vagues. Ainsi la mère des quatre frères leur donne « or et argent » (D, v. 3813), alors que leur cousin Maugis leur apporte un « trésor » quil vient de voler et qui contient également « or et argent » (D, v. 3841-3845).

Le remaniement reprend une partie de ces allusions (omettant toutefois le trésor volé) et en ajoute dautres. Il se distingue néanmoins de lancienne version par une tendance à thématiser davantage lidée du paiement. Dès le début, la duchesse de Dordone exhorte ses quatre fils à toujours payer tout ce quils doivent, et ce de façon généreuse : « Payés tres largement se questes redevans » (v. 124). Lorsquil décrit la construction de Montessor, le poète explique comment Renaut paie les ouvriers :

Les ouvriers du païs quanquil en y avoit

Y vienrent tous ouvrer, car Regnaut les payoit

De lor et de largent quou royaume fustoir. (v. 556-558)

Dans la discussion avec son père, Renaut réclame explicitement de largent, menaçant de sen prendre à la population des terres de son père sil ne lobtient pas (v. 1830). Lorsque les frères et Maugis partent en Gascogne, la duchesse leur donne encore une fois du « fin or », en insistant sur la nécessité des richesses pour lascension sociale :

Car ad ce ue je puis veïr et regarder

On ne prise nului, ne chevalier ne per,

Sil ne puest bien paier et largement donner,

Car par si fait estat se puest on monter ;

Ly homs qui pvres est a paine puest monter. (v. 1944-1948)

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Dans lépisode de la course, le prix auquel Charles rachèterait sa couronne au vainqueur est chiffré, ce quil nétait pas dans le manuscrit D. Cela nempêchera pas Renaut demporter la couronne pour sa valeur symbolique au lieu de se la faire racheter. Plus intéressant peut-être lépisode dans lequel Renaut, sur le point de partir en pèlerinage, donne à un pauvre pèlerin un besant dor, que celui-ci perdra au jeu le soir même, mais qui est néanmoins bien employé, selon le poète (v. 9032-9040). Le pèlerin, reconnaissant, accompagnera Renaut (qui se présente comme simple homonyme du duc) en Terre-sainte et lui apprendra à mendier. Il y a donc ici une réflexion sur la valeur de largent, et la valeur morale du don prime sur la valeur monétaire de la pièce donnée. À Angorie, dans un épisode déjà mentionné, lachat de vivres ne fonctionnera pas.

Dans le remaniement, largent monnayé joue donc un rôle un peu plus important que dans lancienne version, et il est considéré comme normal de payer en argent comptant les denrées alimentaires ou les travaux douvriers. Néanmoins, lidée de la largesse quun homme noble se doit dexercer est toujours présente ; la duchesse de Dordone exhorte ses fils à donner « largement ». En outre, comme nous venons de le voir, on observe à quelques endroits une certaine méfiance vis-à-vis de la valeur réelle de largent. Il y a cependant un troisième aspect à prendre en compte dans ce contexte : le rejet de la valeur de largent peut revêtir une connotation religieuse, comme dans le cas du pèlerin de Trémoigne. Si le héros ne paie plus son passage en Orient en argent, mais en travaillant pour le propriétaire du bateau, cela rentre également dans lidée de lhumiliation et de la pénitence, reprise à lépisode final de lancienne version, mais plus accentuée dans le remaniement.

Lidéologie du remanieur

Si la trame du remaniement reste sensiblement la même que celle de la chanson de la fin du xiie siècle, on observe donc des modifications qui laissent transparaître une réalité sociale bien différente de celle de la fin du xiie siècle. Mais la modernisation du texte nest de toute évidence pas le seul mobile qui a amené notre remanieur à produire une nouvelle 146version de cette chanson répandue et populaire. Il nous semble évident que derrière ce remaniement, il y a des motivations politiques. La chanson de Renaut de Montauban présentait un intérêt particulier à lépoque : le conflit entre le roi de France et le roi de Gascogne devait forcément évoquer le conflit entre la France et lAngleterre et la révolte dun groupe de nobles qui se met, pendant un certain temps, au service du roi de Gascogne ne pouvait que faire penser aux factions politiques en place. Or le remanieur sefforce de toute évidence de relativiser limage négative du roi de France, de rendre celle du roi de Gascogne plus négative et de condamner plus clairement la révolte. Injuste au départ, intransigeant vis-à-vis de Renaut, ses frères et Maugis, et coupable de trop écouter Ganelon, Charlemagne peut à loccasion montrer de la compassion envers la femme et les fils de Renaut (v. 24230-24232, 24669-24674, etc.20). Renaut subit une évolution morale : dun chevalier-bandit, il devient un noble respectueux de son roi, un seigneur qui se préoccupe de la paix et du bien-être de la population ainsi quun homme soucieux du salut de son âme. Le séjour dans les Ardennes sert de période pénitentielle, après laquelle Renaut reconnaît ses fautes et avoue même que la haine que Charlemagne lui voue nest pas complètement imméritée (v. 6993-6994, 8447-8448). Plus tard, il refusera daider ses propres fils, injustement accusés de traîtrise par des parents de Ganelon, jusquà ce que laîné, Yvonnet, ait prouvé leur innocence par un duel judiciaire où il doit affronter quatre adversaires (v. 23595-23604, 24215-24242, 24819-24823). Les membres de leur lignage avaient auparavant organisé un grand rassemblement de troupes pour les aider, rassemblement qui ne laisse pas dimpressionner le roi (v. 23875-23885), mais dont lutilité restera néanmoins limitée. Ogier, porte-parole du lignage, menace bien de mettre sur le trône de France un autre roi, mais se contente de la proposition dun duel judiciaire (v. 23899-23953). Renaut refusera même que des membres du lignage agissent comme garants pour Yvonnet avant ce duel (v. 24416-24431). Le roi Yon, quant à lui, nest plus seulement un roi faible, influencé ou dominé par ses barons, mais sera considéré comme traître par les deux camps. Conscient du lien de parenté qui la lie à Yon, Renaut soupçonnera même sa femme de traîtrise (v. 2439021).

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Si on la compare à lancienne version de Renaut de Montauban, cette réécriture paraît plutôt favorable au roi de France. Mais à qui exactement sadresse-t-elle ? Philippe Verelst a qualifié la version des manuscrits R et B d« aristocratique », sans expliquer les raisons de cette interprétation22.

Au premier abord, les éléments que nous venons dexaminer ne semblent pas correspondre à une position idéologique cohérente. Dune part, les héros sont des nobles, vivant aux dépens des paysans, méprisant les villes ; de lautre, ils respectent le Tiers-État, saccommodent facilement déchanges basés sur des paiements corrects et sapprochent volontiers des bourgeois, dont la présence, à leur côtés, semble aller de soi. Renaut et ses chevaliers survivent à Montessor ou à Angorie en faisant des incursions dans le pays environnant, incursions qui leur apportent du butin et des prisonniers susceptibles de payer des rançons, mais à Dordone, dans la discussion avec son père, Renaut rejette justement cette façon de procéder, préférant épargner la population, et à Trémoigne, il accepte de très dures conditions pour obtenir la paix, dans le but expressément déclaré de préserver le pays des exactions de larmée de Charlemagne, se montrant donc encore une fois soucieux de la population23. Le remanieur supprime les détails dordre économique concernant les villes de Montessor et de Montauban, mais introduit des remarques du même ordre lors de la construction de Montessor et lors de la trêve à Angorie. Les villes sont les seuls refuges offrant de la protection contre les razzias des chevaliers, mais la grande ville de Bordeaux constitue aussi un danger pour les protagonistes. Essayons de démêler ces observations, en comparant notre texte à dautres chansons de geste composées au xive siècle.

Nous sommes dans un monde où les villes ont acquis une importance primordiale, où les bourgeois jouent désormais un rôle de premier ordre et fraient avec les nobles, où il va de soi que les échanges commerciaux se font avec de largent comptant, où lon peut concevoir lidée de faire la guerre par embargo commercial, en se passant dun siège en règle. Dautres chansons de geste, composées entièrement au xive siècle, reflètent une situation assez semblable. Quon songe à Tristan de Nanteuil, où les royaumes sidentifient généralement à des villes et où les bourgeois combattent également aux côtés des nobles. Plusieurs chansons de 148lépoque, la Chanson de Bertrand du Guesclin, Hugues Capet ou Lion de Bourges thématisent, dans leur partie initiale, le rapport problématique que leurs protagonistes respectifs ont avec largent : dans tous ces textes, les héros représentent en effet une idée révolue de la noblesse et se heurtent par leur largesse immodérée aux idées du monde moderne qui sont aussi celles de leur propre entourage familial24. Si, dans notre texte, le héros ne rentre pas en conflit avec sa famille sur ce point, mais accepte, comme celle-ci, à la fois lidée de paiements en argent comptant et la notion de largesse, le narrateur exprime des réserves vis-à-vis de largent, dans des épisodes où les transactions financières sont rejetées ou ne fonctionnent pas comme prévu. Comme dans les autres chansons que nous venons de citer, il y a donc une ambiguïté dans le système des valeurs, et les valeurs morales traditionnelles semblent à plusieurs reprises prévaloir sur celles dune comptabilité correcte. Lidée subsistante de la largesse et la méfiance vis-à-vis de la valeur de largent vont certainement dans le sens indiqué par Philippe Verelst25. Dun autre côté, on a aussi lidée du statut social à acquérir ou à maintenir par la largesse, qui pourrait bien correspondre à une haute bourgeoisie désireuse des privilèges de la noblesse. On notera également que le refus de prendre en compte la valeur de largent nest pas toujours lié à lidée de la largesse, mais peut aussi se doter dune connotation religieuse.

Le royalisme du remaniement saligne également sur ce quon trouve dans dautres chansons de lépoque. Nous avons vu que cest le roi, et lui seul, qui garantit la justice à la fin, indépendamment de toute injustice quil a pu commettre auparavant, injustice qui est même niée, à partir dun certain moment, par le héros concerné. Cette revalorisation du pouvoir royal soppose ici en premier lieu aux visées dun grand lignage noble, qui narrive plus à peser sur une décision par sa puissance politique et militaire, se voyant contraint de laisser faire la justice du roi. Nous retrouvons une relativisation semblable de la solidarité familiale ou lignagère au profit du pouvoir royal dans dautres chansons de geste de cette période. Il suffit de songer au Bâtard de Bouillon, où le roi 149Baudouin refuse de gracier son fils coupable dhomicide, qui pourtant se réclame de la solidarité familiale, ou à Tristan de Nanteuil, où la solidarité lignagère reste singulièrement inefficace et où cest le roi qui, à la fin, garantit linvestiture des héritiers légitimes dans leurs fiefs respectifs26.

Néanmoins, notre remanieur ne sen tient pas à cette idée générale dun état monarchique où les grands lignages nobles nexercent plus de véritable pouvoir, mais laisse transparaître des préoccupations plus concrètes qui lui sont propres. Il omet toutes les questions ayant trait aux châteaux et relevant du droit féodal, mais utilise lancienne caractérisation négative de Montessor pour sa condamnation du brigandage, qui se superpose aux données de lancienne chanson. Le château isolé prive le pays environnant de ses ressources, alors quun bon seigneur se doit de sauvegarder sa population contre de telles exactions. Contre le brigandage, seules les villes offrent une protection. Dans lépisode gascon, le poète établit un lien entre le château et lidée de la révolte : le château permet de mieux se soustraire au souverain que ne le ferait la ville. Par ailleurs, limage du château est assez peu réaliste, étant donné leffectif des troupes que le poète y fait héberger (plusieurs centaines dans le cas de Montessor, trente mille dans le cas dAngorie). Lidée de la forteresse isolée repaire de chevaliers-bandits semble en tout cas relever davantage du mythe ou de la littérature que de la réalité.

Il nous semble donc que les apparentes contradictions idéologiques que nous avons essayé danalyser sexpliquent le mieux en assumant un contexte urbain pour la genèse de notre remaniement, un contexte où les questions de droit féodal intéressaient peu, où lon ne faisait plus de la politique en faisant appel à des relations lignagères et où limportance du château seigneurial comme moteur économique dune région ou dune ville nétait plus primordiale. Le brigandage des compagnies de mercenaires sans emploi était certes un problème dactualité (qui concernait dailleurs en premier lieu les marchands et les paysans et ne touchait normalement les nobles que de façon indirecte). Toujours est-il que lidée du chevalier résidant dans une forteresse isolée et vivant uniquement du butin dincursions dans la région (sans se soucier détablir un système économique durable) semble trop irréelle pour ne pas relever dun imaginaire mythique ou littéraire.

150

Par ailleurs, le texte du remaniement offre aussi bien aux nobles quaux bourgeois des personnages avec qui sidentifier. Nous opterions donc plutôt pour un milieu de ville où une noblesse urbanisée se mêlait peut-être à la bourgeoisie, mais où lon se souciait avant tout de la paix, de la protection contre le brigandage et dun état monarchique bien organisé. Limage du château-repaire nous paraît exprimer une certaine méfiance envers une noblesse factieuse dont le comportement est peut-être acceptable en pays sarrasin, mais est considéré comme irresponsable et associé au brigandage lorsquil est exercé en France. À travers le personnage de Renaut, notre texte renvoie les grands seigneurs nobles à leur rôle de garants de la paix et de protecteurs de la population.

Terminons par une remarque plus générale. Moins impliqués dans les conflits des factions politiques que les nobles, les bourgeois étaient aussi plus sédentaires ou du moins plus liés à leurs villes respectives, et pouvaient par conséquent facilement se voir contraints dun jour à lautre de composer avec lennemi dhier ; les commerçants parmi eux avaient le plus souvent des clients dans les deux partis, clients quils avaient tout intérêt à ménager. Une origine bourgeoise ou du moins urbaine expliquerait donc peut-être aussi la réticence des poètes épiques du xive siècle à faire de la propagande anti-anglaise, alors quils se montrent généralement plutôt favorables au roi de France.

Dorothea Kullmann

University of Toronto

1 Voir J. Thomas, LÉpisode ardennais de Renaut de Montauban. Édition synoptique des versions rimées, Brugge, De Tempel, 1962, 3 tomes, t. i, p. 38-42 et p. 123-124.

2 Voir Renaut de Montauban. Édition critique du ms. de Paris, B.N., fr. 764 (R), éd. Ph. Verelst, Gand, Rijksuniversiteit te Gent, 1988, p. 44-45.

3 Voir, par ex., D, v. 2840, 3519, 4147, 12312, 13452, 14091, 14242. Nous citons le manuscrit D daprès lédition suivante : Renaut de Montauban. Édition critique du manuscrit Douce, éd. J. Thomas, Genève, Droz, 1989.

4 Voir P, v. 1159 (t. ii, p. 84) ; A, v. 1004 (t. ii, p. 85) ; O, v. 1399 (t. ii, p. 267) ; L, v. 1115 (t. iii, p. 149) ; N, v. 1340 (t. iii, p. 286) ; C, v. 1371 (t. iii, p. 287). À lexception de D, et sauf indication contraire, les manuscrits de la version ancienne sont cités daprès louvrage de Thomas, LÉpisode ardennais, t. i-iii.

5 Voir D, v. 2926 ; P, v. 1024 (t. ii, p. 74) ; A, v. 876 (t. ii, p. 75) ; O, v. 259 (t. ii, p. 262) ; M, v. 553 (t. ii, p. 200) ; V, v. 1877 (t. iii, p. 72) ; L, v. 977 (t. iii, p. 144) ; N, v. 1091 (t. iii, p. 268) ; C, v. 1122 (t. iii, p. 269).

6 Lemploi isolé du terme borc pourrait aussi être une trace dune version plus ancienne perdue, qui aurait été tournée davantage vers le monde germanique. Dans certains textes, certes plus tardifs, provenant du nord-est du domaine de langue doïl (par ex. Esclarmonde), le mot borc assume en effet le sens de chastel.

7 Voir D, v. 2939-2940, 3018-3022.

8 Voir P, v. 1159 (t. ii, p. 84) ; A, v. 1004 (t. ii, p. 85) ; O, v. 1399 (t. ii, p. 267) ; L, v. 1115 (t. iii, p. 149) ; N, v. 1340 (t. iii, p. 286) ; C, v. 1371 (t. iii, p. 287).

9 Plusieurs mss lisent cependant presteor au lieu de pescheor. Voir, par ex., N (Paris, BnF, fr. 766, consultable sur Gallica), fol. 82v ; C (Paris, BnF, fr. 775, consultable sur Gallica), fol. 29v, ainsi que lédition de F. Castets, La Chanson des quatre fils Aymon, Montpellier, 1909, réimpr. Genève, Slatkine, 1974, p. 422.

10 Voir D. Kullmann, « Renaut de Montauban et ses frères », LÉpopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes. Actes du xive Congrès International de la Société Rencesvals, éd. S. Luongo, Naples, Fridericiana Editrice Universitaria, 2001, vol. 1, p. 267-279.

11 Voir Thomas, LÉpisode ardennais, t. ii, p. 182.

12 Voir Thomas, LÉpisode ardennais, t. i, p. 190.

13 Voir le texte de L dans La Chanson des quatre fils Aymon, éd. Castets, p. 421, qui donne également quelques variantes des mss M, A et Z.

14 N (Paris, BnF, fr. 766), fol. 82v ; C (Paris, BnF, fr. 775), fol. 29r-v.

15 Voir infra.

16 Voir infra et, par ex., v. 14294-14295.

17 Voir aussi v. 550-553.

18 Voir, par ex., Ph. Contamine, M. Bompaire, S. Lebecq, J.-L. Sarrazin, LÉconomie médiévale, Paris, Armand Colin, 2003, p. 344 ; P. Spufford, « Trade in Fourteenth-Century Europe », The New Cambridge Medieval History, vol. 6 : c. 1300-c.1415, éd. M. Jones, Cambridge, 2008, p. 156-208, ici p. 192-193 ; et M. Keen, « Chivalry and the Aristocracy », dans le même volume, p. 209-221, ici p. 218-221.

19 Voir aussi A, v. 1578-1582 (t. ii, p. 135) ; M, v. 920-922 (t. ii, p. 213) ; O, v. 2076-2079 (t. ii, p. 291) ; N, v. 2169-2171 (t. iii, p. 352) ; C, v. 2238-2240 (t. iii, p. 353) ; V, v. 2694-2697 (t. iii, p. 102).

20 Voir aussi J. Subrenat, « Les fils et petits-fils Aymon en terre doc », Languedoc et langue doc, Perspectives médiévales, supplément au numéro 22, 1996, p. 197-209, ici p. 202.

21 Voir aussi v. 22176.

22 Voir Renaut de Montauban, éd. Verelst, p. 45.

23 Voir surtout v. 7473 sqq. et v. 8350 sqq.

24 Voir D. Kullmann, « Der entartete Sohn. Problematisierungen von Familienbeziehungen und sozialem Status in französischen Epen des 14. Jahrhunderts », Verwandtschaft, Freundschaft, Bruderschaft. Soziale Lebens- und Kommunikationsformen im Mittelalter, éd. G. Krieger, Berlin, Akademie Verlag, 2009, p. 408-426, ici p. 411-412 et 425-426.

25 Dautres éléments qui pourraient éventuellement appuyer cette interprétation sont limportance accordée à la primogéniture ou la description dun tournoi à Acre.

26 Voir Kullmann, « Der entartete Sohn », p. 415-425.